AFFAIRE IMERI c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) 24984/20

La requête concerne la violation alléguée du droit au respect de la vie familiale du requérant en raison de l’impossibilité pour ce dernier d’exercer son droit de visite en raison de l’opposition de la mère de l’enfant et de la défaillance alléguée des autorités nationales de prendre des mesures afin d’assurer la mise en œuvre de son droit de visite.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE IMERI c. ITALIE
(Requête no 24984/20)
ARRÊT
STRASBOURG
28 avril 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Imeri c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :

Péter Paczolay, président,
Raffaele Sabato,
Davor Derenčinović, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 24984/20) contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Marco Imeri (« le requérant »), né en 1976 et résidant à Cellio con Breia, représenté par Me A. Mascia, avocate à Vérone, a saisi la Cour le 16 juin 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat de l’État,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mars 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne la violation alléguée du droit au respect de la vie familiale du requérant en raison de l’impossibilité pour ce dernier d’exercer son droit de visite en raison de l’opposition de la mère de l’enfant et de la défaillance alléguée des autorités nationales de prendre des mesures afin d’assurer la mise en œuvre de son droit de visite.

2. Le 27 septembre 2016, de l’union entre le requérant et A.S. naquit une fille, B. En janvier 2017, le requérant fut contraint par A.S. de quitter leur logement. À partir de ce moment, il ne fut plus en mesure d’exercer pleinement son droit de visite.

3. Entre février et mars 2017, le requérant rencontra sa fille deux fois par semaine pendant deux heures ainsi que deux heures, une semaine sur deux, pendant le weekend. Par la suite, en raison de l’opposition de A.S., le requérant put rencontrer l’enfant uniquement en la présence de A.S. ou de ses amies.

4. Suite au recours en séparation de corps introduit le 24 mars 2017 par A.S. devant le tribunal de Biella, une expertise sur le requérant et A.S. fut ordonnée.

5. À partir du mois d’octobre 2017, les services sociaux fixèrent les rencontres entre le requérant et l’enfant en espace neutre en la présence d’un éducateur à raison d’une heure par semaine.

6. Selon le rapport d’expertise il y avait une conflictualité aiguë entre le requérant et A.S. Cette dernière se sentait menacée par le requérant dans son rôle de femme et de mère. Toutefois, l’expert exclut l’existence d’un quelconque aspect pathologique chez le requérant.

7. Par une ordonnance du 14 décembre 2017, le président du tribunal, en se basant sur les conclusions de l’expertise, autorisa le requérant à voir sa fille une fois par semaine pendant deux heures dans un espace neutre. Il chargea les services sociaux de prévoir progressivement des rencontres libres dans l’intérêt supérieur de la mineure.

8. Le requérant interjeta appel de la décision du tribunal devant la cour d’appel de Turin en demandant un droit de visite plus ample.

9. Entre décembre 2017 et juin 2018, les services sociaux, sans respecter la décision du tribunal, organisèrent une seule visite par semaine de la durée d’une heure.

10. Un rapport des service sociaux déposé en avril 2018 souligna positivement le développement de la relation entre le requérant et sa fille, tandis qu’un deuxième rapport déposé en novembre 2018 mit en exergue l’opposition de A.S. aux rencontres libres en raison d’une prétendue dangerosité du requérant. Les services sociaux insistèrent, toutefois, pour organiser des rencontres libres.

11. Le 2 mai 2018, la cour d’appel de Turin rejeta l’appel du requérant (paragraphe 8 ci-dessus).

12. Le 14 février 2019, les services sociaux informèrent le tribunal que des rencontres libres avaient été organisées, mais que A.S. s’y opposait.

13. Le 15 mars 2019, vu la difficulté dans l’organisation des rencontres et la conflictualité entre les parties, le juge décida d’ordonner une nouvelle expertise et suspendit les rencontres jusqu’au 30 avril 2019.

14. Selon l’expertise, la relation entre le requérant et sa fille était positive tandis que la mère avait des difficultés et s’opposait à l’organisation des rencontres libres. L’expert proposa un calendrier des rencontres afin de permettre au requérant de voir sa fille en dehors de l’espace neutre.

15. En décembre 2019, le requérant se rendit, pour la première fois, accompagné par une éducatrice, à la sortie de l’école maternelle de B.

16. Le 2 janvier 2020, le juge entendit la psychologue de A.S. qui estimait que le requérant était dangereux car une procédure pénale étant pendante contre lui.

17. Le 11 mars 2020, le président du tribunal de Biella, sur demande des services sociaux, indiqua que les modalités de visite devaient suivre les indications contenues dans les décisions précédentes.

18. Entre mars 2020 et juin 2020, les rencontres entre le requérant et sa fille furent interrompues : le requérant ne fut plus en mesure de rencontrer son enfant en raison de l’indisponibilité du centre où les visites devaient se dérouler, nonobstant les décrets du président du Conseil des ministres (DPCM) des 8 et 9 mars qui autorisaient les déplacements motivés par l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement.

19. Par un jugement du 29 avril 2020, le tribunal prononça la séparation de corps entre le requérant et A.S. et confirma la garde de B. aux services sociaux pour une durée de deux ans. S’agissant du droit de visite, le tribunal décida que le requérant pouvait rencontrer sa fille, pendant une première période, seulement une fois par semaine en la présence d’un éducateur et que, par la suite, les rencontres devaient être organisées en dehors de l’espace neutre.

20. Entre juillet 2020 et octobre 2020, les services sociaux organisèrent des rencontres protégées.

21. À partir de novembre 2020, le requérant put rencontrer sa fille en dehors de l’espace neutre et l’accueillir chez lui pendant quelques heures.

22. La procédure pénale ouverte à l’encontre du requérant pour les délits de pornographie enfantine et de détention de matériel pédopornographique à la suite d’une plainte de A.S. fut classée le 17 janvier 2020.

23. Le requérant allègue une attitude d’opposition de la part de la mère de son enfant et reproche aux autorités internes de ne pas avoir pris de mesures rapides de nature à assurer la mise en œuvre de son droit de visite et de son droit à la coparentalité. Il dit être ainsi privé de la possibilité d’exercer son droit de visite dans les conditions fixées par les tribunaux et il y voit une atteinte au respect de son droit à la vie familiale, garanti par l’article 8 de la Convention.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

24. La Cour estime qu’elle n’a pas à se prononcer sur l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement car des exceptions similaires ont été déjà rejetées dans les affaires Terna c. Italie (no 21052/18, § 90, 14 janvier 2021), et A.T. c. Italie (no 40910/19, § 53, 24 juin 2021).

25. Les principes généraux applicables sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment largement exposés dans les arrêts Terna, précité, R.B. et M. c. Italie, no 41382/19, 22 avril 2021, et A.T., précité.

26. La Cour note que dans le cas d’espèce, dès le début de la séparation des parents, quand l’enfant avait seulement quatre mois, les autorités n’ont pas pris de mesures concrètes et utiles visant à l’instauration de contacts effectifs et elle constate que les autorités ont laissé à la mère de l’enfant la liberté de choisir unilatéralement (Improta c. Italie, no 66396/14, 4 mai 2017) les modalités des contacts, empêchant ainsi l’établissement d’une véritable relation entre le requérant et l’enfant.

27. La Cour rappelle que, lorsque apparaissent des difficultés principalement dues au refus du parent avec lequel vit l’enfant de permettre des contacts réguliers entre ce dernier et l’autre parent, il appartient aux autorités compétentes de prendre les mesures adéquates afin de sanctionner ce manque de coopération (Improta, précité, § 50).

28. Tout d’abord, les services sociaux ont toléré que la mère régisse de manière unilatérale les modalités du droit de visite du requérant, et ont accédé à ses demandes de rencontres protégées. Par la suite, le président du tribunal a pris neuf mois pour se prononcer sur la demande du requérant relative à son droit de visite et lorsque le droit de visite a été fixé à deux heures par semaine, les services sociaux ont continué à organiser une rencontre de seulement une heure par semaine jusqu’en juin 2018. En conséquence, la Cour conclut à un retard injustifié de la part des autorités nationales et constate que les services sociaux n’ont pas correctement exécuté la décision du tribunal.

29. De plus, la Cour note que nonobstant l’évaluation positive de l’expert du rapport entre le requérant et sa fille et les demandes de services sociaux de prévoir des rencontres libres, le tribunal, face à l’opposition de A.S. a d’abord ordonné une deuxième expertise, et ensuite a décidé, sur la base de l’avis de l’expert, de prévoir également des rencontres en dehors de l’espace neutre, pour ensuite statuer, dans le jugement de séparation de 2020, que le requérant pouvait voir sa fille exclusivement en espace neutre une fois par semaine dans l’attente que les service sociaux organisent des rencontres libres. La Cour constate que cette dernière décision a été prise trois ans après le début de la procédure sans prendre en considération les progrès faits entre-temps et sans que de nouvelles raisons justifient cette limitation du droit à la coparentalité du requérant.

30. La Cour remarque également qu’aucun contrôle sur l’activité et sur les omissions des services sociaux n’a été effectué par les juridictions pendant le confinement de 2020. Les services sociaux n’ont pas organisé les rencontres pendant la première période de confinement et bien au-delà (paragraphe 18 ci-dessus) alors que les déplacements motivés par l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement étaient autorisés (voir A.T., précité, §§ 45-46). Or, bien que l’arsenal juridique prévu par le droit italien semble suffisant, aux yeux de la Cour, pour permettre à l’État défendeur d’assurer en abstrait le respect des obligations positives qui découlent pour lui de l’article 8 de la Convention, force est de constater en l’occurrence que les autorités n’ont pas utilisé les instruments juridiques existants pour permettre le droit de visite du requérant.

31. Après la fin du confinement, le requérant n’a pu exercer son droit de visite que de manière très limitée jusqu’en novembre 2020, lorsque que, après la communication de la requête au Gouvernement défendeur, de nouvelles rencontres libres ont été organisées par les services sociaux conformément au jugement du tribunal.

32. La Cour note également que l’enquête pénale ouverte suite à la plainte de A.S. a été classée sans suite.

33. À la lumière de ce qui précède, et après une analyse approfondie des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de visite du requérant et assurer son droit à la coparentalité et qu’elles ont méconnu le droit de l’intéressé au respect de sa vie familiale.

34. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. Le requérant demande 40 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi, 16 288,79 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 7 200 EUR au titre de ceux qu’il dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.

36. Le Gouvernement s’oppose et estime que rien n’est dû à titre des frais et dépens pour la procédure interne.

37. La Cour octroie au requérant 7 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

38. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 6 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

i. 7 000 EUR (sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 avril 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                           Péter Paczolay
Greffière adjointe                         Président

Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde

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