Nana Muradyan c. Arménie – 69517/11 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 261
Avril 2022

Nana Muradyan c. Arménie – 69517/11

Arrêt 5.4.2022 [Section IV]

Article 2
Obligations positives
Article 2-1
Vie

Absence de mesures visant à protéger la vie d’un appelé qui s’était suicidé, bien qu’il eût été harcelé, mêlé à un différend financier et dissuadé de signaler des méfaits au sein de son unité militaire : violation

En fait – La requérante est la mère de V. Muradyan, décédé à l’âge de 18 ans, censément par suicide, alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire dans une unité militaire stationnée en « République du Haut-Karabakh ». Elle se plaint du décès de son fils et de l’effectivité de l’enquête menée par les autorités internes à cet égard.

En droit – Article 2 :

a) Sur la recevabilité –

Épuisement des voies de recours internes – L’action en réparation du dommage moral subi dont la requérante aurait pu saisir les juridictions civiles au titre de l’article 162.1 du code civil n’était pas susceptible d’offrir à l’intéressée un redressement suffisant. En particulier, compte tenu du plafond de 3 000 000 AMD (environ 6 000 EUR) prévu par l’article 1087.2 § 7 1) du code civil pour la réparation du dommage moral susceptible d’être octroyée en cas de violation du droit à la vie, la somme que les juridictions civiles auraient pu accorder à la requérante à titre de réparation n’était pas raisonnablement proportionnée, dans les circonstances de l’espèce, au montant que la Cour aurait pu octroyer au titre de l’article 41 de la Convention relativement à des violations comparables de l’article 2.

Conclusion : exception préliminaire rejetée (unanimité)

b) Sur le fond –

i) Volet matériel – Au moment de son décès, censément par suicide, le fils de la requérante était un appelé qui effectuait son service militaire obligatoire sous la garde et la responsabilité des autorités. Rien dans les éléments produits devant la Cour ne permet d’étayer l’hypothèse formulée par la requérante selon laquelle son fils aurait été tué volontairement. Toute allégation de meurtre est ainsi purement spéculative.

Selon les conclusions de l’enquête et les accusations formulées contre deux anciens militaires, le fils de la requérante se serait suicidé en conséquence du harcèlement dont il était victime de la part de ses camarades de contingent. Il a été établi pendant l’enquête que l’intéressé avait été victime d’abus (violences physiques et psychologiques) de la part d’appelés plus anciens et d’officiers subalternes au cours des premiers mois de son service. Outre le bizutage et le harcèlement par des recrues plus puissantes ou des officiers subalternes, les relations entre les militaires portaient constamment sur des questions financières et les désaccords étaient fréquents à ce sujet. Le jour de son décès, le fils de la requérante avait été impliqué dans un litige de ce type concernant le remboursement d’une dette dont il était redevable à un autre militaire. Si la Cour ne peut spéculer sur le point de savoir si le fait que le commandement ignorait le harcèlement (et même les violences physiques) dont était victime l’intéressé et les relations non réglementaires qui existaient entre les militaires était dû à des omissions de la hiérarchie, voire à de l’indifférence, il est évident que l’atmosphère qui régnait dans l’unité militaire était telle que les officiers subalternes étaient dissuadés de signaler les comportements répréhensibles. Il n’est pas non plus certain que le commandement ait été réprimandé pour les événements qui se sont déroulés précisément le jour des faits ou pour son incapacité à maintenir la discipline et la morale au sein de l’unité militaire en général.

Il ressort des éléments produits devant la Cour que le commandement de l’unité militaire n’a pas adopté les mesures pratiques requises pour s’assurer que les signes de harcèlement et de mauvais traitements au sein de l’unité militaire dont il était responsable fissent l’objet d’un contrôle effectif. Par ailleurs, il apparaît que compte tenu de l’atmosphère malsaine qui régnait dans l’unité militaire, ses membres étaient de fait dissuadés de signaler les comportements répréhensibles.

Les autorités nationales étaient tenues d’adopter des mesures d’ordre pratique visant à protéger de manière effective les appelés qui pouvaient se voir exposés aux dangers inhérents à la vie militaire et de prévoir des procédures adéquates permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pouvaient être commises en la matière par les responsables à différents échelons. Elles étaient également tenues d’assurer un haut niveau de compétence parmi les militaires de carrière pour protéger les appelés. En l’espèce, elles ont toutefois manqué à ces obligations.

Conclusion : violation (unanimité)

ii) Volet procédural – Un certain nombre d’éléments ont gravement nui à l’effectivité de l’enquête, notamment des manquements dans la collecte de preuves médicolégales pendant les premiers mois de l’enquête, l’absence d’explications adéquates pour certaines blessures relevées dans le rapport d’autopsie, une enquête peu approfondie sur les désaccords entre les militaires impliqués et leur comportement, ainsi que sur les actions et omissions du commandement de l’unité militaire le jour du décès de V. Muradyan, l’absence d’évaluation des nouveaux éléments de preuve concernant les abus dont celui-ci avait été victime depuis son incorporation, en relation avec les événements survenus le jour de son décès et le fait qu’il était gravement déprimé. Par ailleurs, rien ne permet de comprendre pourquoi des accusations n’ont été formulées que contre deux des trois militaires impliqués dans les événements qui ont précédé le décès de l’intéressé. Enfin, la durée de l’enquête, comme l’a également reconnu le tribunal d’Erevan, a été déraisonnable et contraire aux exigences de l’article 2. Selon les informations fournies par le Gouvernement le 1er juillet 2020, l’enquête était toujours en cours à cette date, et elle durait donc depuis plus de dix ans et trois mois après le décès de V. Muradyan. Le Gouvernement n’a fourni aucune justification très convaincante et plausible pour expliquer cette lenteur.

Conclusion : violation (unanimité)

Article 41 : 20 000 EUR pour dommage moral.

(Voir aussi Kılınç et autres c. Turquie, 40145/98, 7 juin 2005 ; Abdullah Yılmaz c. Turquie, 21899/02, 17 juin 2008, Résumé juridique ; Mosendz c. Ukraine, 52013/08, 17 janvier 2013, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le avril 5, 2022 par loisdumonde

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