NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 261
Avril 2022

NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC] – 28470/12

Arrêt 5.4.2022 [GC]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Caractère justifié de la révocation de la licence de radiodiffusion d’une chaîne de télévision à la suite de manquements graves et répétés à l’obligation légale de veiller à l’équilibre et au pluralisme politiques dans les bulletins d’information : non-violation

En fait – La société requérante possédait une chaîne de télévision (NIT) qui, à partir de 2004, diffusa ses émissions à l’échelle nationale. En 2012, le Conseil de coordination de l’audiovisuel (« le CCA ») révoqua la licence de radiodiffusion de la chaîne en raison de manquements répétés à l’obligation qui incombait aux radiodiffuseurs de veiller à l’équilibre et au pluralisme sur les plans politique et social, selon l’article 7 du code national de l’audiovisuel de 2006 (« le code »). La chaîne fut accusée en particulier d’avoir proposé des programmes orientés politiquement en faveur du Parti des communistes de la République de Moldova (PCRM – parti de l’opposition à l’époque des faits) et d’avoir diffusé des actualités dans lesquelles elle avait déformé les faits. La société requérante contesta la décision du CCA devant les juridictions nationales mais n’obtint pas gain de cause.

En droit – Article 10 : la révocation de la licence s’analyse en une ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression ; cette ingérence était prévue par la loi. Le droit national pertinent était formulé de manière suffisamment claire pour satisfaire aux exigences de précision et de prévisibilité. Le système de licences du Moldova était compatible avec la troisième phrase de l’article 10 § 1 : il était apte à contribuer à la qualité et à l’équilibre des programmes, ce qui constituait un but légitime suffisant au regard de la troisième phrase du premier paragraphe de l’article 10. Par ailleurs, l’ingérence correspondait au but légitime consistant à protéger les « droits d’autrui », mentionné au deuxième paragraphe de l’article 10. La Cour était donc appelée à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a) Principes généraux : Sur la nécessité de développer la jurisprudence de la Cour concernant le pluralisme des médias

Les normes actuelles sur le pluralisme des médias ont été élaborées principalement, voire exclusivement, dans un contexte où étaient soulevés des griefs relatifs à une ingérence injustifiée d’un État dans l’exercice par un requérant des droits découlant de l’article 10, et où la Cour s’est fondée notamment sur le principe de pluralisme des médias pour constater une violation. Dans la présente affaire, c’est l’autre facette du pluralisme des médias qui est en jeu, puisque la société requérante se plaint qu’on ait restreint sa liberté d’expression au nom de la garantie du pluralisme politique dans les médias, afin de favoriser la diversité dans l’expression de l’opinion politique et de renforcer la protection de l’intérêt d’autrui à la liberté d’expression dans les médias audiovisuels. L’espèce soulève la question du juste équilibre à ménager entre des intérêts concurrents, à savoir d’un côté l’intérêt de la collectivité à protéger le pluralisme politique dans les médias et, de l’autre, l’intérêt lié au respect du principe de la liberté éditoriale.

Une autre spécificité de cette affaire réside dans l’importance que le cadre juridique national pertinent accorde au pluralisme interne, c’est-à-dire à l’obligation faite aux radiodiffuseurs de présenter de manière équilibrée divers points de vue politiques, sans favoriser tel ou tel parti ou mouvement politique. Les affaires antérieures, au contraire, concernaient plutôt des questions de pluralisme externe, qui renvoie à l’existence de divers médias exprimant chacun un point de vue différent, et que l’on peut atteindre essentiellement en veillant à ce que les médias ne soient pas concentrés entre les mains d’un trop petit nombre d’acteurs (monopole, duopole et autres situations de domination).

La Cour précise à cet égard qu’aucune des deux dimensions du pluralisme – interne et externe – ne doit être considérée séparément de l’autre ; elles doivent au contraire être envisagées ensemble, combinées l’une à l’autre. Ainsi, dans le cadre d’un régime national de licences auquel sont parties prenantes un certain nombre de radiodiffuseurs assurant une couverture nationale, ce qui peut être tenu pour un manque de pluralisme interne dans les programmes proposés par un radiodiffuseur peut être compensé par l’existence d’un pluralisme externe effectif. Toutefois, il ne suffit pas de prévoir l’existence de plusieurs chaînes. Encore faut-il assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes.

Il existe différentes manières d’obtenir une diversité globale des programmes au sein de l’espace européen. Un certain nombre de régimes nationaux de licences ont tendance à miser sur la diversité des perspectives proposées par les différents opérateurs titulaires de licences, combinée avec des garanties structurelles et des obligations générales d’impartialité, tandis que d’autres régimes nationaux posent des obligations de pluralisme interne plus strictes basées sur le contenu. L’article 10 de la Convention n’impose pas de modèle particulier à cet égard.

La Cour a par ailleurs examiné la question de la position privilégiée qu’occupe la liberté de la presse dans le traitement de thèmes politiques et d’autres sujets d’intérêt public dans ce contexte. En d’autres termes, elle a recherché si le contrôle strict généralement applicable à toute restriction imposée par un État contractant devait limiter en conséquence le pouvoir d’appréciation laissé à l’État pour choisir les moyens d’assurer le pluralisme politique au niveau de l’octroi de licences aux médias audiovisuels. En principe, les États doivent jouir d’un large pouvoir d’appréciation dans leur choix des moyens à déployer pour garantir le pluralisme dans les médias ; en particulier, la marge d’appréciation à accorder à cet égard devrait être plus large que celle normalement laissée à l’État en matière de restrictions à la liberté d’expression concernant des sujets d’intérêt public ou des opinions politiques. Cependant, le pouvoir d’appréciation des États en la matière sera réduit en fonction de la nature et de la gravité de toute restriction que les moyens ainsi choisis risquent d’entraîner pour la liberté éditoriale.

En même temps, la Cour doit s’assurer que, considérées dans leur ensemble, la teneur des normes juridiques nationales pertinentes et leur application dans les circonstances concrètes de la cause ont produit des effets compatibles avec les garanties de l’article 10 et assortis de garde-fous effectifs contre l’arbitraire et les abus. L’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des éléments que, dans certaines circonstances, il faut prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence faite dans l’exercice de la liberté d’expression.

L’existence de garanties procédurales est particulièrement importante dans l’examen de la proportionnalité de la révocation de licence litigieuse ; cette révocation correspondait à la sanction la plus lourde selon les dispositions pertinentes du droit national. Dans les affaires telles que la présente espèce, la sévérité de la sanction est un facteur qui appelle un examen plus strict de la part de la Cour ainsi qu’une réduction de la marge d’appréciation.

b) Application au cadre réglementaire en place

La règle selon laquelle les radiodiffuseurs devaient, lorsqu’ils octroyaient un temps d’antenne à un parti ou mouvement politique, faire de même pour les autres partis ou mouvements politiques peut être considérée sous l’angle des conditions posées pour qu’une protection renforcée de la liberté journalistique soit offerte. Les dispositions litigieuses du code n’énonçaient pas que chaque radiodiffuseur devait accorder le même temps d’antenne à tous les partis politiques. L’obligation des radiodiffuseurs consistait à veiller à l’équilibre et au pluralisme sur le plan politique. Il apparaît que l’octroi d’une possibilité de formuler des commentaires ou une réponse aurait pu satisfaire à cette exigence : le droit de réponse est un élément important de la liberté d’expression et il entre dans le champ d’application de l’article 10.

La politique de pluralisme interne contenue dans le code avait été évaluée positivement par des experts du Conseil de l’Europe. Cette politique peut certes être perçue comme relativement stricte ; cependant, la présente espèce se rapporte à une époque antérieure au passage du Moldova à la télévision numérique terrestre. À cette époque, le nombre de fréquences nationales était très limité. De plus, postérieurement à l’élection en 2001 du PCRM, qui était alors devenu le seul parti au pouvoir, et à la situation qui en était résultée dans le domaine des médias, il pesait sur les autorités une forte obligation positive de mettre en place une législation sur la radiodiffusion qui fût apte à garantir la transmission de nouvelles et d’informations exactes et neutres reflétant toute la palette des opinions politiques (Manole et autres c. Moldova). Dans ce contexte, les choix législatifs qui ont sous-tendu l’adoption des dispositions en cause ont été pesés soigneusement et des efforts sérieux ont été déployés au niveau du Parlement pour ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents qui étaient en jeu.

Le niveau de pluralisme externe lié à l’existence, à l’époque des faits, de quatre autres chaînes de télévision à couverture nationale n’est pas une raison pour remettre en question l’obligation de respecter les règles de pluralisme interne. Tous les radiodiffuseurs, privés ou publics, étaient soumis aux mêmes règles, qui étaient appliquées non pas à l’ensemble du contenu audiovisuel programmé par les radiodiffuseurs titulaires de licences mais uniquement à leurs bulletins d’information.

L’application des règles litigieuses était contrôlée par le CCA, organe spécialisé établi par la loi. Le code contenait des garanties destinées à assurer l’indépendance de cette autorité et à protéger son processus décisionnel contre une influence indue du gouvernement et contre des pressions politiques. Les réunions, les rapports de surveillance et les décisions du CCA étaient accessibles au public et les représentants des radiodiffuseurs avaient la possibilité de participer aux réunions et de formuler des commentaires. Le CCA était tenu de motiver toute décision d’infliger une sanction et pareille décision pouvait être contestée devant les tribunaux.

Enfin, la gouvernance du pluralisme interne mise en place par les autorités moldaves ne semble pas fondamentalement différente de celle que pratiquent de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. Globalement, l’État défendeur a agi dans les limites de sa marge d’appréciation en concevant comme il l’a fait le cadre légal et administratif national destiné à assurer le pluralisme dans les médias audiovisuels.

c) Application du cadre réglementaire à la cause de NIT

La Cour considère que la décision litigieuse était justifiée par des motifs pertinents et suffisants :

La sanction a été infligée à la suite d’une procédure de contrôle de cinq jours. La Cour ne voit pas de raison de remettre en cause la pertinence ou la fiabilité de la méthode employée à cette occasion par le CCA, ni les conclusions de ce contrôle, qui ont été confirmées par les juridictions nationales.

Le CCA avait formulé les conclusions suivantes : le temps d’antenne consacré à un parti (le PCRM) s’était caractérisé par un ton positif ou neutre tandis que celui consacré au parti adverse avait été marqué par un ton essentiellement négatif ; les personnes, institutions ou partis politiques qui avaient été mentionnés ou dépeints sous un jour négatif n’avaient pas eu la possibilité de présenter leur propre point de vue en réponse ; les bulletins contenaient des informations mettant en avant un point de vue unilatéral, que parfois rien ne venait corroborer, et les journalistes y usaient de procédés qui étaient de nature à déformer la réalité ; enfin, les bulletins favorisaient un langage journalistique agressif.

À cet égard, les autorités nationales ont considéré comme un facteur aggravant l’emploi dans les bulletins d’information de termes très virulents pour désigner le gouvernement, les partis qui le formaient et leurs dirigeants (en comparant l’un des leaders à « Hitler » et en les qualifiant tous de « criminels », de « bandits », de « crapules », d’« escrocs » ou encore de « bande de criminels »).

Il est vrai que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions de la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt public ; que les gouvernements doivent être soumis à un contrôle attentif, y compris de l’opinion publique ; que l’on peut douter sérieusement, au vu du contexte, que les propos litigieux tenus dans les bulletins d’information puissent être assimilés à une incitation à la violence, à la haine ou à la xénophobie, ou qu’ils aient été à même de porter atteinte à l’intégrité territoriale et à la sécurité nationale du pays, comme l’a avancé le Gouvernement. Néanmoins, eu égard à ce qui précède et au fait que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités, on ne peut guère affirmer que le traitement de l’information en question fût de nature à appeler la protection renforcée que l’article 10 confère à la liberté de la presse. La Cour n’est donc pas convaincue que, par son traitement de l’actualité dans les bulletins d’information, NIT a contribué de manière significative au pluralisme politique dans les médias.

La Cour est consciente que la sévérité de la mesure litigieuse a pu porter préjudice aux activités de la société requérante et ainsi risquer d’avoir un « effet dissuasif » sur l’exercice de la liberté d’expression par d’autres radiodiffuseurs titulaires de licences en Moldova. Cependant, au vu des circonstances propres à l’espèce, les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation pour parvenir à un rapport raisonnable de proportionnalité entre les intérêts concurrents qui étaient en jeu :

D’un côté, la révocation de la licence, sanction la plus sévère, a entraîné la cessation des activités de radiodiffusion de NIT. De l’autre, les bulletins d’information, diffusés à l’échelle nationale, étaient susceptibles d’avoir un impact considérable.

Conformément au code, la révocation de la licence de NIT est intervenue après une série graduelle et ininterrompue de sanctions prononcées pour des infractions identiques ou similaires (douze sanctions sur une période de trois ans : un avertissement public, le retrait pour une période donnée du droit de diffuser des publicités, une amende, puis la suspension pour une période donnée du droit d’émettre). La gravité des actes imputés à NIT semble donc avoir résidé non seulement dans l’obstination de la chaîne à refuser de se plier aux règles du pluralisme interne, mais aussi dans la nature et l’accumulation de ses transgressions et dans leur importance, considérées globalement. Dans ces conditions, les autorités étaient fondées à considérer que l’application de la sanction la plus sévère était justifiée par l’attitude de défi de la société requérante.

La société requérante allègue que la révocation et la plupart des autres sanctions reposaient sur des motivations politiques : elle déclare que ces sanctions ont été prononcées après un changement de gouvernement, le PCRM étant devenu le seul parti de l’opposition et NIT ayant alors constitué une plateforme pour la promotion de ce parti et pour les critiques à l’égard des forces au pouvoir. La Cour a donc dû se pencher attentivement sur les garde-fous contre l’arbitraire et les abus : le code contenait, sur la structure du CCA ainsi que sur la sélection, la nomination et les fonctions des membres de cet organe, des règles précises destinées à garantir son indépendance et à offrir une protection contre une influence indue du gouvernement. À l’époque des faits, six des neuf membres qui composaient le CCA avaient été nommés avant le changement de gouvernement. Même si des figures politiques connues avaient fait des déclarations publiques appelant à la fermeture de la chaîne, cet élément à lui seul ne saurait passer pour une indication suffisamment concrète et solide de ce que le CCA n’aurait pas agi en toute indépendance. Les allégations de NIT ont été dûment examinées par les juridictions. En résumé, dans le cadre de la procédure nationale puis devant la Cour, il n’a été présenté aucun élément concret propre à étayer la thèse selon laquelle le CCA aurait cherché à empêcher NIT d’exprimer des avis critiques à l’égard du gouvernement, ou aurait poursuivi un autre but inavoué.

Une importance particulière est accordée au fait que la mesure litigieuse n’a pas empêché NIT d’user d’autres moyens pour diffuser ses programmes, y compris ses bulletins d’information, et qu’elle n’était pas de nature à entraver l’exercice par la société requérante d’autres activités génératrices de revenus. La société requérante a d’ailleurs continué à partager des contenus sur son site Internet et sa chaîne YouTube. En outre, la mesure litigieuse n’avait pas d’effet définitif puisque la société requérante aurait pu solliciter une nouvelle licence un an après la révocation.

La Cour s’est penchée en outre sur l’équité de la procédure et les garanties procédurales offertes en l’espèce, à savoir : le caractère public de la réunion au cours de laquelle le CCA a pris la décision de procéder à un contrôle des bulletins d’information de NIT, la représentation de NIT à cette occasion et lors de réunions antérieures, ainsi que la possibilité de reporter une telle réunion ; la possibilité de contester la décision du CCA devant les juridictions compétentes et de solliciter un sursis à exécution ; enfin, le fait que les juridictions compétentes ait motivé leurs décisions lorsqu’elles ont écarté la demande de sursis à exécution formée par la société requérante. De telles garanties procédurales jouent un rôle particulièrement important dans des situations où une mesure aussi intrusive que la révocation d’une licence de radiodiffusion produit des effets immédiats dès la publication de la décision correspondante.

Conclusion : non-violation (quatorze voix contre trois).

La Cour dit aussi, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (réglementation de l’usage des biens). Relevant que les intérêts matériels et patrimoniaux de la société requérante ont été suffisamment pris en compte dans la procédure interne, la Cour conclut que l’État, agissant dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont il jouit en la matière, a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et le droit de la société requérante au respect de ses biens.

(Voir aussi Manole et autres c. Moldavie, 13936/02, 17 septembre 2009, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le avril 5, 2022 par loisdumonde

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