AFFAIRE KARAGOZ c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 2882/05

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KARAGÖZ c. TURQUIE
(Requête no 2882/05)
ARRÊT
STRASBOURG
24 novembre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karagöz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Aleš Pejchal, président,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée (no 2882/05) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, Mme Sedef Karagöz, Mme Özge Karagöz et M. Emre Karagöz (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 janvier 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 § 2 de la Convention,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 novembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

Les requérants se plaignent de l’imposition de mesures conservatoires portant sur leurs biens et de ce que, même après l’ordonnance de non-lieu de leur affaire, leur demande de mainlevée de cette mesure a été rejetée, au motif qu’une procédure pénale dirigée contre leur proche pour détournement de fonds publics était encore pendante devant les tribunaux nationaux.

EN FAIT

1. Les requérants sont nés respectivement en 1961, en 1987 et en 1991. Ils résident à Istanbul. Ils ont été représentés par Me A. Bingöl Demir, avocat.

2. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

3. Les requérants sont l’épouse et les enfants de M. Sadık Karagöz, l’un des dirigeants d’İmarbank. Celui-ci a fait l’objet d’une procédure pénale devant la cour d’assises d’Istanbul pour détournement de fonds publics.

I. La genèse de l’affaire

4. En 1984, le groupe Uzan prit le contrôle de Türkiye İmar Bankası T.A.Ş. (« İmarbank »), une banque implantée à Istanbul qui, après une campagne promettant le plus haut taux d’intérêt sur un certain nombre de placements bancaires, avait essuyé une perte de plusieurs milliards d’euros et n’était plus en mesure d’assurer ses activités.

5. Le 4 juillet 2003, l’Agence de réglementation et de supervision des banques (« l’ARSB ») annonça que, afin de garantir la sécurité et la stabilité du système financier turc, les autorités avaient retiré à İmarbank sa licence bancaire, au motif qu’elle ne s’était pas acquittée de ses obligations et n’avait pas pris les mesures préventives nécessaires dans les délais requis. Privée de ce document, İmarbank ne pouvait plus, en vertu de l’arrêté no 1085 du 3 juillet 2003 portant application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 sur les banques, effectuer d’opérations bancaires ni recevoir de dépôts. L’ARSB précisa que l’administration et le contrôle de la banque avaient été transférés au Fonds de garantie des dépôts d’épargne (Tasarruf Mevduatı Sigorta Fonu, « le Fonds »), en application de l’article 16 § 1 de la loi no 4389.

6. Le même jour et en vertu de la même loi, la première chambre du tribunal de commerce d’Ankara ordonna l’application de mesures conservatoires à l’égard des droits de propriété et de créance des anciens administrateurs d’İmarbank, afin de protéger les intérêts des créanciers, de limiter les pertes et de prévenir tout acte frauduleux (dossier no 2003/827). Ces mesures furent exécutées par le 3e bureau d’exécution d’Ankara (dossiers nos 2003/2671 et 2003/2672).

7. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires visant plusieurs personnes, dont Sadık Karagöz, le proche des requérants.

8. À différentes dates, le tribunal de police de Şişli rendit plusieurs ordonnances de mesures conservatoires, en application de l’article provisoire 2 de la loi no 4969, à l’égard des personnes visées au paragraphe 2 de cette disposition.

9. Les mesures conservatoires ainsi ordonnées comprenaient la suspension des droits et créances – y compris les droits sur le contenu des coffres-forts détenus auprès des banques, des sociétés financières non bancaires et d’autres personnes morales – des personnes concernées, la perte totale ou partielle du droit de jouissance de ces personnes sur leurs biens et d’autres créances et droits réels, la saisie de différents biens, titres, espèces et autres avoirs et leur remise à une autorité de paiement, ainsi que l’imposition de mesures supplémentaires sur les droits et créances. Elles visaient les membres et le président du conseil d’administration, les membres et le président du comité de crédit, le directeur général, les directeurs généraux adjoints et les directeurs de succursales d’İmarbank, les autres employés de la banque dont la signature engageait l’établissement et qui, directement ou indirectement, individuellement ou conjointement, en assuraient la gestion et le contrôle, ainsi que les conjoints et enfants de toutes ces personnes.

En vertu de l’article provisoire 2 § 2 de la loi no 4969, ces mesures s’appliquaient aussi aux individus agissant au nom et pour le compte des personnes susmentionnées ainsi qu’à ceux qui avaient acquis des fonds, des biens ou des droits au nom et pour le compte de ces personnes.

Elles ne portaient que sur la différence entre le montant des dépôts d’épargne assurés qu’İmarbank avait déclaré aux autorités compétentes et le montant réel de ces dépôts.

10. À la suite du transfert au Fonds de la gestion et du contrôle d’İmarbank, plusieurs plaintes pénales furent déposées contre les administrateurs et les actionnaires majoritaires de la banque. Vingt-cinq enquêtes pénales furent ouvertes pour des faits constitutifs d’infractions réprimées par l’ancienne loi no 4389, la nouvelle loi bancaire no 5411 et le code pénal.

11. Le 3 décembre 2003, une procédure pénale (dossier no 2004/1) fut ouverte devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul contre les administrateurs et les actionnaires majoritaires d’İmarbank pour association de malfaiteurs (aux fins de détournement de fonds et de fraude), infraction réprimée par l’article 223 de la loi no 4389.

12. Le 24 décembre 2003, dans le cadre de son mandat légal, le Fonds décida de procéder au recouvrement des créances détenues par le Trésor public à l’égard d’İmarbank, en vertu de la loi no 6183 sur les procédures de recouvrement des créances publiques. Le montant de ces créances fut évalué à plus de sept milliards de livres turques (7 552 995 710,63 TRY, soit plus de sept billiards d’anciennes livres : 7 552 995 710 632 930 TRL) – plus de quatre milliards d’euros (4 284 172 000 EUR environ) à l’époque des faits.

13. Par la suite, des poursuites judiciaires furent engagées contre plusieurs personnes physiques et morales sur le fondement des articles 14, 15 et 16 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, en vue du recouvrement desdites créances publiques. Dans ce contexte, le 7 janvier 2004, le Fonds demanda au procureur de la République de Şişli d’engager des poursuites pénales, pour détournement de fonds et complicité de détournement de fonds, contre plusieurs personnes morales et physiques – dont les requérants – visées par l’ordonnance de mesures conservatoires qui avait été émise par le tribunal de police de Şişli en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969.

14. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu pour insuffisance de preuves. Il y tenait le raisonnement suivant. Il notait que les infractions et leurs auteurs avaient certes été concrètement déterminés dans un rapport établi le 22 septembre 2003 à l’issue d’une enquête d’audit technique, mais que ce rapport ne renfermait aucun élément démontrant que les personnes visées par les mesures conservatoires eussent participé au détournement allégué ou indiquant que la responsabilité pénale de ces personnes fût engagée. Il soulignait que, la loi no 4969 étant entrée en vigueur après la date de commission de l’infraction alléguée et n’ayant pour but que la réparation du préjudice causé par la commission d’une infraction, il n’était pas possible de considérer comme « mises en cause » les personnes physiques et morales qui avaient fait l’objet des ordonnances prononcées sur le fondement de l’article provisoire 2 § 2 de cette loi. Enfin, il notait que ces personnes ne pouvaient être accusées sur la seule base de leurs fonctions et que, en tout état de cause, il n’avait jamais été allégué qu’elles eussent participé au détournement de fonds en question.

Il notait par ailleurs que, en dehors des motifs exposés dans la demande de mise en accusation, le dossier ne comportait aucun élément susceptible de permettre l’ouverture d’une procédure pénale à l’égard des personnes visées par les ordonnances de mesures conservatoires.

Enfin, il joignait à sa décision une liste de personnes à l’égard desquelles il serait éventuellement possible d’engager des poursuites. Figuraient sur cette liste Sadık Karagöz (le proche des requérants) et les principaux dirigeants du groupe Uzan et d’İmarbank (K.U., Y.U, H.U.), mais non les requérants.

15. Le Fonds forma opposition contre la décision de non-lieu du 21 janvier 2004. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta cette opposition.

16. Par ailleurs, à la suite de l’ouverture de l’affaire pénale principale devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, les dossiers relatifs aux ordonnances de mesures conservatoires émises par le tribunal de police de Şişli furent joints au dossier correspondant (no 2004/1).

17. Le 8 juin 2005, la 2e chambre du tribunal de commerce d’Istanbul prononça la faillite d’İmarbank, en application de l’article 16 § 1 de la loi no 4389 (dossier no 2004/132).

18. Le 21 février 2006, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul statua sur les accusations portées contre vingt-trois des personnes mises en cause. K.U., Y.U. et H.U. étant absents, elle disjoignit leur affaire de l’affaire principale. Par ailleurs, elle raya du rôle l’affaire de Sadık Karagöz, celui-ci étant décédé (à une date non précisée dans le dossier).

La cour d’assises décida également de maintenir les mesures conservatoires qui avaient été imposées à l’égard des personnes mises en cause – dans le cas des personnes acquittées, jusqu’au moment où l’arrêt serait devenu définitif, dans le cas des personnes condamnées, jusqu’au moment où il serait devenu définitif et où les créances détenues par le Fonds auraient été recouvrées, dans le cas de K.U., Y.U. et H.U., jusqu’au moment où elle statuerait au fond sur leur affaire.

19. Le 26 janvier 2007, la 7e chambre de la Cour de cassation confirma l’arrêt du 21 février 2006, qui devint ainsi définitif.

20. Plusieurs autres procédures pénales et administratives furent par ailleurs ouvertes à l’égard de différentes personnes physiques et morales, dont les requérants.

21. Dans ce contexte, en application de la législation bancaire, le Fonds procéda au paiement des sommes dues au titre des dépôts assurés aux épargnants. Ainsi, la différence entre le montant de l’épargne assurée déclaré par İmarbank et le montant effectif des dépôts d’épargne devint créance publique.

II. Les procédures pénales dirigées contre les requérants

22. Les requérants sont l’épouse et les enfants de Sadık Karagöz, l’un des dirigeants d’İmarbank accusés dans le cadre de la procédure pénale principale.

23. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires à l’égard de Sadık Karagöz, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969. Elle décida d’examiner ultérieurement la question de savoir s’il y avait lieu d’imposer des mesures conservatoires à l’égard des conjoints et des enfants des dirigeants de la banque.

24. Le 11 septembre 2003, elle rendit une ordonnance de mesures conservatoires à l’égard des requérants, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969.

25. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu à l’égard des requérants (paragraphe 14 ci-dessus). Le 5 février, le Fonds forma opposition contre cette décision. Le 10 mai, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta le recours du Fonds et confirma la décision de non-lieu.

26. À une date non précisée, se prévalant de la décision de non-lieu rendue en leur faveur le 21 janvier 2004 (paragraphes 14‑15 ci-dessus), les requérants introduisirent devant le tribunal de grande instance de Şişli une demande de mainlevée des mesures conservatoires imposées sur leurs biens.

27. Le tribunal de grande instance se déclara incompétent ratione materiae et indiqua que la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul était la seule instance compétente pour connaître de la demande des requérants, celle-ci concernant l’affaire İmarbank. Il précisa que la cour d’assises aurait dû examiner cette demande dans le cadre de l’examen des poursuites pénales ouvertes à l’égard des dirigeants de la banque, parmi lesquels se trouvait le proche des requérants.

28. Les 24 novembre et 8 décembre 2004, se prévalant de la décision de non-lieu rendue en leur faveur le 21 janvier, les requérants demandèrent à la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul de lever les mesures conservatoires imposées sur leurs biens.

29. Le 15 mars 2007, ils réitérèrent leur demande.

30. Le 23 juillet 2007, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul décida, eu égard à sa décision du 21 février 2006 (radiation du rôle de l’affaire concernant Sadık Karagöz, en raison du décès de l’intéressé), de lever toutes les mesures conservatoires à partir de cette date.

III. Les procédures administratives dirigées contre les requérants

31. Le 24 décembre 2003 et le 1er mars 2004, le Fonds envoya à chacun des trois requérants, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, un avis de mise en recouvrement et un commandement de payer, afin de recouvrer les créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont les requérants et les autres personnes concernées étaient solidairement débiteurs s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (environ 4 602 678 000 EUR à l’époque des faits).

32. À différentes dates, les requérants saisirent le tribunal administratif d’Istanbul de recours en annulation de l’avis de mise en recouvrement et du commandement de payer.

33. Le 9 décembre 2009, après plusieurs arrêts du tribunal administratif d’Istanbul et du Conseil d’État, tous les avis de mise en recouvrement et les commandements de payer furent définitivement annulés (les détails de procédures similaires sont exposés dans l’arrêt Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, §§ 81‑162, 5 mars 2019).

IV. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

34. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits en détail dans les arrêts Uzan et autres, précité, §§ 163‑168, Uzan et autres c. Turquie (satisfaction équitable), nos 19620/05 et 3 autres, § 23, 5 décembre 2019, Gümrükçüler et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 9580/03, §§ 20‑25, 7 février 2017, et Kaynar et autres c. Turquie, nos 21104/06 et 2 autres, §§ 23‑24, 7 mai 2019.

35. Par une lettre du 11 mars 2019, le Gouvernement a informé la Cour que l’ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019, publiée au Journal officiel le 8 mars 2019, avait étendu le champ de compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 relative au règlement par l’octroi d’une indemnité de certaines requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme (voir, pour de plus amples informations, Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013).

En ses parties pertinentes en l’espèce, cette ordonnance est ainsi libellée :

Article 3

« (…)

b) domaines de compétence : les requêtes concernant les droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui sont pendantes devant la Cour et qui relèvent du champ d’application de l’article 4 de la présente ordonnance. »

Article 4

« 1. Les domaines (…) suivants ont été inclus dans le champ de compétence de la commission (…) :

a) examiner les demandes de dommages-intérêts pour préjudices matériel et moral et statuer sur ces demandes lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais qu’elle ne s’est pas prononcée sur les demandes présentées au titre de l’article 41 de la Convention ou qu’elle a décidé de réserver [la question de l’application de cet article], sous réserve que la commission ait été saisie dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de l’arrêt définitif de la Cour européenne.

(…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

36. Les requérants invoquent les articles 1, 4, 6, 8, 13, 14, 17 et 18 de la Convention et les articles 1 du Protocole no 1 et 2 du Protocole no 4. Ils plaident essentiellement qu’en maintenant les mesures conservatoires concernant leur patrimoine, les autorités ont violé leur droit au respect de leurs biens. Ils soutiennent aussi que ces mesures étaient illégales, contraires au principe de la présomption d’innocence et discriminatoires.

La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants sur le terrain de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sous l’angle d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués devant elle (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

37. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.

A. Sur la recevabilité

38. En premier lieu, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que les requérants auraient dû contester devant une autre cour d’assises la décision rendue par la cour d’assises d’Istanbul le 22 décembre 2004.

39. En second lieu, il avance que les requérants n’ont pas introduit leur requête dans un délai de six mois à compter de la date de la dernière décision interne.

40. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné les mêmes exceptions préliminaires dans un cas très similaire et qu’elle les a rejetées (Uzan et autres c. Turquie, précité, §§ 172‑179). Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ou argument nouveau susceptible de la persuader à parvenir à une conclusion différente quant à la recevabilité de ce grief. Partant, elle considère qu’il y a lieu de rejeter les exceptions qu’il soulève à cet égard.

41. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

B. Sur le fond

42. Les requérants soutiennent que les mesures conservatoires les ont privés de tous leurs droits sur leurs biens pendant près de quatre ans, alors que rien ne permettait de croire qu’ils eussent acquis ces biens de manière frauduleuse.

43. Le Gouvernement soutient pour sa part que la Convention ne garantit pas un droit à acquérir des biens, et qu’un requérant ne peut se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que pour autant que les décisions attaquées se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. Il argue que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique uniquement aux biens existants et qu’un revenu futur ne peut être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. Il affirme que les ordonnances de mesures conservatoires en cause n’ont pas privé les requérants de leurs biens mais les ont seulement empêchés de les utiliser, et qu’elles avaient pour finalité de permettre aux autorités de contrôler l’utilisation de ces biens. Il considère donc que l’ingérence litigieuse était légitime au regard du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

Il ajoute que le Fonds a agi dans le cadre de son mandat légal et non dans le but de priver les requérants de leurs biens, et que les ordonnances de mesures conservatoires en cause avaient une base légale en droit national, poursuivaient un but légitime et n’étaient pas disproportionnées par rapport à ce but (pour une version détaillée des observations soumises par le Gouvernement dans des cas similaires, voir Uzan et autres, précité, §§ 185‑188).

44. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer, dans l’arrêt Uzan et autres (précité, §§ 189‑216), sur des griefs identiques à ceux formulés en l’espèce par les requérants, et qu’elle a alors conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1. Dans le cas présent, ayant examiné les griefs des requérants à la lumière de l’affaire Uzan et autres, elle ne décèle aucun fait, aucun argument ni aucune circonstance particulière susceptibles de la mener à une conclusion différente.

45. Elle constate que le seul élément qui distingue légèrement le cas d’espèce de l’affaire Uzan et autres est la durée d’application des restrictions en cause, qui a été de moins de quatre ans alors que dans l’affaire Uzan et autres les mesures avaient été appliquées pendant une dizaine d’années au moins. En ce qui concerne la gravité de la charge imposée aux requérants, elle juge également pertinents, d’une part, le caractère automatique, généralisé et inflexible des restrictions en cause, qui n’ont pas fait l’objet d’un contrôle individuel régulier, et, d’autre part, l’absence dans le dossier d’éléments qui laisseraient à penser que les requérants pouvaient avoir été impliqués dans une quelconque fraude.

De plus, aucun élément du dossier ne permet de dire que le recouvrement de créances publiques – d’un montant, certes, de plus de 4 milliards d’euros – méritât en l’espèce une meilleure protection que le droit des requérants au respect de leurs biens.

46. En outre, la Cour estime qu’il convient de ne pas négliger l’importance des obligations procédurales qui découlent de l’article 1 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Uzan et autres (précité), elle a fait le constat suivant :

« (…) la Cour estime que l’imposition et le maintien automatique des mesures conservatoires [portant] sur les biens des requérants en application des lois susmentionnées, justifiés (…) par le seul fait de l’existence d’un lien de parenté avec les dirigeants de la banque (…) s’accordent mal avec [les] principes [énoncés dans sa jurisprudence en matière d’obligations procédurales] puisqu’ils ne permettent pas au juge d’évaluer quels sont les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce ni, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime sous-jacent et les droits des intéressés touchés par ladite sanction. De plus, les requérants n’ayant pas été parties à la procédure pénale principale, ils n’ont bénéficié d’aucune des garanties procédurales (…) » (ibidem, §§ 214‑215, et la jurisprudence qui y est citée)

47. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités turques n’ont pas ménagé un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection du droit des requérants au respect de leurs biens. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

49. Les requérants réclament au total, au titre du dommage matériel qu’ils estiment avoir subi, 230 000 EUR, dont 200 000 EUR en réparation du préjudice découlant selon eux des mesures conservatoires ordonnées à l’égard de leurs biens immobiliers et de leurs salaires et 30 000 EUR pour les frais engagés devant les juridictions internes.

50. Au titre du dommage moral, ils demandent 150 000 EUR.

51. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces demandes et invite la Cour à rejeter les prétentions formulées par les requérants.

52. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer, dans l’arrêt Uzan et autres c. Turquie ((satisfaction équitable), nos 19620/05 et 3 autres, §§ 27‑39, 10 décembre 2019), sur des demandes identiques à celles présentées ici par les requérants, et qu’elle a alors décidé de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concernait la demande présentée pour le dommage matériel et moral que les requérants estimaient avoir subi du fait de la violation de l’article 1 du Protocole no 1. Ayant examiné les demandes des requérants de la présente affaire à la lumière de l’arrêt Uzan et autres, précité, elle ne décèle aucun fait, aucun argument ni aucune circonstance particulière susceptibles de la mener à une conclusion différente en l’espèce.

53. En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de la requête relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concerne la demande d’indemnisation pour dommages matériel et moral à raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

B. Frais et dépens

54. Les requérants réclament 20 000 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Ils soumettent à titre de justificatif le barème tarifaire du barreau d’Istanbul.

55. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette prétention.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La demande pour frais et dépens des requérants n’étant pas ventilée ni étayée par des justificatifs suffisants, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur allouer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Décide de rayer du rôle la partie de la requête relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention, pour autant qu’elle concerne la demande d’indemnisation du dommage matériel et moral découlant selon les requérants de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour autant qu’elle concerne les frais et dépens.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                               Aleš Pejchal
Greffier adjoint                              Président

 

Annexe

Liste de requérants

Requête no 2882/05

No Prénom NOM Date de naissance Nationalité Lieu de résidence
1 Sedef KARAGÖZ 29/05/1961 turque ISTANBUL
2 Emre KARAGÖZ 22/06/1991 turque ISTANBUL
3 Özge KARAGÖZ 01/04/1987 turque ISTANBUL

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *