Sebeleva et autres c. Russie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 260
Mars 2022

Sebeleva et autres c. Russie – 42416/18

Arrêt 1.3.2022 [Section III]

Article 1 du Protocole n° 1
Article 1 al. 2 du Protocole n° 1
Réglementer l’usage des biens

Saisie des actions d’une société détenues par les requérants avec un blocage total, pendant quatre ans et huit mois, de tous les droits étant rattachés à celles-ci, sans justification suffisante : violation

En fait – La première requérante est la fille de S. Celui-ci était, jusqu’en octobre 2014, actionnaire de la société OTS. Les trois autres requérants sont des membres de la famille de l’épouse de S. Les requérants achetèrent des actions d’OTS. Les trois premiers requérants devinrent actionnaires majoritaires de la société.

En octobre 2016, S. fut mis en examen pour des faits d’escroquerie et de détournement de fonds aggravés ayant visé OTS.

En février et mars 2017, deux assemblées générales extraordinaires des actionnaires d’OTS eurent lieu. À l’issue de ces assemblées, les actionnaires (à l’exception de l’État) validèrent la quasi-totalité des contrats de cession dont la conclusion avait valu à S. d’être mis en examen. Jugeant ces résolutions illégales et abusives, les juridictions commerciales ordonnèrent leur annulation.

En mai 2017, le tribunal de district autorisa la saisie des actions. Il estima que l’acquisition par les requérants des actions avait eu pour but de dissimuler le fait que S. en était le véritable propriétaire et qu’il pouvait donc continuer à détourner les fonds d’OTS et lui causer préjudice. Il interdit dès lors l’exercice des droits attachés aux actions pendant la durée de leur saisie.

En juillet 2017, la cour régionale confirma en appel l’ordonnance de saisie.

Par une décision du 6 août 2018, l’enquêteur qualifia les actions litigieuses de preuves matérielles : elles représentaient un moyen utilisé par S. pour commettre des délits et elles renfermaient des informations de nature à permettre l’établissement des faits de l’affaire.

Puis le tribunal de district ordonna le renouvellement de la mesure de saisie des actions pour les mêmes motifs ou une nouvelle saisie des actions, tout au long de la procédure pénale contre S. et jusqu’au 6 avril 2022. Les recours des requérants, qui nièrent systématiquement avoir agi sur ordre de S. et être liés à lui, furent rejetés.

En droit – Article 1 du Protocole n° 1 :

a) Recevabilité

i. Sur l’existence d’un bien

Les requérants ont acheté les actions litigieuses à S., à d’autres membres de la famille de celui-ci ainsi qu’à des tiers pendant et après la période au cours de laquelle les délits imputés à S. furent commis. Les autorités de poursuite et les juridictions pénales ont estimé que S. était le « véritable propriétaire » de ces actions. Or, la qualité des propriétaires des requérants n’a jamais été remise en cause par un jugement passé en force de chose jugée. Ainsi, compte tenu du caractère juridiquement valide des acquisitions réalisées par les requérants et de la valeur économique des actions litigieuses, celles-ci constituaient des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

ii. Sur l’exception tenant à l’absence d’un « préjudice important »

A la date de l’ingérence, le quatrième requérant détenait deux actions : une action dite « ordinaire » et une dite « privilégiée », représentant respectivement 0,005 % et 0,015 % du capital social de la société et ayant chacune une valeur nominale d’un rouble. Dans ces circonstances, le préjudice éventuellement subi par ce requérant ne peut être considéré comme suffisamment « important » au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

Les saisies pénales faisant l’objet d’une jurisprudence abondante de la Cour, le respect des droits de l’homme n’exige pas un examen au fond du grief de ce requérant.

En ce qui concerne les trois premiers requérants, lesquels détiennent chacun plusieurs milliers d’actions, l’exception du Gouvernement revient à nier aux intéressés la qualité de propriétaires des actions.

b) Au fond

La mesure litigieuse de saisie relevait de la règlementation de l’usage des biens.

i. Sur la légalité et le but légitime de l’ingérence

L’ingérence reposait sur une base légale dès lors que les autorités avaient des raisons plausibles de croire que les actions avaient été utilisées par S. pour commettre les délits qui lui étaient reprochés et elle poursuivait un but légitime d’intérêt général, à savoir la prévention de la commission de délits.

Cependant, pendant deux mois et treize jours, la saisie n’a été autorisée par aucune décision judiciaire. Partant, la saisie était illégale et donc incompatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 durant ce laps de temps.

ii. Sur la proportionnalité de l’ingérence

Si la durée totale de la saisie des actions, quatre ans et huit mois, ne rend pas, en soi, l’ingérence disproportionnée, la Cour attache une grande importance à la motivation des décisions relatives à cette mesure compte tenu, d’une part, de cette longue durée et, d’autre part, de la nature et du degré des restrictions qui en découlent.

À cet égard, la saisie des actions des requérants a privé ceux-ci de tous les droits qui y étaient attachés, y compris du droit d’obtenir des informations relatives à la société, sans que les juridictions internes compétentes n’aient envisagé de restrictions moins radicales au droit de propriété des requérants.

Les juridictions internes ont renouvelé la saisie de façon quasi automatique, en invoquant systématiquement les mêmes motifs, dont la nécessité, d’une part, de protéger les droits de la victime et d’empêcher S. de continuer à gérer les biens de la société, et, d’autre part, de garantir le paiement d’une éventuelle amende pénale.

Les juridictions internes n’ont aucunement apprécié la proportionnalité du maintien prolongé de la saisie ni envisagé d’alternatives à celle-ci, nonobstant les indications de la Cour constitutionnelle.

Par ailleurs, les tribunaux n’ont pas expliqué en quoi les actions pouvaient constituer un « instrument du délit », pas plus qu’ils n’ont expliqué en quoi ces actions dématérialisées pouvaient contenir des informations de nature à contribuer à l’établissement des faits de la cause.

Enfin, les juridictions ne se sont livrées, à aucun moment, à une appréciation des arguments que les requérants avaient soulevés pour contester les allégations selon lesquelles ils avaient agi sur ordre de S. Au contraire, elles se sont déclarées incompétentes à cet égard, tout en reprochant aux intéressés de ne pas avoir réfuté la thèse des autorités de poursuite. À cet égard, s’il est incontesté que les requérants ont des liens de parenté ou d’alliance avec S., aucun de ceux-ci n’a été inculpé de la commission d’un quelconque délit en lien avec les faits reprochés à S. Le fait qu’en février et mars 2017, les actionnaires, réunis en assemblée générale extraordinaire, ont adopté des résolutions qui furent par la suite qualifiées d’illégales et d’abusives, n’a à aucun moment été invoqué pour justifier la saisie des actions ou le renouvellement de cette mesure.

En définitive, les juridictions internes n’ont pas justifié à suffisance la nécessité de la saisie litigieuse et de sa prolongation. L’ingérence n’était pas proportionnée, ce qui rend superflu l’examen des autres arguments soulevés par les parties.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 2 000 EUR à chacun des trois premiers requérants pour préjudice moral. Demandes au titre du dommage matériel rejetées.

(Voir aussi Uzan et autres c. Turquie, 19620/05 et al., 5 mars 2019, Résumé juridique ; OOO Avrora Maloetazhnoe Stroitelstvo c. Russie, 5738/18, 7 avril 2020)

Dernière mise à jour le mars 1, 2022 par loisdumonde

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