AFFAIRE N.M. ET AUTRES c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) 66328/14

La requête concerne le rejet des conclusions de parents demandant l’indemnisation des charges particulières résultant du handicap de leur enfant, alors que ce handicap n’avait pas été décelé pendant la grossesse en raison d’une faute commise dans l’établissement du diagnostic prénatal. De nouvelles dispositions législatives, qui interdisent d’inclure de telles charges dans le préjudice indemnisable, entrées en vigueur après la naissance de cet enfant mais avant l’introduction par les requérants de leur demande de réparation du préjudice subi, ont été jugées applicables au litige. Invoquant en particulier les articles 6 § 1, 8, et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, les requérants dénoncent l’application rétroactive de la loi qui leur a ainsi été opposée.


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE N.M. ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 66328/14)
ARRÊT
(Fond)

Art 1 P1 • Privation de propriété • Absence d’indemnisation des charges résultant du handicap d’un enfant né comme tel en raison d’une faute lors du diagnostic prénatal, par application rétroactive de la loi • Dispositions légales pertinentes ne pouvant être appliquées à des faits nés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi, quelle que soit la date d’introduction de l’instance • Absence de jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes • Atteinte rétroactive aux biens non prévue par la loi

STRASBOURG
3 février 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire N.M. et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :

la requête (no 66328/14) dirigée contre la République française et dont trois ressortissants de cet État, Mme N.M., M. M. et leur fils A. (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 septembre 2014,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs concernant le droit au respect des biens des requérants auxquels il aurait été porté atteinte du fait du rejet de leur recours indemnitaire relatif aux charges particulières liées au handicap de leur fils, la discrimination alléguée à cet égard, leur droit à un procès équitable et leur droit au respect de la vie privée et familiale, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 janvier 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le rejet des conclusions de parents demandant l’indemnisation des charges particulières résultant du handicap de leur enfant, alors que ce handicap n’avait pas été décelé pendant la grossesse en raison d’une faute commise dans l’établissement du diagnostic prénatal. De nouvelles dispositions législatives, qui interdisent d’inclure de telles charges dans le préjudice indemnisable, entrées en vigueur après la naissance de cet enfant mais avant l’introduction par les requérants de leur demande de réparation du préjudice subi, ont été jugées applicables au litige. Invoquant en particulier les articles 6 § 1, 8, et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, les requérants dénoncent l’application rétroactive de la loi qui leur a ainsi été opposée.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1972, en 1971 et en 2001 et résident à Sainte-Anne de Guadeloupe. Ils sont représentés par Me G. Thuan Dit Dieudonné, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. En mai 2001, la grossesse de la requérante débuta. Compte tenu d’antécédents familiaux, cette dernière demanda au Centre hospitalier de S. d’établir un diagnostic prénatal approfondi. Pour ce faire, trois échographies morphologiques et un test de dépistage de trisomie 21 furent réalisés. Aucune anomalie ne fut décelée.

5. Le 30 décembre 2001, la requérante donna naissance à A., un garçon atteint d’un ensemble de malformations désignées sous le terme de « syndrome de VATERL » se traduisant par une imperforation anale, des anomalies touchant les reins, une vertèbre et l’un de ses membres supérieurs, ainsi qu’une asymétrie faciale.

6. Le 16 septembre 2002, les deux parents, estimant qu’une erreur de diagnostic prénatal avait été commise, sollicitèrent et obtinrent la désignation d’un expert. Celui-ci rendit un rapport le 25 février 2004, concluant à une erreur lors de l’interprétation des échographies effectuées par la requérante pendant sa grossesse. L’expert conclut que du fait de cette erreur, la patiente n’avait pu bénéficier de l’information complète sur sa grossesse et son fœtus.

7. À la suite de ce rapport, par une requête introduite le 22 juin 2006, les requérants, agissant en leur nom propre et pour le compte de leur enfant mineur, engagèrent la responsabilité pour faute du Centre hospitalier devant le tribunal administratif d’Amiens. Ils demandèrent réparation de plusieurs chefs de préjudice : les préjudices extrapatrimoniaux de leur fils, leurs propres préjudices extrapatrimoniaux et patrimoniaux ainsi que les dépenses liées au handicap. Ces deux dernières actions indemnitaires posaient notamment la question de l’application dans le temps des dispositions du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, codifiées à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles (ci-après CASF, voir partie Cadre juridique et pratique internes ci-dessous).

8. Par un jugement rendu le 30 décembre 2008, le tribunal administratif d’Amiens écarta l’application au litige des dispositions précitées. Il releva notamment que « l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, en excluant du préjudice des parents les charges particulières découlant du handicap de l’enfant tout au long de sa vie, (…), a porté une atteinte disproportionnée aux créances en réparation que les parents d’un enfant né porteur d’un handicap non décelé avant sa naissance par suite d’une faute pouvaient légitimement espérer détenir sur la personne responsable avant l’entrée en vigueur de cette loi ; que, dès lors, les dispositions du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, en ce qu’elles s’appliquent aux instances en cours sous la seule réserve qu’elles n’aient pas donné lieu à une décision statuant irrévocablement sur le principe de l’indemnisation, sont incompatibles avec l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention (…). » Le tribunal conclut « qu’il suit de là que les règles édictées par la loi nouvelle, restrictives du droit de créance dont se prévalent M. et Mme M., ne peuvent recevoir application à l’instance engagée par eux pour obtenir réparation des conséquences dommageables résultant de la naissance, le 30 décembre 2001, de leur fils A. porteur d’un handicap non décelé par le centre hospitalier de S. pendant la grossesse de Mme M. ».

9. Relevant la faute commise lors du suivi de la grossesse, le tribunal retint la responsabilité du centre hospitalier et le condamna à réparer les préjudices subis tant par les parents que par leur enfant. Il fixa à 100 % le taux de la perte de chance subie par les deux premiers requérants d’éviter la naissance de l’enfant. Le tribunal octroya aux requérants une somme totale de 61 500 euros (EUR) en réparation des préjudices, dont 30 000 EUR au titre des préjudices subis par l’enfant du fait des souffrances endurées à raison des traitements et opérations rendus nécessaires par son handicap, 30 000 EUR au titre des préjudices extrapatrimoniaux des parents et 1 500 EUR au titre de leurs préjudices patrimoniaux.

10. Le 9 mars 2009, le Centre hospitalier releva appel de ce jugement. Les requérants introduisirent un appel incident le 13 juillet 2009.

11. Le 11 juin 2010, le Conseil Constitutionnel rendit la décision QPC no 2010-2 abrogeant le 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 (voir paragraphe 28 ci-dessous).

12. Statuant sur les appels du Centre hospitalier et des requérants par un arrêt rendu le 16 novembre 2010, la cour administrative d’appel de Douai écarta, à son tour, l’application des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF en se fondant sur la décision QPC no 2010-2 du Conseil constitutionnel et l’abrogation de ces dispositions avec prise d’effet le 12 juin 2010. La cour administrative confirma que la faute commise par le Centre hospitalier de S. était à l’origine directe du préjudice subi par les deux premiers requérants. Statuant sur les différents chefs de préjudice elle exclut la réparation des préjudices propres à l’enfant en considérant que « le handicap dont est atteint le jeune A. est inhérent à son patrimoine génétique et sans lien de causalité avec la faute commise par le Centre hospitalier ». Elle ramena à 51 500 EUR le montant de la réparation des préjudices propres aux parents correspondant à 50 000 EUR au titre de leur préjudice moral et 1 500 EUR au titre de la prise en charge du handicap de l’enfant.

13. Deux pourvois en cassation furent présentés par le Centre hospitalier de S. et par les requérants.

14. Par une décision du 31 mars 2014, le Conseil d’État considéra, dans la ligne de sa décision d’assemblée du 13 mai 2011 (voir paragraphe 31 ci-dessous), que l’article L. 114-5 du CASF était applicable au litige, les requérants n’ayant engagé une instance en réparation que postérieurement au 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur de la loi dont sont issues les dispositions de cet article, et annula l’arrêt de la cour administrative d’appel pour erreur de droit. Examinant, dans le cadre du règlement au fond de l’affaire, le moyen tiré de la violation de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention du fait de l’application de cet article à leur situation, le Conseil d’État estima que, faute d’avoir engagé une instance avant le 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions, les requérants n’étaient pas titulaires, à cette date, d’un droit de créance indemnitaire qui aurait été lui-même constitutif d’un bien au sens de cet article. Le Conseil d’État écarta donc les moyens tirés de la violation des dispositions de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention, considéré seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention. Statuant ensuite sur la responsabilité du centre hospitalier, le Conseil d’État exclut toute indemnisation des préjudices propres à l’enfant. En revanche, il retint l’existence d’un lien de causalité directe et certaine entre les préjudices des parents et la faute commise par le centre hospitalier dans la réalisation de l’échographie qui, les ayant empêchés de déceler l’affection grave et incurable de l’enfant à naître, les avait privés de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans les conditions légales. Après avoir relevé que « les dispositions de l’article L. 114-5 du CASF interdisent d’inclure dans le préjudice indemnisable des parents les charges particulières résultant du handicap de leur enfant, non détecté pendant la grossesse », il en déduisit que « les conclusions de M. et Mme M. tendant à ce que les frais liés au handicap de leur fils soient mis à la charge du [Centre hospitalier de S.] ne sauraient […] être accueillies ». S’agissant des autres chefs de préjudice, l’indemnité à verser fut portée à 80 000 EUR (40 000 EUR chacun) en réparation du préjudice moral propre aux parents et de leurs troubles dans leurs conditions d’existence.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. État du droit antérieur à l’intervention de la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (ci-après « la loi du 4 mars 2002 »).

15. L’action en responsabilité des parents d’un enfant né handicapé et de l’enfant lui-même est portée devant la juridiction administrative ou la juridiction judiciaire selon la nature de la personne mise en cause. Si le mis en cause est une personne privée (par exemple un médecin libéral ou un laboratoire privé d’analyses médicales), le litige relève de la compétence du juge judiciaire. Lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’un service public hospitalier, le contentieux relève de la compétence du juge administratif. Avant l’intervention de la loi du 4 mars 2002, les deux ordres de juridiction appliquaient le régime prétorien de la responsabilité pour faute tout en retenant, dans ce cadre, des solutions différentes.

A. Jurisprudence du Conseil d’État

16. Pour sa part, le Conseil d’État avait écarté la possibilité d’indemniser l’enfant, dont le handicap ne résulte pas de la faute de l’établissement. En revanche, il avait reconnu le droit aux parents de l’enfant atteint d’un handicap ou d’une affection non décelés pendant la grossesse d’obtenir réparation au titre des charges résultant de ce handicap tout au long de la vie de l’enfant (dépenses liées aux soins et à l’éducation spécialisée, à l’assistance d’une tierce personne, au changement de domicile ou à l’adaptation de celui-ci, etc.) (CE, Sect., 14 février 1997, Centre hospitalier de Nice c. Quarez, Recueil Lebon, p. 44).

B. Jurisprudence de la Cour de cassation

17. La jurisprudence judiciaire avait été fixée par la Cour de cassation par un arrêt du 17 novembre 2000 (Cass., Ass. plén., 17 novembre 2000, Bull., Ass. plén., no 9, jurisprudence dite « Perruche »). Contrairement au Conseil d’État, la Cour de cassation avait admis que l’enfant né handicapé pouvait lui-même demander réparation du préjudice résultant de son handicap (voir aussi Cass., Ass. plén., trois arrêts rendus le 13 juillet 2001, BICC, no 542, 1er octobre 2001 ; Cass., Ass. plén., deux arrêts rendus le 28 novembre 2001, BICC, 1er février 2002). Les préjudices moral et matériel à la fois de l’enfant et des parents, y compris les charges particulières découlant du handicap tout au long de la vie de l’enfant, étaient ainsi susceptibles de réparation devant le juge judiciaire.

C. Fait générateur de la créance dans le régime de la responsabilité pour faute

18. Indépendamment des divergences de jurisprudence présentées ci‑dessus, le Conseil d’État et la Cour de cassation faisaient application du régime de la responsabilité pour faute. En droit français, l’engagement de la responsabilité pour faute suppose qu’existent un préjudice (ou dommage), une faute, et un lien de causalité entre les deux.

19. Le fait générateur de la créance en réparation est la survenance du dommage. La jurisprudence des deux ordres de juridiction est bien établie en ce sens : « (…) le droit à réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause » (CE, Sect., 29 mars 2000, Assistance Publique-hôpitaux de Paris c. consorts Jacquié, Rec. P. 147 ; CE, 20 octobre 2000, Req. no 222672). Dans le même sens, voir aussi la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. 1ere civ., 9 déc. 2009, no 08-20.570., et Cour de cassation, Chambre civile 2, du 21 mars 1983, 82-10.770, Publié au bulletin).

D. Application dans le temps de la loi en matière civile

20. Aux termes de l’article 2 du Code civil :

« La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ».

21. C’est la loi du jour où le dommage a été causé qui fixe les conditions de la responsabilité civile, c’est-à-dire qui détermine si une dette est née, ou non, vis-à-vis de la victime du dommage, et à la charge de qui cette dette existe. En principe, les droits de créance sont donc déterminés par la législation en vigueur à la date de la réalisation du dommage, sans qu’ils puissent être affectés par une loi postérieure.

22. Si, en matière civile, le législateur peut déroger sous certaines conditions au principe de non-rétroactivité, une telle dérogation ne peut être implicite et doit ressortir clairement des termes de la loi. La Cour de cassation considère que, bien que le législateur puisse déroger à la règle de la non-rétroactivité, « s’il n’a pas manifesté nettement sa volonté en ce sens dans la loi nouvelle, celle-ci doit être appliquée par le juge, conformément à l’article 2 du code civil » (Cass. civ. 7 juin 1901, DP 1902. 1. 105, S. 1902. 1. 513, note A. Wahl).

II. La loi du 4 mars 2002

23. La loi du 4 mars 2002 a eu notamment pour objet de revenir sur les jurisprudences du Conseil d’État et de la Cour de cassation présentées ci‑dessus. Comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions dans le cadre de l’affaire portée par les requérants devant le Conseil d’État et qui a donné lieu à la décision du 31 mars 2014 : « Ainsi, par des dispositions permanentes reprises à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles, la loi a solennisé et consacré l’esprit de la jurisprudence Centre hospitalier régional de Nice [Conseil d’État]. Elle a apporté trois limites au champ de la responsabilité médicale et hospitalière en la matière : tout d’abord, la responsabilité du praticien ou de l’établissement ne peut plus être recherchée qu’en cas de faute caractérisée ; ensuite, cette responsabilité ne prend en compte que le seul préjudice des parents ; enfin, sont exclues de ce préjudice les « charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, du handicap », dont la compensation est renvoyée à la solidarité nationale ».

24. Les dispositions de la loi pertinentes au regard de la présente affaire, sont les suivantes :

Article 1er

« I. Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance.

La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer.

Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale.

Les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation.

II. Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale.

III. Le conseil national consultatif des personnes handicapées est chargé, dans des conditions fixées par décret, d’évaluer la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes handicapées de nationalité française établies hors de France prises en charge au titre de la solidarité nationale, et de présenter toutes les propositions jugées nécessaires au Parlement, visant à assurer, par une programmation pluriannuelle continue, la prise en charge de ces personnes (…) »

25. Ces dispositions sont entrées en vigueur « dans les conditions du droit commun à la suite de la publication de la loi au Journal officiel de la République française ». Publiée au Journal officiel du 5 mars 2002, la loi précitée est donc entrée en vigueur le 7 mars 2002.

III. Modalités d’application dans le temps du régime de responsabilité institué par la loi du 4 mars 2002

A. Dispositions transitoires et loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées et jurisprudence

26. Par des dispositions transitoires qui ont ensuite été reprises par la loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, la loi a rendu les dispositions codifiées à l’article L. 114-5 du CASF applicables aux instances en cours à la date de son entrée en vigueur, soit le 7 mars 2002. Ainsi, aux termes du 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 précitée :

« Les dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles (…) sont applicables aux instances en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 (…), à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. »

27. À la suite des arrêts Maurice c. France [GC], no 11810/03, CEDH 2005‑IX et Draon c. France [GC], no 1513/03, 6 octobre 2005 rendus par cette Cour concernant des contentieux engagés avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 (juridictions nationales saisies avant le 7 mars 2002), tant la Cour de cassation (24 janvier 2006) que le Conseil d’État (24 février 2006, M. et Mme Levenez, no 250704) ont jugé que l’application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 était incompatible avec la Convention.

B. Décision QPC no 2010-2 du 11 juin 2010 (affaire Mme Viviane L.) rendue par le Conseil constitutionnel

28. Par la décision QPC no 2010-2 du 11 juin 2010 (affaire Mme Viviane L./loi dite « anti-Perruche »), le Conseil constitutionnel a abrogé le 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 :

« Considérant que le paragraphe I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 susvisée est entré en vigueur le 7 mars 2002 ; que le législateur l’a rendu applicable aux instances non jugées de manière irrévocable à cette date ; que ces dispositions sont relatives au droit d’agir en justice de l’enfant né atteint d’un handicap, aux conditions d’engagement de la responsabilité des professionnels et établissements de santé à l’égard des parents, ainsi qu’aux préjudices indemnisables lorsque cette responsabilité est engagée ; que, si les motifs d’intérêt général précités pouvaient justifier que les nouvelles règles fussent rendues applicables aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement, ils ne pouvaient justifier des modifications aussi importantes aux droits des personnes qui avaient, antérieurement à cette date, engagé une procédure en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice ; que, dès lors, le 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 susvisée doit être déclaré contraire à la Constitution. »

29. Le commentaire de la décision paru aux Cahiers du Conseil constitutionnel (Cahier no 29) fournit les précisions suivantes :

« (…) Le Conseil a estimé que le législateur aurait pu rendre applicable le dispositif aux instances postérieures à son entrée en vigueur et portant sur des situations juridiques nées antérieurement. Le contrôle de la rétroactivité de la loi n’interdit pas que le législateur déroge aux règles de droit commun de l’application dans le temps des lois nouvelles en matière de responsabilité, et décide de rendre la loi nouvelle applicable aux situations juridiques nées antérieurement. Les motifs d’intérêt général poursuivis par le législateur eussent justifié une telle mesure.

Toutefois, le Conseil a estimé que ces motifs ne pouvaient justifier une atteinte aussi importante que celle qui consistait à appliquer la loi nouvelle aux personnes qui avaient, antérieurement à son entrée en vigueur, engagé une procédure pour obtenir réparation de leur préjudice. Dans ce cas, la proportion entre l’atteinte portée aux droits en cause et le motif poursuivi n’était plus respectée. Le Conseil a donc déclaré contraire à la Constitution le dispositif de droit transitoire qui rendait applicable la loi nouvelle à toutes les instances où il n’avait pas jugé de manière irrévocable sur le principe de l’indemnisation.

La suppression de cette disposition de droit transitoire laissant immédiatement place à l’application des règles de droit commun relatives à l’application de la loi dans le temps, il n’était pas nécessaire que le Conseil fixe des règles transitoires quant aux effets dans le temps de cette déclaration d’inconstitutionnalité. »

30. Cette décision du Conseil constitutionnel a donné lieu à des interprétations différentes du Conseil d’État et de la Cour de cassation quant à l’applicabilité de l’article L. 114-5 précité à des actions en justice portant sur des demandes de réparation de dommages dont le fait générateur était antérieur au 7 mars 2002.

31. Pour sa part, le Conseil d’État a jugé que « il résulte de la décision du Conseil constitutionnel et des motifs qui en sont le support nécessaire qu’elle n’emporte l’abrogation du 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 que dans la mesure où cette disposition rend les règles nouvelles applicables aux instances en cours au 7 mars 2002 ». Il en a déduit que ces dispositions s’appliquent à la réparation de dommages dont le fait générateur est antérieur à leur entrée en vigueur mais qui, à cette date, n’avaient pas encore donné lieu à l’introduction d’une action indemnitaire (CE, Assemblée, 13 mai 2011, no 329290).

32. Quant à elle, la Cour de cassation a jugé que « si l’autorité absolue que la Constitution confère à la décision du Conseil constitutionnel s’attache non seulement à son dispositif mais aussi à ses motifs, c’est à condition que ceux-ci soient le support nécessaire de celui-là ; que le dispositif de la décision 2010-2 QPC (…) énonce que le 2 du paragraphe II de l’article 2 de la loi (…) du 11 février 2005 (…) est contraire à la Constitution ; que, dès lors, faute d’une mention d’une quelconque limitation du champ de cette abrogation, soit dans le dispositif, soit dans des motifs clairs et précis qui en seraient indissociables, il ne peut être affirmé qu’une telle déclaration d’inconstitutionnalité n’aurait effet que dans une mesure limitée, incompatible avec la décision de la cour d’appel de refuser d’appliquer les dispositions de l’article L. 114-5 du CASF » (Cass. civ. 1, 15 décembre 2011, 10-27.473, Bull. 2011, I, no 216). Cette solution, excluant l’application de l’article L. 114-5 du CASF à des faits nés antérieurement au 7 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’action indemnitaire, a été confirmée par la suite (Cass. civ. 1, 14 novembre 2013, 12-21.576).

EN DROIT

I. SUR les Exceptions PRÉLIMINAIRes TIRÉES DU NON-ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES

A. Les thèses des parties

1. Le Gouvernement

33. À titre principal, le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité concernant les griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 § 1 de la Convention. Il explique que ces griefs n’ont été soulevés ni explicitement ni en substance devant les juridictions nationales. Ces dernières ont examiné les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 14 de la Convention mais n’ont pas été mises à même de se prononcer sur les autres articles.

2. Les requérants

34. Les requérants se réfèrent à la jurisprudence selon laquelle le grief dont on entend saisir la Cour doit avoir été soulevé au moins en substance, étant entendu que l’article 35 de la Convention doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 74 et 77, CEDH 1999‑V). Au vu des écritures contentieuses déposées par les requérants au soutien de leur pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, ils estiment manifeste que les griefs ont été soulevés expressément ou en substance, qu’il s’agisse de ceux tirés de l’article 6 § 1 de la Convention (application rétroactive de la loi, droit d’accès à un tribunal pour l’enfant, discrimination dans la jouissance du droit à un procès équitable), comme de ceux tirés de l’article 8 § 1 de la Convention (obligation procédurale à la charge de l’État en matière de responsabilité médicale, examen effectif des moyens, dysfonctionnements, indemnisation intégrale, dénaturation/remise en cause des rapports génétiques de l’enfant, obligation de célérité). Ils expliquent que s’il est vrai que les requérants n’ont pas invoqué explicitement l’article 8 § 1 de la Convention devant les juridictions françaises, celles-ci se trouvaient néanmoins saisies des questions de la responsabilité des autorités hospitalières du fait de l’atteinte à l’intégrité physique de l’enfant et psychique des parents et des nombreuses négligences, carences et incompétences du personnel médical du Centre hospitalier de S., lesquelles relèvent du champ de cette disposition.

B. Appréciation de la Cour

35. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes. La finalité de l’article 35 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI). L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (voir, parmi d’autres, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, Elçi et autres c. Turquie, no 23145/93 et no 25091/94, §§ 604 et 605, 13 novembre 2003, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004‑III et Matalas c. Grèce, no 1864/18, § 25, 25 mars 2021).

36. En l’espèce, la Cour relève que les trois juridictions internes saisies par les requérants se sont bien prononcées sur les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 14 de la Convention. En revanche, il ressort des pièces produites que les juridictions nationales, faute d’avoir été saisies, même en substance, par les requérants des griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 § 1 de la Convention, n’ont pu se prononcer sur ces dispositions, ni sur des moyens d’effet équivalent ou similaires fondés sur le droit interne. Dès lors, il y a lieu d’accueillir les exceptions soulevées par le Gouvernement et tirées du non-épuisement des voies de recours internes.

37. Il s’ensuit que les griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 § 1 doivent être rejetés comme irrecevables en application de l’article 35 §§ 1 et 4 in fine de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 dU PROTOCOLE No 1

38. Les deux premiers requérants contestent l’application par le Conseil d’État, dans son arrêt du 31 mars 2014, des 1er et 3ème alinéa de l’article L. 114-5 du CASF. Ils soutiennent que l’application de ces dispositions qui a conduit à exclure par principe l’indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de leur fils a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens en violation de l’article 1 du Protocole no v1 aux termes duquel :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

39. Se fondant sur la jurisprudence précitée de la Cour, ainsi que sur l’arrêt Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, CEDH 2004‑IX, le Gouvernement soutient que les requérants ne sont pas titulaires d’un « bien », ni au sens strict du terme ni au sens de « l’espérance légitime ». Il fait valoir que le critère décisif pour déterminer s’il existe une espérance légitime est l’existence d’une base suffisante en droit interne faisant naître un intérêt patrimonial qui peut notamment résulter d’une jurisprudence établie par les tribunaux. On ne saurait donc conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par les requérants sont en définitive rejetés par les juridictions nationales. Le Gouvernement soutient que tel est le cas dans la présente affaire dès lors que, si la naissance de l’enfant est antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, l’action indemnitaire a, elle, été introduite par les requérants au mois de février 2006, soit quatre ans plus tard. Or, à cette date, la jurisprudence administrative n’était pas fixée sur les conditions d’application dans le temps de l’article L. 114-5 du CASF. En outre, le Gouvernement souligne que le Conseil d’État a recherché l’intention du législateur afin de déterminer les modalités d’application dans le temps des dispositions de la loi du 4 mars 2002, ce qui serait, selon lui en conformité avec la position développée par la Cour dont il soutient qu’elle se place à la date de l’introduction de l’instance par les requérants pour rechercher l’existence d’une « espérance légitime » au sens de l’article 1er du Protocole no 1 (voir Pellegrin c. France, no 74946/14, 20 novembre 2018). Enfin, selon le Gouvernement, les requérants ne pourraient en aucun cas prétendre à une espérance légitime d’être indemnisés davantage. En effet, si la loi du 4 mars 2002 a notamment supprimé la possibilité d’obtenir réparation au titre des charges particulières résultant du handicap de l’enfant, telle qu’elle était auparavant ouverte par la jurisprudence du Conseil d’État dite Quarez, il apparaît que la cour administrative d’appel de Douai, faisant application du droit applicable avant l’entrée en vigueur de l’article L. 114-5 du CASF, avait exclu toute indemnisation à ce titre (voir paragraphe 12 ci-dessus). Il s’ensuit, selon le Gouvernement, que dans la présente affaire, la mise en œuvre de la logique retenue par la Cour conduit à constater l’absence « d’espérance légitime » constitutive d’un « bien ».

b) Les requérants

40. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (en particulier Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, série A no 332 et Maurice c. France [GC], no 11810/03, CEDH 2005‑IX et Draon c. France [GC], no 1513/03, 6 octobre 2005), les requérants, qui se placent sur le terrain de « l’espérance légitime », soutiennent qu’ils sont titulaires d’un « bien ». Ils font valoir qu’avant l’intervention de la loi du 4 mars 2002, ils disposaient d’une espérance légitime d’obtenir la réparation intégrale des préjudices subis du fait du handicap de leur fils A. Les requérants soutiennent qu’il ressort clairement du droit national que les conditions d’engagement de la responsabilité du centre hospitalier étaient réunies dès la date de survenance du fait générateur du dommage, quelle que soit la date à laquelle les juridictions internes ont été saisies. Ils contestent l’application au litige de l’article L. 114-5 du CASF ainsi que le motif retenu par le Conseil d’État, dans son arrêt du 31 mars 2014, tiré de ce que, faute d’avoir engagé une instance avant le 7 mars 2002, ils n’étaient pas titulaires à cette date d’une créance indemnitaire qui aurait été constitutive d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Ils estiment, au contraire, avoir été indûment privés de la créance indemnitaire que constitue le droit à la réparation intégrale de l’ensemble de leur préjudice, y compris les charges particulières liées au handicap de l’enfant tout au long de sa vie et les troubles dans les conditions d’existence des parents. En tout état de cause, ils indiquent qu’il n’était pas possible pour eux de saisir le juge administratif avant le 7 mars 2002 s’agissant d’une naissance intervenue le 30 décembre 2001, avec une sortie post-opératoire en janvier 2002.

2. Appréciation de la Cour

41. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence (voir en particulier sur ce point les arrêts précités Maurice c. France [GC], no 11810/03, CEDH 2005‑IX et Draon c. France [GC], no 1513/03, 6 octobre 2005), un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions litigieuses se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » relevant du champ de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, résultant par exemple d’une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion « d’espérance légitime ».

42. Dans toute une série d’affaires, la Cour a jugé que les requérants n’avaient pas « d’espérance légitime » au motif que l’on ne pouvait considérer qu’ils possédaient de manière suffisamment établie une créance immédiatement exigible. Selon sa jurisprudence, l’existence d’une « contestation réelle » ou d’une « prétention défendable » ne constitue pas un critère permettant de caractériser l’existence d’une « espérance légitime » protégée par l’article 1 du Protocole no 1. La Cour estime que lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme possédant une « valeur patrimoniale » que s’il a une base suffisante en droit interne, par exemple quand il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 35 et 48 à 52, CEDH 2004-IX).

43. La Cour se réfère à cet égard à l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres précitée qui concernait des créances en réparation d’accidents de navigation dont il était soutenu qu’ils avaient été causés par la négligence de pilotes belges. En vertu du droit belge de la responsabilité et de la jurisprudence des juridictions internes, la Cour a relevé que la créance en réparation naissait dès la survenance du dommage, la décision juridictionnelle ne faisant qu’en confirmer l’existence et en déterminer le montant. Se fondant ainsi sur la manière dont la créance serait traitée en droit interne au vu de la jurisprudence constante des juridictions belges, la Cour a considéré que les requérants pouvaient prétendre avoir une « espérance légitime » de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause. Mais l’« espérance légitime » ainsi identifiée n’était pas en elle-même constitutive d’un intérêt patrimonial ; elle se rapportait à la manière dont la créance qualifiée de « valeur patrimoniale » serait traitée en droit interne, et spécialement à la présomption selon laquelle la jurisprudence constante des juridictions nationales continuerait de s’appliquer à l’égard des dommages déjà causés ».

44. Les affaires précitées Maurice et Draon illustrent, dans des hypothèses proches de celle en litige, la portée de la notion « d’espérance légitime ». Dans ces deux affaires, les parents d’enfants nés avec un handicap non décelé au cours de la grossesse avaient introduit une action en responsabilité devant les tribunaux internes avant l’entrée en vigueur de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002. Se fondant sur l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres précitée, la Cour a jugé qu’en tant qu’il avait été fait application aux instances en cours des règles fixées par l’article 1er de la loi du 4 mars 2002, il avait été porté une atteinte injustifiée aux droits de créance détenus par ceux qui avaient engagé ces instances sur les auteurs des fautes ayant rendu possible la survenance des dommages, et que, dès lors, avaient été méconnus les droits que les requérants tiraient de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

45. Pour ce faire, la Cour a vérifié, en se plaçant avant l’intervention de la loi litigieuse, si les conditions d’engagement de la responsabilité pour faute étaient réunies et a considéré que les requérants disposaient d’une créance s’analysant en une « valeur patrimoniale ». Examinant ensuite la manière dont cette créance aurait été traitée en droit interne sans l’intervention de la loi litigieuse, la Cour a estimé que, compte tenu de l’arrêt Quarez et de la jurisprudence constante établie depuis par les juridictions administratives en la matière, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice, y compris les charges particulières découlant du handicap de leur enfant tout au long de sa vie.

46. La Cour en a déduit que l’application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 avait fait perdre aux parents « une valeur patrimoniale préexistante et faisant partie de leurs biens, à savoir une créance en réparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le montant conformément à la jurisprudence fixée par les plus hautes juridictions nationales » (§ 82 de l’arrêt Draon et § 90 de l’arrêt Maurice).

47. S’agissant du cas de l’espèce, pour caractériser l’existence d’un bien au sens de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention, il convient de tenir compte du droit interne en vigueur lors de l’ingérence dont se plaignent les requérants : il s’agissait du régime prétorien de responsabilité pour faute présenté ci-dessus. La Cour relève que ni le centre hospitalier, ni le Gouvernement ne contestent que l’erreur de diagnostic commise lors des échographies prénatales ait été constitutive d’une faute ayant causé un dommage. Le seul point en litige est la date du fait générateur de la créance. Le Gouvernement, reprenant la solution retenue par le Conseil d’État dans sa décision du 31 mars 2014, soutient que, faute d’avoir engagé une instance avant le 7 mars 2002, les requérants n’étaient pas titulaires à cette date d’un droit de créance indemnitaire, lui-même constitutif d’un « bien » au sens de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

48. La Cour ne saurait souscrire à cette thèse. Elle relève que les juridictions nationales ont établi sans ambiguïté, dans le cadre des décisions rendues, et à tous les stades de ces procédures, l’existence d’une faute ainsi que d’un lien de causalité directe entre la faute commise et le préjudice subi. Les juridictions ont en effet considéré qu’en l’espèce la faute du centre hospitalier a conduit les requérants à croire que l’enfant conçu n’était pas atteint d’anomalie et que la grossesse pouvait être normalement menée à son terme, alors que les requérants avaient clairement manifesté leur volonté d’éviter le risque d’un accident génétique. La faute ainsi commise a dissuadé la requérante de pratiquer tout examen complémentaire qu’elle aurait pu faire dans la perspective d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique. Pour effectuer ce constat, les juridictions se sont fondées d’abord sur la jurisprudence Quarez précitée, puis sur les dispositions de la loi du 4 mars 2002, qui n’ont d’ailleurs pas modifié les conditions d’établissement du lien de causalité entre la faute, même caractérisée, et le préjudice des parents de l’enfant né handicapé.

49. Les conditions d’engagement de la responsabilité du Centre hospitalier étaient donc bien réunies, et les requérants disposaient par conséquent d’une créance correspondant au droit à l’indemnisation des frais liés à la prise en charge d’un enfant né handicapé après une erreur de diagnostic prénatal s’analysant en une « valeur patrimoniale ». Quant à la date à laquelle cette créance aurait été constituée en droit interne sans l’application contestée des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, les jurisprudences administratives et judiciaires sont, ainsi qu’il a été rappelé ci‑dessus, concordantes : le droit à réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause, et ce indépendamment de la date d’introduction d’une demande en justice tendant à la réparation de ce dommage (voir paragraphe 19 ci-dessus). La Cour estime que, compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur (voir le paragraphe 19 ci-dessus), les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant. S’agissant de la date du fait générateur de la créance en réparation, qui est la question centrale relative à l’existence de l’espérance légitime contestée par le Gouvernement, cette affaire, comme les affaires Maurice et Draon, se distingue donc de l’affaire Pellegrin c. France citée par le Gouvernement, relative au droit successoral et dans laquelle il existait une controverse sur l’interprétation et l’application du droit interne.

50. Il s’ensuit que, de l’avis de la Cour, les requérants détenaient une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi litigieuse. Ils étaient donc titulaires d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, lequel s’applique dès lors en l’espèce.

51. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

52. Les requérants soutiennent, en premier lieu, que, compte tenu de l’abrogation par le Conseil constitutionnel des dispositions transitoires, l’application rétroactive de l’article L. 114-5 aux faits générateurs antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 ne saurait être considérée comme étant « prévue par la loi » ainsi que l’exige l’article 1 du Protocole no 1. En deuxième lieu, ils font valoir que l’application des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF à leur affaire constitue une « ingérence » dans le droit au respect de leurs biens dont la légitimité serait affaiblie compte tenu notamment du nombre très réduit de cas d’enfants nés handicapés à la suite d’une erreur de diagnostic prénatal. Les requérants soulignent enfin l’importance et le caractère disproportionné des conséquences de l’application de l’article L. 114-5 du CASF dans le cas d’espèce, qui les a purement et simplement privés d’une partie substantielle de leur créance relative aux charges particulières liées au handicap de leur enfant.

b) Le Gouvernement

53. Si la Cour devait considérer que les requérants étaient titulaires d’une créance constitutive d’un bien, le Gouvernement soutient qu’en tout état de cause, les faits ne sont pas constitutifs d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1. En premier lieu, le Gouvernement rappelle que dans les affaires Draon et Maurice précitées, il n’avait pas été contesté que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, ainsi que l’exige l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Contrairement aux requérants, il soutient qu’il doit en aller de même en l’espèce, sauf à dénier tout contrôle de constitutionnalité, impliquant par nature la possibilité d’une censure de dispositions législatives. Le Gouvernement souligne, en deuxième lieu, que, dans son arrêt du 31 mars 2014, le Conseil d’État a procédé à l’interprétation de la décision no 2010-2 QPC en se fondant tant sur son dispositif que sur ses motifs qui en sont le support nécessaire. Au vu de la motivation du Conseil d’État, le Gouvernement en déduit que l’ingérence doit être regardée comme prévue par la loi au sens de la jurisprudence de la Cour.

54. Quant à la légitimité de l’ingérence, en troisième lieu, le Gouvernement rappelle que l’évolution du droit en matière de responsabilité médicale poursuit une cause d’utilité publique, notion par nature de vaste portée et que les autorités nationales se trouvent en principe les mieux placées pour déterminer. Le Gouvernement souligne que dans sa décision no 2010-2 QPC, le Conseil constitutionnel a relevé que des motifs d’intérêt général pouvaient justifier l’applicabilité de ces nouvelles règles aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement. Il en déduit que la loi du 4 mars 2002 doit être regardée comme poursuivant un but légitime qui ne saurait être remis en cause par le simple fait qu’il ne résulte plus qu’un très faible nombre de cas d’enfants nés handicapés à la suite d’une erreur de diagnostic prénatal.

55. Enfin, le Gouvernement fait valoir qu’un juste équilibre est ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En effet, le recours à la solidarité nationale ne laisse plus de place à l’incertitude, l’application de la loi du 11 février 2005 étant effective. Il soutient que le principe de proportionnalité est respecté grâce à une indemnisation adéquate.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect d’un « bien »

56. Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, pp. 21-22, § 33).

57. En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que l’application au litige porté par les requérants des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF qui ont exclu par principe l’indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de leur fils constitue une ingérence s’analysant en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

b) Sur la justification de l’ingérence

58. Les parties divergent sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse a été « prévue par la loi », ainsi que l’exige l’article 1 du Protocole no 1.

59. La Cour relève d’abord que toute atteinte aux droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit en effet satisfaire l’exigence de légalité (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012, c. Lettonie [GC], et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 112). Toutefois, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. Les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent ainsi être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 95, 11 décembre 2018 ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 109, CEDH 2000‑I [GC] ; Hentrich c. France, § 42 ; Lithgow et autres c. Royaume-Uni, § 110 ; Ališić et autres c. Bosnie‑Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 103, CEDH 2014 ; Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 187 ; Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006‑VIII; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], §§ 96-97). Des divergences dans la jurisprudence peuvent créer une insécurité juridique qui est incompatible avec les exigences de l’état de droit (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 153, 19 décembre 2018).

60. En l’espèce, la Cour constate, en premier lieu, que, selon les termes de la décision no 2010-2 QPC du Conseil constitutionnel, le 2 du II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005, soit l’ensemble du dispositif transitoire ayant prévu l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF, est abrogé. Ainsi que cela ressort du commentaire rédigé par les services du secrétariat général du Conseil constitutionnel (voir paragraphe 29), la suppression de cette disposition de droit transitoire laisse immédiatement place à l’application des règles de droit commun relatives à l’application de la loi dans le temps.

61. Il s’ensuit que, compte tenu de l’abrogation de la totalité du dispositif transitoire et en l’absence d’autre disposition législative le prévoyant expressément, l’article L. 114-5 du CASF ne saurait être appliqué à des faits nés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’instance, en vertu des règles de droit commun relatives à l’application des lois dans le temps (voir paragraphes 20 et suivants ci-dessus),

62. La Cour relève, en second lieu, la divergence entre l’interprétation retenue, de manière prétorienne, par le Conseil d’État de la volonté du législateur et de la portée de l’abrogation prononcée par le Conseil constitutionnel (Ass. 13 mai 2011 précitée) et celle retenue par la Cour de cassation (Cass. Civ., 15 décembre 2011 précitée). Dans ces conditions, elle n’est pas en mesure de considérer que la légalité de l’ingérence résultant de l’application, par la décision du Conseil d’État du 31 mars 2014, de l’article L. 114-5 du CASF, pouvait trouver un fondement dans une jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes. La Cour en déduit que l’atteinte rétroactive portée aux biens des requérants ne saurait être regardée comme ayant été « prévue par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

63. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention en ce qui concerne les deux premiers requérants.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1

64. Les trois requérants se plaignent d’avoir été victimes d’une discrimination, faute d’avoir pu obtenir la réparation du préjudice subi devant la juridiction administrative compétente pour statuer sur leur action indemnitaire.

65. Compte tenu de son constat de violation concernant le droit des deux premiers requérants au respect de leurs biens (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le grief des requérants tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

67. Les requérants demandent 10 085 933 euros (EUR) au titre du dommage matériel global qu’ils estiment avoir subi. Ils expliquent le calcul de cette somme par l’utilisation d’une nomenclature spécifique dite DINTILHAC qui serait utilisée par les juridictions françaises. Ils incluent notamment les charges liées au handicap de A., passées et à venir. Ils sollicitent également le paiement de 670 000 EUR au titre du préjudice moral global subi. Cette somme comprend le préjudice d’affection des deux parents et le préjudice extrapatrimonial de A.

68. En ce qui concerne les méthodes de calcul à utiliser, le Gouvernement tient à souligner que la Cour, lorsqu’elle alloue une satisfaction équitable, dispose de ses propres barèmes d’évaluation et n’est pas tenue par les modalités de l’indemnisation qui aurait été accordée par les juridictions internes si le requérant avait obtenu gain de cause devant elles. En effet, s’il en allait autrement, la Cour serait tenue de refaire fictivement le procès ayant eu lieu devant le juge interne, ce qui ne rentrerait pas dans le champ de ses compétences. En tout état de cause, le Gouvernement rappelle que, s’agissant des juridictions administratives, celles-ci n’utilisent pas systématiquement la nomenclature DINTILHAC. Si le Conseil d’État a reconnu la possibilité pour le juge administratif d’y recourir (CE, 16 décembre 2013, no 346575), celui-ci n’est toutefois en aucun cas tenu de s’y référer.

69. Le Gouvernement estime que les demandes des requérants au titre de leurs divers préjudices matériels ne peuvent qu’être rejetées comme non fondées. En particulier, le Gouvernement relève que ces sommes ne sauraient inclure ni les préjudices propres de l’enfant résultant de son handicap, ni les préjudices professionnels des parents. S’agissant des charges particulières liées au handicap de l’enfant, non détecté pendant la grossesse, des dispositions précitées de l’article L. 114-5 du CASF font obstacle à leur inclusion dans le préjudice indemnisable des parents, comme l’ont jugé les juridictions internes et en particulier la cour administrative d’appel de Douai, faisant application du droit en vigueur antérieurement à l’entrée en application de l’article L. 114-5 du CASF. En tout état de cause, le Gouvernement fait valoir que les sommes demandées semblent excessives et devraient être ramenées par la Cour, en cas de reconnaissance de violation, à de plus équitables montants.

70. Quant au préjudice moral global, le Gouvernement rappelle que les parents ont déjà été indemnisés, à la suite de la décision du Conseil d’État du 31 mars 2014, au titre des troubles dans leurs conditions d’existence et de leur préjudice moral. Allouer une indemnisation au titre de ce chef de préjudice reviendrait donc à indemniser les requérants deux fois, privant ainsi la satisfaction accordée par la Cour de son caractère équitable. S’agissant des préjudices propres de l’enfant, ceux-ci ne sauraient faire l’objet d’une quelconque indemnisation. En tout état de cause, le Gouvernement tient à souligner le caractère excessif des sommes demandées par les requérants au titre du préjudice moral.

71. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, la question de l’application de l’article 41 en ce qui concerne les dommages matériel et moral ne se trouve pas en état. Il y a donc lieu de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et les intéressés (article 62 du règlement).

B. Frais et dépens

72. En ce qui concerne les frais et dépens exposés devant les juridictions internes, les requérants demandent 17 902,50 EUR pour la procédure devant le Conseil d’État, 2 870,40 EUR pour la procédure devant la cour d’appel et 23 110,62 EUR pour la procédure devant le tribunal administratif. Quant aux frais et dépens exposés devant la Cour, les requérants demandent 7 980 EUR et fournissent l’état d’honoraires correspondant.

73. Le Gouvernement ne présente aucune observation particulière à ce sujet.

74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de la nature des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 17 902,50 EUR tous frais confondus pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant le Conseil d’État, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

75. Quant à la procédure menée devant elle, la Cour relève que quatre griefs ont été déclarés irrecevables. Eu égard à la complexité des griefs restants, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants 7 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

76. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 14 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne les deux premiers requérants ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné à l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit qu’en ce qui concerne la somme à octroyer aux requérants pour tout dommage matériel ou moral résultant de la violation constatée, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et, en conséquence :

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les six mois à compter de la date de communication du présent arrêt, leurs observations sur la question et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la Section le soin de la fixer au besoin ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 24 902,50 EUR (vingt-quatre mille neuf cent deux euros et cinquante centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 février 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik                    Síofra O’Leary
Greffier                                       Présidente

Dernière mise à jour le février 3, 2022 par loisdumonde

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