DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İLKER DENİZ YÜCEL c. TURQUIE
(Requête no 27684/17)
ARRÊT
Art 5 § 1 (c) • Détention provisoire irrégulière d’un journaliste, faute de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale • Art 15 • Absence de mesure dérogatoire applicable à la situation
Art 5 § 4 • Garanties procédurales du contrôle • Connaissance suffisante des preuves à charge revêtant une importance essentielle, malgré l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête de manière illimitée
Art 5 § 5 • Réparation accordée manifestement insuffisante • Recours individuel devant la Cour constitutionnelle ineffectif
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
STRASBOURG
25 janvier 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yücel c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambrecomposée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 6 avril 2017,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Vu les commentaires soumis par le gouvernement allemand (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du Règlement de la Cour),
Vu les observations soumises par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire aux droits de l’homme »), qui a exercé son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du Règlement de la Cour),
Vu les observations soumises par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations-Unies (« le Rapporteur spécial ») ainsi que par les organisations non gouvernementales suivantes, lesquelles ont agi conjointement : PEN International, ARTICLE 19, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, l’International Press Institute et Reporters Sans Frontières (« les organisations non gouvernementales intervenantes »), autorisées par le président de la section à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du Règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 novembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne plus particulièrement la détention provisoire du requérant, un journaliste, prétendument en raison de ses activités journalistiques.
EN FAIT
2. Le requérant, M. İlker Deniz Yücel, né en 1973, est un ressortissant ayant la double nationalité turque et allemande. Il réside actuellement en Allemagne. Il a été représenté devant la Cour par Me V. Ok et Me F. Çağıl, avocats exerçant à Istanbul.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministre de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprès de la Cour.
I. LA TENTATIVE DE COUP D’ÉTAT DU 15 JUILLET 2016
4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus (pour les détails relatifs à la tentative de coup d’État, voir l’arrêt de la Cour Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 14‑17, 20 mars 2018).
5. Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
6. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
7. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets‑lois en application de l’article 121 de la Constitution. Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).
8. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.
II. LA GARDE À VUE ET LE PLACEMENT EN DÉTENTION PROVISOIRE DU REQUÉRANT ET LA PROCÉDURE PÉNALE ENGAGÉE CONTRE LUI
9. Le requérant est journaliste. À l’époque des faits, il était le correspondant en Turquie du quotidien allemand Die Welt.
10. À une date de 2016 non précisée dans le dossier, un groupe illégal dénommé « RedHack », prétendument lié à des organisations terroristes de l’extrême gauche, annonça qu’il détenait des courriels personnels de M. Berat Albayrak, le ministre turc de l’Énergie. En décembre 2016, le site Wikileaks publia plus de 50 000 courriels présentés comme ayant été envoyés depuis l’adresse électronique du ministre en question (pour des informations plus détaillées concernant cette enquête, voir Öğreten et Kanaat c. Turquie, nos 42201/17 et 42212/17, §§ 10-26, 18 mai 2021).
11. Le 20 décembre 2016, une lettre anonyme fut envoyée à la police d’Istanbul dans laquelle il était allégué que les courriels piratés avaient été envoyés à une autre adresse électronique. Selon la source anonyme, la personne chargée de ce transfert avait partagé les coordonnées de cette adresse électronique sur Twitter avec dix-huit personnes, dont le requérant.
12. Le 24 décembre 2016, le procureur de la République ordonna le placement en garde à vue des suspects. Par une décision du même jour, il restreignit le droit des avocats d’examiner le contenu du dossier d’enquête ou d’obtenir des copies des documents y figurant sur le fondement de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale (CPP). Le 20 février 2017, le requérant forma un recours contre cette décision. Par une décision du 22 février 2017, le 2e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours. Le requérant forma opposition contre cette dernière décision. Le 18 avril 2017, le 3e juge de paix d’Istanbul rejeta cette opposition.
13. Entretemps, le 26 décembre 2016, le 14e juge de paix d’Istanbul avait délivré un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant. Il ressort de ce document que l’intéressé était soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste, d’intrusion dans un système de traitement de données, de détérioration et destruction des données stockées dans ce système et atteinte à leur accès, et d’enregistrement de données dans ce système de traitement.
14. Le 14 février 2017, le requérant apprit par les médias qu’il était soupçonné d’avoir commis des infractions pénales. Il s’adressa alors au parquet d’Istanbul avant de se rendre au poste de police d’Istanbul pour y faire une déposition.
15. Le même jour, il fut interrogé au poste de police par la police d’Istanbul sur le piratage des courriels du ministre de l’Énergie et le partage de ceux-ci avec un groupe de journalistes. Il déclara qu’il répondrait à ces questions devant le procureur de la République. Il ne fut toutefois pas transféré devant le parquet et fut placé en garde à vue.
16. Le 15 février 2017, sur ordre du 3e juge de paix d’Istanbul, une perquisition fut effectuée au domicile du requérant.
17. Le 20 février 2017, le requérant forma un recours contre la décision de placement en garde à vue, afin d’obtenir sa remise en liberté. Par une décision rendue le 22 février 2017, le 2e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours.
18. Le 27 février 2017, le requérant, assisté de ses avocats, fut interrogé par le procureur de la République d’Istanbul. Dans ce contexte, le procureur lui demanda tout d’abord s’il avait un lien avec C.B., un des dirigeants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation terroriste armée), avec lequel il avait réalisé un entretien qui était paru dans Die Welt. Il lui posa ensuite des questions détaillées concernant principalement plusieurs des articles que l’intéressé avait publiés dans Die Welt, notamment :
i) son article paru le 26 octobre 2016 par lequel il avait prétendument incité à la discrimination ;
ii) son article du 6 novembre 2016, qui avait été publié avec une photographie du président de la République de Turquie, sous laquelle figurait la mention « putschiste » (darbeci) ;
iii) son article du 21 juillet 2016 dans lequel il avait écrit la phrase suivante : « la valeur de la garantie fournie par un arnaqueur » (bir üçkağıtçının verdiği teminatın değeri) ;
iv) son article du 19 juin 2016 que le parquet considérait comme faisant de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK ;
v) son article paru le 27 octobre 2016 dans lequel il avait déclaré ce qui suit : « Les réponses [qui ont été faites] à des questions symboliques, telles que le génocide des Arméniens, montrent que la position timide [qui ressortait] de la déclaration officielle publiée par Erdoğan il y a quelques années a changé (…) L’élite sociale et culturelle de la Turquie tournée vers l’Ouest s’est transformée en la nouvelle Turquie d’Erdoğan, [une Turquie] plus autoritaire, plus bigote et ordinaire » (Beyan ve ifadelerine hassaten Ermenilere yapılan soykırım gibi sembolik sorulara verilen cevaplar Erdoğan’ın birkaç sene öncesine kadar yayınladığı resmi yazıdaki çekingen tavrının değiştiğini gösteriyor… Türkiye’nin eski batı yönlü politik kültür ve elit dokusu şimdilerde Erdoğan’ın yeni Türkiye’si ile daha otoriter, daha yobaz ve sıradan bir kimliğe bürünmüş) ;
vi) son article du 7 octobre 2016 intitulé « Comment un piratage de 20 Gb peut nuire au régime d’Erdoğan ? » (20 Gb’lık hackleme Erdoğan rejimine ne gibi zarar verebilir ?) ;
vii) son article paru le 18 juillet 2016 dans lequel il avait présenté Fetullah Gülen (un citoyen turc résidant aux États-Unis d’Amérique, considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation FETÖ/PDY (« Organisation terroriste fetullahiste / Structure d’État parallèle »)) comme un ancien partenaire du président Erdoğan ; et
viii) son article paru le 12 décembre 2016 dans lequel il avait écrit ce qui suit : « H.A., 19 ans, se cachait avec d’autres [personnes] au sous-sol [d’un immeuble, et] a probablement été tuée et brûlée par les forces de sécurité lors d’un affrontement armé [qui a eu lieu] dans la ville kurde de Cizre » (19 yaşındaki H.A. … Kürt şehri Cizre’deki silahlı çatışmada diğerleri ile bir bodrumda saklanan ve burada muhtemelen güvenlik güçleri tarafından yakılarak öldürülen).
19. Dans ses réponses, le requérant déclara en résumé qu’il n’avait commis aucune infraction, qu’il était journaliste et qu’il n’avait aucun lien avec des organisations terroristes. L’avocat du requérant indiqua qu’il considérait cet interrogatoire comme une atteinte à la liberté d’expression de son client.
20. À la suite de cette comparution, le procureur de la République d’Istanbul demanda au 9e juge de paix d’Istanbul de placer l’intéressé en détention provisoire pour propagande en faveur d’une organisation terroriste et incitation du peuple à la haine et à l’hostilité. Il motiva sa demande comme suit :
« Sous couvert de journalisme, le requérant a contribué aux tentatives de légalisation de l’organisation terroriste [PKK/KCK[1]] en réalisant des entretiens avec [C.B.], qui était le dirigeant de l’organisation terroriste armée PKK/KCK. Dans les articles qu’il a publiés dans le journal [Die Welt], il n’a pas critiqué les actions de l’organisation terroriste PKK/KCK, qui vise à diviser notre pays, [mais] il a manipulé l’opinion publique [en critiquant] les opérations et les actes des forces de sécurité. Il a déclaré que les forces de sécurité tuaient des gens de manière arbitraire et que les opérations de sécurité [menées par elles] dans les régions de l’est étaient de vrais massacres. Il a écrit dans ses articles que H.A. avait été tuée intentionnellement par les forces de sécurité à Cizre. Dans un de ses articles, il a aussi [publié] une blague qui pouvait inciter à la haine et à l’hostilité entre [l’identité] turque et les sociétés. »
21. Le même jour, le requérant, soupçonné de propagande en faveur d’une organisation terroriste et d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, comparut devant le 9e juge de paix d’Istanbul, qui l’interrogea au sujet de plusieurs articles qu’il avait rédigés ainsi que sur les accusations qui étaient portées contre lui.
22. Devant le juge de paix, l’intéressé déclara qu’il n’avait commis aucune infraction, qu’il était journaliste et qu’il n’avait aucun lien avec les organisations terroristes. Il indiqua qu’il n’avait aucune responsabilité dans le choix des titres de ses articles. Il soutint par ailleurs qu’il y avait certaines erreurs de traduction de l’allemand vers le turc dans les articles qui étaient cités par le parquet. Il argua en substance que les articles susmentionnés étaient protégés par son droit à la liberté d’expression. Il ajouta également qu’il n’était pas possible de mener une enquête pénale au sujet de ses articles et cela pour cause de prescription.
23. À la fin de l’audience, se fondant sur le contenu des articles publiés par le requérant au sujet de la politique interne et internationale du gouvernement turc, en particulier ceux qui concernaient la question kurde, le juge ordonna le placement en détention provisoire de l’intéressé, eu égard à l’existence de forts soupçons pesant sur lui, à la nature des infractions en cause, à l’état des preuves, à la peine prévue pour les infractions en question et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes. Les parties pertinentes en l’espèce de la décision de placement en détention provisoire se lisaient comme suit :
« [Il ressort du contenu du dossier d’enquête] que le suspect est journaliste au [quotidien] Die Welt, une institution de la presse allemande ; que le suspect a réalisé un entretien à Kandil avec [C.B.], un des dirigeants de l’organisation terroriste armée PKK, et qu’il a publié dans un article intitulé « Quand son rêve de présidence est tombé à l’eau, il s’est tourné vers la vengeance » les propos de [celui-ci] sur le président de la République de Turquie en présentant l’organisation terroriste PKK comme une structure légitime ; que dans son article du 26 octobre 2016 le suspect a publié [la blague suivante] : « Parmi les Kurdes, la blague qui résume le mieux l’attitude de l’État turc envers [eux est celle-ci :] un Turc et un Kurde ont été condamnés à la peine capitale, ils demandent au Kurde son dernier souhait, après avoir réfléchi un peu, le Kurde dit : « J’aime beaucoup ma mère, avant de quitter ce monde, j’aimerais bien voir ma mère une dernière fois », quand la même question est posée au Turc, [celui-ci] répond sans hésitation : « Que le Kurde meure sans avoir vu sa mère » (…) Cela dépeint parfaitement le fondement de la politique de la Turquie en Syrie et en Irak. Des millions de personnes ont demandé l’asile en Turquie, pays de ceux qui veulent que le Kurde meure sans voir sa mère », avec cette blague, il a déclaré que la politique de la Turquie visait le même but [que la chute de la blague en question et] il a [ainsi] incité publiquement les citoyens turcs et kurdes, qui sont des frères, à la haine et à l’hostilité ; que, dans son article du 17 février 2017 qui publiait la photographie du président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, avec un drapeau turc à l’arrière-plan [et] le titre « putschiste », il a écrit [la phrase suivante :] « Le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, fonde son propre État sans prêter attention aux autres, le pays [qui fait face à] des manifestations se dirige vers la désintégration » ; que dans son article du 17 février 2017 intitulé « La valeur de la garantie fournie par un arnaqueur », il a [posé des questions sur] l’implication du chef du FETÖ, et [, le cas échéant, sur le degré de son lien] avec la tentative hideuse de coup d’État du 15 juillet ; que, dans son article du 19 juin 2016, il a désigné le dirigeant du PKK, Abdullah Öcalan, comme l’état-major du PKK [et] il a [par conséquent] fait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste en question ; que dans son article du 27 octobre 2016, intitulé « De nos jours, le jargon de déclin moral est souverain en Turquie », sous le chapitre Erdoğan utilise le coup d’État contre le coup d’État, il a écrit [la chose suivante :] « Il [Erdoğan] veut imposer son dictat par la voie du vote populaire et dans le régime qu’il veut fonder, le parlement et les partis [politiques] n’auront aucun rôle décisif [ ;] le but [ainsi] visé ne se distingue pas de la monarchie » ; qu’il a fait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste en écrivant dans son article du 18 juillet 2016 qu’il n’existait aucune preuve décisive [démontrant] que la tentative de coup d’État du 15 juillet avait été faite par l’organisation terroriste FETÖ et que le mystère concernant les responsables qui étaient derrière [celle-ci] restait toujours entier ; qu’il avait rédigé un article, [qu’il avait publié] le 12 décembre 2016, qui concernait les actes [des] terroristes qui avaient attaqué nos forces de sécurité en creusant des tranchées [et en posant] des explosifs dans les maisons des citoyens innocents de Cizre, dans [lequel] il avait fait de la propagande en faveur d’[une] organisation [terroriste] et avait incité à la haine et à l’hostilité [en écrivant] de manière erronée que H.A., qui avait 19 ans, avait été tuée par les forces de sécurité [qui l’avaient soi-disant] brûlée. »
24. Le 6 mars 2017, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de placement en détention provisoire prise contre lui. Par une décision du 13 mars 2017, le 10e juge de paix d’Istanbul rejeta son opposition et ordonna son maintien en détention.
25. Alors que le requérant était en détention provisoire et que des poursuites pénales étaient en cours de préparation contre lui, le président de la République, M. Recep Tayyip Erdoğan, le qualifia publiquement d’« agent allemand » et de « représentant du PKK » et, dans une interview télévisée accordée le 14 avril 2017, il exclut toute possibilité de libération pour l’intéressé tant qu’il resterait en fonction en tant que président de la République.
26. Le 13 février 2018, le parquet d’Istanbul disjoignit l’enquête pénale menée contre le requérant de celle menée contre les autres suspects. Le même jour, il rendit une ordonnance de non-lieu à l’encontre de l’intéressé pour les infractions d’intrusion dans un système de traitement de données et de détérioration et destruction des données stockées dans ce système et atteinte à leur accès.
27. En revanche, toujours le 13 février 2018, le procureur de la République d’Istanbul déposa un acte d’accusation devant la cour d’assises d’Istanbul, par lequel il requérait la condamnation du requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste et pour incitation du peuple à la haine et à l’hostilité.
28. Le 14 février 2018, la cour d’assises d’Istanbul accueillit l’acte d’accusation du procureur de la République.
29. Le 16 février 2018, la cour d’assises d’Istanbul ordonna la remise en liberté du requérant, lequel est par la suite retourné en Allemagne.
30. Par un jugement du 16 juillet 2020, la cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant, sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, à une peine d’emprisonnement de deux ans, neuf mois et vingt-deux jours pour propagande de l’organisation terroriste PKK. Par le même jugement, elle acquitta l’intéressé des chefs d’accusation de propagande de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité. Elle releva en outre que dans son article du 26 octobre 2016, le requérant avait publié une blague concernant un Turc et un Kurde (paragraphe 23 ci-dessus) et que dans son article du 27 octobre 2016, il avait déclaré qu’il y avait eu un génocide des Arméniens commis par l’Empire ottoman. Selon la cour d’assises d’Istanbul, ces propos constituaient l’infraction de dénigrement public de la République de Turquie, délit réprimé par l’article 301 du CP. Elle a par conséquent décidé de porter plainte auprès du parquet compétent.
31. Il ressort des derniers éléments fournis par les parties en 2020 que la procédure pénale est actuellement pendante devant la cour d’appel d’Istanbul.
III. LE RECOURS INDIVIDUEL DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
32. Le 27 mars 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il s’y plaignait principalement d’une violation à son égard du droit à la liberté et à la sûreté et du droit à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. Il soutenait ensuite qu’il avait été arrêté et détenu pour des raisons différentes de celles prévues par la Constitution turque et la Convention. Il demandait également l’application d’une mesure provisoire à même de garantir sa remise en liberté. Il se plaignait enfin d’une violation de ses droits protégés par les articles 3, 6, 8, 13 et 18 de la Convention et demandait à la Cour constitutionnelle d’ordonner sa mise en liberté provisoire.
33. Par une décision du 29 mars 2017, la Cour constitutionnelle, estimant que le maintien en détention provisoire du requérant ne constituait pas un danger pour sa vie ni pour son intégrité physique et morale, refusa d’ordonner la mesure provisoire sollicitée.
34. Le 28 mai 2019, la Cour constitutionnelle rendit un arrêt (no 2017/16589) par lequel elle décida, par trois voix contre deux, qu’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté et du droit à la liberté d’expression et de la presse.
35. En ce qui concerne tout d’abord le grief tiré de la durée de sa garde à vue formulé par le requérant, elle observa que l’intéressé était tenu d’introduire une action fondée sur l’article 141 du code de procédure pénale (CPP), ce dont il s’était abstenu. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours.
36. Pour ce qui est du grief relatif à la détention provisoire subie par le requérant, la Cour constitutionnelle, renvoyant aux principes découlant de son arrêt Şahin Alpay (no 2016/16092, §§ 77-91), constata tout d’abord que la détention provisoire de l’intéressé avait une base légale, à savoir l’article 100 du CPP. Elle vérifia ensuite si la détention provisoire du requérant poursuivait un but légitime et s’il existait de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé des infractions reprochées. Après avoir examiné le contenu des articles incriminés et les autres éléments de preuve contenus dans l’acte d’accusation, la Cour constitutionnelle conclut que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée en l’espèce. Puis elle examina s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté eu égard à l’article 15 de la Constitution, qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence. À cet égard, renvoyant à ses arrêts Şahin Alpay (précité, §§ 77-91), Mehmet Hasan Altan (no 2016/23672, §§ 152-157), Turhan Günay (no 2016/50972, §§ 83-89) et Mustafa Baldır (no 2016/29354, §§ 83‑88), elle estima que, même en cas d’application de l’article 15 de la Constitution, il n’était pas possible d’accepter que des personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction. Elle décida donc que la détention provisoire subie par le requérant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé. Eu égard à son constat de violation de cette disposition, elle estima qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir s’il existait des motifs pertinents et suffisants justifiant la détention provisoire du requérant et si cette privation de liberté poursuivait des fins autres que celles prévues par la Constitution.
37. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle déclara le grief relatif à l’absence d’indépendance et d’impartialité des juges de paix irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
38. En ce qui concerne le grief formulé par le requérant relativement à une impossibilité pour lui d’accéder au dossier d’enquête, la Cour constitutionnelle considéra, eu égard au contenu des questions détaillées qui avaient été posées à l’intéressé lors de ses interrogatoires par le procureur de la République et par le juge de paix, que le requérant avait disposé de suffisamment de moyens pour préparer sa défense quant aux accusations portées contre lui et pour contester son placement en détention provisoire. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
39. Quant au grief relatif à une absence d’audience lors de l’examen du recours du requérant contre sa détention provisoire, la Cour constitutionnelle jugea que la tenue d’une audience ne s’imposait pas à chaque recours formé contre les ordonnances relatives à la mise et au maintien en détention provisoire et que, dans les cas où une personne pouvait comparaître en première instance devant le juge appelé à se prononcer sur sa détention, le défaut de comparution en appel n’enfreignait pas en lui-même la Constitution puisqu’il ne portait pas atteinte au respect du principe de l’égalité des armes. Elle observa que le requérant et son avocat étaient présents lors de l’audience qui s’était tenue le 27 février 2017, à l’issue de laquelle l’intéressé avait été placé en détention provisoire. Elle nota que celui-ci avait formé opposition contre son placement en détention provisoire, que ce recours avait été rejeté le 13 mars 2017 et que le 22 mars 2017, à l’issue de son examen sur dossier, le juge de paix d’Istanbul avait ordonné le maintien en détention provisoire du requérant. Elle releva par ailleurs que quatorze jours et vingt-trois jours s’étaient écoulés entre la dernière comparution du requérant devant un juge et la date respectivement du premier examen sur dossier et du deuxième examen sur dossier. Prenant en compte ces durées, elle considéra que la tenue d’une audience aux fins de ces examens ne s’imposait pas, et, par conséquent, déclara ce grief irrecevable, également pour défaut manifeste de fondement.
40. Pour ce qui est des griefs formulés par le requérant relativement à une incompatibilité de ses conditions de détention, lors de sa garde à vue et de sa détention provisoire, avec l’interdiction des traitements inhumains et dégradants, la Cour constitutionnelle les déclara irrecevables pour non-épuisement des voies de recours.
41. Quant à l’allégation de l’intéressé relative à la violation de son droit au respect de sa vie privée et de son domicile en raison de la perquisition effectuée à ce dernier, la Cour constitutionnelle la rejeta également pour défaut manifeste de fondement.
42. En ce qui concerne le grief relatif au droit à la liberté d’expression et de la presse, la Cour constitutionnelle, renvoyant encore à son arrêt Şahin Alpay (précité, §§ 118-133), releva que la mesure de détention provisoire dont le requérant avait fait l’objet pour ses articles s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de ce droit. Elle considéra que cette mesure privative de liberté poursuivait un but légitime, à savoir la lutte contre une organisation terroriste qui représentait un danger pour la sécurité nationale. En revanche, tenant compte de ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, elle estima qu’une telle mesure, lourde de conséquences puisque consistant en une privation de liberté, ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Elle nota par ailleurs que le contenu des articles incriminés était similaire aux propos d’une partie de l’opinion publique et des chefs de l’opposition politique. Elle estima que la motivation des décisions qui avaient ordonné la détention provisoire du requérant ne permettait pas clairement de déterminer si cette mesure répondait à un besoin social impérieux ou bien en quoi elle était nécessaire. Enfin, elle jugea qu’il était évident que la mise en détention provisoire du requérant, pour autant qu’elle n’était fondée sur aucun élément concret autre que les articles et discours de l’intéressé, pouvait avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et de la presse. En ce qui concerne l’application de l’article 15 de la Constitution, elle se référa à ses constats dans les affaires Şahin Alpay (précité, §§ 143-146) et Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 238-241) et considéra qu’il y avait eu violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.
43. Eu égard à ses constats de violation, la Cour constitutionnelle estima qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 livres turques (TRY – soit environ 3 700 euros (EUR) à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle) pour dommage moral et 2 732,50 TRY (soit environ 400 EUR à la même date) pour frais et dépens.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
44. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 57-60, 20 mars 2018).
45. L’article 216 § 1 du code pénal (CP) dispose :
« Quiconque incite, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, une partie de la population à la haine et à l’hostilité envers une autre partie de la population est passible d’une peine de un an à trois ans d’emprisonnement, si pareille incitation fait naître un risque manifeste et imminent pour la sécurité publique. »
46. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme énonce :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine d’emprisonnement de un an à cinq ans (…) »
47. Dans ses passages pertinents, l’article 153 du CPP dispose :
« (1) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier relatif à la phase d’enquête et peut prendre une copie des documents de son choix, et n’est pas tenu de payer des frais pour cela.
(2) Le pouvoir de l’avocat de la défense peut être limité, sur demande du procureur de la République, par décision du juge de paix, si un examen du contenu du dossier, ou des copies prises, entrave l’objectif de l’enquête en cours. (…)
(3) Les dispositions du deuxième alinéa ne sont pas applicables aux procès-verbaux d’interrogatoire de la personne arrêtée ou du suspect, aux rapports d’expertise et aux procès-verbaux d’autres actes judiciaires, au cours desquels les personnes susmentionnées ont le droit d’être présentes.
(4) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier et tous les éléments de preuve confidentiels, à partir de la date d’approbation de l’acte d’accusation par le tribunal ; il peut prendre copie de tous les dossiers et documents sans aucun frais.
(…) »
EN DROIT
I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
48. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.
49. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
50. La Cour observe que la détention provisoire du requérant a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre l’intéressé au cours de cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.
51. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑dessous – est nécessaire (voir également, Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 78, 20 mars 2018).
II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
A. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation
52. Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que, le requérant ayant été remis en liberté à l’issue de sa détention provisoire, il aurait pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition au titre de ses griefs tirés de l’article 5 de la Convention. À cet égard, il indique que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire en vertu de l’article 141 du CPP une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.
53. Le requérant réplique qu’une action fondée sur l’article 141 du CPP ne constituait pas un remède effectif pour ses griefs présentés devant la Cour.
54. S’agissant d’abord des griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour a estimé récemment, dans son arrêt rendu dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, § 214, 22 décembre 2020), qu’une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne pouvait pas être considérée comme une voie de recours effective pour contester l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
55. Pour ce qui est de l’exception relative au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention relatif à l’impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur un grief similaire à celui du requérant et qu’elle a alors constaté que l’article 141 du CPP ne permettait pas de demander réparation d’un préjudice causé par des défaillances procédurales afférentes au recours en opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 67, 29 novembre 2011, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 59, 17 juillet 2012). Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, le recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief. La Cour ne voit donc pas de raisons de s’écarter de sa jurisprudence en l’espèce.
56. En ce qui concerne ensuite de l’exception concernant le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention relatif à la durée de la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, la Cour observe que le libellé de cette disposition ne prévoit aucune possibilité d’indemnisation pour un tel grief. Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, le recours prévu à l’article 141 du CPP a pu aboutir pour un tel grief.
57. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
B. Sur l’exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
58. Le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir exercé de recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
59. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement.
60. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).
61. En l’occurrence, la Cour observe que le 27 mars 2017, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, laquelle a rendu son arrêt joint sur le fond le 28 mai 2019 (paragraphes 32-43 ci-dessus). Par conséquent, elle estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu toute pertinence.
62. Il convient donc de rejeter également cette exception soulevée par le Gouvernement.
C. Sur la qualité de victime du requérant
63. Dans ses observations additionnelles, reçues le 2 août 2019, le Gouvernement expose que l’arrêt du 28 mai 2019 de la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de son droit à la liberté d’expression et de la presse. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.
64. Les observations du Gouvernement ont été envoyées à l’avocat du requérant, qui avait jusqu’au 4 septembre 2019 pour y répondre. Toutefois, la Cour n’a reçu aucune réponse.
65. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).
66. La Cour rappelle ensuite qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179‑180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).
67. La Cour rappelle aussi qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.
68. En l’espèce, la Cour observe que, le 16 février 2018, le requérant a été remis en liberté. En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).
69. En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour note tout d’abord que la Cour constitutionnelle n’a pas trouvé de violation, même en substance, dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 §§ 4 et 5 et l’article 18 de la Convention. Par conséquent, elle estime que l’intéressé peut toujours se prétendre victime d’une violation de ces dispositions.
70. En revanche, la Cour estime que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse pour les griefs formulés sur le terrain des articles 5 § 1 et 10 de la Convention puisque la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait été placé en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. La haute juridiction a donc estimé qu’il y avait eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Par ailleurs, pour ce qui est du grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, renvoyant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle a relevé que la mesure de détention provisoire imposée au requérant avait également constitué une violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.
71. En ce qui concerne le grief du requérant formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux concernant le caractère raisonnable d’une détention, notamment décrits dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova ([GC], no 23755/07, §§ 84-91, 5 juillet 2016) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017). À cet égard, elle rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a estimé que le requérant avait été mis en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. Autrement dit, elle a conclu qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction. Aux yeux de la Cour, bien que la Cour constitutionnelle ait estimé, eu égard à son constat de violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir s’il y avait des motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant, sa conclusion relative à la légalité de la privation de liberté subie par l’intéressé signifie également qu’il y a eu reconnaissance, au moins en substance, d’une violation dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 3 de la Convention.
72. Il incombe donc à la Cour de rechercher si l’arrêt de la Cour constitutionnelle a constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant. À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014). Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable – ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le type de remède choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Vedat Doğru, précité, § 40). Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011).
73. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a estimé, compte tenu de ses constats de violation, qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 TRY (soit environ 3 700 EUR à la date du prononcé de son arrêt) pour dommage moral et 2 732,50 TRY (soit environ 400 EUR à la même date) pour frais et dépens. Selon le Gouvernement, le requérant a donc obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. Bien que le requérant n’ait pas répondu aux observations du Gouvernement concernant la qualité de victime (voir le paragraphe 64 ci-dessus), la Cour estime, tenant compte notamment de la durée de la détention provisoire subie par le requérant, que ces sommes sont manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (Murat Aksoy c. Turquie, no 80/17, § 90, 13 avril 2021, et Bulaç c. Turquie, no 25939/17, § 53, 8 juin 2021).
74. Dès lors, la Cour relève que, malgré le paiement d’une somme à titre de réparation pour les griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION
75. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, il dénonce la durée de sa détention provisoire, qu’il qualifie d’excessive. Il soutient que les décisions judiciaires ayant ordonné sa mise et son maintien en détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées.
76. L’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (…) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Sur la recevabilité
77. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
78. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis une infraction. Il ajoute que les faits à l’origine des soupçons pesant sur lui s’apparentaient pour partie à des actes relevant de sa liberté d’expression.
79. Le requérant conteste aussi les motifs retenus par les instances judiciaires pour le maintenir en détention provisoire. Selon lui, de tels motifs ne peuvent pas être considérés comme pertinents et suffisants pour priver une personne de sa liberté.
b) Le Gouvernement
80. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58‑68, série A no 28, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, Murray c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte menée contre des organisations terroristes.
81. Le Gouvernement argue que l’une des raisons de l’ouverture d’une enquête pénale contre le requérant portait sur le fait que le compte de courrier électronique personnel du ministre turc de l’Énergie avait été piraté. À l’issue de l’enquête, il avait été établi que les courriels concernés avaient été transférés à un autre compte et qu’un groupe d’utilisateurs de Twitter avait partagé le mot de passe de celui-ci entre eux pour divulguer les courriels personnels du ministre en question et afin de pouvoir causer un scandale. Le Gouvernement ajoute qu’il a également été établi que le compte Twitter du requérant faisait partie de ce groupe. De plus, une enquête pénale a été ouverte contre le requérant pour propagande des organisations terroriste et pour incitation du peuple à la haine et à l’hostilité. En conséquence, le parquet d’Istanbul a ordonné le placement en garde à vue des suspects et le 14 février 2017, l’intéressé a été placé en garde à vue. Le 27 février 2017, eu égard au contenu de ses articles, le juge de paix d’Istanbul ordonna la mise en détention provisoire du requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste et l’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité.
82. Le Gouvernement estime que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que, compte tenu de ces éléments, une procédure pénale a été engagée contre l’intéressé et que cette instance est actuellement en cours devant les juridictions nationales.
83. Le Gouvernement est d’avis que les juridictions nationales ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants, propres à justifier la détention provisoire du requérant. En outre, il considère que la détention provisoire subie par l’intéressé n’a pas excédé une durée raisonnable.
84. Le Gouvernement indique enfin que la Turquie mène une lutte contre de nombreuses organisations terroristes, en particulier contre le PKK et le FETÖ/PDY, et qu’elle a dû faire face à des activités terroristes graves. À ce titre, le Gouvernement souligne que les mesures prises par la Turquie ne doivent pas être comparées à celles prises par d’autres États membres du Conseil de l’Europe, dans la mesure où elle a connu toutes sortes d’activités des organisations terroristes allant des attentats à la bombe à une tentative de coup d’État militaire.
2. Position des tiers intervenants
a) Le Gouvernement allemand
85. Le Gouvernement allemand relève que la détention provisoire du requérant a été ordonnée uniquement sur la base de ses articles et ses activités journalistiques. Selon lui, la décision de placement en détention provisoire de l’intéressé ne tient pas en compte la liberté d’expression du requérant. Il estime à cet égard que le droit turc ne protège pas suffisamment le droit à la liberté et à la sécurité des journalistes critiques. Dans ce contexte, il critique en particulier que la privation de liberté litigieuse n’était pas nécessaire et que les raisons données par les juridictions nationales étaient une simple répétition des termes législatives.
b) La Commissaire aux droits de l’homme
86. La Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Elle indique à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Elle affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux-ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et elle précise à ce sujet qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes.
87. La Commissaire aux droits de l’homme ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, elle déclare être frappée par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.
c) Le Rapporteur spécial des Nations Unies
88. Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues et non étayées par des preuves suffisantes.
89. Le Rapporteur spécial dit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales procèdent à des interprétations larges et imprévisibles de la loi pénale et des éléments des dossiers d’enquête et, ainsi, répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.
d) Les organisations non gouvernementales intervenantes
90. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, les organisations non gouvernementales intervenantes critiquent l’usage des mesures entraînant une privation de liberté des journalistes.
3. Appréciation de la Cour
91. La Cour se réfère aux principes généraux, concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention en matière de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311‑321).
92. En l’occurrence, la Cour observe que, le 14 février 2017, le requérant a été placé en garde à vue. Le 27 février 2017, l’intéressé a été traduit devant le juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire.
93. La Cour note de plus que, à la suite de l’exercice par le requérant d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, par un arrêt rendu le 28 mai 2019, la haute juridiction a estimé, après avoir examiné le contenu des articles incriminés rédigés par le requérant, que la forte indication qu’une infraction avait été commise n’était pas suffisamment démontrée en l’espèce. S’agissant de l’application de l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence), elle a conclu que la privation de liberté litigieuse n’était pas proportionnée avec les strictes exigences de la situation.
94. En l’occurrence, la Cour observe qu’il a été établi par la Cour constitutionnelle que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Elle estime que cette conclusion revient en substance à reconnaître que la privation de liberté subie par l’intéressé a enfreint l’article 5 § 1 de la Convention. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour souscrit aux conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue à la suite d’un examen approfondi (Bulaç, précité, § 71).
95. S’agissant de l’article 15 de la Convention et de la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
96. À la lumière de ce qui précède, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.
97. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention, concernant le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour une durée excessive et pour des motifs qui sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants » afin de justifier la mise et le maintien en détention provisoire de l’intéressé au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE
98. Le requérant soutient que l’impossibilité qui lui aurait été faite d’accéder au dossier d’enquête l’a empêché de contester effectivement la décision ayant ordonné son placement en détention provisoire. Il se plaint à cet égard d’une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
99. Le Gouvernement conteste cette thèse
A. Sur la recevabilité
100. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
101. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête.
b) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement argue que le requérant pouvait contester son maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition. Sur ce point, il indique que, compte tenu des questions posées par la police, le parquet et le juge de paix, l’intéressé et ses avocats ont eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de fondement au placement en détention en cause et qu’ils ont eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier la détention provisoire.
2. Position de la Commissaire aux droits de l’homme
103. La Commissaire aux droits de l’homme estime que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, la procédure d’examen de la détention a été affectée de manière négative, notamment en raison des restrictions d’accès aux dossiers d’enquête.
3. Appréciation de la Cour
104. L’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) – il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III).
105. Plus particulièrement, une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention devant la juridiction saisie d’un recours contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue. L’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, en particulier, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Garcia Alva c. Allemagne, no 23541/94, § 39, 13 février 2001, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, §§ 129 et 137, CEDH 2006‑III (extraits), et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009).
106. La Cour observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la limitation de l’accès aux pièces des dossiers (voir, notamment, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 83-86, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 72-75, 8 juillet 2014, Mustafa Avci c.Turquie, no 39322/12, § 92, 23 mai 2017, Ragıp Zarakolu c. Turquie, no 15064/12, §§ 57-62, 15 septembre 2020, et Öğreten et Kanaat, précité, §§ 104-107).
107. Par contre, elle n’a pas trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention dans d’autres affaires, bien qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, §§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa et autres c. Turquie, no 35302/08, §§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 147-150). Dans ces affaires, la Cour est parvenue à cette conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de liberté.
108. En l’occurrence, le 24 décembre 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès du requérant et de ses avocats au dossier d’enquête. Le recours formé par le requérant contre cette décision a été également rejeté. En conséquence, le requérant et ses avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve ayant servi à fonder le placement en détention provisoire de l’intéressé jusqu’à la date du dépôt de l’acte d’accusation, soit le 14 février 2018. La Cour note que la décision ayant ordonné le placement en détention provisoire de l’intéressé reposait sur les propos tenus par ce dernier dans ses articles, ce qui est confirmé par l’acte d’accusation déposé par le parquet d’Istanbul. À ce titre, les circonstances de la présente affaire se distinguent de l’affaire Öğreten et Kanaat citée au paragraphe 10 ci-dessus, dans la mesure où les preuves que la Cour y avait estimées comme essentielles, notamment les rapports d’expertise, qui pouvaient permettre aux requérants de contester la légalité de leur détention provisoire, n’ont pas été prises en compte dans le raisonnement des décisions pour justifier la détention du requérant de la présente requête. En effet, en l’espèce, les autorités judiciaires se sont appuyées uniquement sur des articles et des publications de l’intéressé pour ordonner sa privation de liberté.
109. À cet égard, la Cour observe que le requérant, assisté par ses avocats, a été interrogé en détail sur ces éléments de preuve par les instances compétentes, d’abord par les autorités d’enquête puis par le juge de paix, qui lui ont posé des questions à ce sujet. Dès lors, même si l’intéressé n’a pas bénéficié d’un droit d’accès illimité aux éléments de preuve, il a eu une connaissance suffisante de la teneur de ceux qui revêtaient une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de sa détention provisoire (Ceviz, précité, §§ 41‑44, Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 149-150 et Murat Aksoy, précité § 124-129).
110. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu des circonstances particulières de l’affaire et de la nature des preuves retenues pour justifier la détention provisoire, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
111. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant estime que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire, n’a pas été conforme aux exigences de la Convention en ce que, à ses dires, cette haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».
112. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il soutient que le droit turc contient des garanties juridiques suffisantes permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. À cet égard, il indique que les détenus peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions de rejet opposées aux demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours. Dans ce contexte, il est d’avis que la Cour constitutionnelle ne doit pas être considérée comme un tribunal d’appel sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. De plus, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, il indique que, depuis la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la haute juridiction. Eu égard à la charge de travail, exceptionnelle à ses yeux, de la Cour constitutionnelle et à la notification de la dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction constitutionnelle n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».
113. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay c. Turquie (no 16538/17, §§ 133-139, 20 mars 2018), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
114. Dans ce contexte, la Cour rappelle aussi que le but premier de l’article 5 § 4 est d’assurer à des personnes privées de leur liberté un contrôle judiciaire à bref délai de la légalité de la détention, ce contrôle pouvant conduire, le cas échéant, à leur libération. Elle considère donc que l’exigence de célérité de l’examen de la légalité de la détention est pertinente tant que cette détention continue. Après la mise en liberté des personnes détenues, même si la garantie de bref délai n’est plus pertinente au regard du but de l’article 5 § 4, la garantie concernant l’effectivité du réexamen continue à s’appliquer, puisqu’un ancien détenu peut toujours avoir un intérêt légitime à ce que la légalité de sa détention soit établie même après sa libération (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 83, 6 décembre 2011).
115. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a introduit son recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 27 mars 2017 et qu’il a été mis en liberté provisoire le 16 février 2018. Sa mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 résultant du fait que la Cour constitutionnelle n’avait pas examiné à bref délai son recours concernant l’illégalité de sa détention provisoire (Žúbor, précité, § 85, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief du requérant tiré du non-respect de l’exigence du bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt de son recours constitutionnel et celle de sa remise en liberté.
116. Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-135), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Dans l’affaire Mehmet Hasan Altan, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours et dans l’affaire Şahin Alpay, seize mois et trois jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à une violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
117. La Cour relève que cette jurisprudence a par la suite été confirmée par la Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, § 368-370).
118. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré dix mois et vingt jours, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. Elle estime que le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt qu’en date du 28 mai 2019, soit environ deux ans et deux mois après sa saisine, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque le requérant avait déjà été libéré avant cette date.
119. Elle considère donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan, Şahin Alpay et Selahattin Demirtaş (no 2) (précités) valent aussi dans le cadre de la présente requête. Elle souligne à cet égard que le recours introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe puisqu’il s’agissait de l’une des premières affaires soulevant des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un journaliste qui se plaignait d’une violation de ses droits protégés par les articles 3, 5, 6, 8, 10, 13 et 18 de la Convention. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).
120. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
121. Le requérant se plaint aussi de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir la réparation du préjudice qu’il estime avoir subi en raison de sa détention provisoire. Il allègue à cet égard une violation de l’article 5 § 5 de la Convention, lequel se lit comme suit :
« 5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
122. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
A. Sur la recevabilité
123. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
124. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 5 de la Convention en raison de l’absence d’un recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir la réparation du préjudice en raison de sa détention provisoire.
b) Le Gouvernement
125. Le Gouvernement indique que l’intéressé disposait de deux voies de recours, à savoir une action en indemnisation contre l’État sur le fondement de l’article 141 § 1 du CPP et le recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il estime que ces recours étaient de nature à remédier au grief relatif à la détention provisoire du requérant.
2. Appréciation de la Cour
126. La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X). En l’espèce, il reste à déterminer si le requérant disposait de la possibilité de demander une indemnité pour le préjudice subi.
127. En l’espèce, la Cour a estimé qu’il y avait eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
128. Pour ce qui est de la possibilité de demander réparation de la violation de l’article 5 § 1, la Cour note que l’article 141 du CPP ne prévoit pas expressément la possibilité de demander réparation d’un préjudice subi en raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction pénale (Ahmet Hüsrev Altan c. Turquie, no 13252/17, § 190, 13 avril 2021). À cet égard, le Gouvernement est resté en défaut de produire une quelconque décision de justice relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition du CPP, à un justiciable se trouvant dans une situation analogue à celle du requérant.
129. La Cour note cependant que l’intéressé s’est vu octroyer une indemnité par la Cour constitutionnelle en réparation de la violation constatée. À cet égard, elle rappelle que l’article 5 § 5 ne confère pas un droit à une indemnisation d’un montant particulier, pourvu que celle-ci ne soit pas dérisoire ou entièrement disproportionnée (Attard c. Malte (déc.), no 46750/99, 28 septembre 2000, et Cumber c. Royaume-Uni, no 28779/95, décision de la Commission européenne des Droits de l’Homme du 27 novembre 1996), ou considérablement inférieure à ce que la Cour accorde dans des cas similaires de violation (Ganea c. Moldova, no 2474/06, § 30, 17 mai 2011, et Cristina Boicenco c. Moldova, no 25688/09, § 43, 27 septembre 2011).
130. La Cour rappelle que, aux fins de son examen sous l’angle des paragraphes 1, 2, 3 et 4 de l’article 5 de la Convention, un requérant peut toujours se plaindre d’une violation de ces paragraphes, malgré le paiement d’une somme à titre d’indemnité pour la violation constatée, dans la mesure où elle estime, entre autres, que la somme accordée est manifestement insuffisante. En l’espèce, la Cour observe que le requérant disposait d’un recours pour obtenir réparation et que la Cour constitutionnelle lui a accordé 25 000 TRY (soit environ 3 700 EUR) pour les violations constatées. Dans ce contexte, elle rappelle avoir conclu que le requérant n’avait pas obtenu une indemnisation appropriée et suffisante, dans la mesure où les sommes accordées par la haute juridiction constitutionnelle étaient manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir le paragraphe 73 ci-dessus). Elle estime donc que, dans les circonstances de la présente affaire, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne saurait constituer un recours effectif au sens de l’article 5 § 5 de la Convention.
131. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
132. Le requérant soutient que la détention provisoire dont il a fait l’objet a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
133. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
134. Le Gouvernement argue tout d’abord que le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante devant les juridictions nationales.
135. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement.
136. La Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pose des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, et donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de la joindre au fond (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, et Şahin Alpay, précité, § 164).
137. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
138. Le requérant soutient qu’il a été détenu à raison de ses activités journalistiques. Il argue à cet égard qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis une infraction. Selon lui, il a été placé en détention provisoire pour avoir exercé sa liberté d’expression.
b) Le Gouvernement
139. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer que la détention provisoire du requérant ne constitue pas une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention puisque, selon lui, l’objet des poursuites engagées contre l’intéressé ne concerne pas les activités journalistiques de ce dernier. Il précise à cet égard que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en raison des soupçons pesant sur lui d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste et d’avoir incité le peuple à la haine et à l’hostilité. Il ajoute que la procédure pénale engagée contre le requérant est toujours pendante et qu’il n’y a aucune peine définitive prononcée à son encontre.
140. Le Gouvernement estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.
141. À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par l’article 216 du CP et l’article 7 § 2 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.
142. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les individus actifs au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de ceux-ci. En ce sens, le Gouvernement souligne que l’utilisation des médias comme outil pour éliminer les droits et les libertés d’autrui ne peut être autorisée. Selon lui, le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête. En résumé, le Gouvernement est d’avis que l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.
2. Position des tiers intervenants
a) Le Gouvernement allemand
143. Se référant aux rapports d’un certain nombre d’institutions internationales, le Gouvernement allemand affirme que les mesures qui ont suivi la tentative de coup d’État ont entraîné une pression excessive sur la presse et sur des journalistes individuels, y compris par le biais de poursuites pénales. Selon lui, le cas du requérant n’est donc pas un cas isolé. Il considère que la presse libre est soumise à une pression en Turquie, depuis notamment la tentative de coup d’État de juillet 2016. Dans ce contexte, le Gouvernement allemand rappelle que plus de 200 journalistes ont été arrêtés depuis la tentative de coup d’État et que plus de 150 journalistes sont actuellement détenus en Turquie. Il note qu’un des motifs de ses préoccupations est l’effet dissuasif de l’intensification des poursuites pénales engagées contre les journalistes et professionnels des médias en Turquie. Selon lui, la Cour doit donc examiner cette requête dans le contexte plus large de la situation générale.
b) La Commissaire aux droits de l’homme
144. S’appuyant principalement sur les constatations faites par son prédécesseur lors de ses visites en Turquie, en avril et septembre 2016, la Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord que, dans ce pays, des violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias ont été soulignées à maintes reprises. À cet égard, elle est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon elle, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire à raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, la Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement – peu crédible à ses yeux – selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas leurs activités journalistiques, après avoir constaté que la seule preuve contenue dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés repose souvent sur leurs activités journalistiques.
145. Par ailleurs, la Commissaire aux droits de l’homme considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par elle.
c) Le Rapporteur spécial des Nations Unies
146. Le Rapporteur spécial estime qu’en Turquie la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison.
147. Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.
148. Le Rapporteur spécial fait valoir que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.
d) Les organisations non gouvernementales intervenantes
149. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont devenues beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes. À leurs yeux, la mise en détention d’un journaliste due à l’expression par ce dernier d’opinions n’incitant pas à la violence s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit de l’intéressé à sa liberté d’expression.
3. Appréciation de la Cour
150. La Cour observe tout d’abord que le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 10, de sa détention provisoire. Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de cette disposition, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.
151. La Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste et d’avoir incité le peuple à la haine et à l’hostilité, et ce, comme il en découle de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, principalement à raison de ses activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été privé de sa liberté du 14 février 2017, date de son placement en garde à vue, au 16 février 2018.
152. La Cour estime que cette privation de liberté s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014).
153. Pour les mêmes motifs, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés d’une violation de l’article 10 de la Convention.
154. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
155. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
156. En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 152 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 91-96 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79).
157. En l’espèce, la Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle, se référant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, a considéré qu’une telle mesure lourde ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Elle a donc conclu à la violation des articles 26 et 28 de la Constitution. À la lumière de ce raisonnement, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison pour arriver à une conclusion différente concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique de celle à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue.
158. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant en une privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
159. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 95 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
160. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
VIII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
161. Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 10, le requérant se plaint d’avoir été détenu pour avoir exprimé des opinions critiques. L’article 18 est ainsi libellé :
« Les restrictions qui, aux termes de la (…) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
162. Le Gouvernement conteste cette thèse.
163. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
164. En revanche, eu égard aux circonstances de l’affaire et à l’ensemble des conclusions auxquelles elle est parvenue, ci-avant, sous l’angle des articles 5 § 1 et 10 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément.
IX. L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
165. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
166. Le requérant soutient qu’il a été injustement privé de revenus professionnels. Il demande à cet égard 50 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi. À l’appui de sa demande, il ne fournit aucun document. Il réclame également 1 000 000 EUR au titre de dommage moral.
167. Le Gouvernement considère que cette prétention est non fondée et que les montants réclamés sont excessifs.
168. S’agissant d’abord de la demande relative au dommage matériel présentée par le requérant, la Cour considère qu’il incombe à la partie requérante de démontrer que les violations constatées ont entraîné pour elle un préjudice. À cette fin, elle doit produire des justificatifs à l’appui de sa demande. Dans ce contexte, un lien de causalité manifeste doit être établi entre le dommage matériel allégué et la violation constatée. La Cour précise qu’un lien hypothétique entre ces derniers ne suffit pas (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 447).
169. En l’espèce, les constats de violation de la Convention découlent principalement du placement et du maintien du requérant en détention provisoire. À cet égard, la Cour considère que la perte de revenus professionnels peut lui causer un dommage matériel. Néanmoins, eu égard eu égard au fait que le requérant n’a fourni aucun document à cet égard, elle rejette la demande formulée à ce titre (à comparer avec Öğreten et Kanaat, précité, § 146).
170. En revanche, eu égard au caractère sérieux des violations constatées et à la pratique de la Cour dans les affaires similaires, et tenant compte du montant du dommage moral alloué par la Cour constitutionnelle qui s’élève à 3 700 EUR, elle octroie au requérant 12 300 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
171. Le requérant demande également 394 531,57 EUR au titre du remboursement des frais et dépens exposés par lui et son journal Die Welt aux fins de la procédure pénale devant les juridictions nationales et de la procédure devant la Cour. Ce montant comprend les honoraires des avocats du requérant, qui demandent 294 705,08 EUR, ainsi que les frais de voyage et de séjour qui s’élèvent à 29 372,43 EUR des personnes suivantes :
– l’épouse du requérant, – le frère du requérant, – l’avocat du requérant, et – trois journalistes du journal Die Welt. Le requérant réclame également 54 513,93 EUR au titre des frais de traduction. Enfin, il demande la somme de 15 940,13 EUR pour les frais des campagnes de sa libération et pour les annonces et les publications pour attirer l’attention du public sur le caractère arbitraire de sa privation de liberté et pour mettre la pression au Gouvernement défendeur.
172. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant.
173. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
174. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire relative au non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention et la rejette ;
2. Déclare, à la majorité, le grief concernant les articles 5 § 1 et 10 de la Convention recevable ;
3. Déclare, à l’unanimité, les griefs concernant l’article 5 §§ 3, 4 (l’impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête) et 5, et l’article 18 recevables, et le surplus de la requête irrecevable ;
4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
6. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de l’impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête ;
7. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
8. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
9. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention ;
10. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 300 EUR (douze mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
11. Rejette, par cinq voix contre deux, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 janvier 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion partiellement concordante du juge Bošnjak ;
– opinion partiellement dissidente de la juge Koskelo à laquelle se rallie le juge Kūris ;
– opinion partiellement dissidente de la juge Koskelo à laquelle se rallient les juges Kūris et Lubarda ;
– opinion en partie dissidente commune aux juges Pechjal et Yüksel.
J.F.K.
S.H.N.
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE DU JUGE BOŠNJAK
(Traduction)
1. La présente opinion en partie concordante vise à expliquer mon vote sur le grief du requérant tiré de l’impossibilité d’accéder au dossier de l’enquête. En l’espèce, j’ai voté avec la majorité en faveur du constat de
non-violation de l’article 5 § 4 de la Convention, en apparente contradiction avec la position qui était la mienne dans les affaires Atilla Taş c. Turquie (no 72/17, 19 janvier 2021) et Murat Aksoy c. Turquie (no 80/17, 13 avril 2021). Dans ces deux affaires, j’avais formulé avec les juges Ranzoni et Koskelo des opinions en partie dissidentes signalant que l’approche adoptée par la majorité dans ces affaires – et un certain nombre d’autres affaires dirigées contre la Turquie – n’était pas compatible avec les principes bien établis de la jurisprudence de la Cour (voir, entre autres, l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni (GC), no 3455/05, CEDH 2009, ainsi que d’autres exemples cités dans l’opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt Atilla Taş, précité).
2. Je n’ai pas changé d’avis sur cette question depuis lors. L’approche générale de la Cour n’a pas changé, et celle employée dans les affaires dirigées contre la Turquie continue à s’en écarter sans raison valable. Je maintiens que cette approche spécifique, qui diverge de l’approche générale, est erronée et qu’elle devrait être harmonisée avec la jurisprudence constante dans un futur proche.
3. Cela étant, j’observe que le collège de la Grande Chambre a récemment rejeté une demande de renvoi formulée dans l’affaire Murat Aksoy, précitée, dont les auteurs sollicitaient notamment le réexamen de la position de la majorité sur le grief tiré de l’impossibilité d’accéder au dossier de l’enquête. Le collège a apparemment considéré que l’approche générale et l’approche spécifique n’étaient pas incompatibles au point que la Grande Chambre dût intervenir. Si cette décision du collège de la Grande Chambre n’a pas la force obligatoire qui s’attache à un arrêt de Grande Chambre, il n’en demeure pas moins qu’elle a pour effet de consolider l’approche spécifique aux affaires dirigées contre la Turquie. Tant que le collège, gardien de l’accès à la Grande Chambre, ne sera pas revenu sur sa position et que cette question n’aura pas été ultérieurement tranchée par la formation suprême de la Cour, les juges siégeant dans une chambre appelée à statuer sur un grief analogue devront tenir compte de cette consolidation de fait de l’approche spécifique aux affaires dirigées contre la Turquie, même s’ils n’y souscrivent pas et s’ils estiment que son incompatibilité avec l’approche générale n’est pas acceptable.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE KOSKELO, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. Nous avons voté contre la conclusion de la majorité exposée au point 9 du dispositif, selon laquelle il n’est pas nécessaire d’examiner le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 18, en combinaison avec les articles 5 et 10.
2. Le requérant soutient que sa détention – qui a duré près d’un an – n’avait pas été décidée ni maintenue de bonne foi mais poursuivait des buts inavoués se rapportant à certaines questions au sujet desquelles les autorités turques étaient en conflit avec l’Allemagne, pays dont il a la nationalité. En particulier, il voit dans sa détention un acte de représailles devant le refus opposé par les autorités allemandes d’autoriser les rassemblements politiques de hauts responsables politiques du gouvernement turc avant le référendum organisé en avril 2017. Il allègue en outre que son maintien en détention visait à faire pression sur les autorités allemandes en vue d’organiser un échange : sa libération en contrepartie de l’extradition de certains individus réfugiés en Allemagne.
3. Ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt (paragraphe 25), le président de la République turque fit des déclarations publiques au lendemain de la mise en détention du requérant, qualifiant ce dernier d’« agent allemand » et de « représentant du PKK » et précisant que la libération du requérant était exclue tant qu’il resterait en fonction en tant que président de la République.
4. Au vu de ces déclarations faites par le chef de l’État et du gouvernement au sujet du requérant et de sa détention, il nous semble difficile de conclure qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 18, en combinaison avec l’article 5 en particulier.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE KOSKELO, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES KŪRIS ET LUBARDA
(Traduction)
1. Nous avons voté contre la conclusion de la majorité exposée au point 6 du dispositif, selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison du refus d’accès du requérant au dossier d’enquête. La question n’est pas nouvelle. Elle s’était récemment posée dans d’autres affaires turques et elle a été abordée dans des opinions dissidentes précédentes sur ce même terrain (voir, en particulier, les opinions partiellement dissidentes des juges Bošnjak, Ranzoni et Koskelo dans les affaires Atilla Taş c. Turquie, no 72/17, 19 janvier 2021 et Murat Aksoy c. Turquie, no 80/17, 13 avril 2021). Il n’est pas nécessaire de répéter les arguments qui y sont avancés. L’essentiel est que la ligne qui a été suivie dans un certain nombre d’affaires dirigées contre la Turquie, y compris la présente, ne peut à notre avis se concilier avec les principes généraux qu’énonce la jurisprudence de la Cour. Pour cette raison, nous ne pouvons attacher une importance décisive au fait que l’arrêt de chambre Murat Aksoy est devenu définitif à la suite de la décision du collège de ne pas renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre.
2. Le problème est malheureusement récurrent car il s’avère que les autorités turques ont adopté comme pratique d’exclure systématiquement l’accès des suspects au dossier d’enquête dans certains types d’affaires, sans livrer la moindre appréciation spécifique des raisons qui permettraient de justifier une telle mesure dans les circonstances concrètes de l’espèce, et sans tenir compte de la compatibilité de la mesure avec la jurisprudence constante de la Cour. À notre avis, la Cour ne devrait pas tolérer de telles pratiques.
3. Nous avons du mal à accepter l’argument clé que la majorité adopte dans la présente affaire, et qui avait aussi été invoqué dans d’autres affaires turques où avait été suivi un raisonnement similaire, à savoir que l’interrogatoire du suspect peut se substituer à l’accès au dossier d’enquête, ce qui permettrait de lui fournir des informations adéquates sur les soupçons et preuves retenus contre lui (paragraphe 109 de l’arrêt). Dans ce contexte, les circonstances des affaires telles que la présente sont frappantes en ce sens que des accusations d’infractions très graves ont été portées contre le requérant, présentées comme étant en rapport avec son travail et ses écrits en sa qualité de journaliste. Dans la mesure où les preuves avancées consistaient en des travaux publiés par le suspect, il est impossible de voir une quelconque raison valable de restreindre son accès au dossier d’enquête. Si, au contraire, d’autres preuves avaient également été produites, l’accès au dossier ne pouvait être refusé ou restreint que pour des motifs précis, fondés sur les circonstances concrètes et la nature particulière de ces preuves.
4. En l’absence de motifs précis qui auraient permis de justifier une telle mesure en l’espèce, nous ne pouvons que conclure à la violation de l’article 5 § 4 à cet égard.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES PEJCHAL ET YÜKSEL
(Traduction)
1. Nous avons voté contre les constats de violation de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention et le raisonnement correspondant, parce que, à notre avis, le requérant ne pouvait plus se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention, étant donné que la Cour constitutionnelle avait non seulement reconnu ces violations mais aussi accordé à l’intéressé un redressement suffisant pour celles-ci. Si tel n’avait pas été le cas, nous aurions souscrit à l’appréciation de la majorité et à ses conclusions quant au fond de la présente affaire.
2. Ce point de vue correspond à celui que la juge Yüksel a exprimé dans son opinion partiellement dissidente jointe à l’arrêt rendu dans l’affaire Murat Aksoy c. Turquie (no 80/17, 13 avril 2021), à savoir que lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Ce n’est que lorsque ces conditions sont remplies que le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention fait obstacle à l’examen d’une requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019, Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 32, 31 janvier 2008). Nous maintenons que ce raisonnement, tel qu’énoncé dans l’opinion partiellement dissidente de la juge Yüksel jointe à l’arrêt Murat Aksoy, reste valable.
3. Nous sommes d’avis que la présente affaire se distingue de l’affaire Bulaç c. Turquie (no 25939/17, 8 juin 2021) dans laquelle, comme nous l’avons compris, l’approche adoptée par la chambre était celle décrite dans l’arrêt Murat Aksoy, qui est définitif. Nous observons que, dans l’affaire Bulaç, la question de savoir si le requérant pouvait toujours se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention avait été soulevée par le Gouvernement dans ses observations additionnelles et que, contrairement au requérant dans le présent cas d’espèce, le requérant dans l’affaire Bulaç avait choisi de ne pas garder le silence sur ce point et d’y répondre dans ses observations en réponse (Bulaç, §§ 44–45).
4. Il est établi dans la jurisprudence de la Cour que la question de la qualité de victime touche à la compétence de la Cour (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 68-70, 5 juillet 2016, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, §§ 27-29, CEDH 2009). Nous avons bien conscience que la compétence de la Cour est déterminée par la Convention, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée, et, par conséquent, que la Cour doit, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître de la requête, et qu’il lui faut donc à chaque stade de la procédure examiner la question de sa compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III). Rien n’interdit toutefois à la Cour d’attendre des requérants qu’ils abordent la question de la qualité de victime. En l’espèce, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 TRY (soit environ 3 700 EUR à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle) pour dommage moral et 2 732,50 TRY (soit environ 400 EUR à la même date) pour frais et dépens. Nous observons que le requérant n’a pas allégué que ces sommes devaient être considérées comme manifestement insuffisantes et n’a pas soulevé la question de savoir s’il pouvait toujours se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Dans ses observations additionnelles, le Gouvernement a soutenu que le requérant ne pouvait plus se prétendre victime d’une violation de la Convention étant donné que, dans son arrêt rendu le 28 mai 2019, la Cour constitutionnelle a reconnu qu’il avait subi une violation de ses droits et lui a octroyé une indemnisation appropriée et suffisante. Bien que les observations du Gouvernement aient été envoyées au requérant, la Cour n’a reçu aucune réponse sur ce point (paragraphe 64 de l’arrêt). Au vu des principes susmentionnés et dans les circonstances particulières de l’espèce, nous sommes d’avis que la Cour ne saurait ignorer le silence de l’intéressé sur la question de la qualité de victime. Nous estimons, par conséquent, qu’eu égard aux circonstances particulières de l’espèce le requérant ne pouvait plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention relativement aux griefs qu’il a formulés sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention. Pour ces raisons, la requête aurait dû être déclarée irrecevable à raison du défaut de la qualité de victime, les griefs formulés par le requérant étant incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a).
5. Pour conclure, nous souhaitons rappeler que dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, où la Cour constitutionnelle a constaté une violation et le requérant n’a pas allégué que la somme qui lui avait été octroyée était manifestement insuffisante, la conclusion selon laquelle ce dernier ne pouvait plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention est non seulement juridiquement correcte, mais aussi plus appropriée au regard du rôle subsidiaire de la Cour et pourrait, selon nous, mieux contribuer au renforcement du dialogue judiciaire entre cette Cour et la Cour constitutionnelle aux fins de faire progresser la protection des droits fondamentaux en Europe, dont nous estimons qu’il s’agit d’une considération importante pour la Cour.
__________
[1]. Le KCK (Koma Civakên Kurdistan en kurde (Union des communautés kurdes) est considéré par la Cour de cassation comme une organisation terroriste et comme la « branche urbaine » du PKK.
Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde
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