La requête concerne la saisie des biens de la société requérante et le préjudice qui en a résulté pour celle-ci en raison du temps qui s’est écoulé jusqu’à leur restitution.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AKPAZ SOCIÉTÉ À RESPONSABILITÉ LIMITÉE c. TURQUIE
(Requête no 6800/09)
ARRÊT
Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Rétention continue des marchandises de la société requérante durant près de neuf ans par les autorités dans le cadre d’une procédure pénale • Mesures alternatives à la saisie non envisagées • Aucune raison légitime depuis l’arrêt d’acquittement pour le maintien pendant plus de cinq ans des mesures de saisie en vigueur • Absence de proportionnalité
STRASBOURG
18 janvier 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Akpaz Société à responsabilité limitée c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête (no 6800/09) dirigée contre la République de Turquie et dont une société à responsabilité limitée de droit turc, Société à responsabilité limitée Akpaz (« la société requérante ») a saisi la Cour le 2 février 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 novembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la saisie des biens de la société requérante et le préjudice qui en a résulté pour celle-ci en raison du temps qui s’est écoulé jusqu’à leur restitution.
EN FAIT
2. La requérante, Société à responsabilité limitée Akpaz (Akpaz Dayanıklı Tüketim Malları Sanayi ve Ticaret Limited Şirketi) est une société de droit turc basée à İzmir. Elle est représentée par Mes M. Yararbaş et S. Amuş, avocats à İzmir.
3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministre de la Justice de Turquie, agent de la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
I. La genèse de l’affaire
4. Le 16 juin 1995, la Direction générale des douanes d’İzmir reçut un renseignement indiquant que la société requérante avait commis une infraction de contrebande douanière en modifiant délibérément les déclarations de marchandises importées au port d’İzmir (nos 15624 et 15644, avec le 26 juillet 1995 comme date prévue pour accomplir les procédures de dédouanement).
5. Après le signalement de l’infraction, les douaniers effectuèrent des perquisitions dans les entrepôts de l’entreprise et saisirent les marchandises pour lesquelles la société requérante avait établi les déclarations en cause, soupçonnant l’existence d’une différence entre les marchandises déclarées et les marchandises qui allaient être importées.
Le procès-verbal dressé à cette occasion, daté du 21 juillet 1995, constata que 1 173 (mille cent soixante-treize) appareils électroniques (téléviseurs, chaînes hi-fi, lecteurs de cassettes, caméras vidéo et autoradios) avaient été saisis, que lesdits articles n’avaient pas été dédouanés, et que la déclaration n’avait pas été enregistrée bien qu’ils eussent été importés dans le cadre de la déclaration d’entrée en douane no 15644 prévue pour le 26 juillet 1995. En conséquence, lesdits articles furent transportés dans la section 3/A de l’entrepôt portuaire de la TCDD (les chemins de fer turcs).
Par ailleurs, selon un autre procès-verbal dressé le 29 août 1995, 960 (neuf cent soixante) téléviseurs de la marque Onwa, modèle K-8116, furent saisis.
6. À une date non précisée, une enquête provisoire fut ouverte par le parquet d’Izmir (no 1995/37850 Hz) au sujet des marchandises saisies lors des deux perquisitions susmentionnées.
II. La procédure pénale dirigée contre la société requérante
7. Par un acte d’accusation du 24 octobre 1995, le parquet inculpa Ç.K., le représentant de la société requérante, et trois autres personnes, sur le fondement de l’article 20, de l’article additionnel 2 § 111 et des articles 27 §§ 2 et 3 et 33 § in fine de la loi no 1918 sur la prévention et la répression des actes de contrebande, alors en vigueur. L’affaire fut enregistrée devant la 1ère chambre de la cour d’assises d’Izmir sous le no 1995/383. Cette affaire fut jointe à l’affaire İpek Dayanaklı Tüketim Malları Ticaret ve Sanayi Limited Şirketi (no de dossier 1995/382).
8. Le 7 juin 1999, la cour d’assises acquitta les accusés, y compris le représentant de la société C.K., au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves qu’ils avaient commis l’infraction de contrebande douanière. Dans la décision, ni le retour ni la confiscation des marchandises ne furent ordonnés.
9. Le 30 mai 2001, l’arrêt de la cour d’assises fut confirmé par la 7e chambre pénale de la Cour de cassation, au motif qu’il était « possible à tout moment de prendre une décision sur les lieux concernant les marchandises en question » (« Dava konusu eşyalar hakkında mahallinde her zaman bir karar alınması mümkün görülmüştür »).
III. La restitution des marchandises
10. Le 25 octobre 1995, en vertu de l’article 21 de la loi no 1918, le représentant de la société requérante demanda la restitution des marchandises saisies.
11. Le 25 décembre 1996, après avoir reçu l’avis défavorable de la Direction des douanes du 8 avril 1996 selon lequel des irrégularités similaires avaient été constatées à maintes reprises à l’occasion d’importations précédemment effectuées par la société requérante et ses partenaires subsidiaires, la cour d’assises rejeta la demande de restitution et jugea que les marchandises étaient susceptibles de faciliter l’écoulement de marchandises de contrebande similaires sur le marché, car aucune autre caractéristique ne les distinguait des autres marchandises similaires sur le marché, à l’exception de l’image de marque qui était la leur.
12. Le 19 octobre 2001, la Direction des douanes demanda la confiscation des marchandises, au motif que la cour d’assises n’avait pas prononcé leur restitution dans son arrêt du 7 juin 1999, malgré l’acquittement des accusés, dont Ç.K., le représentant de la société requérante.
13. Le 25 octobre 2001, la cour d’assises ordonna la restitution des marchandises en question. À une date non déterminée, cette décision fut cassée par la 7e chambre de la Cour de cassation au motif qu’elle avait été rendue sans qu’une audience n’ait été tenue.
14. Le 19 août 2002, à la suite de cette décision de cassation, la cour d’assises se saisit à nouveau de l’affaire, tint une audience et ordonna la restitution des marchandises retenues dans l’entrepôt de marchandises de contrebande, au motif que celles-ci n’avaient pas été introduites dans le pays clandestinement (no du dossier 1995/382).
15. Le 27 février 2003, la société requérante demanda à la Direction générale des douanes la restitution des marchandises conformément à la décision d’acquittement rendue par la 1ère chambre de la cour d’assises d’İzmir le 7 juin 1999 et à la décision sur la restitution des marchandises que la même chambre de la cour d’assises avait rendue 19 août 2002.
16. Le 26 mars 2003, la Direction générale des douanes rejeta la demande au motif que la décision de la restitution n’était pas encore définitive.
17. À une date non déterminée, le représentant du Trésor public se pourvut en cassation contre la décision de restitution du 19 août 2002, se réservant le droit d’introduire une demande en dommages-intérêts.
18. Le 8 avril 2004, la septième chambre pénale de la Cour de cassation confirma la décision du 19 août 2002.
19. Le 11 juin 2004, la société requérante demanda à nouveau à la Direction générale des douanes la restitution des marchandises. Par une lettre datée du même jour, l’Administration informa la société requérante que les marchandises en question pouvaient être retirées.
20. Le 30 juin 2004, la Direction générale des douanes ordonna la restitution des marchandises.
IV. Les recours de plein contentieux
A. Le recours concernant les marchandises visées par la déclaration no15644
21. Le 13 septembre 2004, la société requérante, par l’intermédiaire de son représentant, forma devant le tribunal administratif d’İzmir un recours de plein contentieux tendant à l’obtention d’une indemnité pécuniaire à raison du dommage causé par la saisie des marchandises du 24 juillet 1995 au 16 juillet 2004. Elle réclama la somme de 2 100 000 000 TRL (environ 1 187 780 euros (EUR) à l’époque des faits), assortie d’intérêts au taux légal à compter du 24 juillet 1995, se réservant le droit de demander réparation du préjudice supplémentaire (munzam zarar) et de saisir la Cour. A ce sujet, elle se référa à l’action introduite devant la 11eme chambre du tribunal de grande instance d’Izmir (no dossier 2004/166 D. İş) par laquelle elle avait demandé la désignation d’un collège d’experts chargé d’évaluer les dommages. Ultérieurement, elle versa au dossier le rapport d’un collège de trois experts désignés par ce tribunal, daté du 22 novembre 2004.
22. Le 23 juin 2005, la 3e chambre du tribunal administratif d’Izmir rejeta la demande de la société requérante (no de dossier 2004/1264 E. et 2005/460 K.). Dans ses attendus, elle constata que les marchandises avaient été saisies à la suite des investigations menées par les enquêteurs des douanes sur des soupçons de contrebande ; qu’elles ne pouvaient être restituées que par décision d’un tribunal ; qu’elles avaient été rendues à la société requérante une fois arrêtée la décision définitive qui avait été prise à cet effet dans un délai raisonnable ; et qu’il n’était pas possible d’imputer à l’administration une faute de service ni d’engager sa la responsabilité sans faute.
23. Le 18 septembre 2007, la 10e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
24. Le 9 juillet 2008, le recours en rectification formé par la société requérante fut rejeté. Cet arrêt fut notifié au représentant de la société requérante le 12 août 2008.
B. Le recours concernant les marchandises visées par la déclaration no 15624
25. Le 14 septembre 2004, la société requérante, par l’intermédiaire de son représentant, forma devant le tribunal administratif d’İzmir un recours de plein contentieux tendant à l’obtention d’une indemnité pécuniaire à raison du dommage subi pour la saisie des marchandises du 24 juillet 1995 au 16 juillet 2004. Elle réclama la somme de 11 000 000 000 livres turques (TRL) (environ 621 820 euros (EUR) à l’époque des faits), assortie d’intérêts au taux légal à compter du 29 août 1995, se réservant le droit de demander réparation du préjudice supplémentaire et de saisir la Cour. A ce sujet, elle se référa à l’action introduite devant la 11eme chambre du tribunal de grande instance d’Izmir (no dossier 2004/166 D. İş) par laquelle elle avait demandé la désignation d’un collège d’expert chargé d’évaluer les dommages. Ultérieurement, elle versa au dossier le rapport d’un collège de trois experts désignés par ce tribunal, daté du 22 novembre 2004.
26. Le 23 juin 2005, la 3e chambre du tribunal administratif d’Izmir rejeta la demande de la société requérante (no du dossier 2004/1263 E. et 459 K.). Dans ses attendus, elle constata que les marchandises avaient été saisies à la suite des investigations menées par les enquêteurs des douanes sur des soupçons de contrebande ; qu’elles ne pouvaient être restituées que par décision d’un tribunal ; qu’elles avaient été rendues à la société requérante une fois arrêtée la décision définitive qui avait été prise à cet effet dans un délai raisonnable ; et qu’il n’était pas possible d’imputer à l’administration une faute de service ni d’engager sa responsabilité sans faute.
27. Le 18 septembre 2007, la 10e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
28. Le 13 décembre 2007, la société requérante forma un recours en rectification.
29. Le 20 février 2009, le recours en rectification formé par la société requérante fut rejeté. Cet arrêt fut notifié au représentant de la société requérante le 29 avril 2009.
V. Développements ultérieurs
30. Les parties ont informé la Cour que, le 12 août 2014, la société requérante avait été radiée du registre de commerce et que l’annonce à ce sujet avait été publiée conformément à l’article 7 provisoire du code de commerce turc, comme l’indiquait la lettre de la Direction du registre de commerce d’İzmir datée du 11 avril 2019. Ces informations sont confirmées par la société requérante.
31. Le 17 janvier 2019, la société requérante a demandé à la 6e chambre du tribunal de commerce d’Izmir son réenregistrement (no du dossier 2019/113 E.) en précisant qu’une procédure était pendante devant la Cour.
32. Le 9 décembre 2020, la société requérante a informé la Cour que, le 29 novembre 2019, la 6e chambre du tribunal de commerce d’Izmir avait ordonné sa réinscription au registre de commerce. Le 8 janvier 2020, cette information fut communiquée au Gouvernement.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
33. L’article 18 § 4 de la Constitution turque se lit comme suit :
« Les organes du législatif et de l’exécutif, de même que l’administration, se conforment aux décisions des tribunaux ; ils ne peuvent en aucune manière modifier ces décisions ni en retarder l’exécution. »
34. Les passages pertinents de l’article 2 de loi no 2577 sur la procédure administrative se lisent comme suit :
« 1. Les types de procédures administratives sont les suivants :
a) Les actions en annulation des actes administratifs, intentées par toute personne dont les intérêts ont été violés par la loi ou par un acte illégal en raison d’une erreur commise dans l’un de ses éléments en matière de compétence, de forme, de raison, de sujet et de but,
b) Les recours de plein contentieux, intentés par toute personne directement lésée dans ses droits par les actions ou les actes de l’administration,
(…) »
L’article 12 de la même loi se lit comme suit :
« Les personnes concernées ont le choix entre, d’une part, introduire directement un recours de plein contentieux ou un recours de plein contentieux assorti d’une action en annulation devant le Conseil d’Etat, les tribunaux administratifs ou les tribunaux fiscaux, contre un acte administratif qui violerait leurs droits ou, d’autre part, introduire d’abord une action en annulation puis, à l’issue de cette action, intenter un recours de plein contentieux dans les délais prévus à compter de la notification de la décision rendue lors de l’action en annulation ou de la notification de la décision du tribunal supérieur, dans le cas d’un pourvoi en cassation, contre le dommage causé par l’exécution d’un acte administratif ou à compter de l’exécution de l’acte contre le dommage causé par l’exécution d’un acte administratif. Dans ce cas, le droit qu’ont les personnes concernées de déposer une demande auprès de l’administration conformément à l’article 11 est réservé. »
35. Selon l’article 20 § 1 de la loi (abrogée) no 1918 sur la prévention et la poursuite de la contrebande, en vigueur à l’époque des faits, « toute personne qui, au moyen de transactions douanières illégales, par la fraude, en abusant de ses fonctions ou par la présentation d’une fausse déclaration ou documents, importations ou tentatives d’importation de marchandises et de produits dans le pays en payant moins que le montant régulier des droits ou des taxes, ou sans paiement d’impôt ou de droit et en représentant comme si des taxes ou des droits ont été payés, (…) sera condamnée au paiement (…) d’une lourde amende équivalant à 3 fois la valeur marchande avec droits de douane et taxes pour les marchandises et produits prohibés soumis au monopole. ».
Le paragraphe 2 de cet article prévoit la confiscation de ces marchandises et produits dans le cas où ils seraient retrouvés.
36. L’article 21 de la loi no 1918 prévoit que « les propriétaires ou transporteurs de marchandises saisies aux douanes lorsqu’il y a des soupçons de contrebande peuvent demander la livraison de ces marchandises en payant un dépôt égal à leur valeur ou en soumettant un document de garantie émis par une banque ou une obligation ou un bon du Trésor d’un montant de la valeur du bien en question, majoré des intérêts légaux ».
L’article 23 de la même loi, intitulé « dispositions pénales relatives à la contrebande douanière et monopolistique », se lit comme suit :
« À l’exception des marchandises de contrebande qui relèvent des infractions définies dans la partie I du Chapitre énonçant des dispositions pénales, tous les articles de contrebande, qu’ils soient importés de l’étranger ou trouvés à l’intérieur du pays, seront saisis immédiatement, et un procès-verbal indiquant le type et la valeur de ces marchandises sera établi et signé, au centre gouvernemental le plus proche et en présence de l’accusé, par un conseil composé du policier en charge et de fonctionnaires de l’administration douanière et monopolistique concernée, ou si cette administration est absente, de fonctionnaires du bureau des recettes. »
37. L’article 23 § 3 de la loi no 4926 sur la lutte contre la contrebande, abrogeant la loi no 1918, en ses passages pertinents, prévoit ce qui suit :
« S’il est décidé de restituer la marchandise à la suite du procès ou de la remettre au propriétaire par les commissions douanières, des mesures seront prises pour exécuter ces décisions conformément à la législation en matière de douanes et de commerce extérieur en vigueur.
Dans le cadre de la liquidation de biens ou de moyens de transport dont la confiscation n’est pas encore définitive au regard des dispositions des paragraphes susmentionnés, il est demandé au tribunal compétent, si une procédure pénale a été ouverte, ou au Ministère public, si elle n’a pas été ouverte, de décider de s’il est nécessaire de conserver les marchandises ou les moyens de transport en tant que preuves d’une infraction. (…) »
38. L’article 41 du code des obligations se lit comme suit :
« Toute personne qui cause injustement un dommage à autrui, que ce soit délibérément ou par négligence, est tenue de réparer ce dommage. »
EN DROIT
I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
39. Le Gouvernement note que la société requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens découlant de l’article l du Protocole no l à la Convention à raison du retard dans la restitution de ses marchandises saisies par les autorités douanières. Or il soutient qu’elle n’a pas été privée de son droit de propriété puisqu’elle avait été informée par la lettre de l’Administration des douanes datée du 11 juin 2004 que les marchandises contestées pouvaient lui être rendues. Il ajoute que ce grief doit être examiné non pas sur le terrain de l’article l du protocole no l à la Convention, mais dans le cadre du droit à un procès dans un délai raisonnable protégé par l’article 6 § l de la Convention.
Le Gouvernement invite donc respectueusement la Cour à examiner l’affaire en la limitant à la question de savoir si le droit à un procès équitable a été violé à raison de la restitution tardive des biens de la société requérante.
40. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent le requérant ou le gouvernement (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 85, 19 décembre 2018, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 123-126, 20 mars 2018). Par ailleurs, elle rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne prohibe pas la saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale et qu’une telle saisie s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 58, 10 octobre 2017, avec les références qui y sont citées). En l’occurrence les marchandises de la société requérante ayant fait l’objet d’une saisie dans le cadre d’une procédure pénale, elle examinera l’affaire sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
41. La société requérante se plaint de la saisie de ses biens et de leur restitution tardive. Elle affirme notamment que la valeur de ses biens a considérablement diminué pendant le laps de temps qui s’est écoulé entre la saisie et la restitution. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
42. Le Gouvernement conteste la thèse de la société requérante.
A. Sur la recevabilité
43. Le Gouvernement tire trois exceptions préliminaires, d’abord d’un défaut de qualité de victime, ensuite d’un défaut d’épuisement des voies de recours internes, et enfin d’un défaut manifeste de fondement de la requête.
1. Sur le défaut de qualité de victime
44. En ce qui concerne le défaut de qualité de victime, se référant à la jurisprudence de la Cour (Ohlen c. Danemark (radiation), no 63214/00, 24 février 2005, et Dimitrescu c. Roumanie, nos 5629/03 et 3028/04, §§ 33‑34, 40, 3 juin 2008), le Gouvernement rappelle qu’en vertu de l’article 37 de la Convention, à tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle au motif que la qualité de victime du requérant a pris fin, soit en raison du règlement de l’affaire au niveau national à la suite de la décision sur la recevabilité, soit dans le cas d’un accord concernant la cession de droits. Se référant à la lettre de la Direction du registre de commerce d’İzmir du 5 avril 2019, il souligne qu’en l’espèce, le 12 août 2014, la société requérante a été radiée du registre de commerce et que l’annonce à ce sujet a été publiée, en vertu de l’article 7 provisoire du code commercial turc. Il en conclut que la société requérante n’exerce plus aucune activité.
45. Il prie la Cour d’examiner également, à la lumière des incidents survenus à la suite de l’introduction de la requête, s’il est nécessaire de radier de l’affaire du rôle pour certaines raisons relevant de l’article 37 de la Convention, indépendamment de ce que la société requérante serait fondée ou persisterait à alléguer qu’elle a conservé sa « qualité de victime ».
46. À la lumière de ces explications, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour défaut de qualité de victime de la société requérante.
47. La société requérante conteste cet argument. Elle explique que s’il est exact que son inscription auprès du bureau d’enregistrement de commerce d’Izmir sous le numéro MERKEZ-59282 a été supprimée d’office du registre de commerce en 2014, elle a subi une ruine financière en raison des événements faisant l’objet de la présente requête ; qu’en raison de ces circonstances, elle s’était retrouvée dans l’incapacité de poursuivre ses activités commerciales pendant un certain temps ; que, par conséquent, elle a été radiée du registre au motif qu’elle « n’a[vait] aucune activité en cours » ; que la radiation en question a été faite le 12 août 2014 conformément à l’article 7 provisoire du code de commerce turc no 6102, dont les passages pertinents peuvent se lisent comme suit : « Les créanciers et les parties prenantes liés à la société ou à la coopérative dont l’inscription est supprimée du registre de commerce peuvent, dans les cinq ans suivant la date de la radiation, demander au tribunal de rétablir la société ou la coopérative pour des motifs justifiés. ».
48. La société requérante informe la Cour que, le 17 janvier 2019, conformément à cette disposition de la loi, elle a demandé à la 6e chambre du tribunal de commerce d’Izmir sa réinscription au registre (no du dossier 2019/113 E.) en précisant qu’une procédure concernant la saisie de ses marchandises était pendante devant la Cour. Le 9 décembre 2020, elle a communiqué à la Cour le jugement du 29 novembre 2019 par lequel le tribunal de commerce avait ordonné sa réinscription au registre de commerce.
49. La Cour rappelle que le fait qu’une personne morale soit mise en faillite au cours d’une procédure conduite devant elle ne lui ôte pas forcément la qualité de victime (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 94, 27 juin 2017). Il en va de même d’une société qui a été dissoute et dont les seuls actionnaires ont fait part de leur intérêt à poursuivre la requête au nom de celle-ci (Euromak Metal Doo c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, no 68039/14, §§ 32-33, 14 juin 2018, concernant un litige d’ordre fiscal examiné sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1).
50. En l’espèce, la Cour note que la société requérante a été radiée du registre de commerce en raison de ses difficultés financières qui seraient liées aux faits de l’espèce, postérieurement à l’introduction de sa requête, et que finalement, le 29 novembre 2019, sa réinscription au registre de commerce fut prononcée, conformément aux dispositions du droit national.
51. La Cour observe que l’exception du Gouvernement se fonde sur l’idée que, depuis cette date, la société requérante et ses actifs ont été gérés par le syndic de faillite et que l’évolution de sa situation juridique l’a privée de la qualité de victime.
52. La Cour constate tout d’abord qu’il n’y a pas de controverse au sujet du fait que la société requérante a introduit sa requête bien avant sa radiation du registre de commerce. Elle prend note ensuite de l’argument de la partie requérante selon lequel sa radiation a un lien avec les faits de l’espèce. Elle constate finalement que le tribunal de commerce a ordonné sa réinscription au registre de commerce conformément au droit national turc. Dans ces conditions, elle estime que la société requérante peut toujours se prétendre victime des violations alléguées de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
53. En conséquence, elle rejette la première exception préliminaire du Gouvernement.
2. Sur le défaut d’épuisement des voies de recours internes
54. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes, en trois branches.
55. Tout d’abord, il expose que la Cour devrait examiner la requête sous l’article 6 § 1 de la Convention, et, en faisant référence à la décision dans l’affaire Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), il soutient que la société requérante peut saisir la commission d’indemnisation.
56. La société requérante s’oppose à cette thèse, soutenant que les faits de cette affaire n’entrent pas dans le champ d’application de la compétence de la commission.
57. La Cour note qu’elle elle examinera l’affaire sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 35 ci-dessus) et que le Gouvernement n’a pas expliqué dans quelle mesure la commission d’indemnisation serait compétente pour une telle affaire.
58. Ensuite, le Gouvernement soutient que la société requérante n’a pas saisi le tribunal civil de première instance d’une action en réparation des dommages subis à raison de la saisie. Rappelant les faits, il explique que la société requérante a été privée de l’usage des marchandises tout au long de la procédure pénale et qu’elle a formé l’action devant le tribunal administratif sur la base de la décision d’acquittement de la cour d’assises alors qu’elle aurait dû saisir les juridictions civiles, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation à l’époque des faits, selon laquelle les dommages résultant d’actions judiciaires relèvent de la compétence de ces juridictions.
59. S’opposant à cette thèse, la société requérante soutient qu’elle a épuisé les voies de recours internes. Elle souligne aussi que le 9 septembre 2004, elle avait introduit une action devant la 11eme chambre du tribunal de grande instance pour l’évaluation des dommages avant d’introduire son action en plein contentieux devant le tribunal administratif.
60. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Elle rappelle également qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, Vučković et autres c. Serbie (exceptions préliminaires) [GC], no 17153/11 et suiv., § 74, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015). Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Prencipe c. Monaco, no43376/06, § 93, 16 juillet 2009, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 89, 19 décembre 2018).
61. La Cour rappelle également qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte, en faisant preuve d’une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; pour en contrôler le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment qu’elle doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres, précité, § 69, Selmouni, précité, § 77, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, Reshetnyak c. Russie, no 56027/10, § 58, 8 janvier 2013, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 114, 26 octobre 2017).
62. La Cour considère que la société requérante peut passer pour avoir épuisé les voies de recours internes puisqu’elle a introduit un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif d’İzmir tendant à ce qu’elle soit indemnisée pécuniairement pour le dommage que lui avait causé la saisie des marchandises après la décision d’acquittement. À cet égard, sans avoir besoin de s’exprimer sur l’effectivité de la voie de recours préconisée par le Gouvernement, elle réaffirme que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Hüseyin Kaplan c. Turquie, no 24508/09, § 30, 1er octobre 2013, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, §§ 39-43, CEDH 2009, et Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 84, CEDH 2008).
63. Par ailleurs, elle constate que le tribunal administratif ne s’est pas déclaré incompétent ratione materiae en raison d’une éventuelle question de compétence ou d’une « erreur procédurale » de la société requérante quant au choix de la juridiction. Bien au contraire, il s’est prononcé sur « le fond de l’affaire » et il a jugé qu’il n’était pas possible d’imputer à l’administration une faute de service ni d’engager sa responsabilité sans faute.
64. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette également cette branche de l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
65. Finalement, le Gouvernement reproche à la société requérante de ne pas avoir fait opposition à la décision de la cour d’assises sur le refus de restitution des marchandises saisies. Il explique que lorsque la cour d’assises a rejeté la demande de la société requérante, elle a accepté la demande de la restitution d’autres parties intéressées. La société requérante aurait dû alors selon lui former une opposition devant une autre cour d’assises.
66. La société requérante rejette également cette thèse en soutenant qu’il s’agissait d’une décision provisoire à laquelle une opposition n’aurait rien changé. Elle soutient par ailleurs qu’elle a préféré que la cour d’assises statue en définitive pour faire appel devant les juridictions compétentes.
67. Comme il a été souligné, la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit être appliquée en tenant dûment compte du contexte, en faisant preuve d’une certaine souplesse et sans formalisme excessif (paragraphe 61 ci-dessus). En l’occurrence, la société requérante peut passer pour avoir épuisé les voies de recours interne pour les raisons qui viennent d’être exposées (paragraphe 62 ci-dessus).
68. Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter également la troisième exception préliminaire du Gouvernement et de conclure que les voies de recours internes ont été épuisées.
3. Défaut manifeste de fondement
69. Rappelant les faits et les décisions rendues par les juridictions internes, le Gouvernement argue qu’en principe la preuve des faits matériels qui font l’objet d’une affaire devant les juridictions internes, l’appréciation des éléments de preuve, l’interprétation et la mise en œuvre des règles de droit et la question de savoir si la conclusion à laquelle sont parvenues ces juridictions en ce qui concerne le litige est équitable ne relèvent pas de la compétence de la Cour. Il explique que la seule exception à cette règle est lorsque les décisions et les conclusions des tribunaux internes contiennent une erreur manifeste d’appréciation qui ne tient compte ni de la justice ni du bon sens et que cette situation viole automatiquement les droits et libertés visés par la requête individuelle. Il en conclut que les requêtes assimilables à une plainte en réparation ne peuvent être examinées par la Cour qu’en cas d’erreur manifeste d’appréciation ou d’arbitraire manifeste. Il considère que, en jugeant inapproprié de verser une compensation à la société requérante, les autorités nationales n’ont commis aucune erreur manifeste d’appréciation ni rendu une décision arbitraire. En conséquence, il invite la Cour à déclarer la présente requête irrecevable au motif qu’elle est manifestement mal fondée, en application des articles 35 et 4 de la Convention.
70. La société requérante s’oppose à cette thèse. Elle soutient que la demande du Gouvernement n’est pas justifiée parce que celui-ci ne précise pas les motifs juridiques pour lesquels l’autorité douanière a refusé la restitution des marchandises, ni par ailleurs les raisons pour lesquelles les marchandises n’ont pas été rendues après la décision d’acquittement.
71. La Cour estime que la thèse soutenue ici soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et non un examen de la recevabilité de ce grief.
72. Par conséquent, elle rejette également cette exception du Gouvernement.
4. Conclusion
73. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La société requérante
74. La société requérante s’en tient à ses allégations. Elle soutient que l’ingérence dans son droit de propriété n’était pas justifiée ; que le fait que les marchandises ont été saisies en vertu de la loi no 1918 sur la prévention et la répression des actes de contrebande n’a aucune incidence directe en l’espèce car le Gouvernement n’explique pas pourquoi l’Administration des douanes d’Izmir n’a pas rempli l’obligation de diligence et a même répondu négativement à la question posée par la 1ère première chambre de la cour d’assises d’Izmir, celle de savoir « si le retour des marchandises au demandeur en contrepartie de la fourniture d’un dépôt de garantie [était] répréhensible d’une quelconque manière ». Elle ajoute que les marchandises saisies n’ont pas été restituées dans un délai raisonnable et que, par conséquent, le droit de propriété de la société requérante a été violé. Elle dit qu’elle a effectué les démarches nécessaires dans le processus de restitution des marchandises, mais que l’Administration des douanes a violé le principe juridique de la « présomption d’innocence » en la jugeant coupable alors même que rien ne prouvait qu’elle eût enfreint la législation douanière au cours de la procédure d’importation des marchandises.
75. La société requérante souligne par ailleurs que les marchandises saisies auprès d’elle et d’autres parties intéressées sont visées par l’acquittement prononcé par la cour d’assises, ce qui revient à dire qu’elles n’ont pas fait l’objet de contrebande ; que ses marchandises ont été saisies non pas par le ministère public mais par le personnel de l’administration des douanes ; qu’aucune ordonnance de saisie n’a été prise par les autorités judiciaires ; qu’il était interdit au bureau de douane de saisir des articles qui ne faisaient pas l’objet de contrebande, qu’il était tenu de mener avec diligence toutes les recherches et tous les contrôles nécessaires à cette fin, mais que l’Administration des douanes d’Izmir n’a pas respecté cette obligation et a même répondu négativement à la cour d’assises d’Izmir lorsque celle-ci avait demandé s’il était possible de restituer les marchandises à la société requérante moyennant la fourniture d’un dépôt de garantie.
76. La société requérante soutient également que le Gouvernement doit respecter le principe de l’État de droit, énoncé à l’article de 2 de la Constitution, et réparer les dommages causés par les services administratifs, dommages qui s’élèveraient en l’espèce à 2 436 466,82 TRY et 1 286 328,36 TRY à l’époque des faits selon l’évaluation faite par le collège d’experts désigné par le tribunal de grande instance, alors que le Gouvernement soutient que le montant mis à jour de ces dommages s’élève à 75 794,74 TRY, sur la base d’un rapport établi par la Direction régionale des douanes et du commerce extérieur de la mer Égée.
b) Le Gouvernement
77. Le Gouvernement souligne que l’ingérence dans le droit de propriété de la société requérante que constituait la confiscation de ses biens répondait à l’exigence de légalité et poursuivait un but légitime d’intérêt public. Il fait valoir que les marchandises importées par la société requérante ont été saisies par l’administration des douanes conformément aux différents articles de la loi no 1918 sur la prévention et la poursuite de la contrebande, précisant que l’article 1er de cette même loi dispose que l’importation ou la tentative d’importation de marchandises ou d’articles sans les soumettre au dédouanement est assimilable à de la contrebande. Il ajoute que l’article 20 stipule que toute personne qui, au moyen de transactions douanières illégales par la fraude ou en abusant de ses pouvoirs ou par la présentation d’un ou de plusieurs faux documents, est passible d’une amende, et que l’article 21 de la même loi dispose que les propriétaires ou transporteurs de marchandises saisies aux douanes lorsqu’il y a des soupçons de contrebande peuvent demander la livraison de ces marchandises en payant un dépôt égal à leur valeur ou en soumettant un document de garantie émis par une banque ou une obligation ou un bon du Trésor d’un montant de la valeur du bien en question, majoré des intérêts légaux. Il dit que le même article prévoit également que dans le cas où les propriétaires des marchandises déposeraient une demande auprès des autorités judiciaires, l’avis de l’administration douanière doit être pris en considération. Il indique enfin que l’article 23 de la même loi ajoute que, qu’ils entrent dans le pays ou qu’ils en sortent, les marchandises et articles de contrebande sont immédiatement saisis et qu’un rapport est établi indiquant le type et la valeur des marchandises.
78. Selon le Gouvernement, en effet, compte tenu des conséquences négatives de l’entrée de marchandises de contrebande dans le pays sur l’économie turque, sur l’ordre public, sur l’environnement, ainsi que sur la vie humaine et animale et sur les recettes fiscales, il est prévu de réprimer les méfaits de ce type et d’empêcher leur perpétration.
79. Le Gouvernement souligne que l’ingérence dans le droit de propriété de la société requérante était nécessaire afin de protéger la politique commerciale de la République de Turquie, de prévenir l’évasion fiscale, et de dissuader et prévenir la commission de nouvelles infractions. Selon lui, l’ingérence en l’espèce était donc nécessaire à la défense de l’intérêt public.
80. Le Gouvernement expose qu’en l’espèce, à la suite de l’enquête menée sur le matériel électronique indiqué dans la déclaration en douane présentée par la société requérante, il a été constaté qu’il n’existait pas de certificat de conformité pour les marchandises à importer ; que, conformément à la réglementation sur l’importation, chaque entreprise important des produits doit délivrer des certificats de conformité distincts pour chaque produit à importer ; et que, parce qu’une infraction à ces règles avait été constatée, l’administration des douanes a saisi les marchandises conformément à la loi no 1918.
81. Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce la saisie de l’équipement électronique au motif qu’il existait des soupçons solides de contrebande visait à renforcer la dissuasion dans la lutte contre la contrebande et ainsi à prévenir les dommages que celle-ci fait subir à l’économie du pays ; que l’application de mesures visant à prévenir la contrebande et l’imposition de sanctions à ceux qui ne se conforment pas aux mesures et interdictions sont conformes à l’intérêt public, et que, à cet égard, la saisie était légitime.
82. Le Gouvernement soutient également que la société requérante disposait de garanties procédurales qui lui permettaient de contester l’ordonnance de saisie. Selon lui, étant donné que la mesure de saisie est de nature temporaire et qu’elle est appliquée au cours de la phase précédant la conclusion de la procédure par une décision définitive, les décisions relatives à la saisie sont préjudicielles.
83. En citant un certain nombre d’arrêts de la Cour, le Gouvernement soutient en conséquence que l’ingérence dans le droit de propriété de la société requérante n’était ni arbitraire ni imprévisible, que la pratique interne pertinente offrait un fondement juridique à l’exécution de la décision en question et avait fourni des garanties procédurales à la société requérante ; que compte tenu de la négligence dont a fait preuve la société requérante dans l’ensemble du processus, il existait un lien raisonnable, équilibré et proportionné entre l’atteinte au droit de propriété de cette dernière et les objectifs légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’un bien et sur la nature de l’ingérence
84. En premier lieu, en ce qui concerne l’existence d’un bien, la Cour constate qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que les marchandises saisies constituaient des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
85. En deuxième lieu, en ce qui concerne la nature de l’ingérence, ainsi que la Cour l’a dit à maintes reprises, l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au respect des biens, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 98, CEDH 2014).
86. La Cour rappelle que la rétention des biens saisis par les autorités judiciaires dans le cadre d’une procédure pénale doit être examinée sous l’angle du droit pour l’État de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 54, CEDH 2007‑VII, Borjonov c. Russie, no 18274/04, § 57, 22 janvier 2009, Adamczyk c. Pologne (déc.), no 28551/04, 7 novembre 2006, et Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, § 194, 5 mars 2019).
87. La Cour rappelle également que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne prohibe pas la saisie des biens dans le cadre d’une procédure pénale et qu’une telle saisie s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 58, 10 octobre 2017, avec les références qui y sont citées). Toutefois, pour répondre aux exigences inhérentes à cet article, la saisie doit être légale, poursuivre un but légitime et être proportionnée à ce but (ibidem, § 59).
b) Sur la légalité et le but légitime de l’ingérence
88. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94 et 95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Uzan et autres, précité, § 196, avec, avec les références qui y sont citées).
89. La Cour rappelle aussi que le principe de la légalité présuppose également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 79, CEDH 2000-XII, Beyeler, précité, §§ 109‑110, et Fener Rum Patrikliği c. Turquie, no 14340/05, § 70, 8 juillet 2008). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Uzan et autres, précité, § 197, avec les références qui y sont citées).
90. En l’espèce, le Gouvernement expose que la saisie a été ordonnée sur le fondement des articles susmentionnés de la loi no 1918 sur la prévention et la répression des actes de contrebande. La société requérante ne le conteste pas. Il s’ensuit que la mesure était valablement fondée sur l’article 20, l’article additionnel 2 § 111 et sur les articles 27 §§ 2 et 3 et 33 in fine de la loi no 1918 sur la prévention et la répression des actes de contrebande, alors en vigueur.
91. Il n’est donc pas non plus controversé entre les parties que la mesure de saisie répondait à un motif d’intérêt général, à savoir la protection de l’ordre public et la prévention des délits. La question qui se pose est celle de savoir si, dans les circonstances concrètes de l’affaire, l’application des lois en question et la durée excessive et incertaine de la saisie ont fait peser sur la société requérante une charge excessive.
c) Sur la proportionnalité de l’ingérence
92. Quant à la proportionnalité des mesures en cause, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige pour toute ingérence un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 83-95, CEDH 2005-VI). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 57, 31 mai 2011, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 300, 28 juin 2018, et Uzan et autres, précité, § 203).
93. En l’espèce, la Cour note qu’en juillet 1995, une quantité importante des marchandises de la société requérante a été saisie par la Direction générale des douanes d’İzmir parce qu’il existait des soupçons d’infraction de contrebande douanière commise en modifiant délibérément les déclarations. Elle constate en outre que, le 7 juin 1999, la cour d’assises a acquitté les accusés, y compris le représentant de la société requérante, Ç.K., au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves qu’ils avaient commis l’infraction de contrebande douanière, et que cet arrêt est devenu définitif le 30 mai 2001. Elle note ensuite que, le 25 octobre 2001, à la demande de la société requérante, la cour d’assises a ordonné la restitution des marchandises, mais qu’en raison d’un manque de diligence, car la décision de restitution avait été rendue sans qu’une audience ait été tenue (paragraphe 13 ci-dessus), elle n’est devenue définitive que le 8 avril 2004, et que la Direction générale des douanes n’a ordonné la restitution des marchandises que le 29 juin 2004.
94. La Cour note par ailleurs que, le 13 septembre 2004, la société requérante a formé un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif d’İzmir pour demander réparation du dommage causé par la saisie des marchandises, mais que cette demande a été rejetée, de sorte que le jugement en question est devenu définitif le 29 avril 2009.
95. La Cour admet que la décision relative aux mesures de saisie, en tant que telle, peut être justifiée par « l’intérêt général » si elle vise à prévenir les actes de contrebande dans le but de protéger l’ordre public et de prévenir les délits. Toutefois, compte tenu du caractère restrictif des mesures de saisie, il faut mettre fin à ces dernières dès lors qu’elles se révèlent ne plus être nécessaires (voir, mutatis mutandis, Raimondo c. Italie, 22 février 1994, § 36, série A no 281‑A, et Vendittelli c. Italie, 18 juillet 1994, § 40, série A no 293) : en effet, plus les mesures de saisie restent en vigueur, plus l’impact sur la jouissance paisible du bien par le propriétaire est important (JGK Statyba Ltd et Guselnikovas c. Lituanie, no 3330/12, § 130, 5 novembre 2013, et Uzan et autres, précité, § 205).
96. La Cour constate que les marchandises appartenant à la société requérante ont été saisies le 21 juillet 1995 et ont été rendues le 30 juin 2004 (paragraphes 5 et 20 ci-dessus), et que les mesures de saisie sont restées en vigueur près de neuf ans.
97. Elle estime qu’en l’espèce la violation alléguée du droit de propriété de la société requérante est étroitement liée, entre autres, à la durée de la procédure et qu’elle en est une conséquence indirecte (voir, mutatis mutandis, Kunić c. Croatie, no 22344/02, § 67, 11 janvier 2007, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 131, et Uzan et autres, précité, § 207).
98. En outre, la Cour remarque que jusqu’à la clôture de l’enquête pénale, les mesures ont poursuivi un but légitime. Cependant, les autorités internes n’avaient jamais envisagé de mesures alternatives à la rétention continue des marchandises, dont la valeur marchande ne cessait de chuter en raison de leur technologie, par exemple la restitution des marchandises à la société requérante en contrepartie de la présentation d’une lettre de garantie bancaire, et qu’elles ont clairement donné la préférence aux mesures sécuritaires afin de protéger l’intérêt public au cas où la société requérante serait condamnée. Or aucun élément du dossier n’indique que l’intérêt individuel de la société requérante eût mérité moins de protection que l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 130), alors que les autorités sont tenues de réfléchir minutieusement et explicitement à d’autres solutions appropriées mais moins intrusives (voir, mutatis mutandis, Vaskrsić c. Slovénie, no 31371/12, § 83, 25 avril 2017, et la jurisprudence y citée). Pendant cette période déjà les juridictions n’ont pas mis en balance les besoins de l’enquête pénale et l’intérêt légitime de la société requérante à reprendre le contrôle de ses biens (voir aussi, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 303, 28 juin 2018, et Uzan et autres, précité, § 215).
99. La Cour constate que le problème se pose de manière encore plus accentuée à partir de l’arrêt d’acquittement rendu par la cour d’assises le 7 juin 1999 (voir, mutatis mutandis, Uzan et autres, précité, § 206), qu’il n’y avait aucune raison légitime pour le maintien de mesures de saisie en vigueur, et cela pendant plus de cinq ans, le délai étant exclusivement attribuable aux autorités nationales.
100. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la rétention continue des marchandises de la société requérante n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre le but poursuivi et les moyens employés dans la procédure de saisie prolongée de ces marchandises. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
101. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
102. La société requérante demande 3 483 979,80 euros (EUR), soit 2 289 744, 21 EUR, pour la saisie de ses marchandises du 24 juillet 1995 au 16 juillet 2004, et 1 194 235, 59 EUR pour la saisie de ses marchandises du 24 juillet 1995 au 16 juillet 2004, au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi.
103. Elle réclame également 2 000 000 EUR, soit 1 000 000 pour chaque saisie, au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.
104. En ce qui concerne les demandes d’indemnisation pécuniaire et non pécuniaire présentées par la société requérante, le Gouvernement soutient qu’il n’existe aucun lien de causalité entre le préjudice invoqué par elle et la violation de la Convention et que, en tout état de cause, les dommages‑intérêts réclamés sont infondés, excessifs et ne correspondent pas à la jurisprudence de la Cour.
105. Au cas où la Cour en jugerait autrement, le Gouvernement soutient que le préjudice subi par la société requérante s’élèverait à 75 794,74 TRY, le montant calculé dans le rapport d’évaluation de la Direction des douanes et du commerce de l’Égée, daté du 19 avril 2019 et joint à ses premières observations. Mis à jour grâce au calculateur d’inflation de la Banque centrale de la République de Turquie, ce montant serait de 306 930 TRY.
106. Par ailleurs, dans le cas où la Cour estimerait qu’il y a eu violation de l’article l du Protocole no l de la Convention, en ce qui concerne la satisfaction équitable, le Gouvernement invite respectueusement la Cour à rayer du rôle la partie de la requête relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention, pour autant qu’elle concerne la demande d’indemnisation du dommage matériel et moral, et à la renvoyer devant la commission d’indemnisation créée à cet égard en droit interne.
107. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Uzan et autres c. Turquie (satisfaction équitable), nos 19620/05 et 3 autres, §§ 27 39, 5 décembre 2019, elle avait déjà eu l’occasion de se prononcer sur des demandes identiques à celles présentées ici par la société requérante, et qu’elle avait alors décidé de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concernait les demandes d’indemnisation pour dommage matériel et dommage moral.
108. Comme dans l’arrêt Uzan et autres (satisfaction équitable), la Cour constate que par une ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019 publiée au Journal officiel le 8 mars 2019, le champ de compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 relative au règlement, par l’octroi d’une indemnité, de certaines requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme a été élargie (§ 24 et suivants). Elle estime qu’un recours devant la commission d’indemnisation dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de son arrêt définitif est susceptible de donner lieu à une indemnisation par l’administration et que ce recours représente un moyen approprié de redresser la violation constatée au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (§ 33).
109. À la lumière de ce qui précède, s’agissant du dommage matériel allégué, la Cour conclut que le droit national permet dorénavant d’effacer les conséquences de la violation constatée et estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la demande présentée par la société requérante à ce titre. Elle estime par conséquent qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête à cet égard (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle est en outre d’avis qu’il n’existe pas en l’espèce de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Par ailleurs, pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte de la compétence que lui confère l’article 37 § 2 de la Convention pour réinscrire la requête lorsqu’elle estime que les circonstances justifient une telle procédure (Gümrükçüler et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 9580/03, § 42, 7 février 2017, et Uzan et autres (satisfaction équitable), précité, § 37).
110. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour observe que, en vertu de l’ordonnance présidentielle précitée, la commission d’indemnisation est également compétente pour examiner les demandes au titre d’un préjudice moral et pour statuer sur celles-ci. Par conséquent, à la lumière de ses conclusions au regard du préjudice matériel, elle estime qu’il y a lieu également de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention concernant la demande pour le dommage moral résultant de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Uzan et autres (satisfaction équitable), précité, § 37).
111. À cet égard, elle considère par conséquent qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle est en outre d’avis qu’il n’existe pas en l’espèce de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Elle précise qu’elle est parvenue à cette conclusion en tenant compte de la faculté dont elle dispose de réinscrire la requête au rôle, en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention, si elle venait à estimer que les circonstances le justifient (Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, §§ 64 à 82, 7 mai 2019, et Avyidi c. Turquie, no 22479/05, §§ 119 à 134, 16 juillet 2019).
112. En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de la requête relative à la demande formulée sur le terrain de l’article 41 de la Convention tant au titre du dommage matériel qu’au titre du dommage moral.
B. Frais et dépens
113. La société requérante réclame 100 000 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Elle soumet à titre de justificatifs des reçus produits par son avocat.
114. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette prétention, soutenant que le montant réclamé au titre des frais et dépens et des honoraires d’avocat ne reflète pas véritablement la somme qui aurait pu être demandée dans une procédure similaire.
115. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder à la société requérante la somme de 7 500 EUR.
C. Intérêts moratoires
116. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Décide de rayer du rôle la partie de la requête relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention, pour autant qu’elle concerne la demande d’indemnisation du dommage matériel et du dommage moral résultant selon la société requérante de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) au titre des frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 janvier 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
Dernière mise à jour le janvier 18, 2022 par loisdumonde
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