La présente affaire porte sur une impossibilité, qui serait contraire à l’article 5 § 4 de la Convention, de faire vérifier la légalité de la détention provisoire ordonnée après la condamnation en première instance. Elle concerne également des allégations de violation de l’article 6 § 2 de la Convention en raison des déclarations faites lors de la levée de l’immunité parlementaire du requérant.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FILAT c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 11657/16)
ARRÊT
Art 6 § 2 • Déclarations de représentants de l’État durant une séance du Parlement n’ayant pas enfreint la présomption d’innocence d’un député • Parlement ayant été appelé à décider si les preuves recueillies par le parquet permettaient la levée d’immunité parlementaire du député
STRASBOURG
7 décembre 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Filat c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 11657/16) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Vladimir Filat (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 décembre 2015,
la décision partielle du 19 mars 2019 de joindre la présente requête aux quatre autres requêtes et de déclarer irrecevable le grief tiré de l’article 3 de la Convention relatif aux conditions matérielles de détention,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 5 § 4 et 6 § 2 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 novembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire porte sur une impossibilité, qui serait contraire à l’article 5 § 4 de la Convention, de faire vérifier la légalité de la détention provisoire ordonnée après la condamnation en première instance. Elle concerne également des allégations de violation de l’article 6 § 2 de la Convention en raison des déclarations faites lors de la levée de l’immunité parlementaire du requérant.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1969 et réside à Chișinău. Il a été représenté d’abord par Mes I. Popa et Gh. Mateuț, avocats respectivement à Chișinău et à Arad (Roumanie), et ensuite par Mes V. Munteanu et T. Osoianu, avocats respectivement à Chișinău et à Ialoveni.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.
4. Entre 2009 et 2013, le requérant fut Premier ministre de la République de Moldova. À partir de 2014, il exerçait un mandat de député.
5. Le 13 octobre 2015, le Procureur général de la République de Moldova décida d’ouvrir une enquête pénale pour corruption passive et trafic d’influence supposément commis par le requérant. Cette décision s’appuyait sur la dénonciation faite la veille par un homme d’affaires connu, I.Ș., qui affirmait avoir offert, pendant la période 2010-2014, des pots‑de‑vin au requérant.
6. Le 14 octobre 2015, le Procureur général demanda au Président du Parlement moldave d’engager la procédure de levée d’immunité à l’égard du requérant.
7. Dans le cadre de la séance publique tenue par le Parlement moldave le 15 octobre 2015, le Procureur général déclara, entre autres, ce qui suit :
« (…) je me présente devant vous avec une demande inédite dans l’histoire de la République de Moldova : nous demandons la levée d’immunité [du requérant] (…) en vue de la mise en examen et du déferrement ultérieur à la justice, pour la commission des infractions de corruption et d’implication directe dans les fraudes financières bancaires qui ont sévèrement affecté la situation économique, sociale et politique de la République de Moldova.
À ce moment, nous avons des preuves concluantes concernant l’implication [du requérant] dans les fraudes de la banque E. ; des témoins ont été auditionnés ; il existe des dépositions confirmées, des documents et des déclarations qui confirment les faits exposés dans les dépositions en question.
(…)
L’accord du Parlement est nécessaire pour la mise en examen [du requérant], pour poursuivre l’enquête afin de conforter les preuves dont disposent déjà les procureurs et pour ne pas admettre la destruction d’autres preuves concluantes.
(…) »
8. Au cours de la même séance, le Président du Parlement donna lecture, entre autres, des passages suivants de la demande écrite du Procureur général :
« (…)
Selon les éléments de l’affaire pénale, pendant la période 2010-2013, (…) [le requérant] a extorqué et a reçu de la part de I.Ș. des moyens financiers, des biens et des services (…) d’une valeur totale de plus de 60 millions de dollars américains pour faciliter l’arrêt des contrôles engagés par les autorités auprès de la société D. [dont I.Ș. était le directeur] (…), pour organiser la nomination de I.Ș. en qualité de consul honorifique de la République de Moldova en Fédération de Russie (…).
Pendant la période 2013-2014, poursuivant le but de recevoir illégalement de l’argent, des services et d’autres biens et avantages (…) [et] affirmant qu’il avait de l’influence (…), [le requérant] a demandé et a reçu de la part de I.Ș., personnellement et par intermédiaire, de l’argent, des services et d’autres biens et avantages d’une valeur totale de plus de 190 millions de dollars américains.
Les biens et les avantages en question ont été réclamés et reçus par [le requérant] afin de déterminer les personnes publiques et de dignité publique (…) d’adopter des actes normatifs et des décisions (…) [qui ont permis] la prise de contrôle par I.Ș. du conseil d’administration de la banque E.
(…) »
Ces propos furent largement relayés par les médias.
9. Répondant ensuite aux questions posées par les députés, le Procureur général précisa ceci :
« Les procureurs ne sont pas un tribunal. Nous ne rendons pas de verdicts, nous ne condamnons personne. Pour cela, il existe des juges. Nous respectons la présomption d’innocence de chaque citoyen et, si nous venons demander la levée d’immunité, c’est pour pouvoir continuer l’enquête, non pas parce que nous avons déjà prouvé la culpabilité. La culpabilité ou la non-culpabilité de la personne se prouvent devant le tribunal. »
10. Pendant la même audience, le Président du Parlement ajouta également ce qui suit :
« (…) je voudrais vous rappeler qu’aujourd’hui (…) nous discutons de la levée d’immunité et cette assemblée ne s’exprime pas, comme cela a été évoqué, sur la culpabilité de la personne, il s’agit seulement de la levée d’immunité. (…) »
11. Le même jour, les députés décidèrent de lever l’immunité du requérant et, dans la foulée, celui-ci fut arrêté.
12. Par la suite, les juges placèrent l’intéressé en détention provisoire.
13. Par une décision du 17 novembre 2015, la Cour constitutionnelle rejeta comme mal fondée la saisine d’un groupe de députés ayant allégué que la décision du Parlement de lever l’immunité du requérant portait atteinte à la présomption d’innocence de celui-ci. La Haute juridiction notait, entre autres, ceci :
« (…) la demande [du Procureur général] contient le minimum nécessaire pour informer les députés et n’entraîne pas l’[usurpation] par le Parlement des attributs spécifiques du pouvoir judiciaire, de sorte que l’on ne saurait conclure à la violation de la présomption d’innocence. »
14. Le 27 juin 2016, le tribunal de Buiucani (Chișinău) condamna le requérant à neuf ans d’emprisonnement pour corruption passive et trafic d’influence. En même temps, il décida de prolonger la détention provisoire de celui-ci jusqu’à ce que le jugement rendu devînt exécutoire. À ce sujet, il énonça notamment ce qui suit :
« Compte tenu du fait que le tribunal a fixé (…) une peine privative de liberté, le tribunal maintien[t] à l’égard [du requérant] la mesure de détention provisoire, car en application de l’article 176 § 1 du code de procédure pénale, [les mesures provisoires] peuvent être appliquées y compris pour garantir l’exécution du jugement. »
15. Le requérant interjeta appel. Il n’introduisit aucun recours spécifique afin qu’un tribunal statuât sur la légalité de sa détention provisoire après condamnation.
16. Par un arrêt du 11 novembre 2016, la cour d’appel de Chișinău confirma la culpabilité du requérant ainsi que la peine établies par la première instance. Elle notait, entre autres, que la période de détention provisoire de l’intéressé du 15 octobre 2015 au 11 novembre 2016 faisait partie intégrante de la peine infligée.
17. Sur recours du requérant, la Cour suprême de justice confirma les décisions des instances inférieures, le 22 février 2017.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. L’article 186 du code de procédure pénale (« CPP ») réglemente les délais ainsi que la procédure applicable pour le placement et le maintien en détention provisoire. Le paragraphe 11 de cet article, dans sa rédaction d’avant 29 juillet 2016, prévoyait que les règles édictées aux autres paragraphes s’appliquaient également lors de l’examen en appel d’une affaire pénale.
19. Par une décision du 23 février 2016, la Cour constitutionnelle déclara anticonstitutionnelles les dispositions de l’article 186 du CPP dans les passages qui permettaient la détention provisoire au-delà de douze mois. Dans sa décision, la Haute juridiction précisa, citant la jurisprudence de la Cour, que la détention provisoire prenait fin lorsqu’un jugement de condamnation était prononcé par la première instance. S’agissant du paragraphe 11 de cet article, dont elle ne fit pas le contrôle de constitutionnalité, la Cour constitutionnelle releva ce qui suit :
« 28. (…) la Cour observe que le paragraphe 11 de l’article 186 du code de procédure pénale est une norme de renvoi [aux dispositions] contestées. (…) De plus, pendant l’examen de l’affaire en appel, la personne est détenue dans les conditions admises par l’article 5 § 1 a) de la Convention européenne [des droits de l’homme], sur la base de la condamnation prononcée par un tribunal compétent. Ainsi, il n’est pas nécessaire de prolonger la détention tant que le jugement de condamnation à une peine privative de liberté n’est pas infirmé par l’instance d’appel. »
20. Par la loi no 100 du 26 mai 2016 entrée en vigueur le 29 juillet 2016 (« la loi no 100 »), le Parlement moldave adopta une nouvelle rédaction de l’article 186 du CPP où seule la procédure de placement et maintien en détention provisoire avant condamnation en première instance était réglementée.
21. Les autres dispositions pertinentes en l’espèce du CPP sont ainsi libellées :
Article 176
« 1. Les mesures provisoires (…) peuvent [également] être appliquées par le tribunal afin de garantir l’exécution du jugement.
(…) »
Article 395
« 1. Dans le dispositif du jugement de condamnation, il doit être indiqué :
(…)
5) (…) la mesure provisoire qui sera appliquée à l’inculpé jusqu’à ce que le jugement devienne [exécutoire] ;
(…) »
Article 466
« (…)
3. Les décisions de l’instance d’appel [deviennent exécutoires] à la date de leur prononcé.
(…) »
EN DROIT
I. SUR LA DISJONCTION DE LA REQUÊTE
22. La Cour note que, dans sa décision partielle du 19 mars 2019, elle a joint la présente requête à quatre autres requêtes afin d’examiner des griefs formulés sur le terrain de l’article 3 de la Convention ayant trait aux conditions de détention (Filat et autres c. République de Moldova (déc.) [comité], no 11657/16 et 4 autres requêtes, 19 mars 2019). Compte tenu cependant de la nature des faits et des questions de fond qui restent à traiter dans la présente requête, la Cour juge approprié de la disjoindre.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
23. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant se plaint d’une absence de recours en droit interne pour vérifier la légalité de sa détention provisoire qui aurait été prolongée après sa condamnation par la première instance. Cette disposition est ainsi libellée :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
Sur la recevabilité
24. Le requérant avance que, selon le droit interne, sa privation de liberté après sa condamnation en première instance et avant que cette condamnation ne soit confirmée en appel était assimilée à une détention provisoire. Il souligne également que l’appel qu’il a interjeté contre le jugement de la première instance était suspensif d’exécution pour ce qui est notamment de la peine d’emprisonnement infligée. Le requérant soutient que, dans ces conditions, il devait bénéficier pendant la procédure en appel des garanties offertes par l’article 5 § 4 de la Convention. À ce sujet, il argue que, en raison de l’entrée en vigueur le 29 juillet 2016 de la loi no 100, il ne disposait plus d’aucun recours interne susceptible de permettre à un tribunal de statuer sur la légalité de sa détention durant cette période.
25. Le Gouvernement admet que, dans son jugement de condamnation du 27 juin 2016, la première instance a prolongé la mesure provisoire appliquée à l’encontre du requérant, à savoir la détention, jusqu’à ce que ce jugement devînt exécutoire, et ce afin de garantir l’exécution de la peine d’emprisonnement infligée. Cependant, il soutient que la détention du requérant après cette date ne relevait plus de l’article 5 § 1 c) de la Convention, mais de l’article 5 § 1 a) de la Convention. Le Gouvernement cite en outre l’affaire Savca c. République de Moldova (no 17963/08, § 41, 15 mars 2016) où la Cour a estimé que la détention provisoire du requérant dans cette affaire avait pris fin au moment où celui-ci avait été reconnu coupable et condamné par la première instance. Il souligne que la Cour constitutionnelle moldave avait adopté la même approche (paragraphe 19 ci‑dessus). Il soutient également que, dans le cas d’espèce, la détention litigieuse était fondée sur les dispositions de l’article 176 § 1 du CPP et que les dispositions de l’article 186 de ce code n’étaient plus applicables après la condamnation du requérant en première instance. Il avance que le contrôle judiciaire de la détention du requérant, garanti par l’article 5 § 4 de la Convention, était incorporé dans le jugement de condamnation. Il rappelle en outre que les garanties de l’article 5 § 4 de la Convention n’entrent pas en jeu, en principe, lorsque la détention relève de l’article 5 § 1 a) de la Convention et argue que les exceptions à cette règle ne sont pas applicables au cas d’espèce. Il estime notamment que la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Stollenwerk c. Allemagne (no 8844/12, 7 septembre 2017) argumentant que, à la différence de l’affaire allemande, une personne détenue après la condamnation en première instance n’était plus considérée, en droit moldave, comme étant placée en détention provisoire.
26. Alternativement, le Gouvernement soutient que, en interjetant son appel contre la condamnation en première instance, le requérant a également contesté son maintien en détention durant la procédure en appel. Il allègue que, en examinant l’appel, la cour d’appel a également opéré un contrôle de la légalité de la détention litigieuse. De plus, il avance que le requérant aurait pu demander la levée ou le remplacement de la mesure provisoire appliquée à son égard pendant la procédure en appel.
27. Afin de procéder à son analyse sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour estime nécessaire de préciser, dans un premier temps, quel motif parmi ceux énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention régissait la détention du requérant pendant la procédure en appel.
28. À ce titre, elle rappelle que l’article 5 § 1 a) de la Convention permet de détenir quelqu’un « régulièrement après condamnation par un tribunal compétent » et que, par « condamnation » au sens de l’article 5 § 1 a), il faut entendre, eu égard au texte français, à la fois une déclaration de culpabilité, consécutive à l’établissement légal d’une infraction, et l’infliction d’une peine ou autre mesure privative de liberté (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 123, CEDH 2013). Elle renvoie également aux principes généraux résumés dans l’affaire Ruslan Yakovenko c. Ukraine (no 5425/11, §§ 46, 47 et 51, CEDH 2015).
29. Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour observe que les parties semblent être en désaccord quant à la question de savoir si la détention du requérant pendant la procédure en appel s’analysait ou non en une détention provisoire en droit interne. Elle note que, certes, la Cour constitutionnelle avait jugé dans sa décision du 23 février 2016, c’est-à-dire avant l’emprisonnement litigieux du requérant, qu’une détention provisoire prenait fin au moment de la condamnation d’un justiciable en première instance (paragraphe 19 ci-dessus). Elle constate cependant que les tribunaux nationaux, qui sont en principe mieux placés qu’elle pour interpréter et appliquer le droit interne, ont estimé sans équivoque que la privation de liberté du requérant pendant la procédure en appel était une mesure préventive (paragraphes 14 et 16 ci-dessus).
30. Cela étant, la Cour fait remarquer que, conformément à sa jurisprudence, cette détention de l’intéressé relevait de l’article 5 § 1 a) de la Convention, car celle-ci s’apparentait à une autre mesure privative de liberté infligée après condamnation par un tribunal compétent (comparer avec Ruslan Yakovenko, précité, § 51). Elle note par ailleurs que la décision du tribunal de première instance de fonder cette détention sur l’article 176 du CPP n’apparaît pas comme arbitraire et qu’aucune autre question ne se pose quant à la régularité de la détention du requérant au regard de l’article 5 § 1 a) de la Convention.
31. La Cour rappelle ensuite que, selon sa jurisprudence constante, dans l’hypothèse d’une détention consécutive à une « condamnation par un tribunal compétent » au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention, le contrôle voulu par l’article 5 § 4 de la Convention se trouve incorporé au jugement et que cette dernière disposition n’exige pas un contrôle séparé de la légalité de la détention (voir, parmi beaucoup d’autres, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 76, série A no 12, Etute c. Luxembourg, no 18233/16, § 25, 30 janvier 2018, et D.C. c. Belgique, no 82087/17, § 121, 30 mars 2021). Elle renvoie également aux exceptions à cette règle telles qu’énoncées dans l’affaire Stollenwerk (précité, § 36).
32. Dans la présente affaire, la Cour note que, après la condamnation du requérant par la première instance le 27 juin 2016, l’ancienne rédaction du paragraphe 11 de l’article 186 du CPP était encore en vigueur durant un mois (paragraphe 18 ci-dessus). Cette disposition – qui élargissait le champ d’application de la procédure de maintien en détention provisoire à l’examen en appel d’une affaire pénale – n’a toutefois pas été mise en œuvre en l’espèce. À ce titre, la Cour prête une attention particulière au fait que l’article 186 § 11 du CPP était une norme de renvoi à des dispositions qui avaient été invalidées en partie par la Cour constitutionnelle le 23 février 2016 et, surtout, que la Haute juridiction avait mentionné, à l’égard de cette disposition, qu’il n’était plus nécessaire de prolonger la détention provisoire en appel (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour relève donc que la disposition litigieuse semble avoir été rendue caduque par cette décision de la Cour constitutionnelle et observe, par ailleurs, que les éléments dont elle dispose n’indiquent pas l’existence d’une jurisprudence interne contraire. Dans ces conditions, elle juge que la non-application au cas d’espèce de l’article 186 § 11 du CPP, dans son ancienne rédaction, n’apparaît nullement comme entachée d’arbitraire ou d’irrationnalité manifeste. La Cour note par ailleurs que le requérant n’a introduit aucun recours spécifique pour faire contrôler la légalité de sa détention provisoire relativement à la période où l’ancienne rédaction de cet article était encore en vigueur. En outre, elle n’est pas en mesure de conclure que les juges étaient obligés d’opérer d’office un tel contrôle sur le fondement d’une quelconque disposition du CPP.
33. Pour ce qui est de l’entrée en vigueur pendant la détention litigieuse de la nouvelle rédaction de l’article 186 du CPP (paragraphe 20 ci-dessus), il n’appartient pas à la Cour de questionner ce choix du législateur moldave dans la mesure où l’article 5 § 4 de la Convention n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non des garanties supplémentaires à celles exigées par cette disposition.
34. La Cour constate donc que le droit interne, tel qu’interprété et appliqué par les juges internes, n’offrait plus au requérant, au moment des faits, les mêmes droits procéduraux qu’aux personnes placées en détention provisoire avant condamnation en première instance. De même, elle relève que, même si la détention de l’intéressé pendant la procédure en appel était considérée comme une mesure provisoire, le droit interne ne prévoyait plus, à ce moment-là, de procédure spécifique allant au-delà des exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Dès lors et en application de sa jurisprudence constante en la matière (paragraphe 31 ci-dessus), elle juge que les garanties offertes par cette disposition ne sauraient entrer en jeu pour ce qui est de la détention du requérant pendant la procédure en appel (comparer avec Kasilov c. Russie, no 2599/18, § 37, 6 juillet 2021).
35. La Cour considère que cette conclusion rend superflu l’examen des autres arguments soulevés par les parties.
36. À la lumière de ce qui précède, elle estime que le présent grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
37. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, le requérant se plaint de la violation de la présomption d’innocence à son égard en raison des déclarations faites par les représentants de l’État pendant la séance du Parlement du 15 octobre 2015. Dans ses observations du 6 janvier 2021, il se plaint également d’une violation de cette disposition du fait que la levée de son immunité parlementaire n’aurait pas été conforme à la loi. L’article 6 § 2 de la Convention est ainsi libellé :
« (…)
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
(…) »
A. Sur la recevabilité
38. La Cour estime d’emblée que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention, tiré d’un non-respect allégué de la procédure de levée d’immunité parlementaire, est nouveau et distinct de celui soulevé sous l’angle de cet article dans la requête initiale. Elle relève que la procédure interne a pris fin le 15 octobre 2015 et que ce grief nouveau, soulevé dans les observations du requérant du 6 janvier 2021, a été introduit plus de six mois après cette première date.
39. La Cour rappelle que la règle des six mois, énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, est une règle d’ordre public qu’elle doit appliquer d’office (voir, parmi beaucoup d’autres, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 247, 28 novembre 2017).
40. Il s’ensuit que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention, pour autant qu’il concerne le non-respect allégué de la procédure de levée d’immunité parlementaire, est irrecevable pour non-respect du délai de six mois et qu’il doit donc être rejeté conformément à l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
41. Constatant que le restant de ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
42. Le requérant soutient que les propos tenus par le Procureur général ainsi que par le Président du Parlement, pendant la séance publique du Parlement du 15 octobre 2015, constituaient des déclarations sur sa culpabilité. Il se plaint notamment de l’emploi des expressions « a extorqué et reçu de la part de I.Ș. (…) plus de 60 millions de dollars » et « a demandé et a reçu de la part de I.Ș. (…) plus de 190 millions de dollars ». Il argue également que le Procureur général et le Président du Parlement ont évoqué son implication dans la fraude bancaire, alors que la procédure de levée d’immunité portait seulement sur des charges de corruption et de trafic d’influence. Il souligne que la séance a été retransmise en direct sur plusieurs chaînes de télévision et que les déclarations en cause ont été largement commentées et interprétées par les médias. Il avance que cela a encouragé le grand public à croire qu’il était coupable d’avoir commis les infractions reprochées et que cela a préjugé l’appréciation des faits par l’autorité judiciaire compétente.
43. Le Gouvernement avance que les déclarations litigieuses doivent être interprétées comme des explications à l’attention des députés ainsi que du public général quant à la nécessité d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre du requérant. Il soutient que le Procureur général et le Président du Parlement ont utilisé des termes neutres, qu’ils n’ont pas affirmé que le requérant était coupable d’avoir commis les infractions reprochées, mais que tous les deux ont insisté à plusieurs reprises sur le fait que la culpabilité de l’intéressé devait être établie par les juges.
44. La Cour examinera le présent grief à l’aune des principes généraux pertinents en l’espèce, tels que rappelés par exemple dans l’affaire Maksim Savov c. Bulgarie (no 28143/10, §§ 69-70, 13 octobre 2020).
45. Se tournant vers le cas d’espèce, elle note que les déclarations litigieuses ont été faites dans le cadre d’une procédure devant le Parlement moldave appelé à décider si les preuves recueillies par le parquet permettaient la levée d’immunité parlementaire du requérant.
46. Pour ce qui est d’abord des déclarations verbales faites par le Procureur général pendant cette séance (paragraphe 7 ci-dessus), la Cour considère que celle notamment faisant référence à l’existence à l’égard du requérant des « preuves concluantes concernant l’implication dans les fraudes de la banque E. » pourrait susciter quelques préoccupations. Cependant, elle admet que celle-ci peut se comprendre comme une simple manière, pour le Procureur général, d’indiquer que le dossier renfermait suffisamment de preuves pour traduire le requérant en justice et donc justifier sa demande au Parlement d’autoriser la levée d’immunité (comparer avec Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X, et Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, § 52, CEDH 2002‑II (extraits)).
47. En même temps, elle ne trouve pas que l’emploi par le haut fonctionnaire des expressions « fraudes bancaires » et « fraudes de la banque E. » soit problématique en l’espèce dans la mesure où les charges de corruption et de trafic d’influence retenues contre le requérant étaient en partie en lien avec la prise de contrôle, alléguée irrégulière, de la banque E. par I.Ș. (paragraphe 8 in fine ci-dessus). Par ailleurs, la Cour ne saurait ignorer la déclaration du Procureur général, faite au même moment, selon laquelle il appartenait aux tribunaux de se prononcer sur la culpabilité du requérant (paragraphe 9 ci-dessus). Compte tenu donc de leur contexte et de l’ensemble des propos tenus par le Procureur général pendant la séance du Parlement, elle n’estime pas que ceux-ci aient eu pour finalité ni pour résultat de remettre en cause la présomption d’innocence du requérant.
48. Quant à la lecture par le Président du Parlement de la demande écrite du Procureur général, la Cour fait notamment remarquer que les expressions suivantes ont été employées : « [le requérant] a extorqué et a reçu de la part de I.Ș. (…) plus de 60 millions de dollars américains » et « poursuivant le but de recevoir illégalement de l’argent, des services et d’autres biens et avantages (…), [le requérant] a demandé et a reçu de la part de I.Ș. (…) plus de 190 millions de dollars américains » (paragraphe 8 ci-dessus).
49. La Cour relève que ces expressions n’étaient pas les propres paroles du Président du Parlement, mais qu’elles figuraient dans la demande écrite du Procureur général. Elle estime que celles-ci ne sauraient être dissociées des autres déclarations de ce dernier, lesquelles doivent être considérées dans leur ensemble. Or, elle prête une attention particulière aux rappels de la part du Procureur général ainsi que, par ailleurs, de la part du Président du Parlement, faits plus tard pendant la séance, selon lesquels l’objet des discussions concernait la levée d’immunité et non pas la culpabilité du requérant (paragraphes 9-10 ci-dessus). Compte tenu également du contexte de l’affaire, elle estime que ces rappels étaient en mesure de dissiper les éventuels doutes quant au sens réel des expressions litigieuses mentionnées au paragraphe précédent.
50. La Cour juge que celles-ci n’avaient pas comme but de confirmer la culpabilité du requérant, mais d’appuyer la thèse défendue par le Procureur général auprès des députés selon laquelle les éléments de preuve recueillis pendant l’enquête justifiaient la levée d’immunité du requérant (comparer avec Daktaras, précité, § 44, et, dans le contexte d’une procédure ultérieure à un acquittement, Müller c. Allemagne, no 54963/08, §§ 51-52, 27 mars 2014, et N.A. c. Norvège, no 27473/11, § 48, 18 décembre 2014). Elle est confortée dans cet avis par la conclusion à laquelle est parvenue la Cour constitutionnelle dans sa décision du 17 novembre 2015 (paragraphe 13 ci‑dessus), étant toutefois précisé que le contrôle opéré par cette Haute juridiction ne visait pas spécifiquement les passages litigieux qui font l’objet du présent grief.
51. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime donc que ni les propos tenus par le Procureur général pendant la séance du Parlement du 15 octobre 2015 ni le raisonnement exposé dans la demande écrite de celui‑ci, lue pendant cette séance par le Président du Parlement, n’ont enfreint le droit du requérant à être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Disjoint la requête des quatre autres requêtes auxquelles celle-ci a été jointe le 19 mars 2019 ;
2. Déclare recevable le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention dans sa partie relative aux déclarations des agents de l’État pendant la séance du Parlement du 15 octobre 2015, et le surplus de la requête irrecevable ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 décembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le décembre 7, 2021 par loisdumonde
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