AFFAIRE EL c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) 35952/10

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE EL c. TURQUIE
(Requête no 35952/10)
ARRÊT
STRASBOURG
16 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire El c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 35952/10) contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mustafa El (« le requérant »), né en 1960 et résidant à İstanbul, représenté par Me S.M. Şenyaşar, avocate à İstanbul, a saisi la Cour le 30 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice, co-agent de la Turquie auprès de la Cour, le grief concernant le droit au respect des biens et de déclarer irrecevable le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne la préemption des parts d’une copropriété que le requérant avait acquises et le caractère adéquate, compte tenu du temps écoulé et de la forte inflation, de l’indemnité qui lui a été versée.

2. Le 17 juillet 2003, le requérant acheta des parts (67 374 sur 207 360) d’un terrain détenu en copropriété.

3. Le prix de vente déclaré au registre foncier fut de 80 000 livres turques (TRY). La législation en vigueur accorde aux parties la liberté de déterminer librement le prix à déclarer audit registre à condition que celui-ci ne soit pas inférieur à la valeur servant de base au calcul de l’impôt foncier. Le montant déclaré en l’espèce n’était pas inférieur à cette valeur.

4. Les autres copropriétaires ne furent avisés de cette cession ni par le requérant ni par le vendeur.

5. Le 21 juin 2005, peu de temps avant la fin du délai de deux ans, l’une des copropriétaires saisit le tribunal en vue de faire usage de son droit de préemption.

6. Après avoir fait estimer par expertise la valeur du bien à la date de vente, c’est-à-dire le 17 juillet 2003, à plus de 663 000 TRY, le tribunal ordonna la consignation par la demanderesse de la somme de 81 200 TRY (somme correspondant au prix de vente déclaré au registre, augmenté des frais acquittés par le requérant).

7. Le titre de propriété du requérant fut finalement annulé au bénéfice de la demanderesse. En contrepartie, le requérant perçu la somme qui avait été consignée, ce qui constituait le remboursement du montant qu’il était réputé avoir engagé pour l’acquisition des parts. Les tribunaux indiquèrent que conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, l’indemnité ne pouvait tenir compte de l’augmentation survenue dans la valeur du bien entre la date de la vente et la date de l’action sous l’effet de changements économiques étant donné que le requérant avait méconnu son obligation de notifier la vente aux copropriétaires.

8. Le jugement devint définitif le 6 novembre 2009, et la somme consignée fut versée au requérant après cette date.

9. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’exercice du droit de préemption et de la non prise en compte, lors de la fixation de l’indemnité, de l’augmentation survenue dans la valeur du bien en raison de l’inflation et d’autres raisons objectives (dont la hausse des prix sur le marché immobilier).

10. Il estime que le droit de préemption aurait été appliqué en l’espèce de manière contraire à la ratio legis du texte, lequel serait d’éviter qu’un étranger non désiré puisse intégrer la communauté fermée de copropriétaires qui se connaissent et qui sont en déjà en rapport d’affaires. Il précise que le bien en cause appartient à plus de deux cents copropriétaires, qui ne se connaissent pas et que ce chiffre est sans doute beaucoup plus élevé en réalité puisque nombre de copropriétaires seraient décédés et auraient chacun de nombreux héritiers.

11. Il considère que compte tenu du nombre de copropriétaires et d’héritiers, l’obligation pesant sur l’acquéreur de notifier la vente à chacun d’entre eux constituerait une charge excessive.

12. Le requérant reproche aux autorités judiciaires de ne pas avoir pris en compte la valeur réelle des parts litigieuses pour déterminer son indemnité mais le prix de vente déclaré au registre foncier. Il affirme que le fait de déclarer une valeur moins importante dans le but de réduire les frais et droits de mutation serait une pratique habituelle.

13. Enfin, le requérant se plaint de la perte de valeur de l’indemnité allouée sous l’effet de l’inflation.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

14. La requête n’étant pas manifestement mal fondée et ne se heurtant par ailleurs à aucune autre condition de recevabilité, elle doit être déclarée recevable.

15. Sur le fond, la Cour observe que le Gouvernement soutient que la non prise en compte de l’augmentation de la valeur du bien est dû au fait que le requérant n’a pas avisé de la vente les copropriétaires, et ce en méconnaissance de l’obligation légale qui pesait sur lui.

16. L’ingérence en cause, l’annulation du titre de propriété du requérant à la suite de l’exercice du droit de préemption, relève de la seconde norme de l’article 1 du Protocole no 1 (pour un exposé des trois normes, voir Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).

17. L’exercice du droit de préemption poursuit un but légitime en cela qu’il cherche à limiter le nombre de copropriétaires d’un bien. La circonstance que le nombre de copropriétaires étaient en l’espèce déjà important et l’affirmation du requérant selon laquelle ces derniers ne se connaissaient pas tous, ne sauraient avoir d’incidence sur le caractère légitime du but poursuivi, qui relève de la politique économique et sociale des États, domaine dans lequel la Cour dispose d’une compétence limitée.

18. En l’absence de controverse entre les parties sur l’existence d’une base légale, il convient de déterminer si l’exercice du droit de préemption a respecté le juste équilibre voulu par la Convention, c’est-à-dire de vérifier la proportionnalité de l’ingérence, laquelle repose en l’espèce sur le caractère suffisant ou non de la contrepartie de la privation.

19. La non-prise en compte, lors de la détermination du montant de l’indemnité, de l’augmentation survenue dans la valeur du bien pour des raisons tenant au marché de l’immobilier est parfaitement compréhensible et découle du principe selon lequel nul ne peut tirer profit de son propre tort (nullus commodum capere potest de iniuria sua propria). En effet, c’est le préempteur qui aurait bénéficié de cette hausse, si le requérant avait respecté son obligation légale d’aviser les copropriétaires, chose qu’il s’est abstenu de faire.

20. Quant à la prise en compte du prix de vente déclaré au registre et non du prix dont le requérant prétend s’être réellement acquitté, l’intéressé affirme que l’objectif qu’il poursuivait par cette démarche était de réduire les frais et impôts liés à la vente et qu’il s’agit là d’une pratique courante. Or, le requérant ne pouvait ignorer le risque d’une préemption et les conséquences fâcheuses auxquelles pouvaient l’exposer la faiblesse du prix de vente déclaré au registre. C’est donc en connaissance de cause qu’il doit être réputé avoir pris ce risque. Par ailleurs, compte tenu du motif qu’il invoque, il est utile de préciser que l’intéressé ne peut être fondé à se prévaloir de sa propre turpitude, conformément à l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans.

21. Cela étant posé, la Cour observe que l’indemnité versée au requérant se limite à la somme de 81 200 TL (correspondant au prix de vente déclaré augmenté des frais de mutation), qu’elle n’est pas assortie d’intérêts, et qu’elle ne prend aucunement en compte l’inflation qui était pourtant de plus de 70 % sur la période concernée d’après les données de la banque centrale.

22. La somme consignée au greffe du tribunal n’a pas été placée et n’a produit aucun intérêt pendant toute la durée de la procédure dont la longueur n’est pas imputable au requérant (voir, mutatis mutandis, Hunguest Zrt c. Hongrie, no 66209/10, §§ 25 et suivants, 30 août 2016). Cette absence de placement, dont le TGI est responsable, a aggravé le préjudice de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Angelov c. Bulgarie, no 44076/98, § 39, 22 avril 2004).

23. Si l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne saurait en principe être interprété comme obligeant les États à prendre des mesures pour compenser les effets de l’inflation et maintenir la valeur des créances ou d’autres actifs (voir, Todorov c. Bulgarie (déc.), no 65850/01, 13 mai 2008, Cula c. Croatie (déc.), no 55213/07, 22 avril 2010), la question qui se pose en l’espèce n’est pas d’identifier les obligations générales de l’État face à l’inflation, mais de déterminer si l’indemnité finalement perçue par le requérant suffisait à compenser la perte de propriété qu’il avait subie en raison de l’exercice du droit de préemption légal.

24. Le fait que le remboursement finalement perçu par le requérant avait subi une très forte dépréciation, et qu’il ne correspondait plus à la somme qu’il avait due verser pour acquérir le bien, est de nature à rendre ce dédommagement insuffisant à compenser la perte de propriété imposée à l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Eko-Elda AVEE c. Grèce, no 10162/02, §§ 29-31, CEDH 2006‑IV et, mutatis mutandis, Kalinova c. Bulgarie, no 45116/98, § 76, 8 novembre 2007 où le titre de propriété de la requérante avait annulé en raison de la nullité de la vente et où l’intéressé ne pouvait prétendre qu’à une compensation devenue dérisoire en raison des années écoulées et de la forte inflation).

25. Dès lors, les circonstances dans lesquelles le cadre réglementaire relatif à l’usage du droit de préemption a conduit à l’annulation du titre de propriété du requérant ont rompu le juste équilibre qui devait régner entre les divers intérêts en jeu.

26. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

27. Le requérant estime son préjudice matériel à travers deux méthodes de calcul, dont le résultat est de 635 000 euros (EUR) dans un cas et 374 000 EUR dans l’autre. Il réclame l’une de ces sommes au titre du préjudice matériel.

28. Il demande en outre une rémunération pour son avocate et sollicite le remboursement des frais et dépens dont il laisse le soin à la Cour de déterminer le montant.

29. Le Gouvernement conteste ces prétentions et demande le renvoi de la question de la satisfaction équitable à la Commission d’indemnisation sur le fondement de l’affaire Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, 7 mai 2019).

30. Par souci d’économie procédurale, la Cour n’estime pas utile de renvoyer cette question vers le doit interne, attendu qu’elle est en mesure de déterminer elle-même le montant du préjudice. Compte tenu des motifs sur lesquels repose le constat de violation et des données de la banque centrale, elle octroie au requérant la somme de 16 000 EUR au titre du préjudice matériel.

31. Le requérant n’ayant pas formulé de demande à ce titre, il n’y a pas lieu de se prononcer sur le préjudice moral.

32. Quant aux frais et dépens, la demande n’étant pas accompagnée des documents pertinents, la Cour la rejette.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention en raison des conditions dans lesquels le droit de préemption a été mis en œuvre ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois la somme de 16 000 EUR (seize mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement:

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                  Aleš Pejchal
Greffier adjoint                                   Président

Dernière mise à jour le novembre 17, 2021 par loisdumonde

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