AFFAIRE DONEV c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 72437/11

La présente requête concerne la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant, qui a abouti à sa révocation de ses fonctions de juge et de président d’une juridiction. Elle porte sur le respect des exigences du procès équitable au cours de cette procédure, concernant en particulier l’exigence d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, ainsi que sur la compatibilité de la sanction imposée au requérant avec son droit au respect sa vie privée. Elle fait partie d’un groupe de requêtes introduites devant la Cour qui soulèvent des griefs similaires sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE DONEV c. BULGARIE
(Requête no 72437/11)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Indépendance et impartialité de la Cour administrative suprême ayant contrôlé la décision disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature • Absence d’atteinte au principe de la sécurité juridique ni, au caractère équitable de la procédure judiciaire • Procès équitable • Faits en cause versés aux débats et possibilité pour le requérant de présenter ses arguments

STRASBOURG
26 octobre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Donev c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Tim Eicke, président,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 72437/11) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Ruslan Nikolov Donev (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême, le caractère équitable de la procédure ainsi que l’atteinte à la vie privée du requérant, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 octobre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant, qui a abouti à sa révocation de ses fonctions de juge et de président d’une juridiction. Elle porte sur le respect des exigences du procès équitable au cours de cette procédure, concernant en particulier l’exigence d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, ainsi que sur la compatibilité de la sanction imposée au requérant avec son droit au respect sa vie privée. Elle fait partie d’un groupe de requêtes introduites devant la Cour qui soulèvent des griefs similaires sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1963 et réside à Targovishte. Il est représenté par Mes M. Ekimdzhiev et K. Boncheva, avocats à Plovdiv.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme I. Nedyalkova, du ministère de la Justice.

I. le contexte de l’affaire

4. En août 2008, un article paru dans un quotidien national, intitulé « Une escroquerie de douze millions de levs circule dans le pays », accusait le requérant, qui était juge et président (dirigeant administratif) du tribunal de district de la ville de Targovishte, d’avoir délivré un titre exécutoire dans des circonstances suspectes. L’article relatait une affaire d’importants détournements de fonds d’une banque par plusieurs de ses actionnaires. Il mentionnait en particulier les faits suivants : Me X, un avocat qui était intervenu dans l’affaire de détournement des fonds de la banque en cause, aurait cédé ses créances d’honoraires d’un montant d’environ 3,5 millions de levs (BGN) (soit environ 1,7 millions d’euros (EUR)) à Y, un tiers, en contrepartie d’une somme s’élevant à environ 120 000 BGN (soit environ 60 000 EUR). Y aurait demandé au tribunal de district de Targovishte que la cession de créance soit revêtue d’un titre exécutoire ; le requérant aurait examiné cette demande malgré le défaut de compétence territoriale de son tribunal, se serait attribué le dossier au mépris des règles de répartition aléatoire des affaires et aurait donné gain de cause à la partie demanderesse ; il aurait en outre dispensé Y du paiement de la taxe judiciaire au motif que les ressources de l’intéressé étaient insuffisantes, alors que la valeur en litige s’élevait à plusieurs millions de levs.

5. Le 18 août 2008, à la suite des révélations faites dans cette publication et de plusieurs plaintes adressées à l’Inspection du Conseil supérieur de la magistrature (« CSM »), l’inspectrice générale du CSM ordonna un contrôle du travail du requérant (voir ci-après).

6. Il ressort par ailleurs d’articles de presse publiés sur Internet que Me X fut assassiné en mars 2009. Y fut arrêté en septembre 2010 puis mis en examen pour complicité d’assassinat, en rapport avec l’affaire relative à la banque. En décembre 2012, il fut reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement.

II. L’engagement des poursuites disciplinaires contre le requérant et la première décision du csm

7. L’Inspection du CSM réalisa le contrôle le 20 août 2008. Le rapport dressé à l’issue de ce contrôle constatait, premièrement, que le requérant avait commis des irrégularités à l’occasion de la demande de titre exécutoire dans l’affaire mentionnée dans l’article de presse : il aurait examiné cette affaire en méconnaissance des règles de compétence territoriale, il se la serait attribuée en violation des règles de répartition aléatoire des dossiers au sein du tribunal, il aurait dispensé le demandeur du paiement de la taxe judiciaire d’un montant de 70 000 BGN (soit environ 35 000 EUR) sans justification et il aurait délivré le titre exécutoire sollicité sans contrôler la validité des pièces fournies. L’ordonnance rendue par le requérant aurait d’ailleurs été par la suite déclarée nulle et non avenue par les juridictions supérieures pour défaut de compétence territoriale du tribunal. Ces circonstances auraient été relayées par la presse, qui y avait vu un cas de corruption, et le prestige de la justice s’en était trouvé terni, ce qui, de l’avis de l’Inspection, était constitutif de la faute disciplinaire visée à l’article 307, alinéa 3 4), de la loi sur le pouvoir judiciaire.

8. Le rapport observait, deuxièmement, que le requérant n’avait pas assuré le respect des règles de répartition aléatoire des affaires, dont il était responsable en tant que président de la juridiction : pendant la période allant du 1er janvier 2006 au 1er mars 2008, il aurait exclu son nom du système électronique de répartition et ne se serait attribué que douze requêtes de délivrance de titres exécutoires, qu’il aurait traitées en une journée. Onze de ces demandes auraient émané de la même société et la douzième aurait été la requête de Y, celle qui avait été dénoncée par la presse. Le rapport relevait, troisièmement, que le requérant était en congé au moment du contrôle réalisé par l’Inspection et qu’il avait omis de désigner un remplaçant pendant ses congés annuels, laissant le tribunal sans responsable administratif. Selon le rapport, les faits exposés dans ces deux derniers points constituaient des manquements « à d’autres obligations professionnelles », au sens de l’article 307, alinéa 3 5), de la loi sur le pouvoir judiciaire.

9. Le 26 septembre 2008, sur la base de ces constats, l’Inspection demanda l’ouverture d’une procédure disciplinaire par le CSM et l’imposition au requérant d’une sanction de révocation de son poste de juge. Le 1er octobre 2008, le CSM ordonna l’ouverture d’une procédure disciplinaire. Trois de ses membres furent tirés au sort pour former un collège disciplinaire (дисциплинарен състав), chargé d’instruire l’affaire.

10. Dans le cadre de la procédure conduite devant le collège disciplinaire, le requérant put prendre connaissance de la proposition de l’Inspection et des preuves au dossier et demander la production d’autres preuves. Il déposa des observations écrites dans lesquelles il contestait une partie des constats du contrôle réalisé ainsi que la sanction de révocation proposée par l’Inspection. Le requérant et l’inspectrice qui avait réalisé le contrôle furent entendus par le collège au cours d’une audience tenue le 29 octobre 2008.

11. Par une décision du 27 janvier 2009, une majorité de deux membres du collège considéra que les faits reprochés au requérant au titre de deux chefs disciplinaires (la dispense du paiement de la taxe judiciaire et la délivrance du titre exécutoire, d’une part, et le défaut d’organisation de son remplacement, d’autre part) ne constituaient pas des fautes disciplinaires. Concernant le troisième point, à savoir le non-respect des règles de répartition aléatoire des affaires au sein du tribunal, la majorité estima qu’il y avait bien eu faute mais que les faits étaient prescrits pour trois des douze affaires que le requérant s’était attribuées en violation de ces règles. En conséquence, le collège proposa au CSM d’imposer au requérant une sanction disciplinaire plus légère, à savoir une réduction de son traitement de 15 % pour une durée de six mois. L’un de ses trois membres exposa cependant dans une opinion séparée que, selon lui, la dispense injustifiée de taxe constituait également une faute disciplinaire car le requérant n’avait pas tenu compte du fait que le demandeur, Y, avait récemment déboursé plusieurs milliers de levs pour acquérir une créance de 3,5 millions. Il estima, par ailleurs, que la révocation était justifiée au regard de la gravité des faits reprochés, de la découverte, au cours de la procédure, d’autres éléments révélant un manque de professionnalisme du requérant et enfin de l’absence de toute prise de conscience de sa part.

12. La formation plénière du CSM examina l’affaire lors de sa réunion du 4 février 2009. Le rapporteur du collège disciplinaire présenta l’affaire et les propositions du collège, qui furent soutenues par le deuxième membre du collège et par un autre membre du CSM. Le membre dissident du collègue disciplinaire réaffirma son opinion et proposa d’imposer une sanction plus lourde en révoquant le requérant de son poste de juge et de président de juridiction. Le président de la Cour administrative suprême, membre de droit du CSM, s’exprima en faveur de cette proposition, de même que l’inspectrice générale, qui assistait aux délibérations sans droit de vote. La question de savoir quelle proposition devait être soumise au vote en premier fut débattue et il fut décidé de voter d’abord sur la proposition du collège disciplinaire (paragraphe 11 ci-dessus). À l’issue du vote à bulletin secret, cette proposition ne fut pas adoptée, ayant recueilli 7 voix pour, 15 voix contre et 1 abstention. La proposition de révoquer le requérant fut ensuite soumise au vote et adoptée par 13 voix contre 9, avec 1 abstention.

III. Le contrôle juridictionnel de lA première décision du CSM

13. Le requérant saisit la Cour administrative suprême d’un recours contre la décision du CSM, arguant que les faits qui lui étaient reprochés ne constituaient pas des fautes disciplinaires, que la sanction n’était pas proportionnée eu égard à la faible gravité des fautes dénoncées et de ses qualifications professionnelles, et que la décision du CSM n’était pas dûment motivée. Une audience se tint devant la Cour administrative suprême le 31 mars 2009 puis, en raison d’un changement dans la formation de jugement, une autre audience eut lieu le 26 janvier 2010, lors de laquelle le requérant demanda notamment le sursis à l’exécution provisoire de la mesure de révocation au motif que son exécution le privait de la possibilité de travailler et de percevoir un revenu.

14. Par un arrêt du 12 avril 2010, une formation de trois membres de la Cour administrative suprême jugea le recours infondé et le rejeta. Elle rejeta également la demande de sursis à l’exécution provisoire de la décision du CSM, au motif que le requérant n’avait pas présenté d’arguments pour justifier sa demande. Le requérant se pourvut en cassation. Dans son pourvoi, il arguait notamment que le CSM ne pouvait pas, en vertu de la loi sur le pouvoir judiciaire, imposer une sanction plus grave que celle proposée par le collège disciplinaire, et contesta les fautes disciplinaires retenues par le CSM.

15. Le recours du requérant fut examiné par une formation de cinq juges de la Cour administrative suprême qui prononça son arrêt le 16 juillet 2010.

16. Cette formation considéra notamment que la décision du CSM et l’arrêt de première instance avaient été adoptés en méconnaissance du droit matériel. Elle nota à cet égard que les manquements reprochés au requérant relativement à la dispense du justiciable Y du paiement de la taxe judiciaire, à la méconnaissance des règles de compétence territoriale et à la délivrance d’un titre exécutoire (paragraphe 7 ci-dessus) se rapportaient à la fonction juridictionnelle du juge et pouvaient être rectifiés dans le cadre d’un recours devant l’instance supérieure mais ne pouvaient constituer des fautes disciplinaires. Elle estima par ailleurs que les publications critiques parues dans la presse concernant ces faits ne pouvaient à elles seules justifier l’engagement de la responsabilité disciplinaire du magistrat et jugea qu’il n’y avait pas, en l’espèce, d’élément indiquant qu’il y avait eu des contacts inappropriés entre le requérant et Y.

17. S’agissant du non-respect des règles de répartition aléatoire, la formation de cinq juges constata qu’il y avait eu faute disciplinaire en ce que le requérant avait retiré son nom du système de répartition aléatoire pendant toute l’année 2007 et s’était ensuite attribué certaines affaires en méconnaissance de ces règles. Cependant, le CSM n’avait pas tenu compte du fait que le délai de prescription pour poursuivre une partie de ces faits s’était écoulé. Concernant le manquement du requérant à assurer son remplacement pendant ses congés, elle considéra qu’il s’agissait d’une faute minime et qu’il n’avait pas été établi que ce manquement avait provoqué une perturbation de l’organisation ou de la gestion du tribunal.

18. La formation de cinq juges conclut, par ailleurs, que la décision du CSM avait été rendue en violation des règles procédurales dans la mesure où le requérant s’était vu imposer deux sanctions disciplinaires, à savoir la révocation de sa fonction de dirigeant administratif et la révocation de son poste de juge, pour une seule série de fautes disciplinaires, à savoir le non-respect des règles de répartition aléatoire et l’attribution à lui-même de huit affaires en méconnaissance de ces règles.

19. Compte tenu des irrégularités ainsi constatées, la formation de cinq juges décida d’annuler le premier arrêt (paragraphe 14 ci-dessus) et la décision du CSM (paragraphe 12 ci-dessus) et de renvoyer l’affaire devant le CSM afin qu’il statue de nouveau.

IV. La seconde décision du CSM

20. À la suite du renvoi opéré par la Cour administrative suprême, la formation plénière du CSM examina l’affaire lors de sa réunion du 16 septembre 2010. Au cours des débats, deux membres du collège disciplinaire (paragraphe 11 ci-dessus) se prononcèrent en faveur d’une sanction plus légère. Le président de la Cour administrative suprême observa qu’un autre juge, L., avait été révoqué pour avoir, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, dispensé du paiement de la taxe judiciaire le même demandeur Y, et qu’une formation de cinq juges de la Cour administrative suprême avait confirmé que la dispense de taxe pouvait engager la responsabilité disciplinaire par un arrêt du 8 avril 2010. Il exprima l’avis que, même en retenant, conformément à l’arrêt de la Cour administrative suprême du 16 juillet 2010, les seules fautes disciplinaires relatives au non-respect des règles de répartition aléatoire des affaires (paragraphe 17 ci-dessus), celles-ci étaient d’une particulière gravité, notamment parce que le requérant s’était attribué huit affaires d’une même société demanderesse en violation des règles applicables et avait statué toujours en faveur de cette société. Il rappela que le principe de répartition aléatoire des affaires avait été introduit précisément pour éviter toute attribution sélective et lutter contre la corruption. L’inspectrice générale du CSM s’exprima également dans ce sens.

21. La proposition visant la sanction la plus lourde fut d’abord soumise au vote. Par un vote à bulletin secret, le CSM prononça, par 13 voix contre 5, avec 4 abstentions, la révocation du requérant de son poste de juge. Son mandat de président du tribunal étant entretemps arrivé à son terme, la question de sa révocation de cette fonction ne se posait plus et ne fut pas soumise au vote.

V. Le contrôle juridictionnel de la seconde décision du CSM

22. Le requérant introduisit un recours en annulation, soutenant, notamment, que la nouvelle décision du CSM n’était pas dûment motivée. Il y arguait qu’il n’était pas clair pour quels manquements il avait été sanctionné. Selon lui, le CSM était en contradiction avec l’arrêt de la Cour administrative suprême du 16 juillet 2010 s’il avait entendu que la dispense de taxe judiciaire constituait une faute disciplinaire (paragraphe 16 ci‑dessus). Si le CSM n’avait pas retenu cette faute, alors la sanction imposée apparaissait disproportionnée. Le requérant sollicita, par ailleurs, le sursis à l’exécution de la décision du CSM, faisant valoir qu’il était déjà démis de ses fonctions depuis un an et cinq mois.

23. Par un arrêt du 17 mars 2011, une formation de trois juges de la Cour administrative suprême considéra que la motivation de la décision du CSM, qui, en l’occurrence, était censée figurer dans la seule opinion exprimée au cours des délibérations en faveur de la décision prise (paragraphe 20 ci-dessus), n’expliquait ni en quoi les manquements constatés relatifs au non-respect des règles de répartition des affaires pouvaient être qualifiés de « manquements graves », au sens de l’article 129, alinéa 3 5), de la Constitution, et justifier ainsi la révocation du requérant, ni pourquoi la sanction disciplinaire la plus grave avait été retenue pour une faute qui n’avait pas été qualifiée de « grave ». En conséquence, elle annula la décision pour défaut de motivation suffisante et ordonna le renvoi du dossier devant le CSM afin qu’il statue de nouveau.

24. Le CSM et l’Inspection du CSM se pourvurent en cassation. Ils soutenaient, parmi d’autres arguments, que l’opinion exprimée au cours des délibérations contenait une motivation suffisante pour caractériser la « particulière gravité » des fautes commises par le requérant et justifier la révocation. Ils firent également valoir que la Cour administrative suprême avait jugé légale la révocation d’un autre juge (le juge L.) pour des fautes similaires et avait rejeté le recours de l’intéressé (paragraphe 20 ci-dessus). Le 16 juin 2011, une audience fut tenue devant une formation de cinq juges de la Cour administrative suprême. Par un arrêt du 14 juillet 2011, la formation de cinq juges annula le premier arrêt (paragraphe 23 ci-dessus) et, statuant sur le fond du recours du requérant, le rejeta.

25. La formation de cinq juges jugea que les avis exprimés au cours des délibérations du CSM et l’opinion exposée par le membre dissident du collège disciplinaire (paragraphes 20 et 11 ci-dessus) contenaient des éléments précis et circonstanciés sur la responsabilité disciplinaire du requérant, notamment une appréciation de la gravité des fautes commises, et constituaient ainsi une motivation suffisante de la décision au sens de l’article 320, alinéa 4, de la loi sur le pouvoir judiciaire (paragraphe 38 ci‑dessous). En réponse à l’argument du requérant à propos d’une contradiction de la décision du CSM avec l’arrêt du 16 juillet 2010 (paragraphes 15-19 et 22 ci-dessus), elle observa que cet arrêt n’avait pas statué sur le fond de la responsabilité disciplinaire de l’intéressé et que l’autorité de chose jugée ne s’étendait pas aux considérations exposées dans les motifs. Elle nota que l’arrêt n’avait pas non plus donné de directives concernant l’interprétation de la loi que le CSM était tenu de suivre.

26. Elle estima que le CSM, lorsqu’il avait réexaminé l’affaire, avait pu tenir compte, ainsi qu’il ressortait des avis exprimés au cours des délibérations, de tous les éléments factuels exposés dans la proposition initiale du collège disciplinaire et dans celle de l’Inspection du CSM (paragraphes 20, 11 et 9 ci-dessus). Elle considéra ainsi qu’il était suffisamment établi que le requérant n’avait pas respecté les règles de répartition aléatoire des affaires et s’était attribué certains litiges de manière arbitraire, ce qui constituait une méconnaissance grave de ses obligations professionnelles, qui plus est pour une durée considérable. Elle jugea également établi que le requérant s’était attribué l’affaire du justiciable Y en violation des règles de répartition, qu’il l’avait dispensé du paiement de la taxe judiciaire sans aucun motif et que l’écho fait dans la presse de cette affaire avait eu des conséquences fâcheuses sur l’image de la justice. À cet égard, la formation de cinq juges considéra que la décision de dispenser un justiciable du paiement de la taxe judiciaire ne constituait pas une décision juridictionnelle sur le fond d’une affaire, susceptible d’appel, et elle en conclut qu’une telle décision pouvait engager la responsabilité disciplinaire d’un magistrat. La haute juridiction nota enfin que d’autres circonstances mentionnées lors des délibérations du CSM, notamment le fait que le requérant n’avait examiné qu’un faible nombre d’affaires (près de dix fois moins que les autres juges du tribunal), sans pour autant figurer parmi les fautes visées dans la proposition de l’Inspection, avaient été dûment établies et avaient légitimement pu être prises en compte dans l’appréciation de la gravité de la sanction à infliger.

27. La formation de cinq juges en conclut que la seconde décision du CSM (paragraphe 21 ci-dessus) avait été prise en conformité avec les faits dûment établis et par une juste application du droit matériel, et que la sanction prononcée était proportionnée aux fautes commises.

VI. autres faits pertinents

28. De nombreuses publications dans la presse relatèrent les circonstances de la révocation du requérant. Estimant que sa bonne réputation était en cause, l’intéressé entreprit diverses démarches. En octobre 2010, il adressa un droit de réponse au quotidien 24 heures pour se plaindre du contenu d’une interview de l’inspectrice générale du CSM publiée dans ce journal, dans laquelle elle déclarait que les actions du requérant avaient fait naître des soupçons de corruption et insinuait qu’il pouvait avoir des liens avec un groupe criminel auquel était mêlé Y, le demandeur dans l’affaire à l’origine de sa révocation (paragraphe 6 ci‑dessus). Il communiqua à des institutions publiques et organes de presse divers une lettre ouverte adressée à l’inspectrice générale, dans laquelle il dénonçait également les déclarations de cette dernière.

29. Par ailleurs, le requérant engagea des poursuites pénales pour diffamation contre le rédacteur en chef d’un journal régional qui avait publié un article intitulé « Le président du tribunal régional accusé d’escroquerie ». Par un jugement du 12 avril 2010, le tribunal régional de Veliko Tarnovo reconnut le rédacteur en chef coupable et le condamna à une amende de 5 000 levs (soit environ 2 500 euros) ainsi qu’au versement de dommages et intérêts du même montant au requérant.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I. le droit et la pratique internes

A. Les garanties institutionnelles de l’indépendance des juges

30. L’article 117, alinéa 2, de la Constitution bulgare proclame l’indépendance du pouvoir judiciaire. Aux termes de cette disposition, lors de l’accomplissement de leurs fonctions, les juges, les jurés, les procureurs et les enquêteurs sont soumis uniquement à la loi. En vertu de l’article 195 de la loi sur le pouvoir judiciaire (Закон за съдебната власт), tel qu’applicable au moment des faits de l’espèce, les juges, les procureurs et les enquêteurs ne peuvent, pendant la durée de leur mandat, occuper un poste électif, un emploi dans la fonction publique ou un emploi salarié, ni exercer une activité commerciale ou une profession libérale. Ils ne peuvent être membres d’un parti politique ou d’une organisation syndicale en dehors de l’institution judiciaire et doivent, plus généralement, s’abstenir de toute activité susceptible de porter atteinte à leur indépendance. L’article 129, alinéa 3, de la Constitution, dispose par ailleurs que les juges, les procureurs et les enquêteurs deviennent inamovibles à l’issue d’une période de cinq ans, sur décision du CSM. Après cette date, il ne peut être mis fin à leurs fonctions que dans les cas suivants : lorsqu’ils ont atteint l’âge de 65 ans, en cas de démission, de condamnation pénale à une peine d’emprisonnement, d’incapacité physique durable ou de manquement grave ou systématique à leurs obligations professionnelles ou d’actes nuisibles au prestige de l’institution judiciaire.

B. Le Conseil supérieur de la magistrature

31. Aux termes de l’article 16 de la loi de 2007 sur le pouvoir judiciaire, tel qu’en vigueur au moment des faits de l’espèce, le CSM est un organe permanent qui représente le pouvoir judiciaire et garantit son indépendance. Il détermine la composition et l’organisation du travail des organes du pouvoir judiciaire et assure la gestion de leurs activités, sans nuire à leur indépendance. Selon l’article 30 de cette loi, le CSM a compétence, entre autres, pour : soumettre au Conseil des ministres un projet de budget annuel de la justice ; déterminer les ressorts judiciaires et le nombre de postes de magistrats ; fixer la rémunération des magistrats ; organiser les procédures de recrutement et de promotion des magistrats ; procéder à leur évaluation de manière périodique (tous les cinq ans) ou à l’occasion d’une procédure de promotion ; exercer le pouvoir disciplinaire sur les magistrats ; et soumettre au Président de la République des propositions pour la nomination des présidents des juridictions suprêmes et du Procureur général.

32. Dans deux décisions du 15 novembre 2011 et du 3 juillet 2014 (реш. на КС № 10 от 15.11.2011 г. по к.д. № 6/2011, et реш. на КС № 9 от 3.07.2014 г. по к.д. № 3/2014), la Cour constitutionnelle a défini le CSM comme un organe collectif spécifique du pouvoir judiciaire dont la fonction principale est d’en garantir l’indépendance. Selon ces décisions, le CSM a été créé par la Constitution dans le but d’assurer une gestion indépendante des agents du pouvoir judiciaire ; il constitue un organe judiciaire spécifique, disposant de compétences administratives et organisationnelles clairement définies dont il ressort qu’il s’agit non pas d’un organe juridictionnel mais d’un organe administratif supérieur ; il ne relève toutefois pas du pouvoir législatif ou exécutif.

33. En vertu de l’article 130 de la Constitution et des dispositions pertinentes de la loi sur le pouvoir judiciaire (articles 16 et suivants), le CSM est composé de vingt-cinq membres. Le président de la Cour suprême de cassation, le président de la Cour administrative suprême et le Procureur général en sont membres de droit. Les autres membres sont élus parmi des juristes possédant de hautes qualités professionnelles et morales ayant au minimum quinze années d’expérience professionnelle. Leur mandat est de cinq ans, non renouvelable immédiatement. Selon la législation applicable à l’époque pertinente, onze membres étaient élus par l’Assemblée nationale parmi les juges, les procureurs, les enquêteurs, les universitaires ou les avocats, et les onze membres restants étaient des juges, des procureurs et des enquêteurs élus par leurs pairs – six par les juges, quatre par les procureurs et un par les enquêteurs (article 17 de la loi sur le pouvoir judiciaire). Au moment des faits de la présente espèce, le CSM avait en son sein six juges élus par leurs pairs, cinq juges élus par l’Assemblée nationale ainsi que les présidents des deux juridictions suprêmes.

34. Depuis une réforme adoptée en avril 2016, le CSM est désormais composé de deux collèges – l’un pour les juges, l’autre pour les procureurs et enquêteurs. Ces collèges sont compétents pour les décisions relatives à la nomination, la promotion ou la responsabilité disciplinaire des juges et des procureurs et enquêteurs, respectivement.

35. La réunion plénière du CSM est présidée par le ministre de la Justice, qui ne participe pas aux votes.

36. L’article 18 de la loi sur le pouvoir judiciaire dispose par ailleurs qu’un membre du CSM ne peut, pendant la durée de son mandat, occuper un poste électif, un emploi dans la fonction publique ou un emploi salarié, ni exercer une activité commerciale ou une profession libérale. En vertu de l’article 130, alinéa 8, de la Constitution et de l’article 27 de la loi sur le pouvoir judiciaire, le mandat d’un membre électif du CSM ne peut prendre fin que dans certains cas énumérés : la démission, une condamnation pénale, une incapacité physique durable, la révocation disciplinaire ou une interdiction d’exercer un métier du droit.

37. L’Inspection du CSM est un organe distinct qui est composé d’un inspecteur général et d’inspecteurs élus par l’Assemblée nationale parmi les juristes possédant de hautes qualités professionnelles et morales ayant au minimum quinze années d’expérience professionnelle (articles 40 et suivants de la loi sur le pouvoir judiciaire). L’Inspection est chargée, entre autres, de contrôler l’organisation et le fonctionnement du service de la justice, de signaler aux autorités compétentes les éventuels dysfonctionnements et d’engager des poursuites disciplinaires contre les juges, les procureurs et les enquêteurs (article 54 de la loi).

C. La responsabilité disciplinaire des magistrats

38. La discipline des magistrats est une question régie par les articles 307 à 328 de la loi sur le pouvoir judiciaire. Les parties pertinentes de ces dispositions, telles qu’applicables au moment des faits de la présente espèce, se lisaient comme suit :

Article 307

« (…) 2. La faute disciplinaire est constituée par l’inexécution fautive des obligations professionnelles du juge, du procureur ou de l’enquêteur.

3. Les fautes disciplinaires sont :

1) Le non-respect systématique des délais prévus par les lois procédurales ;

2) Toute action qui a pour effet de retarder la procédure de manière injustifiée ;

3) Toute violation du code de déontologie des magistrats bulgares ;

4) Toute action qui nuit au prestige de l’institution judiciaire ;

5) Tout manquement à d’autres obligations professionnelles. »

Article 308

« Les sanctions disciplinaires applicables aux juges, aux procureurs, aux enquêteurs et aux dirigeants administratifs sont les suivantes :

1) L’avertissement ;

2) Le blâme ;

3) La diminution du traitement de 10 à 25 % pour une durée de six mois à deux ans ;

4) La rétrogradation pour une durée d’un à trois ans ;

5) La révocation du poste de dirigeant administratif (…) ;

6) La révocation. »

Article 309

« La gravité de l’infraction, la nature de la faute, les circonstances de l’infraction et l’attitude de l’auteur sont des facteurs à prendre en compte dans la fixation de la sanction à imposer. »

Article 310

« 1. La procédure disciplinaire est ouverte par une décision de l’autorité disciplinaire (наказващ орган) dans un délai de six mois à compter de la découverte des faits mais pas plus tard que trois ans après leur survenance.

(…)

3. Lorsque la faute est constituée par une omission, les délais prévus à l’alinéa 1 courent à compter de la découverte de cette omission. »

Article 311

« La sanction disciplinaire est imposée par :

1) Le dirigeant administratif – pour [l’avertissement et le blâme] ;

2) Le CSM – pour les [autres sanctions imposées] à un juge, un procureur ou un enquêteur ; (…) »

Article 312

« 1. La proposition d’ouvrir une procédure disciplinaire peut émaner :

1) Du dirigeant administratif,

2) Du dirigeant administratif de rang supérieur ;

3) De l’Inspection du CSM ;

4) D’au moins un cinquième des membres du CSM ;

5) Du ministre de la Justice ; »

Article 313

« 1. Avant d’imposer une sanction, l’autorité disciplinaire entend la personne concernée ou reçoit ses observations écrites et recueille les éléments de preuves pertinents pour l’affaire.

2. Si la personne poursuivie disciplinairement n’a pas eu la possibilité d’être entendue ou de déposer des observations écrites sauf si elle y a renoncé, le tribunal annule la sanction imposée sans procéder à un examen au fond.

3. Les faits relatifs à la procédure disciplinaire ne peuvent être divulgués tant que la décision imposant une sanction ne sera pas devenue définitive. »

Article 316

« 1. Les sanctions [de diminution du traitement, de rétrogradation et de révocation] contre un juge, un procureur ou un enquêteur (…) sont imposées par le CSM.

(…)

3. Lors de l’ouverture d’une procédure disciplinaire, le CSM désigne trois de ses membres par tirage au sort pour former un collège disciplinaire (дисциплинарен състав). Les membres du collège élisent leur président.

4. Le président du collège disciplinaire fixe une audience dans un délai de sept jours à compter de la date d’ouverture de la procédure. »

Article 318

« 1. Les audiences du collège disciplinaire ont lieu à huis clos.

2. Le [magistrat] mis en cause a droit à l’assistance d’un avocat.

3. Le collège disciplinaire instruit les faits et les circonstances de l’espèce et peut, à cette fin, recueillir des preuves orales, écrites et matérielles (…) et auditionner des experts (…).

4. L’auteur de la proposition ou son représentant, le [magistrat] mis en cause et son conseil sont entendus par le collège disciplinaire s’ils sont présents.

Article 319

« 1. Le collège disciplinaire adopte une décision (…) par laquelle il détermine les faits qui sont l’objet de l’affaire, émet un avis sur l’existence d’une faute disciplinaire et propose (…) une sanction.

2. Les décisions du collège sont prises à la majorité de ses membres. »

Article 320

« (…)

3. Le CSM peut rejeter la proposition [du collège disciplinaire] ou imposer une sanction disciplinaire.

4. La décision du CSM est adoptée à la majorité de ses membres et motivée. Les motifs de la décision du collège disciplinaire ainsi que les avis exprimés par les membres du CSM [durant les délibérations] sont considérés comme les motifs de la décision.

D. La Cour administrative suprême

39. La Cour administrative suprême est la plus haute juridiction administrative du pays. Elle agit en tant qu’instance de cassation pour les décisions des tribunaux administratifs et examine en première instance les recours contre certains actes administratifs, tels que ceux pris par le Conseil des ministres, les ministres ou des administrations centrales. Elle est composée de deux sections, chacune divisée en chambres (articles 91 à 93 du code de procédure administrative).

40. En vertu de l’article 100 du code de procédure administrative, le président de la Cour administrative suprême en assure la direction administrative et la représentation. Avec les présidents des deux sections de la cour, il élabore un projet de répartition des juges entre les sections et les chambres, qui est soumis au vote de l’assemblée plénière des juges. Il peut également ordonner le détachement de juges des tribunaux administratifs auprès de la Cour administrative suprême (article 94 du code).

E. Le contrôle juridictionnel des décisions du CSM

41. Aux termes de l’article 323 de la loi sur le pouvoir judiciaire, les décisions rendues par le CSM en matière disciplinaire sont susceptibles d’un recours devant la Cour administrative suprême. Le recours n’a pas d’effet suspensif, sauf si la Cour administrative suprême en décide autrement. Il est examiné par une formation de trois juges de la haute juridiction. La décision rendue est susceptible d’un pourvoi en cassation devant une formation de cinq juges de la même juridiction.

42. En vertu de l’article 146 du code de procédure administrative, les moyens d’annulation des actes administratifs sont l’incompétence de l’auteur de l’acte, le vice de forme, la violation substantielle des règles de procédure, la violation de la loi matérielle et le non-respect du but de la loi. Selon l’article 172, alinéa 2, de ce code, lorsqu’elle proclame la nullité ou annule un acte administratif, la juridiction administrative, dans les cas où la matière ne relève pas du pouvoir discrétionnaire de l’administration, tranche l’affaire sur le fond. Dans les autres cas, elle renvoie le dossier à l’administration afin que celle-ci se prononce de nouveau, avec des directives concernant l’application et l’interprétation de la loi (article 173 du code). Un arrêt interprétatif de la Cour administrative suprême du 30 juin 2017, postérieur aux faits de l’espèce, a relevé qu’il existait une jurisprudence contradictoire sur la question de savoir si, dans le cadre de l’examen d’un recours contre une décision du CSM en matière disciplinaire, la haute juridiction pouvait renvoyer le dossier devant le CSM afin que celui-ci statue de nouveau. L’arrêt a conclu que, compte tenu de la nature spécifique du CSM, qui est non pas un organe administratif mais une autorité du système judiciaire, la Cour administrative suprême ne peut s’immiscer dans l’action disciplinaire conduite devant le CSM et ne peut donc ni statuer sur la responsabilité disciplinaire des magistrats ni renvoyer l’affaire devant le CSM avec des directives obligatoires sur l’application de la loi (тълк. реш. № 7 от 30.06.2017 г. по тълк. д. № 7/2015, ВАС, ОСС).

43. Il ressort d’éléments statistiques émanant de la Cour administrative suprême et produits par le Gouvernement que, de 2009 à 2012, cette juridiction a examiné un total de 122 recours contre des décisions du CSM. La décision attaquée a été confirmée dans 88 cas, annulée dans 31 cas et déclarée nulle et non avenue dans un cas ; la procédure a été close sans examen au fond à deux reprises.

II. les textes internationaux

44. La Cour renvoie aux textes adoptés dans le cadre du Conseil de l’Europe concernant le statut et l’indépendance des juges, parmi lesquels la recommandation adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010 (CM/Rec(2010)12), cités dans les arrêts Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 77-79 et 81, 23 juin 2016), Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 33-37, 25 septembre 2018), et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, §§ 121-122, 1er décembre 2020).

45. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise) s’est par ailleurs exprimée comme suit dans son rapport sur les nominations judiciaires (CDL-AD(2007)028), adopté lors de sa 70e session plénière (16‑17 mars 2007), au sujet de la composition des conseils supérieurs de la magistrature :

« 25. La Commission de Venise estime qu’un conseil de la magistrature devrait avoir une influence décisive sur la nomination et l’avancement des juges et (…) sur les mesures disciplinaires prononcées à leur encontre. Il devrait être possible de saisir un tribunal indépendant d’un recours contre des mesures disciplinaires.

(…)

27. Un équilibre doit être établi entre l’indépendance des juges et l’autogestion, d’une part, et l’indispensable obligation de rendre compte de son action qui incombe à la magistrature, d’autre part, afin d’éviter les effets négatifs du corporatisme au sein de la magistrature. Dans ce contexte, il est indispensable de veiller à ce que les procédures disciplinaires à l’encontre de juges soient menées comme il se doit et qu’elles ne soient pas ternies par une modération injustifiée à l’égard de collègues. L’une des façons d’atteindre cet objectif consiste à mettre sur pied un conseil de la magistrature dont la composition soit équilibrée.

28. Selon la Commission de Venise, « il n’y a pas de modèle standard qu’un Etat démocratique serait tenu de suivre en créant son conseil supérieur de la magistrature tant que la fonction de ce conseil vise à assurer le bon fonctionnement d’un pouvoir judiciaire indépendant au sein d’un État démocratique. (…)

29. S’agissant de la pratique actuelle en matière de composition des conseils de la magistrature, (…) une partie importante ou la majorité des membres du conseil de la magistrature devrait être élue par les magistrats eux-mêmes. Afin d’assurer la légitimité démocratique du conseil de la magistrature, les autres membres devraient être élus par le parlement parmi des personnes ayant les compétences juridiques appropriées, en tenant compte d’éventuels conflits d’intérêts.

(…)

33. Bien que la présence des membres du pouvoir exécutif dans les Conseils de la magistrature puisse faire naître des préoccupations en matière de confiance, une telle pratique est très fréquente. (…) »

46. Dans son opinion sur la Constitution de la Bulgarie (CDL‑AD(2008)009), adoptée lors de sa 74e session plénière (14-15 mars 2008), la Commission de Venise a fait les observations suivantes au sujet du CSM bulgare :

« 2.3.1. Élection de la composante parlementaire à la majorité simple

23. (…)

Onze membres sont toujours élus par le parlement et il demeure possible d’élire l’ensemble de ces membres à une majorité parlementaire simple. Dans le passé, il est arrivé que les onze membres soient élus à une majorité contre les voix de l’opposition.

(…)

26. L’argument selon lequel il n’existe pas de conseil judiciaire dans tous les pays est valable mais n’exclut pas l’existence d’autres possibilités pour promouvoir et garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il est toutefois plus important que la Commission de Venise ne privilégie pas dans ses recommandations non contraignantes le plus petit dénominateur commun des systèmes existants mais se concentre sur les éléments qu’elle juge nécessaires pour qu’il soit pleinement satisfait aux normes européennes. (…)

27. La Commission reconnaît que le statut permanent des membres du [CSM], leur indépendance administrative et financière et leur mandat, qui est distinct de celui du parlement, renforcent aussi les conditions d’indépendance des onze membres élus par le parlement. Il n’en demeure pas moins que l’observation ci-après extraite de l’avis des 22 et 23 mars 1999 demeure valable :

« 30. La composition du conseil telle qu’elle figure dans la loi n’est pas en soi critiquable. Ce système pourrait parfaitement fonctionner dans une démocratie en place de longue date où l’administration de la justice est le plus souvent au-dessus du conflit de la politique partisane et où l’indépendance du judiciaire est très marqué et bien établie. (…)

31. La Commission de Venise considère que même s’il se peut que le Conseil judiciaire supérieur n’ait pas, en fait, été politisé, il n’est pas souhaitable que l’on ait ne serait-ce que l’impression d’une politisation des procédures de son élection. Dans chacune des deux élections les plus récentes de la composante parlementaire, sous deux gouvernements différents, les partis d’opposition n’ont pas participé au vote, de sorte que dans chaque cas, cette composante a effectivement été élue que par les représentants des partis de gouvernement.»

(…)

2.3.2. Rôle du ministre de la Justice en tant que président du [CSM]

29. Le rôle du ministre de la Justice en tant que président du [CSM] pose aussi certains problèmes (bien qu’il n’ait pas le droit de voter). L’avis de la Commission de Venise des 22 et 23 mars 1999 (CDL-INF(1999)005) donne à penser que le ministre de la Justice ne devrait pas présider le Conseil lorsque ce dernier examine des proposition qu’il a formulées.

(…)

2.3.3. Représentation des juges, des procureurs et des enquêteurs au [CSM]

33. Un autre problème tient au fait que les trois composantes du système judiciaire bulgare, à savoir les juges, les procureurs et les magistrats instructeurs, sont représentées dans un même organe. Aucune objection ne porte naturellement sur l’appartenance des procureurs à la branche judiciaire comme c’est le cas dans de nombreux pays. Il est toutefois important de maintenir la distinction au niveau des fonctions et des compétences des procureurs et des juges.

34. Compte tenu de ce qui précède, un système dans lequel les personnes qui représentent directement les procureurs sont membres de l’organe qui exerce les fonctions de nomination et de révocation des juges et prend les éventuelles mesures disciplinaires pourrait être une source de préoccupation pour la Commission.

(…)

40. Si, en principe, un conseil judiciaire unique traitant des trois branches distinctes du système judiciaire ne pose pas de problème, il faut, en pareil cas, que les commissions ou les chambres spécialisées compétentes traitent de questions relevant des branches particulières du système judiciaire de manière à éviter tout risque d’influence d’une branche sur l’autre. (…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

47. Le requérant estime inéquitables les poursuites disciplinaires menés contre lui et soutient en particulier que le CSM et la Cour administrative suprême n’ont pas satisfait aux exigences d’indépendance et d’impartialité énoncées à l’article 6 § 1 de la Convention. L’article 6 § 1 est libellé comme suit en ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (…) par un tribunal indépendant et impartial, (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

48. Les parties s’accordent à considérer que l’article 6 de la Convention est applicable sous son volet civil. La Cour rappelle qu’elle a déjà estimé cette disposition applicable sous son volet civil à des procédures disciplinaires concernant des magistrats lorsque des sanctions telles que la révocation, la rétrogradation ou une réduction de salaire étaient en jeu (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 120, 6 novembre 2018, Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, §§ 36‑38, 9 juillet 2013, et Čivinskaitė c. Lituanie, no 21218/12, § 95, 15 septembre 2020). Elle ne voit aucune raison d’en juger autrement en l’espèce.

2. Sur les exceptions soulevées par le Gouvernement

a) Arguments des parties

49. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement argue que le requérant a présenté, dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête datées du 9 janvier 2020, un certain nombre de nouveaux griefs et arguments qui n’avaient pas été exposés dans la requête initiale et qui, pour la plupart, ne l’avaient pas été non plus dans le cadre des procédures internes.

50. Il argue en particulier, s’agissant du grief de manque d’indépendance et d’impartialité du CSM, que le requérant ne s’est plaint dans sa requête initiale que de la présence des trois membres du collège disciplinaire au sein de la formation plénière du CSM, et que les autres éléments se rapportant à la composition du CSM (paragraphe 58 ci-dessous), ont été évoqués pour la première fois dans les observations en réponse et n’ont pas non plus été soulevés dans la procédure interne. Concernant le grief de manque d’indépendance des juges de la Cour administrative suprême, le Gouvernement soutient que l’argument tiré de la présence du président de cette juridiction au sein de la formation du CSM et de l’influence que celui-ci aurait pu avoir sur les juges de la Cour administrative suprême (paragraphe 64 ci-dessous) a également été soulevé dans les observations en réponse et que le requérant n’a en outre jamais mis en cause l’impartialité des juges pour ce motif dans la procédure interne. Il invite dès lors la Cour à déclarer ces nouveaux éléments du grief irrecevables pour tardiveté ou, alternativement, pour non-épuisement des voies de recours internes.

51. Le requérant n’a pas formulé d’observations en réponse aux exceptions du Gouvernement.

b) Appréciation de la Cour

52. Eu égard aux objections formulées par le Gouvernement, et au regard des principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’application de la règle des six mois prévue à l’article 35 § 1 de la Convention, en particulier lorsqu’un requérant a formulé de nouvelles allégations postérieurement à l’introduction de sa requête (voir, pour un résumé de ces principes, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 99‑101, ainsi que les références de jurisprudence qui y sont citées), la Cour doit examiner si les allégations formulées par le requérant dans ses observations doivent passer pour des arguments juridiques se rattachant à son grief initial ou pour des arguments touchant un élément particulier de ce grief, auquel cas la règle de six mois ne s’appliquerait pas, ou si elles doivent être considérées comme constituant un grief distinct introduit ultérieurement, donc après l’expiration du délai de six mois (ibidem, § 103).

53. Concernant tout d’abord le grief de manque d’indépendance et d’impartialité du CSM, la Cour observe que, dans sa requête initiale, le requérant avait évoqué à l’appui de ce grief uniquement la participation, dans la formation plénière de cet organe, des membres du collège disciplinaire qui avaient déjà pris position sur sa responsabilité (paragraphe 59 ci-dessous). Ce n’est que dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête, en date du 9 janvier 2020, que le requérant a présenté des arguments concernant le manque d’indépendance du CSM en raison de sa composition (exposés en détail au paragraphe 58 ci‑dessous). La Cour considère que le grief portant sur l’absence d’indépendance et d’impartialité du CSM en raison de défauts structurels dans sa composition est distinct de celui soulevé dans la requête initiale, qui concernait un manque allégué d’impartialité de trois membres spécifiques ayant pris part à la décision litigieuse du CSM. Il n’est pas non plus intrinsèquement lié au premier grief, de sorte à ne pas pouvoir être examiné séparément (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 105). Au vu de ces considérations, la Cour conclut que le grief de manque d’indépendance et d’impartialité du CSM en raison de sa composition a été soulevé plus de six mois après l’introduction de la requête, le 8 novembre 2011, et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner, de surcroît, l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement à l’égard de ce grief. Elle ne l’empêche pas, en revanche, de prendre en considération les éléments pertinents concernant le CSM pour l’examen des autres griefs du requérant (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 106‑107).

54. S’agissant ensuite du grief relatif à l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême, la Cour observe que le requérant a effectivement soulevé, dans ses observations du 9 janvier 2020, un argument nouveau concernant la présence au sein du CSM du président de la haute juridiction et de la possibilité que ce dernier puisse, compte tenu de ses pouvoirs en matière organisationnelle et disciplinaire, exercer une influence sur les juges saisis d’un recours contre une décision du CSM (paragraphe 64 ci-dessous). Elle estime cependant que cet argument est intrinsèquement lié au grief de manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Cour administrative suprême en raison des pouvoirs disciplinaire et organisationnel du CSM (paragraphe 63 ci-dessus), qui a été soulevé par le requérant dans la requête initiale et dont ce nouvel argument constitue un développement. Dans ces circonstances, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’appliquer la règle des six mois à cet argument particulier et, dès lors, rejette l’exception formulée par le Gouvernement à cet égard.

55. Pour ce qui est de l’épuisement des voies de recours concernant cet aspect du grief, la Cour renvoie aux principes généraux rappelés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). En l’espèce, elle constate que le requérant ne met pas en cause l’impartialité individuelle des juges de la Cour administrative suprême, de sorte qu’il n’avait pas à solliciter le déport d’un ou plusieurs des juges ayant statué dans son affaire. Quant aux critiques qu’il formule concernant la participation du président de la Cour administrative suprême à la formation plénière du CSM, la Cour note que la situation dénoncée par le requérant porte sur la structure même de ces autorités, telle qu’elle a été prévue par la Constitution et la loi sur le pouvoir judiciaire, et que le Gouvernement n’a pas précisé quel recours le requérant aurait pu utiliser pour y remédier. Au vu de ces considérations, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

3. Conclusion sur la recevabilité

56. Constatant que le grief tiré de l’article 6 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé dans ses autres aspects, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

i. Sur la procédure conduite devant le CSM

57. Le requérant soutient que la composition du CSM à l’époque pertinente présentait des déficiences structurelles qui nuisaient à l’indépendance de cet organe et de toutes les juridictions vis-à-vis des pouvoirs législatif et exécutif et du parquet. Il se réfère aux recommandations formulées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe ainsi qu’aux rapports établis par la Commission européenne ou la Commission de Venise sur la Bulgarie, qui ont émis certaines critiques à cet égard. Il renvoie également à ces rapports pour rappeler que des exigences plus strictes concernant l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir politique devraient s’appliquer dans les jeunes démocraties qui n’ont pas de traditions politiques et historiques en la matière.

58. Le requérant estime en particulier que les éléments suivants montrent le manque d’indépendance dont souffrait le CSM :

a) la part insuffisante de juges élus par leurs pairs dans la composition du CSM ; seuls six membres étaient des juges élus par leurs pairs et le quota de juges était élu de manière indirecte et non par l’assemblée de tous les juges ; en outre, l’Assemblée nationale élisait onze membres à la majorité simple, sans qu’un consensus avec les partis d’opposition ne soit nécessaire ;

b) le rôle du ministre de la Justice, représentant de la majorité au pouvoir, qui présidait les réunions du CSM et disposait d’un droit d’initiative en matière budgétaire et sur la carrière des magistrats ;

c) la présence du Procureur général en tant que membre de droit du CSM, alors que, d’une part, celui-ci dispose de pouvoirs très étendus en matière d’enclenchement de poursuites pénales et peut engager des poursuites contre des magistrats ou des membres du CSM et provoquer, par voie de conséquence, la suspension temporaire de leurs fonctions et que, d’autre part, il est le supérieur hiérarchique de tous les procureurs et enquêteurs et peut ainsi contrôler le vote des membres du CSM issus de ce corps ;

d) l’absence d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif de l’Inspection du CSM, qui aurait tendance à réaliser des contrôles à la commande du pouvoir. Le requérant en veut pour exemple le cas du contrôle réalisé à l’égard de juges de la cour d’appel de Sofia qui avaient ordonné, en septembre 2019, la libération conditionnelle de J.P., un ressortissant australien condamné pour meurtre. Cette décision provoqua des réactions hostiles de la part de certains politiques et de certains médias et le Procureur général introduisit un recours en annulation contre cette décision, que la Cour suprême de cassation déclara toutefois irrecevable. À la suite de la plainte émanant d’un parti politique issu de la mouvance nationaliste, qui alléguait que les juges de la composition avaient agi en situation de conflit d’intérêt compte tenu de leurs liens avec une organisation non-gouvernementale qui avait fourni une assistance au condamné, l’Inspection du CSM réalisa un contrôle, à l’issue duquel elle conclut à l’absence de conflit d’intérêt.

59. En ce qui concerne par ailleurs l’équité de la procédure devant le CSM, le requérant dénonce l’absence de publicité lors de sa comparution devant le collège disciplinaire et la présence au sein de la formation plénière du CSM des trois membres de ce collège, qui avaient pourtant déjà exprimé leur avis sur sa responsabilité. Il soutient que sa décision de dispenser un justiciable du paiement de taxe judiciaire ne constitue pas une faute disciplinaire et que le CSM a méconnu les droits de la défense en prenant en compte des faits que le collège disciplinaire avait jugés non constitutifs d’une faute disciplinaire. Il soutient enfin que la décision rendue par le CSM le 16 septembre 2010 n’était pas suffisamment motivée.

ii. Sur la procédure conduite devant la Cour administrative suprême

60. Le requérant soutient que le manque d’indépendance et d’impartialité du CSM, qui en matière disciplinaire agit comme une instance quasi-judiciaire, et les autres atteintes à l’équité de la procédure devant cet organe n’ont pas pu être corrigés par la Cour administrative suprême dans la mesure où, premièrement, le contrôle juridictionnel opéré par cette dernière sur la décision du CSM n’a pas été d’une étendue suffisante et, deuxièmement, que la haute juridiction elle-même ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité.

61. En ce qui concerne l’étendue du contrôle opéré par la Cour administrative suprême, le requérant se plaint de ce que celle-ci n’aurait pas répondu à certains arguments qu’il avait soulevé dans ses écritures. Il soutient ensuite que cette juridiction n’était pas compétente pour contrôler la sanction disciplinaire imposée par le CSM et en déterminer une autre qu’elle aurait jugée proportionnée en l’espèce, mais qu’elle pouvait tout au plus annuler la décision du CSM et renvoyer le dossier devant celui-ci afin qu’il statue de nouveau.

62. Renvoyant aux critères développés dans la jurisprudence de la Cour concernant l’étendue du contrôle juridictionnel exigé par l’article 6 de la Convention (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 179), le requérant soutient que rien ne justifie d’accepter comme suffisant le contrôle juridictionnel restreint opéré en l’espèce. Il souligne à cet égard que l’objet de l’affaire ne concernait pas une matière spécifique exigeant des connaissances spécialisées ni un domaine où le CSM devrait bénéficier d’une grande latitude, telle que les nominations ou les promotions de magistrats. En ce qui concerne les garanties entourant la prise de décision par le CSM, il se réfère à son argumentation exposée ci-dessus concernant la procédure devant cet organe (paragraphes 57-59 ci-dessus), qui selon lui ne présentait pas des garanties suffisantes.

63. S’agissant de l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême, le requérant soutient que celles-ci sont sujettes à caution dans la mesure où l’autre partie à la procédure, le CSM, dispose de pouvoirs concernant la discipline des juges, l’organisation et le budget de l’ensemble des juridictions. Il argue que les juges de la haute juridiction sont soumis au pouvoir disciplinaire du CSM et qu’il existe un risque réel et pas seulement théorique que ceux-ci fassent l’objet de poursuites disciplinaires. Au regard des défauts structurels du CSM qu’il a soulevés (paragraphe 58 ci-dessus), il soutient que les juges de la Cour administrative suprême ne pouvaient statuer avec impartialité sur les décisions du CSM. Il estime que la situation de l’indépendance de la justice et du CSM en Bulgarie à l’époque pertinente est à rapprocher de celle que la Cour a considérée comme problématique dans les arrêts Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, CEDH 2013) et Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, 25 septembre 2018) et non de celle qui a fait l’objet de l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité).

64. Il considère que cette situation est aggravée par le fait que le président de la Cour suprême est membre de droit du CSM, alors qu’il a le pouvoir, en tant que président de juridiction, de répartir les juges entre les différentes chambres de la Cour administrative suprême et de désigner les présidents de chambre, de prendre des sanctions disciplinaires contre des juges pour des fautes mineures et d’initier des poursuites disciplinaires pour les cas plus graves.

65. Pour ce qui est de l’équité de la procédure devant la Cour administrative suprême, le requérant soutient que, dans son arrêt définitif du 14 juillet 2011 (paragraphe 25 ci-dessus), celle-ci a pris en compte des faits qui n’étaient pas évoqués dans la décision attaquée du CSM et qu’elle n’a pas tenu compte de la force de chose jugée de l’arrêt du 16 juillet 2010 qui avait constaté qu’il n’y avait eu faute disciplinaire qu’à raison de la méconnaissance des règles de répartition des affaires. Il se plaint de la contradiction entre ces deux arrêts sur la question de savoir si la dispense de taxe judiciaire pouvait ou non constituer une faute disciplinaire (paragraphes 16 et 26 ci-dessus).

b) Le Gouvernement

66. À titre liminaire, s’agissant des références faites par le requérant aux rapports rendus par la Commission européenne et la Commission de Venise sur la Bulgarie, le Gouvernement observe que ces rapports ont été élaborés dans le cadre de mécanismes visant à apporter au pays une assistance dans le domaine de la réforme judiciaire et que, selon les termes utilisés par la Commission de Venise, les recommandations qui y sont faites cherchent à promouvoir des standards élevés et n’ont aucun caractère obligatoire.

i. Sur la procédure devant le CSM

67. Le Gouvernement expose que le CSM n’est pas une juridiction à proprement parler mais que la procédure disciplinaire devant cet organe répond néanmoins à un certain nombre des exigences de l’article 6 de la Convention. Il soutient qu’en l’espèce la procédure devant le CSM était conforme aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes, que le requérant a pu bénéficier de l’assistance d’un avocat, prendre connaissance des éléments du dossier et présenter sa défense, tant par écrit qu’au cours d’une audience devant le collège disciplinaire, et que les décisions rendues étaient suffisamment motivées.

68. S’agissant de l’indépendance et l’impartialité du CSM, le Gouvernement considère que la présence des membres du collège disciplinaire au sein de la formation plénière du CSM ne met pas en cause l’indépendance et l’impartialité de cet organe. Il explique que le collège disciplinaire a pour fonction d’assurer l’instruction du dossier et que son rôle se rapproche plus de celui d’un juge rapporteur dans une formation juridictionnelle que de celui d’un enquêteur ou d’un procureur. Il fait valoir qu’en l’espèce les poursuites disciplinaires ont été engagées sur la proposition de l’Inspection du CSM, qui n’a pas participé ensuite à la décision. Pour ce qui est des autres volets de ce grief, concernant notamment la composition de cet organe ou sa dépendance alléguée vis-à-vis du ministre de la Justice ou du Procureur général, le Gouvernement rappelle que le requérant ne les a pas évoqués dans sa requête initiale (paragraphe 49 ci-dessus) et considère que ceux-ci sont de toute manière infondés, pour les raisons exposées ci-dessous sous l’angle du grief relatif à l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême (paragraphes 73-74 ci-dessous).

69. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que les défauts éventuels de la procédure disciplinaire n’ont pas méconnu l’article 6 de la Convention dans la mesure où le requérant a pu exercer un recours devant la Cour administrative suprême qui était dotée d’une pleine juridiction et présentait l’ensemble des garanties exigées par cette disposition.

ii. Sur la procédure devant la Cour administrative suprême

70. Le Gouvernement expose que la Cour administrative suprême était dotée d’une pleine juridiction pour contrôler toute question de fait ou de droit relative à la légalité de la révocation du requérant, notamment la qualification juridique des actes de ce dernier ou la proportionnalité de la sanction ; qu’elle pouvait recueillir toutes les preuves nécessaires à cette fin (seulement écrites pour l’instance de cassation) et qu’elle avait le pouvoir, le cas échant, d’annuler cette décision et/ou de renvoyer le dossier devant le CSM avec des directives obligatoires sur l’application de la loi. Il précise qu’en cas d’annulation d’une mesure de révocation, le magistrat en cause était censé être réintégré dans ses fonctions. Il soutient en outre que la haute juridiction n’a à aucun moment décliné sa compétence et a examiné tous les moyens soulevés par le requérant.

71. En ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême, le Gouvernement souligne que le requérant ne remet pas en cause l’impartialité subjective des juges ayant statué sur son cas. Concernant l’indépendance et l’impartialité objectives, il expose que les membres de la haute juridiction sont des juges professionnels, hautement qualifiés, et que toutes les garanties habituelles telles que l’inamovibilité ou l’incompatibilité avec d’autres fonctions leur sont applicables.

72. S’agissant du manque d’indépendance allégué de la Cour administrative suprême vis-à-vis du CSM, le Gouvernement considère qu’il faut distinguer la présente affaire de l’affaire Oleksandr Volkov, à laquelle se réfère le requérant. Rappelant l’analyse de la Grande Chambre dans l’arrêt postérieur Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 158-159), il considère que la conclusion de la Cour concernant le défaut d’indépendance et d’impartialité de la Cour administrative ukrainienne vis-à-vis des décisions du Conseil supérieur de la magistrature ukrainien était fondée sur le constat que cet organe présentait lui-même de sérieux défauts structurels et des apparences de partialité. Or, selon le Gouvernement, le CSM bulgare à l’époque pertinente ne présentait pas de tels défauts, pour les raisons exposées ci-dessous.

73. S’agissant de la composition du CSM, le Gouvernement fait valoir, d’une part, que les vingt-deux membres élus de cet organe exerçaient leurs fonctions à temps plein et ne pouvaient percevoir de salaires d’autres sources et, d’autre part, que la moitié de ces membres étaient des magistrats (juges, procureurs ou enquêteurs) élus par leurs pairs. Il estime par ailleurs que l’élection d’une partie des membres du CSM par l’Assemblée nationale n’est pas critiquable en soi et qu’un tel système existe dans de nombreux pays. Il souhaite distinguer la situation en Bulgarie de celle décrite dans l’affaire Oleksandr Volkov, où seul un quart des membres du Conseil supérieur de la magistrature étaient des juges élus par leurs pairs et où la plupart d’entre eux n’occupaient pas le poste à temps complet. S’agissant ensuite de la composition du CSM bulgare à l’époque des faits de l’espèce, il indique que neuf des membres élus par l’Assemblée nationale étaient également des magistrats et que le CSM incluait ainsi, outre les trois membres de droit, vingt magistrats, dont onze juges.

74. En ce qui concerne la présence du ministre de la Justice, le Gouvernement considère que celle-ci n’est pas contraire aux recommandations de la Commission de Venise et précise qu’en Bulgarie le ministre préside les réunions du CSM mais n’en est pas membre et n’a pas de droit de vote. Il soutient par ailleurs que les arguments du requérant concernant le statut du Procureur général en Bulgarie ou l’évocation de l’affaire du ressortissant australien J.P. (paragraphe 58 ci-dessus) ne sont pas pertinents pour la présente espèce.

75. Pour ce qui est du pouvoir disciplinaire du CSM vis-à-vis des juges de la Cour administrative suprême, le Gouvernement, se référant à l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, § 163), rappelle que le fait que des juges soient, d’une manière générale, soumis au respect de la discipline et la déontologie professionnelle ne saurait jeter le doute sur leur impartialité à l’égard du CSM. Il fait valoir que les juges de la Cour administrative suprême ont atteint le plus haut niveau de fonctions juridictionnelles et ne sont pas à la recherche d’une promotion ni, le plus souvent, soumis au système d’évaluation interne.

76. De manière similaire, le Gouvernement soutient que la participation du CSM au processus de fixation du budget de la Justice et de la rémunération des magistrats ne permet pas de mettre en cause l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour administrative suprême. Il fait valoir que le système de fixation du budget, qui fait intervenir le gouvernement, le CSM et l’Assemblée nationale, a précisément pour objectif de garantir l’indépendance du système judiciaire vis-à-vis des pouvoirs législatif et exécutif et qu’il n’existe aucun précédent où le CSM aurait tenté d’utiliser son pouvoir dans ce domaine pour influencer les juridictions. Il précise par ailleurs que les pouvoirs du CSM en matière de rémunération des juges sont limités par les critères objectifs définis par la loi sur le pouvoir judiciaire, tels que l’ancienneté, le rang, etc.

77. S’agissant du fait que le président de la Cour administrative suprême est membre de droit du CSM, le Gouvernement rappelle que le requérant n’a pas soulevé ce volet du grief dans sa requête initiale (paragraphe 49 ci‑dessus) et considère que celui-ci est dans tous les cas infondé. Il estime que le requérant exagère les pouvoirs du président de la Cour administrative suprême et précise que si celui-ci est effectivement responsable de l’organisation et l’administration de la juridiction et qu’il supervise l’organisation des tribunaux administratifs, ses prérogatives de contrôle ne concernent que l’organisation du travail des juges et non le fond de leurs décisions. Quant aux pouvoirs de nomination du président, le Gouvernement précise que celui-ci désigne les présidents des sections de la haute juridiction mais ne s’occupe pas de la répartition des juges entre les sections, dont la composition est arrêtée par l’assemblée plénière des juges.

78. Le Gouvernement estime enfin que la proportion non négligeable des recours qui ont abouti à l’annulation de décisions du CSM (paragraphe 43 ci-dessus) démontre clairement l’absence de dépendance de la Cour administrative suprême.

79. En ce qui concerne les autres griefs que le requérant tire de l’article 6 de la Convention, le Gouvernement argue que la Cour administrative suprême a exercé un contrôle d’une étendue suffisante sur les décisions du CSM et qu’elle a dûment motivé ses décisions et répondu aux principaux arguments de l’intéressé. Pour autant que le requérant se plaint des solutions adoptées par cette juridiction, il rappelle que la Cour n’est pas une quatrième instance et n’a pas à revoir les conclusions des juridictions internes sauf décision arbitraire de leur part.

2. Appréciation de la Cour

80. Eu égard aux griefs formulés par le requérant, la Cour se penchera, tout d’abord, sur la question du respect des exigences de l’article 6 de la Convention dans le cadre des procédures devant le CSM, puis de celles qui se sont déroulées devant la Cour administrative suprême. À cet égard, elle examinera successivement l’étendue du contrôle opéré par la haute juridiction, le respect des garanties d’indépendance et d’impartialité puis les autres éléments du droit à un procès équitable invoqués par le requérant.

a) Principes généraux

81. Les principes généraux de la jurisprudence de la Cour concernant les garanties d’indépendance et d’impartialité ont été résumés dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 144-150) dans les termes suivants :

« 144. Pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (Findlay c. Royaume-Uni, 25 février 1997, § 73, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et Tsanova-Gecheva, précité, § 106). La Cour rappelle le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV). Cela étant, ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 193, CEDH 2003-VI).

145. La Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009).

146. Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective (Micallef, précité, § 95, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 75, 23 avril 2015). La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante supplémentaire (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996-III).

147. Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Micallef, précité, § 96, et Morice, précité, § 76).

148. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Micallef, précité, § 97). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar, précité, § 38).

149. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Micallef, précité, § 98).

150. Les concepts d’indépendance et d’impartialité objective sont étroitement liés et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 62, CEDH 2006‑XIII).

82. Les principes généraux concernant l’étendue du contrôle juridictionnel ont également été résumés dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 176-184), auquel la Cour renvoie.

b) Application en l’espèce

i. Sur le manque d’indépendance et d’équité allégué des procédures conduites devant le CSM

83. La Cour relève que selon le droit interne, le CSM est un organe judiciaire sui generis qui n’est considéré ni comme une juridiction ni comme un organe administratif classique relevant du pouvoir exécutif (paragraphe 32 ci-dessus). Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, le terme « tribunal » ne désigne pas nécessairement une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays, et qu’une autorité peut être considérée comme un « tribunal », au sens matériel du terme, lorsqu’il lui appartient de trancher, sur la base de normes de droit, avec plénitude de juridiction et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (Argyrou et autres c. Grèce, no 10468/04, § 24, 15 janvier 2009 § 24, Di Giovanni, précité, § 52, et Kamenos c. Chypre, no 147/07, §§ 85-87, 31 octobre 2017).

84. S’agissant de la présente espèce, elle observe que le CSM est un organe établi par la loi qui, lorsqu’il statue en matière disciplinaire, a pleine compétence pour apprécier les faits litigieux et déterminer la responsabilité du magistrat mis en cause, à l’issue d’une procédure réglementée par la loi. Il peut dès lors être considéré, au sens de la jurisprudence de la Cour, comme un organe juridictionnel auquel les garanties de l’article 6 trouvent à s’appliquer (voir, à titre de comparaison, Di Giovanni, précité, § 53, et Denisov, précité, § 67).

85. La Cour relève que la procédure disciplinaire devant le CSM comporte un certain nombre de garanties procédurales. Ainsi, en l’espèce, le requérant a pu prendre connaissance des faits qui lui étaient reprochés, comparaître en personne devant le collège disciplinaire et présenter des éléments pour sa défense. Il a ensuite eu connaissance de la proposition du collège et a pu présenter des observations écrites devant la formation plénière du CSM. L’intéressé se plaint néanmoins d’un défaut d’impartialité des membres du CSM qui s’étaient déjà prononcé sur l’affaire en tant que membres du collège disciplinaire, ainsi que de l’absence d’audience publique, circonstances qui sont en principe susceptibles de mettre en cause la conformité de cette procédure à l’article 6.

86. La Cour rappelle cependant que lorsqu’une autorité chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe peut faire l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article », c’est-à-dire si des défauts structurels ou de nature procédurale identifiés dans la procédure sont corrigés dans le cadre du contrôle ultérieur par un organe judiciaire doté de la pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 132, et les affaires qui y sont citées). En l’espèce, elle n’estime pas nécessaire de déterminer si la procédure devant le CSM était conforme à l’article 6 de la Convention eu égard aux conclusions auxquelles elle parvient ci‑après concernant le respect par la Cour administrative suprême des exigences découlant de cette disposition et l’étendue du contrôle opéré par la haute juridiction.

ii. Sur l’étendue du contrôle juridictionnel opéré par la Cour administrative suprême sur les décisions du CSM

87. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, afin d’évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d’une étendue suffisante, la Cour doit prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l’objet de la décision attaquée, plus particulièrement si celle-ci a trait à un domaine spécifique exigeant des connaissances spécialisées ou si, et dans quelle mesure, elle implique l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existantes dans le cadre de la procédure devant l’autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 179, Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, § 98, 15 septembre 2015, et Sigma Radio Television Ltd c. Chypre, nos 32181/04 et 35122/05, § 154, 21 juillet 2011).

88. En l’espèce, la Cour observe que la Cour administrative suprême était compétente pour examiner les questions de fait qu’elle jugeait pertinentes ainsi que la qualification juridique de faute disciplinaire donnée aux actes ou omissions du requérant (paragraphes 16-17 et 26 ci-dessus). La haute juridiction n’était certes pas compétente pour déterminer la sanction appropriée, question qui, si elle ne peut être considérée comme exigeant des connaissances spécialisées, implique indéniablement l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé au CSM en matière disciplinaire. Aux yeux de la Cour, un tel pouvoir se justifie au regard du rôle spécifique et hautement important conféré à cette autorité par la Constitution d’assurer la gestion autonome de l’institution judiciaire, dans l’objectif de garantir l’indépendance de la justice (paragraphes 31-32 ci-dessus ; voir aussi mutatis mutandis, Tsanova-Gecheva, précité, § 100). La Cour administrative suprême pouvait néanmoins vérifier que les critères prévus par la loi concernant la proportionnalité de la sanction avaient bien été pris en compte par le CSM (paragraphes 20 et 27 ci-dessus ; voir aussi l’article 309 de la loi sur le pouvoir judiciaire, cité au paragraphe 38 ci‑dessus).

89. La Cour constate ensuite que la décision litigieuse du CSM a été prise à l’issue d’une procédure qui présentait un certain nombre de garanties procédurales. Des règles concernant le déroulement de la procédure étaient prévues de manière détaillée dans la loi et leur respect était soumis au contrôle du juge (paragraphes 25, 38 et 42 ci-dessus). La haute juridiction a par ailleurs répondu aux principaux arguments du requérant sans décliner sa compétence. Si elle avait jugé fondés les moyens soulevés par l’intéressé, cette juridiction avait le pouvoir d’annuler la décision du CSM et de renvoyer l’affaire devant le même organe pour un nouvel examen, ce qu’elle a d’ailleurs fait à une occasion (paragraphes 19 et 42 ci-dessus).

90. Il apparaît, dès lors, que la Cour administrative suprême jouissait, en l’espèce, d’une juridiction d’une étendue suffisante et que les défauts de la procédure devant le CSM allégués par le requérant étaient susceptibles d’être corrigés, le cas échéant, dans le cadre de la procédure judiciaire (voir, à titre de comparaison, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 36, série A no 58, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 201 et 212‑214, Tsanova-Gecheva, précité, §§ 93-94 et 99-102, et Peleki c. Grèce, no 69291/12, § 59, 5 mars 2020).

iii. Sur le manque allégué d’indépendance et d’impartialité de la Cour administrative suprême

91. La Cour observe d’emblée que le requérant ne met pas en cause l’impartialité subjective des juges de la Cour administrative suprême. Elle considère, dès lors, qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle des exigences d’indépendance et d’impartialité objectives et, plus particulièrement, de vérifier si les doutes du requérant à cet égard peuvent être considérés comme objectivement justifiés en l’espèce.

92. À titre liminaire, la Cour observe que la Cour administrative suprême est la plus haute juridiction bulgare en matière administrative, qu’elle est composée exclusivement de juges professionnels et inamovibles qui bénéficient de garanties prévues par la Constitution et la loi et sont soumis à des exigences d’incompatibilité de nature à garantir leur indépendance et leur impartialité (paragraphe 30 ci-dessus). Elle note, ensuite, que le CSM a été créé et s’est vu attribuer des compétences en matière de gestion de l’institution judiciaire, de carrière et de discipline des magistrats, ce afin de garantir l’indépendance de la justice vis-à-vis des autres pouvoirs (paragraphe 32 ci-dessus). L’instauration d’un contrôle judiciaire par la Cour administrative suprême tend, par ailleurs, à garantir le respect des règles de procédure par le CSM et la légalité de ses décisions.

93. En ce qui concerne les pouvoirs disciplinaires du CSM et l’éventualité que les juges de la Cour administrative suprême fassent eux‑mêmes l’objet de poursuites disciplinaires, la Cour rappelle avoir déjà considéré que le fait que les juges soient soumis à des règles de discipline et de déontologie professionnelle ne suffit pas, à lui seul, à jeter le doute sur leur indépendance et leur impartialité à l’égard de l’autorité chargée d’appliquer ce régime (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 163, et Denisov, précité, § 79).

94. Elle rappelle avoir néanmoins jugé que la question du respect des garanties d’indépendance et d’impartialité d’une juridiction peut se poser lorsque l’organisation et le fonctionnement de l’organe disciplinaire dont la décision est soumise au contrôle judiciaire font apparaître des déficiences sérieuses de nature structurelle ou une apparence de parti pris (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 158-159, et Denisov, précité, § 79). Dans les affaires Oleksandr Volkov et Denisov (arrêts précités), le constat de telles déficiences sérieuses dans la composition et la procédure suivie par le Conseil supérieur de la magistrature ukrainien, qui n’avaient pas pu être remédiées dans la procédure de contrôle judiciaire, ainsi que les pouvoirs étendus dont disposait cet organe, l’ont menée à la conclusion que la Cour administrative supérieure ukrainienne ne jouissait pas de garanties suffisantes d’indépendance et d’impartialité. Dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (§ 158), la Cour a néanmoins souligné que de les considérations exposées dans l’arrêt Oleksandr Volkov devaient être regardées comme une critique basée sur les circonstances de l’affaire et applicables dans un système présentant des déficiences sérieuses de nature structurelle ou une apparence de parti pris au sein de l’organe disciplinaire de la magistrature, comme c’était le cas dans le contexte ukrainien à l’époque des faits, et non à une conclusion ayant une portée générale.

95. En l’espèce, la Cour observe que le requérant n’a pas invoqué dans sa requête initiale de telles déficiences structurelles dans la composition du CSM et que les griefs qu’il a soulevés ultérieurement à cet égard ont été rejetés pour tardiveté (paragraphe 53 ci-dessus). Par ailleurs, elle ne relève pas des apparences de parti pris personnels de certains membres du CSM susceptibles de mettre en cause l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême, laquelle est chargée du contrôle des actes de cet organe, au sens de la jurisprudence précitée (voir, en particulier, Denisov, § 79, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, §§ 159-160, et Oleksandr Volkov, §§ 110-117 et 130, tous précités).

96. La Cour constate par ailleurs l’absence d’éléments concrets faisant ressortir un manque d’impartialité des juges de la Cour administrative suprême, comme par exemple le fait qu’une procédure disciplinaire ou des poursuites pénales seraient pendantes contre l’un des membres des formations de jugement ayant examiné les recours du requérant. Plus généralement, elle ne dispose d’aucun élément montrant que le CSM aurait engagé des poursuites abusives contre des juges de la Cour administrative suprême dans des circonstances susceptibles de mettre en cause leur indépendance. Elle note, en particulier, que l’exemple donné par le requérant de poursuites qu’il juge abusives (voir le paragraphe 58 ci-dessus, point d)) concerne la réalisation d’un contrôle par l’Inspection du CSM à la suite d’un signalement et de publications dans la presse au sujet de l’existence d’un conflit d’intérêt, que les magistrats mis en cause n’étaient pas des juges de la Cour administrative suprême et que le contrôle effectué n’a pas abouti à des poursuites disciplinaires.

97. Pour ce qui est des pouvoirs du CSM en matière de promotion et de carrière des juges, la Cour observe que les juges de la Cour administrative suprême ont atteint un niveau élevé dans leur carrière et ne sont, en principe, pas en quête de promotion ou de détachement dans une autre juridiction. S’agissant des prérogatives du CSM en matière budgétaire, elle relève que celles-ci consistent à élaborer un projet de budget pour la justice et à déterminer le niveau de rémunération des juges de manière générale et non de chaque juge individuellement (paragraphe 31 ci-dessus). Au vu de ces considérations, et en l’absence d’éléments suffisants indiquant que les prérogatives en cause auraient été utilisées pour influencer un juge en particulier, elle n’estime pas que les compétences susmentionnées du CSM soient en mesure de jeter un doute sur l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour administrative suprême en l’espèce.

98. Il en va de même du fait que le président de la Cour administrative suprême soit membre du CSM. La Cour relève, à cet égard, que le président de la haute juridiction n’a pas pris part aux formations judiciaires ayant statué sur l’affaire du requérant. En ce qui concerne ses pouvoirs en matière disciplinaire, à savoir celui de proposer l’engagement de poursuites ou d’imposer un avertissement ou un blâme pour des fautes de moindre gravité (paragraphe 38 ci-dessus), ou en matière administrative – tels que la nomination des deux présidents de sections, la mise à disposition de juges des tribunaux administratifs à la Cour administrative suprême ou l’élaboration d’un projet de répartition des juges entre les sections – elle considère que ceux-ci ne sont pas de nature suffisante à justifier les craintes du requérant, en l’absence d’éléments indiquant que les juges ayant statué dans son cas auraient agi sur les instructions du président de la juridiction ou auraient autrement fait preuve de partialité.

99. Au vu des éléments qui précèdent, la Cour considère que les appréhensions du requérant ne peuvent passer pour objectivement justifiées et elle ne constate aucun manque d’indépendance et d’impartialité au niveau de la Cour administrative suprême. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 6 de la Convention à cet égard.

iv. Sur les autres volets de l’équité de la procédure

100. Le requérant conteste les conclusions auxquelles est parvenue la Cour administrative suprême dans son arrêt du 14 juillet 2011, qu’il juge sur certains points en contradiction flagrante avec l’arrêt rendu précédemment par une autre formation de cette même juridiction le 16 juillet 2010. En effet, le deuxième arrêt avait considéré que la dispense injustifiée du paiement de la taxe judiciaire pouvait constituer une faute disciplinaire. La Cour rappelle d’emblée qu’il ne lui revient pas, en principe, d’interpréter la législation interne, son rôle se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions (voir, parmi d’autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-50, 20 octobre 2011). Or tel n’est pas le cas d’espèce après une lecture attentive de l’arrêt du 14 juillet 2011. En effet, la formation de cinq juges a expliqué son changement de critère sur ce point précis en précisant que, selon le droit interne, le CSM n’était pas tenu de se conformer aux motifs du premier arrêt et que ce dernier ne contenait aucune directive sur l’interprétation de la loi que le CSM était tenu de suivre en application de l’article 173 du code de procédure administrative (paragraphes 25 et 42 ci‑dessus).

101. La Cour a aussi reconnu que l’éventualité de divergences de jurisprudence est inhérente à tout système judiciaire et que de telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait, non plus, être jugé contraire à la Convention (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, § 51, et Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 116, 29 novembre 2016). Par contre, une atteinte à la sécurité juridique se produit en présence de « divergences profondes et persistantes » dans la jurisprudence nationale. Dans pareil cas, la Cour doit alors vérifier si la législation interne prévoit des mécanismes permettant de supprimer ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, §§ 52-57, ainsi que les références de jurisprudence qui y sont citées, et Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres, précité, § 116).

102. S’agissant de la présente espèce, il est vrai que l’arrêt du 16 juillet 2010, qui a annulé la première décision du CSM et renvoyé l’affaire devant ce même organe afin que celui-ci statue de nouveau, a considéré que la décision de dispenser un justiciable du paiement de la taxe judiciaire relevait de l’activité juridictionnelle du juge et ne pouvait, dès lors, être constitutive d’une faute disciplinaire. Par contre, l’arrêt du 14 juillet 2011, qui a statué définitivement sur la responsabilité disciplinaire du requérant, a jugé que cette même décision était de nature disciplinaire (paragraphes 16 et 26 ci-dessus). Même si la Cour est en mesure de constater une contradiction formelle sur ce point, les éléments produits par le requérant ne permettent toutefois pas de conclure à l’existence de « divergences profondes et persistantes » dans la jurisprudence de la Cour administrative suprême, au sens de la jurisprudence de la Cour. Bien au contraire, il ressort des documents soumis que la Cour administrative suprême avait précédemment qualifié de faute disciplinaire les même agissements, dans un arrêt du 8 avril 2010 concernant une procédure disciplinaire contre un autre juge (paragraphe 20 ci-dessus). De plus, cet arrêt avait été évoqué lors des débats dans la présente procédure (paragraphes 20 et 24 ci-dessus) et les parties ont eu la possibilité de présenter leurs arguments respectifs.

103. La Cour observe, de surcroît, que l’arrêt du 16 juillet 2010 n’avait pas tranché le fond de l’affaire de manière définitive mais avait seulement annulé la décision du CSM et renvoyé devant celui-ci le dossier pour un nouvel examen, de sorte que la procédure concernant la responsabilité disciplinaire du requérant était demeurée pendante après l’arrêt du 16 juillet 2010. Partant, ce dernier arrêt ne revêtait pas l’autorité de la chose jugée, faute d’avoir mis fin à la contestation du requérant.

104. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, d’atteinte au principe de la sécurité juridique ni, par conséquent, au caractère équitable de la procédure judiciaire.

105. Le requérant soutient, par ailleurs, que la Cour administrative suprême a tenu compte dans son arrêt du 14 juillet 2011 de faits nouveaux, à savoir ceux relatifs à la dispense de taxe judiciaire, qui n’étaient pas visés par la décision attaquée du CSM rendue le 16 septembre 2010. La Cour rappelle à cet égard que le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Vegotex International S.A. c. Belgique, no 49812/09, § 88, 10 novembre 2020, et Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 48, 5 septembre 2013). En l’espèce, elle relève que si la teneur des délibérations du CSM en date du 16 septembre 2010 pouvait laisser subsister un doute sur la question de savoir si cet organe avait pris en compte les faits relatifs à la dispense de Y du paiement de la taxe judiciaire ordonnée par le requérant (paragraphe 20 ci-dessus), il ressort du recours formé par le requérant lui‑même que ce dernier estimait que ces faits avaient bien été pris en compte par le CSM (paragraphe 22 ci-dessus). Il apparaît, dès lors, que les faits en cause ont été versés aux débats et que le requérant a eu la possibilité de présenter ses arguments à ce sujet (voir, à titre de comparaison, Vegotex International S.A, précité, §§ 93-97 et Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, §§ 46-52, 16 février 2006). Il s’ensuit que l’article 6 n’a pas été méconnu sur ce point non plus.

c) Conclusion

106. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’y pas eu violation de l’article 6 en l’espèce.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

107. Invoquant les articles 8 et 13 de la Convention, le requérant soutient que sa révocation a porté une atteinte injustifiée à son droit au respect de sa vie privée, plus particulièrement à sa réputation et à son honneur. La Cour considère qu’il y a lieu d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Sur la recevabilité

1. Sur les exceptions soulevées par le Gouvernement

a) Arguments des parties

i. Le Gouvernement

108. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 8 de la Convention au cas d’espèce au regard des critères définis par la Cour dans l’arrêt Denisov (précité). Il soutient tout d’abord que la révocation du requérant n’était pas motivée par des considérations liées à sa vie privée. Concernant ensuite les conséquences de cette mesure, il rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, une telle mesure n’entraîne pas automatiquement l’applicabilité de l’article 8 et que le requérant doit apporter la preuve que les répercussions sur sa vie privée et sa réputation ont atteint un certain seuil de gravité. Or, selon le Gouvernement, le requérant n’a présenté dans le formulaire de requête que des affirmations générales et non étayées et n’a pas non plus soulevé de tels arguments dans le cadre des procédures internes, ne serait-ce qu’en substance. Le Gouvernement considère dès lors que le grief est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae ou, alternativement, pour défaut d’épuisement des voies de recours internes.

109. Pour autant que, dans ses observations du 9 janvier 2020, le requérant fait état de répercussions concrètes de la mesure de révocation, le Gouvernement soutient que ces allégations ont été présentées après l’écoulement du délai de six mois et qu’elles n’ont, en tout état de cause, pas été soulevées devant les juridictions internes de manière à épuiser les voies de recours internes.

ii. Le requérant

110. En réponse, le requérant maintient que l’article 8 est applicable eu égard aux critères définis dans l’arrêt Denisov. En suivant l’approche fondée sur les conséquences de la mesure litigieuse, il fait valoir qu’il a été révoqué de ses fonctions de juge et pas seulement du poste de président de juridiction, ce qui rapprocherait sa situation plus de celle de l’affaire Oleksandr Volkov que de celle de l’affaire Denisov. Il produit à l’appui de sa thèse deux déclarations faites devant notaire, émanant de lui-même et de sa compagne, aux termes desquelles sa révocation et l’atteinte à sa réputation ont causé un stress considérable à lui et à ses proches.

111. S’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, le requérant explique qu’il a soutenu devant les juridictions internes qu’il n’avait pas commis de faute disciplinaire et que, dans ces conditions, il n’aurait pas été réaliste de mettre l’accent sur les conséquences de son éventuelle révocation. Il estime néanmoins qu’en contestant la réalité des faits qui lui étaient reprochés et le caractère proportionné de la sanction de révocation, il a implicitement dénoncé les conséquences néfastes de cette sanction sur sa vie privée.

b) Appréciation de la Cour

112. La Cour rappelle que les critères à prendre en considération pour déterminer si l’article 8 de la Convention s’applique à un litige d’ordre professionnel ont été établis dans l’arrêt Denisov (précité, §§ 92-117). Elle se réfère, par ailleurs, aux principes énoncés dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 99-101) concernant l’application de la règle des six mois prévue à l’article 35 § 1 de la Convention, en particulier lorsqu’un requérant a formulé de nouvelles allégations postérieurement à l’introduction de sa requête, et à ceux rappelés dans l’arrêt Vučković et autres (précité, §§ 69-77) pour ce qui est de la règle de l’épuisement des voies de recours.

113. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que, dans sa requête initiale, le requérant se plaignait principalement des conséquences de sa révocation sur sa réputation professionnelle, eu égard en particulier à l’écho donné à l’affaire dans la presse. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, il a étoffé ses allégations et soutenu que la mesure en cause avait eu des répercussions graves sur lui-même et ses proches. Dans le cadre des procédures conduites devant les juridictions internes, il a sollicité le sursis à l’exécution de la mesure de révocation en évoquant son absence de travail et de revenus et il a, par ailleurs, engagé des poursuites pour diffamation contre un journal (paragraphes 13 et 29 ci-dessus). Au regard des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement et des critères établis dans sa jurisprudence, la question se pose de savoir si, d’une part, les éléments présentés par le requérant et soulevés devant les juridictions internes sont suffisants pour considérer que les conséquences de sa révocation ont atteint le seuil de gravité requis pour rendre applicable l’article 8 de la Convention (voir, en particulier, Denisov, précité, §§ 114 et 122) et, d’autre part, si la condition de l’épuisement des voies de recours et le délai de six mois visés à l’article 35 § 1 de la Convention ont été respectés. La Cour ne juge toutefois pas nécessaire de trancher ces questions dans la mesure où elle considère que, même en admettant que l’article 8 trouve à s’appliquer et que les conditions de l’article 35 § 1 ont été satisfaites en l’espèce, le grief est en tout état de cause manifestement mal fondé pour les raisons exposées ci-après.

2. Sur le fond du grief

a) Arguments des parties

114. Le Gouvernement soutient que la révocation disciplinaire du requérant avait une base légale suffisamment claire et prévisible en droit interne et qu’elle poursuivait l’objectif légitime d’assurer l’intégrité de la justice et de préserver la confiance du public dans l’institution judiciaire. Il estime que la révocation du requérant était proportionnée au but poursuivi eu égard aux règles de conduite plus strictes applicables aux magistrats, qui doivent faire preuve d’une haute intégrité morale, et aux garanties procédurales dont la prise d’une telle mesure est entourée en droit interne. En ce qui concerne par ailleurs la couverture médiatique de l’affaire, il estime que celle-ci échappe à la responsabilité des autorités publiques et rappelle que la médiatisation de l’affaire était antérieure aux poursuites disciplinaires contre le requérant, les publications dans les médias ayant même été à l’origine de ces poursuites.

115. Le requérant considère que l’ingérence dans son droit au respect de sa vie privée n’était pas prévue par une loi suffisamment claire et prévisible et qu’elle était en tout état de cause disproportionnée. Pour les raisons exposées sous l’angle de l’article 6, il estime qu’il n’a pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes et d’un recours effectif concernant ce grief.

b) Appréciation de la Cour

116. À supposer l’article 8 de la Convention applicable en l’espèce (paragraphe 113 ci-dessus), la Cour considère que la révocation à titre disciplinaire du requérant serait constitutive d’une ingérence dans le droit au respect de sa vie privée. Pareille ingérence ne peut se justifier au regard de l’article 8 § 2 que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts.

117. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant à l’article 8 § 2 veulent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ont aussi trait à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, parmi d’autres, Pişkin c. Turquie, no 33399/18, § 206, 15 décembre 2020). S’agissant de normes disciplinaires, elle a déjà admis qu’une formulation en termes généraux ne porte pas en soi atteinte au caractère prévisible de la loi, en particulier lorsque les mesures prises peuvent faire l’objet d’un contrôle par les juridictions internes, auxquelles il appartient d’appliquer la norme en question dans les affaires individuelles en assurant une interprétation cohérente et raisonnablement prévisible (Pişkin, précité, §§ 207-209, voir aussi, mutatis mutandis, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 131-135, CEDH 2015 (extraits), et les références de jurisprudence y figurant, ainsi que, a contrario, Oleksandr Volkov, précité, § 184). S’agissant de la présente espèce, la Cour constate que les sanctions imposées au requérant avaient une base légale dans la loi sur le pouvoir judiciaire et elle considère, au vu de la formulation de l’article 307, alinéa 3 4) et 5), qui visait les actions « nuis[ant] au prestige de l’institution judiciaire » ainsi que les « manquements à d’autres obligations professionnelles », que le requérant pouvait raisonnablement prévoir que les faits qui lui étaient reprochés dans le cadre des poursuites disciplinaires seraient considérés comme des fautes disciplinaires au sens de cette disposition.

118. La Cour accepte, par ailleurs, que la révocation disciplinaire du requérant visait, comme le soutient le Gouvernement, à garantir l’intégrité de la justice et à préserver la confiance du public dans l’institution judiciaire et peut donc être considérée comme poursuivant l’objectif, visé à l’article 8 § 2, d’assurer la défense de l’ordre.

119. Pour déterminer si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », il convient de considérer l’affaire dans son ensemble et d’examiner si les motifs invoqués pour la justifier étaient pertinents et suffisants et si ladite mesure était proportionnée aux buts légitimes visés. À cet égard, la Cour rappelle qu’il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l’ingérence et que les États contractants gardent dans le cadre de cette évaluation une marge d’appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but poursuivi par les restrictions. Il incombe néanmoins à la Cour de vérifier si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 68, 19 octobre 2010, et Pişkin, précité, § 215). Les garanties procédurales dont dispose l’individu sont particulièrement importantes pour déterminer si l’État défendeur est resté dans les limites de sa marge d’appréciation. En particulier, la Cour doit examiner si le processus décisionnel ayant conduit à des mesures d’ingérence était équitable et de nature à respecter les intérêts garantis à l’individu par l’article 8 et si l’intéressé a bénéficié d’un contrôle juridictionnel adéquat (Pişkin, précité, § 216). Elle doit procéder à son évaluation sans perdre de vue les fonctions occupées par le requérant.

120. La Cour observe, qu’en l’espèce, le requérant a été révoqué au motif qu’il avait enfreint plusieurs règles et obligations relatives à ses fonctions de juge et de président de juridiction. Elle relève que l’intéressé a pu bénéficier de l’assistance d’un avocat et qu’il a eu l’occasion de présenter ses arguments en défense à la fois devant le CSM, au cours de la procédure disciplinaire, et devant la Cour administrative suprême, dans le cadre du contrôle juridictionnel des décisions du CSM. La Cour administrative suprême a examiné les moyens qu’il avait soulevés concernant le respect des normes procédurales et matérielles du droit interne relatives à la légalité de la décision du CSM et a rendus des décisions dûment motivées, dont les conclusions n’apparaissent pas entachées d’arbitraire (voir l’analyse de la Cour sous l’angle de l’article 6 de la Convention aux paragraphes 87-106 ci-dessus). En particulier, s’agissant de la proportionnalité de la sanction imposée, les autorités internes ont justifié leur décision par une appréciation de la gravité des fautes commises par le requérant, à savoir, d’une part, les conséquences dommageables sur le prestige de la justice compte tenu des suspicions de corruption suscitées par les révélations apparues dans la presse et, d’autre part, le non-respect prolongé par le requérant de ses obligations de président de juridiction en matière de répartition des affaires (paragraphes 9, 11, 20 et 26 ci-dessus).

121. Au vu de ces observations, la Cour considère que le requérant a bénéficié de garanties procédurales adéquates et que, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités internes en pareil domaine, la sanction disciplinaire qui lui a été imposée était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et était proportionnée aux manquements professionnels constatés, de sorte qu’elle n’a pas constitué une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de sa vie privée.

122. La Cour conclut de ce qui précède que le grief du requérant est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief tiré de l’article 8 de la Convention et le grief sous l’angle de l’article 6 de la Convention tiré d’un manque d’indépendance et d’impartialité du CSM en raison de sa composition irrecevables ;

2. Déclare le grief tiré de l’article 6 de la Convention recevable en ses autres aspects ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 octobre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                              Tim Eicke
Greffier                                           Président

Dernière mise à jour le octobre 27, 2021 par loisdumonde

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