TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ANSHAKOV c. RUSSIE
(Requête no 9266/14)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juin 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Anshakov c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Darian Pavli, président,
Dmitry Dedov,
Peeter Roosma, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 9266/14) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Mikhail Gennadyevich Anshakov (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 janvier 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement »),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mai 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
EN FAIT
1. Le requérant est né en 1972 et réside à Moscou. Il a été représenté par Me R.Y. Barshina, avocate.
2. Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le 21 septembre 2012, le quotidien Novaya Gazeta publia sur son site Internet un article intitulé « Objet béni. Ni repris ni échangé » (« Изделие освящено. Обмену и возврату не подлежит »). L’article transcrivait une interview que le requérant, président de la Société de protection des droits des consommateurs, une association à but non lucratif (« l’association »), avait donnée à M., une journaliste du quotidien. Dans son interview, le requérant relatait les circonstances entourant le recours en justice que l’association avait introduit pour contester des irrégularités dont aurait fait l’objet une vente de marchandises au sein de la cathédrale du Christ‑Sauveur de Moscou. Une partie de l’interview portait également sur les plaintes que l’association avait adressées au procureur et au service des impôts pour dénoncer des irrégularités qui auraient entaché l’usage du bâtiment de la cathédrale, propriété de la ville de Moscou, par une fondation privée à but non lucratif ‑ Fondation de la cathédrale du Christ-Sauveur (« la fondation »). L’association alléguait notamment que la fondation, dirigée par P., utilisait plusieurs parties du bâtiment à des fins commerciales sans avoir dûment déclaré les relations contractuelles avec différentes entreprises présentes dans le bâtiment de la cathédrale.
4. L’interview contenait, en particulier, le passage suivant :
« [P.] s’y trouve depuis la construction [de la cathédrale]. Auparavant, d’après mes informations, il contrôlait les flux financiers [сидел на денежных потоках] affectés à la construction. Puis, il a gagné la confiance de certaines personnes et il a été chargé de gérer tous les biens faisant partie du complexe immobilier [de la cathédrale]. C’est donc une grosse et une sérieuse magouille. »
5. Le 2 octobre 2012, P. déposa une plainte pénale pour diffamation sur le fondement de l’article 128.1 § 2 du code pénal. Il alléguait que le passage litigieux de l’interview susmentionnée (paragraphe 4 ci-dessus) avait porté atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation. Le requérant fit l’objet d’une enquête pénale, à l’issue de laquelle l’affaire fut transmise pour jugement au juge de paix de la circonscription judiciaire no 375 de l’arrondissement Arbat de la ville de Moscou.
6. Devant le juge de paix le requérant déclara que par ses propos relatés dans le passage en cause il avait exprimé son opinion personnelle quant aux activités de P. en tant que directeur de l’association. Selon lui, son appréciation négative à cet égard avait pour base plusieurs informations relatives aux activités de la fondation, dont il avait pris connaissance à partir de sources ouvertes sur Internet, ainsi que dans le cadre de l’examen du recours en justice introduit par l’association dont il était président.
7. Par un jugement du 17 mai 2013, le juge de paix reconnut le requérant coupable de l’infraction prévue à l’article 128.1 du code pénal et le condamna à une amende de 100 000 roubles russes. Pour conclure à la culpabilité du requérant, il s’appuya sur les éléments suivants :
‒ les déclarations de P., qui affirmait que la comparaison de ses activités de directeur de la fondation à une magouille était attentatoire à son honneur et à sa réputation ;
‒ les déclarations de quelques témoins, dont celles de S., directeur adjoint de la fondation, qui confirmaient en substance les déclarations de P. ;
‒ les déclarations de K., un employé de la fondation, et de Ch., un marguillier de la cathédrale, dans lesquelles ils évoquaient l’utilisation de différents locaux du bâtiment de la cathédrale ; et
‒ les déclarations de la journaliste M., qui relatait le déroulement de l’interview et le processus de sa publication dans le quotidien.
Le juge prit également en compte un certain nombre de preuves documentaires, dont le texte de l’article et un rapport d’expertise linguistique, qui concluait que les propos litigieux du requérant étaient présentés « sous la forme d’une affirmation et contenaient une évaluation négative de [P.] sans aucune référence à une source quelconque ».
8. Par un arrêt du 24 juillet 2013, le tribunal de l’arrondissement Presnenski de la ville de Moscou confirma en appel le jugement du 17 mai 2013, faisant siennes les conclusions de la juridiction de première instance.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
9. L’article 128.1 du code pénal est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. La diffamation [клевета], c’est-à-dire la diffusion de renseignements que l’on sait faux [заведомо ложных сведений], qui portent atteinte à l’honneur et à la dignité d’une personne ou à sa réputation, est passible de (…)
2. Une diffamation proférée dans un discours public, une œuvre publique ou dans les médias est passible d’une amende d’un montant maximal d’un million de roubles ou d’un montant allant jusqu’à un an de salaire ou de tout autre revenu de la personne condamnée, ou de travaux d’intérêt général d’une durée pouvant aller jusqu’à deux cent quarante heures. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
10. Le requérant voit dans la condamnation pénale dont il a fait l’objet une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (…)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
11. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
12. Le requérant soutient que sa condamnation au pénal pour diffamation a constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Selon lui, l’interview concernait un sujet d’intérêt général, à savoir l’usage des dons faits par les citoyens, collectés pour la construction de la cathédrale, ainsi que l’utilisation du bâtiment de la cathédrale, qui était un bien appartenant à la ville. Il soutient que son opinion avait une base factuelle suffisante et renvoie à cet égard aux données recueillies par l’association et publiées sur son site Internet en juillet 2012. Il produit également un article publié en 2008, où P. donnait une interview concernant l’activité de la fondation. Il estime surtout que sa condamnation au pénal et l’infliction d’une lourde sanction constituaient une mesure disproportionnée qui, à ses yeux, ne pouvait que contribuer à avoir un effet dissuasif sur l’exercice de son droit à liberté d’expression.
13. Le Gouvernement admet que la sanction infligée au requérant à l’issue de la procédure pénale dirigée contre lui a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Il estime cependant que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 128.1 du code pénal, qu’elle visait la protection des droits d’autrui, plus précisément l’honneur et la réputation de P., et qu’elle poursuivait donc bien un but légitime reconnu par l’article 10 § 2 de la Convention.
14. S’appuyant en substance sur les mêmes éléments du dossier pénal que ceux examinés par les juridictions internes, le Gouvernement argue que les propos du requérant étaient attentatoires à l’honneur et à la réputation de P. Il soutient ensuite que l’article en question ne relevait ni d’un discours politique ni d’un sujet d’intérêt général. Pour le Gouvernement, le requérant n’était pas un journaliste et, par conséquent, ne pouvait bénéficier de la liberté journalistique attachée à cette qualité. Se référant à la jurisprudence de la Cour, il plaide que ces allégations étaient dépourvues d’une base factuelle suffisante, il avance que les juridictions ont correctement mis en balance le droit du requérant à la liberté d’expression au sens de cette disposition et le droit de P. – pas une figure politique mais un simple particulier – au respect de son honneur et de sa réputation découlant de l’article 8 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
15. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés récemment dans les affaires Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124‑127, CEDH 2015) et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, §§ 75‑77, 27 juin 2017).
16. Elle observe que les parties conviennent que l’infliction d’une sanction pénale au requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Elle note ensuite que cette ingérence était bien prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 128.1 du code pénal (paragraphe 9 ci‑dessus). Elle constate que la mesure incriminée avait pour but la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’espèce le droit de P. à la protection de son honneur et de sa réputation, et qu’elle poursuivait bien des intérêts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
17. La Cour rappelle que, lorsqu’elle examine la question de savoir si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression était « nécessaire », elle vérifie si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Morice, précité, § 124). Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (ibidem).
18. La Cour rappelle également que dans de nombreuses affaires dirigées contre la Russie elle a déjà conclu à la violation de l’article 10 de la Convention au motif que les juridictions nationales n’avaient pas appliqué lesdits principes au niveau interne (voir, parmi d’autres, Krassoulia c. Russie, no 12365/03, §§ 33‑46, 22 février 2007, et Margulev c. Russie, no 15449/09, §§ 33‑55, 8 octobre 2019). Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
19. La Cour note d’emblée que dans le cas d’espèce les juridictions internes n’ont pas tenu compte du fait que, lorsque le requérant avait formulé les propos litigieux, il avait agi en qualité de représentant d’une organisation non gouvernementale. La Cour rappelle à cet égard que, lorsqu’une organisation non gouvernementale appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse et peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016, et Margulev, précité, § 47).
20. La Cour constate ensuite que les juridictions internes n’ont pas non plus élucidé la question de savoir si le sujet de l’interview relevait de l’intérêt général et n’ont pas tenu compte de la qualité de la personne visée par les propos litigieux. Contrairement à ce qu’avance le Gouvernement, la Cour estime que l’interview du requérant portait bel et bien sur un sujet d’intérêt général, à savoir, des irrégularités alléguées dans la gestion d’un bien appartenant à la municipalité (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 171, 27 juin 2017). La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre le requérant était, par conséquent, particulièrement restreinte (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012). La Cour estime ensuite que P., en tant que président de la fondation chargée de la gestion d’un bien municipal, était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes, et devait doit donc faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard. La Cour observe également que les juridictions internes ne se sont pas clairement prononcées sur la question de savoir si le passage litigieux de l’interview donnée par le requérant constituait une déclaration de fait ou un jugement de valeur. À supposer même que le passage litigieux contenait des affirmations factuelles dont la véracité pouvait être établie, la Cour n’estime pas nécessaire de s’y pencher en détail eu égard à ses considérations ci‑dessous quant à la gravité de l’ingérence.
21. Enfin, la Cour constate que le requérant a été déclaré coupable d’une infraction pénale et condamné à une amende dont le montant était loin d’être insignifiant, ce qui, en soi, confère à la mesure un degré élevé de gravité (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV). Elle rappelle que, par sa nature même, une sanction pénale en général produit immanquablement un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu notamment des effets de la condamnation et des retombées durables de toute inscription au casier judiciaire (Önal, précité, § 42). Elle n’est pas convaincue, compte tenu des circonstances de l’espèce, que les déclarations litigieuses du requérant puissent être considérées comme suffisamment graves pour appeler une sanction pénale (voir, a contrario, Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, §§ 69‑70, 11 février 2020).
22. Compte tenu de l’absence d’une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis dans sa jurisprudence entre les intérêts en jeu, la Cour juge qu’il n’a pas été démontré que la mesure litigieuse, qui revêtait un caractère pénal, était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était « nécessaire dans une société démocratique ».
23. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
24. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
25. Le requérant réclame 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
26. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, qu’il estime infondée et excessive.
27. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 4 000 EUR pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
28. Le requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
29. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en roubles russes au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Darian Pavli
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le juin 15, 2021 par loisdumonde
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