AFFAIRE TONDO c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme)

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TONDO c. ITALIE
(Requête no 75037/14)
ARRÊT
STRASBOURG
22 octobre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tondo c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :

Aleš Pejchal, président,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointede section,

Vu la requête susmentionnée (no 75037/14) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Fernando Tondo (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 novembre 2014,

Notant que le 20 février 2018 la requête a été communiquée au Gouvernement,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, l’omission par la juridiction d’appel d’ordonner une nouvelle audition du témoin à charge avant de renverser le verdict d’acquittement prononcé en première instance.

EN FAIT

1. Le requérant est né en 1978 et réside à Torchiarolo. Il a été représenté par Me P. Medina et Me M. Vitone, avocats à Bari.

2. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora.

3. Le requérant et son frère, F.T., furent accusés d’avoir abattu par balle S.M. et d’avoir blessé la mère de celui-ci, L.B.R., à l’issue d’un affrontement violent.

4. Ils furent renvoyés en jugement devant la cour d’assises de Lecce pour répondre des chefs de meurtre et de tentative de meurtre.

5. Au cours des débats, les deux accusés déclarèrent qu’ils s’étaient rendus au domicile de S.M., vigile de profession, dans le seul but de résoudre un conflit intrafamilial qui était déjà à l’origine de plusieurs agressions physiques commises par S.M. et d’autres membres de sa famille. Ils expliquèrent qu’ils avaient apporté avec eux une barre de fer, qu’ils avaient placée dans le coffre de leur voiture, au cas où S.M. se montrerait violent.

6. En apercevant les deux frères, S.M. dégaina son pistolet et tira sur le requérant, le blessant au niveau de l’épaule. F.T. frappa alors S.M. avec la barre de fer tandis que le requérant se jetait sur lui en le percutant pour le désarmer. Il s’en suivit une violente échauffourée entre les trois personnes. À ce moment arriva sur les lieux un carabinier, A.G. Celui-ci tenta, sans succès, d’immobiliser S.M. qui se dirigeait vers le requérant en le menaçant. Craignant pour sa vie, le requérant s’empara du pistolet et tira deux coups en direction du sol. Ensuite, soutenu par son frère, il rejoignit la voiture et se dirigea vers l’hôpital.

7. Selon les rapports d’expertise balistique, le second tir tua S.M. et blessa L.B.R., qui était arrivée entre-temps pour défendre son fils et se tenait derrière lui, cachée à la vue des deux frères.

8. La cour d’assises entendit une vingtaine de témoins, y compris L.B.R. et A.G. Ce dernier affirma qu’il était arrivé sur les lieux alerté par le bruit des coups de feu et qu’il avait vu le requérant et la victime, le visage ensanglanté, en train de s’affronter. Il déclara qu’il avait essayé de les séparer, en vain, et qu’il avait été violemment frappé au visage par S.M. C’est à ce moment que le requérant aurait abattu S.M., puis aurait rejoint sa voiture, quittant les lieux à toute vitesse avec un autre homme.

9. L.B.R., pour sa part, déclara qu’elle se trouvait chez elle quand sa fille l’avait prévenue de l’affrontement en cours. Elle serait alors sortie et aurait vu le requérant pointer le pistolet en direction du sol. Elle se serait jetée sur son fils, qui aurait été gravement blessé et se serait tenu courbé en avant, et elle l’aurait poussé au sol pour l’empêcher d’être atteint par des balles.

10. La cour d’assises entendit également la sœur de la victime, qui déclara qu’elle avait vu son frère être frappé violemment par F.T. et un autre homme, ainsi qu’un autre témoin, A.F., qui déclara qu’il avait entendu le bruit d’un coup de feu, qu’il avait ensuite aperçu S.M., au sol, recevant des coups aux mains de deux hommes, et qu’il avait finalement décidé de s’éloigner des lieux.

11. Par un arrêt du 29 janvier 2009, la cour d’assises acquitta les deux frères : elle jugea que le requérant avait agi en état de légitime défense et que F.T. n’avait pas commis d’infraction.

12. Considérant qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve propre à les réfuter, elle jugea crédiblesles allégations des deux accusés quant à l’absence d’intention de tuer S.M. et au déroulement de la phase initiale de l’affrontement. Elle considéra que les deux frères s’étaient approchés de la victime dans le but d’engager une confrontation verbale, et que ce n’était pas leur comportement qui avait provoqué la réaction armée de la victime. Elle dit que dans ces conditions, il y avait lieu de conclure que les deux accusés avaient agi en état de légitime défense face à une attitude dangereuse et déterminée de la victime, tant lorsque F.T. avait fait usage de la barre de fer que lorsque le requérant s’était servi du pistolet.

13. La cour s’assises nota que les rapports balistiques avaient permis de déterminer qu’au moment où elle avait été touchée par le coup de feu mortel, la victime soit avait le torse plié en avant avec une inclinaison supérieure à 45o, soit se trouvait en position recroquevillée. Elle considéra que quoiqu’imprécis, le témoignage de L.B.R. corroborait l’hypothèse selon laquelle la victime se trouvait dans cette position au moment du tir. Elle constata qu’en tout état de cause, S.M. ne se tenait sûrement pas debout, contrairement à ce qu’avait déclaré A.G., le carabinier. Elle ajouta qu’elle considérait que ce témoin manquait de crédibilité car il était dans son intérêt de déformer les faits et de ne pas admettre qu’un homme s’était fait tuer en sa présence sans qu’il eût pu empêcher un tel acte.

Quant aux autres témoins, elle considéra qu’aucun d’eux n’avait fourni d’éléments utiles à la reconstitution des faits.

14. La cour d’assise considéra qu’au vu de ces circonstances, la version des accusés selon laquelle la victime était en train de se relever pour agresser le requérant paraissait plausible, et que la réaction armée du requérant, qui dès lors était en situation de légitime défense, s’en trouvait justifiée. Concernant F.T., elle estima qu’il n’avait pas contribué, par ses agissements, à la mort de S.M. Elle acquitta donc les deux accusés.

15. Le parquet et les parties civiles interjetèrent appel. Ces dernières demandèrent à la cour d’assises d’appel d’entendre à nouveau F.T. Elles arguèrent à l’appui de leur demande que les déclarations que F.T. avait faites au cours des investigations préliminaires à propos du commencement des événements différaient de celles qu’il avait faites pendant les débats, et qu’elles avaient été déclarées inutilisables par la cour d’assises. Le 21 avril 2010, la cour d’assises d’appel fit droit à leur demande et ordonna une nouvelle audition de F.T.

16. À l’audience du 22 avril 2010, la cour d’assises d’appel entendit F.T. et versa au dossier les déclarations que celui-ci avait faites devant le juge des investigations préliminaires. Il ressortit de ces déclarations que F.T. avait commencé par indiquer, avant de se rétracter partiellement lors des débats en première instance, qu’il avait frappé S.M. avec la barre de fer aussitôt après être sorti de sa voiture, avant que S.M. eût tiré sur le requérant. F.T. expliquait par ailleurs que le requérant et lui s’étaient rendus au domicile de la victime dans le but de « lui donner une leçon ».

17. Par un arrêt du 27 novembre 2012, la cour d’assises d’appel renversa le jugement de première instance et condamna les deux accusés.

18. Elle considéra qu’il y avait lieu de réexaminer l’ensemble de leurs déclarations – qualifiées de crédibles par la cour d’assises – à la lumière des dépositions qui avaient été faites au cours des débats en première instance. À cet égard, elle considéra que le témoignage d’A.G. était décisif car A.G. était le seul à avoir assisté à la fin de la scène et à avoir vu le requérant s’emparer du pistolet et tirer sans viser en direction de la victime d’une distance de deux mètres environ. Selon la cour d’assise d’appel, il n’y avait aucune raison de douter de la crédibilité de ce témoin, qui avait par ailleurs déclaré que la victime était déjà gravement blessée au moment du tir, qu’elle se tenait debout légèrement pliée en avant et qu’elle ne s’était pas réellement jetée sur le requérant en le menaçant, ce que venait corroborer le témoignage de L.B.R.

19. La cour d’assises d’appel estima que les preuves recueillies au cours du procès montraient que les deux frères avaient décidé de se confronter à S.M. alors qu’ils savaient qu’il était violent et armé, et qu’ils s’étaient donc mis de leur propre chef en situation de danger. Se référant aux principes de la jurisprudence en la matière, elle conclut qu’ils ne pouvaient par conséquent plaider la légitime défense. Elle considéra en outre qu’il ressortait clairement de différents témoignages que les deux accusés ne se trouvaient plus en situation de danger au moment où le requérant avait tiré sur S.M., étant donné que ce dernier était blessé et désarmé.

20. Il se dégageait des déclarations de L.B.R. que la victime était recroquevillée parce que les graves blessures occasionnées par les coups, de barre de fer notamment, qu’elle avait reçus au cours de la rixe aux mains des deux frères l’empêchaient de se tenir debout. La cour d’assises d’appel releva que quoique blessé lui aussi, le requérant n’avait quant à lui subi ni fracture ni lésion interne, si bien qu’il était tout à fait en état de marcher et avait pu aisément rejoindre la voiture et quitter les lieux. Pour apprécier la gravité des blessures reçues par la victime et le requérant, la cour d’assises d’appel s’appuya sur les conclusions d’une expertise médico-légale qui avait été confiée à des experts nommés par le parquet. Elle décida en revanche de ne pas retenir celles des experts de la défense qui consistaient à dire que S.M. était encore en mesure de se battre et d’agresser le requérant en dépit des coups qu’il avait reçus.

21. La cour d’assises d’appel jugea que les deux frères étaient coupables d’avoir provoqué intentionnellement la mort de S.M. et d’avoir blessé L.B.R., et que F.T. avait concouru au meurtre commis par le requérant. Outre la réparation qu’elle octroya aux parties civiles, elle condamna le requérant à une peine de vingt-trois ans de réclusion criminelle et F.T. à une peine de vingt et un ans de réclusion criminelle.

22. Le requérant et F.T. se pourvurent en cassation. Ils alléguèrent entre autres que la cour d’assises d’appel avait agi au mépris des exigences de l’article 6 de la Convention lorsqu’elle avait réévalué la crédibilité du témoin à charge, A.G., sans ordonner une nouvelle audition de celui-ci. F.T. contesta sa condamnation pour complicité de meurtre.

23. Par un arrêt qu’elle rendit le 21 mai 2014, la Cour de cassation accueillit partiellement le recours. Sur l’allégation de violation de l’article 6 de la Convention, elle observa tout d’abord que la cour d’assises d’appel avait évalué les éléments de preuve dont elle disposait de manière logique et appropriée, et qu’elle avait largement et valablement motivé le raisonnement qui avait abouti à la condamnation des accusés. Elle nota que parmi ces éléments figurait le témoignage d’A.G., que les juges de première instance avaient écarté au motif qu’ils l’avaient jugé non crédible, et dont la cour d’assises d’appel avait réévalué la valeur probante de façon approfondie.

24. La Cour de cassation conclut néanmoins que la cour d’assises d’appel avait effectivement violé l’article 6 de la Convention, tel qu’il est interprété par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Dan c. Moldova (no 8999/07, 5 juillet 2011), puisqu’elle avait réévalué la crédibilité d’un témoignage décisif sans entendre directement le témoin. Elle releva qu’A.G. était le seul témoin capable de décrire le comportement et les positions des deux accusés et de la victime au moment de la commission du crime, et elle considéra que les juges d’appel auraient dû l’entendre à nouveau avant de conclure à l’inverse de la juridiction de première instance concernant sa crédibilité.

25. Cela dit, la Cour de cassation précisa que cette conclusion valait uniquement pour F.T., qui avait été condamné par la cour d’assises d’appel pour complicité de meurtre, et non pour le requérant, qui était incontestablement responsable de la mort de S.M. puisqu’il avait manifestement tiré le coup mortel. Elle confirma donc la condamnation du requérant, laquelle acquit alors l’autorité de la chose jugée. Enfin, elle considéra que la cour d’assises d’appel avait eu tort de ne pas octroyer des circonstances atténuantes aux deux accusés.

26. La Cour de cassation annula par conséquent l’arrêt de la cour d’assises d’appel dans sa partie relative à la condamnation de F.T. et au calcul des peines des deux accusés, et elle renvoya l’affaire devant une autre cour d’assises d’appel.

27. Par un arrêt du 21 août 2015, après avoir entendu A.G. et l’avoir jugé crédible, la cour d’assises d’appel de Tarente condamna F.T. à une peine de douze ans de réclusion criminelle et fixa la peine du requérant à dix-neuf ans de réclusion criminelle après lui avoir octroyé des circonstances atténuantes.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

28. Le cadre juridique interne pertinent en l’espèce est décrit dans l’arrêt Lorefice c. Italie, no 63446/13, §§ 26‑28, 29 juin 2017.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

29. Le requérant soutient que la cour d’assises d’appel de Lecce l’a déclaré coupable sans avoir entendu directement un témoin à charge clé qui avait été jugé non crédible par les juges de première instance.

Il invoque l’article 6 de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

30. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

31. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

32. Le requérant reproche à la cour d’assises d’appel d’être revenue sur les faits établis en première instanceet d’avoir essentiellement fondé son constat de culpabilité sur la déposition d’A.G., témoin jugé non crédible par la cour d’assises, sans pour autant l’entendre directement à nouveau.

33. Il soutient que ce témoignage était crucial pour la reconstitution de la phase finale des événements, et plus précisément du moment qui avait précédé le coup de feu mortel, et qu’il s’agissait donc d’un élément déterminant dans l’exercice d’appréciation de l’élément psychologique du crime.

34. Il considère dès lors que sa condamnation a été décidée en violation de ses droits à la défense garantis par l’article 6 § 1 de la Convention.

35. Le Gouvernement plaide la non-violation de l’article 6 de la Convention. Il soutient que la cour d’assises d’appel n’a pas fondé la condamnation du requérant sur les déclarations d’A.G., mais qu’elle a examiné de manière approfondie toutes les preuves qui avaient été versées au dossier à la lumière d’un nouvel élément de preuve, la nouvelle déposition de F.T., et a mieux pris en compte les conclusions de l’expertise ordonnée par le parquet.

36. D’après le Gouvernement, la Cour de cassation s’est appuyée sur le témoignage décisif d’A.G. pour annuler la condamnation de F.T., et elle a donc agi le concernant en application des principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en la matière. Elle aurait fondé la condamnation du requérant sur les circonstances factuelles de l’affaire et sur le rôle que celui-ci aurait manifestement joué en tant qu’auteur matériel de l’homicide. Outre le témoignage d’A.G., elle se serait basée sur d’autres éléments de preuve, à savoir la nouvelle déposition de F.T., les témoignages de L.B.R., de la sœur de la victime et d’A.F. que les juges du premier degré auraient ignorés, et les résultats de l’expertise ordonnée par le parquet. Dans ces circonstances, le témoignage d’A.G., loin d’être décisif, aurait simplement confirmé ce que les autres éléments de preuve auraient déjà permis de démontrer. La Cour de cassation aurait qualifié les déclarations d’A.G. de décisives uniquement dans le cas de F.T.

37. La cour d’assises d’appel aurait rectifié des erreurs logiques et factuelles des juges de première instance, lesquels auraient ignoré certaines preuves et omis d’évaluer convenablement l’ensemble des éléments recueillis, notamment quant à l’existence en l’espèce d’une situation de légitime défense. Le Gouvernement estime que le requérant a demandé à la Cour d’effectuer une nouvelle appréciation de l’affaire, ce qui reviendrait pour elle à s’ériger en juge de « quatrième instance ».

38. La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit ; il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I). En particulier, lorsqu’une instance de recours est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et àétudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, entre autres, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII, Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet 2004, et Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009) soit par les témoins ayant déposé pendant la procédure et aux déclarations desquels elle souhaite donner une nouvelle interprétation (voir, par exemple, Lorefice, précité, § 36). En effet, même s’il incombe en principe au juge national de décider de la nécessité ou de l’opportunité de citer un témoin, des circonstances exceptionnelles peuvent conduire la Cour à conclure à l’incompatibilité avec l’article 6 de la Convention de la non-audition d’une personne comme témoin (voir, parmi beaucoup d’autres, Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158, et Lazu c. République de Moldova, no 46182/08, § 34, 5 juillet 2016).

39. À l’inverse, la Cour a jugé dans certaines affaires que la condamnation des requérants par la juridiction de recours était intervenue seulement après l’interprétation d’une question de droit et que les intéressés n’avaient pas apporté d’éléments qui auraient permis de penser qu’une nouvelle audition des témoins aurait été utile. Dans ces affaires, les requérants avaient eu la possibilité d’être entendus et d’exposer leurs arguments devant la juridiction de recours (Leș c. Roumanie (déc.), no 28841/09, §§ 18‑22, 13 septembre 2016, Mujea c. Roumanie (déc.), no 68964/13, §§ 22‑25, 28 novembre 2017, et Pătuleanu et autres c. Roumanie (déc.), no 22941/13, 9 octobre 2018).

40. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note d’emblée que la cour d’assises de Lecce a acquitté le requérant après avoir entendu plusieurs témoins. Les juges de première instance ont considéré que prises dans leur ensemble, les pièces du dossier ne permettaient pas d’exclure que le requérant ait agi en état de légitime défense. Estimant qu’ils ne disposaient d’aucune pièce permettant de la réfuter,ils ont décidé d’accepter la version des faits donnée par les accusés. À cet égard, ils ont conclu que les déclarations du seul témoin à avoir assisté à l’homicide, A.G., n’étaient pas crédibles, et qu’elles n’étaient pas compatibles avec les conclusions des experts, en particulier sur la question des positions dans lesquelles la victime et l’accusé s’étaient trouvés au moment du coup de feu mortel.

41. La Cour observe ensuite que les juges d’appel avaient la possibilité soit de confirmer l’acquittement du requérant soit de le déclarer coupable après s’être livrés à une appréciation de la question de la responsabilité de l’intéressé. Pour ce faire, ils ont ordonné une nouvelle audition du coaccusé du requérant, F.T. Ils n’ont entendu ni les autres témoins ni le requérant, bien que celui-ci ait assisté aux débats.

42. La Cour note également que les juges d’appel ont infirmé l’arrêt de première instance et ont déclaré le requérant coupable après avoir exclu l’existence d’une situation de légitime défense propre à fonder un constat d’irresponsabilité pénale de l’intéressé. Pour parvenir à cette conclusion, ils ont considéré qu’il était nécessaire de prendre en compte les déclarations de tous les témoins, y compris celles que la cour d’assises avait jugées non pertinentes, qualifiant de « décisive » la déposition d’A.G. et s’écartant de l’avis des juges du premier degré quant à la crédibilité de ce témoin et à l’interprétation de ses déclarations.

43. La Cour estime au vu de ces éléments que la juridiction d’appel ne s’est pas bornée à procéder à une nouvelle appréciation d’éléments de nature purement juridique, mais qu’elle s’est prononcée sur une question factuelle, à savoir la crédibilité d’un témoin à charge clé, modifiant ainsi les faits retenus par les juges de première instance (voir, a contrario, Leş et Pătuleanu et autres, décisions précitées). Elle rappelle que l’évaluation de la crédibilité d’un témoin est une tâche complexe, qui, normalement, ne peut pas être accomplie par le biais d’une simple lecture du contenu des déclarations de celui-ci, telles que consacrées dans les procès-verbaux des auditions (Lorefice, précité, § 43).

44. Comme le Gouvernement, la Cour note que la Cour de cassation, saisie par le requérant, a appliqué ce principe jurisprudentiel et a ordonné au juge de renvoi d’entendre à nouveau A.G. en sa qualité de seul témoin direct de l’homicide. Elle ne voit en revanche pas pourquoi la Cour de cassation a considéré que ce principe s’appliquait uniquement dans le cas de F.T., qui était accusé de complicité d’homicide, et pas dans celui du requérant. S’il ne faisait certes aucun doute que la victime avait succombé sous les tirs du requérant, il n’en restait pas moins vrai que les juges d’appel avaient apprécié la culpabilité de l’intéressé en se fondant sur une version différente des faits qui s’étaient déroulés lors de la phase finale de l’affrontement, notamment en ce qui concerne la position dans laquelle la victime se trouvait au moment du tir et le danger que la victime pouvait représenter pour le requérant. Or ces éléments commandaient une appréciation directe des témoignages pertinents.

Dans ce contexte, la Cour ne partage pas la thèse du Gouvernement qui consiste à dire que les déclarations d’A.G. étaient déterminantes aux fins de l’appréciation de la culpabilité de F.T. et pas aux fins de celle du requérant.

45. La Cour considère qu’en ne procédant pas à une nouvelle audition d’A.G. ou d’autres témoins avant d’infirmer le verdict d’acquittement dont il avait bénéficié en première instance, la cour d’assises d’appel a sensiblement restreint les droits de la défense du requérant.

46. Enfin, la Cour note que les juges qui l’ont déclaré coupable n’ont pas entendu le requérant ­­- qui pourtant assistait aux débats -, le privant ainsi de la possibilité d’exposer ses propres arguments sur des questions de faits déterminantes pour l’appréciation de sa culpabilité (Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, § 48, 22 novembre 2011, et, a contrario, Mujea, décision précitée, §§ 22‑25).

47. Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour conclut que le requérant a été privé de son droit à un procès équitable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

49. Le requérant réclame la somme de 500 000 euros (EUR) pour dommage moral. En réparation du dommage matériel qu’il estime avoir subi, il demande à la Cour d’annuler les effets ayant découlé de la décision des juridictions internes de le condamner à indemniser les parties civiles.

50. Le Gouvernement s’y oppose.

51. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 6 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

52. Le requérant réclame 16 450 EUR – somme calculée sur la base du barème national – au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

53. Le Gouvernement s’y oppose.

54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, le requérant n’ayant produit aucune facture ni note d’honoraires, la Cour rejette la demande formulée par lui à ce titre.

C. Intérêts moratoires

55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Renata Degener                        Aleš Pejchal
Greffière adjointe                       Président

Dernière mise à jour le novembre 9, 2020 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *