Tőkés c. Roumanie – 15976/16 et 50461/17 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 250
Avril 2021

Tőkés c. Roumanie15976/16 et 50461/17

Arrêt 27.4.2021 [Section IV]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Avertissements à un député européen pour avoir déployé des drapeaux de minorités nationales sur un bâtiment abritant son bureau sans obtenir une autorisation de publicité : violation

En fait – Le requérant, qui appartient à la minorité hongroise de Roumanie, s’est vu imposer des contraventions pour avoir arboré les drapeaux du Pays sicule et du territoire Partium sur le bâtiment abritant son bureau de travail de parlementaire européen.

En droit – Article 10 : La sanction du requérant par des contraventions pour ne pas avoir sollicité au préalable une autorisation de publicité, en méconnaissance d’une loi accessible à toute personne, a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression qui tendait à assurer la protection des droits d’autrui.

Les juridictions nationales ont principalement déterminé la loi applicable et elles ont exclusivement apprécié que les drapeaux en cause s’apparentaient à une forme de publicité visant à mettre en avant les activités du requérant et la destination de l’immeuble qui abritait son bureau de travail. Elles n’ont pas expliqué les raisons de leur rejet des allégations du requérant considérant que lesdits drapeaux constituaient seulement une forme de manifestation de sa propre identité soit son appartenance à une minorité nationale. Or, pour définir la notion de publicité, certains des termes utilisés dans la loi sont très liés aux activités commerciales en général, leur finalité étant donc éloignée du message que le requérant entendait transmettre. Dans ce contexte, les autorités étaient d’autant plus tenues d’exposer les raisons justifiant de rejeter les arguments du requérant que la définition de la notion de publicité donnée par le droit interne était formulée en termes larges et que les instances nationales bénéficiaient d’un certain pouvoir d’appréciation pour décider quel drapeau pouvait être qualifié de publicitaire.

Les juridictions nationales n’ont pas analysé les décisions de justice que le requérant estimait mettre obstacle à ce que les drapeaux litigieux fussent considérés comme des « drapeaux publicitaires ».

Le déploiement des drapeaux litigieux était étranger au contexte de la publicité commerciale au sens de la jurisprudence de la Cour, qui considère que, pour un citoyen, la publicité est un moyen de découvrir les caractéristiques des biens et des services qui lui sont proposés, sans pour autant nier que cette action pouvait attirer l’attention sur la destination du bâtiment.

La Cour a toujours distingué les publicités à but commercial de celles destinées à contribuer à un débat public sur une question d’intérêt général, voire de la publicité politique. Elle a tenu compte de la forme sous laquelle le message était transmis et de son but, mais aussi de la teneur du discours en question. Elle a ainsi abouti à des qualifications en quelque sorte autonomes des notions en question, les définissant indépendamment des qualifications données aux discours concernés par les requérants ou par les juridictions nationales. Ce faisant, elle a toujours eu égard à la marge d’appréciation des États, laquelle est plus ou moins large en fonction du type de discours visé.

En l’occurrence, pour rechercher la loi applicable et pour qualifier les drapeaux en cause de publicitaires, les juridictions internes n’ont procédé à aucune analyse du contenu même des drapeaux concernés et n’ont fourni aucun exemple tangible des activités ou événements pour lesquels ces drapeaux auraient fait de la publicité. Un tel examen revêtait cependant d’autant plus d’importance que, dans certaines circonstances, le déploiement du drapeau sicule pouvait évoquer des sujets sensibles au sein de la société roumaine, en lien avec une question d’intérêt général, à savoir l’autonomie des territoires habités par la minorité hongroise. Dans un tel contexte, il aurait fallu que les juridictions internes, mieux placées en principe pour interpréter l’intention sous-jacente à un discours litigieux et pour apprécier la manière dont le public peut le percevoir et y réagir, fournissent davantage d’explications pour fonder leur décision de qualifier les drapeaux en cause de publicitaires.

Les juridictions internes ont également considéré que le déploiement des drapeaux visait à attirer l’attention du public sur la destination de l’espace concerné. Elles n’ont toutefois pas recherché si la destination de l’immeuble que les autorités locales ont désigné comme étant le bureau parlementaire du requérant, devait jouer un rôle important dans l’affaire. De même, elles n’ont pas pris en considération la qualité du requérant, député au Parlement européen, ni ses droits découlant de cette qualité. En particulier, elles n’ont pas établi avec certitude si le requérant entendait agir en sa qualité d’homme politique porteur d’un programme politique ou en tant que simple citoyen appartenant à une minorité nationale qui souhaitait manifester son appartenance à cette minorité.

En outre, le requérant, qui à l’époque des faits représentait la Hongrie, et non pas la Roumanie, au Parlement européen, ne pouvait plus avoir un bureau parlementaire en Roumanie. Par ailleurs, il siégeait au Parlement européen au titre d’un parti hongrois et non pas roumain et il représentait donc sur la scène politique la majorité des Hongrois de Hongrie et non pas la minorité hongroise de Roumanie. Or il s’agit là de questions liées à la qualité du requérant de député au Parlement européen et aux droits qui en découlaient, questions qui revêtaient de l’importance pour la détermination de la nature du discours en cause que les juridictions nationales ont laissée dans l’ombre et qu’elles auraient dû éclaircir.

Faute de s’être livrées à un examen approfondi de l’ensemble des éléments importants portés à leur connaissance, les juridictions internes n’ont pu déterminer, au regard des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression, la nature du message que le requérant voulait transmettre et le contexte dans lequel son discours s’inscrivait. En tout état de cause, tous ces éléments factuels non exploités par les juridictions internes étaient de nature à rapprocher le déploiement des drapeaux litigieux du discours politique plutôt que du discours publicitaire.

L’établissement de la nature du discours incriminé revêt une importance particulière dans l’appréciation de la nécessité de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression. Celle-ci est assortie d’exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante, particulièrement si la nature du discours est plutôt politique que commerciale.

En outre, les jugements rendus par les juridictions internes sont très laconiques quant à la nécessité de l’ingérence et ne contiennent pas des informations suffisantes pour lui permettre de saisir le raisonnement ayant justifié cette ingérence.

Le fait que le requérant ait déployé les drapeaux dans l’espace public revêt de l’importance au regard du but déclaré de la loi applicable à savoir, entre autres, d’assurer un environnement bâti cohérent, harmonieux, sûr et sain pour la protection des valeurs naturelles et anthropiques, pour préserver la qualité du paysage et les exigences en matière de qualité dans les constructions. Toutefois, dans la deuxième requête, le drapeau du territoire Partium a été déployé aux côtés d’autres drapeaux. Or les juridictions nationales n’ont pas expliqué pour quelles raisons seul le drapeau susmentionné et non pas les autres drapeaux nécessitait une autorisation de publicité préalable en application de la loi en question et de son but.

En outre, bien qu’il eût été sanctionné en 2014 et en 2015, le requérant ne fut contraint d’enlever lesdits drapeaux qu’en février 2020. Or, pendant cette période de plusieurs années, le déploiement desdits drapeaux n’a pas posé aux autorités un quelconque problème de sécurité publique ou environnementale.

Nonobstant leur concision, les motifs énoncés par les tribunaux internes à l’appui de leurs conclusions laissent entrevoir un examen de la proportionnalité de la sanction infligée. La légèreté de la sanction imposée ne saurait à elle seule pallier l’absence de raisons pertinentes et suffisantes de restreindre le droit à la liberté d’expression.

En toute hypothèse, eu égard à ce qui précède, et notamment au fait que les juridictions internes n’ont pas dûment pris en compte les critères établis dans la jurisprudence de la Cour, ces juridictions n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant. Par conséquent, l’ingérence litigieuse n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Conclusion : violation (cinq voix contre deux).

Article 41 : constat de violation suffisant pour le préjudice moral.

Dernière mise à jour le mai 17, 2021 par loisdumonde

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