Akdeniz et autres c. Turquie – 41139/15 et 41146/15 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 251

Mai 2021

Akdeniz et autres c. Turquie41139/15 et 41146/15

Arrêt 4.5.2021 [Section II]

Article 10

Injonction provisoire, sans base légale claire et prévisible, interdisant toute diffusion d’informations sur une enquête parlementaire : violation

Article 34
Victime

Interdiction générale de toute diffusion d’informations sur une enquête parlementaire: qualité de victime reconnue à une journaliste et non aux universitaires, utilisateurs des médias sociaux

En fait – Suite à une demande formulée par le président de la commission parlementaire chargée de traiter les allégations de corruption portées contre quatre anciens ministres, le juge de paix a adopté, le 25 novembre 2014, une injonction tendant à interdire la diffusion et la publication, par tous les moyens de communication, d’informations sur le contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par celle-ci. Les recours en opposition formés par les requérants Mme Güven, journaliste, et MM. Akdeniz, et Altıparmak, universitaires et utilisateurs populaires des plateformes de médias sociaux n’ont pas abouti. La mesure prit fin le 9 janvier 2015.

En droit – Article 34 :

S’agissant de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une mesure d’interdiction générale, des « risques purement hypothétiques » pour celui-ci de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 et pour lui reconnaître la qualité de victime (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres (déc)).

a) La nature et la portée de la mesure litigieuse :

Une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. L’injonction en cause, qui avait une portée très générale et concernait non seulement le matériel imprimé et visuel mais aussi tout type d’information publiée sur Internet, s’analysait en une restriction préalable, adoptée dans le cadre d’une enquête parlementaire, pour prévenir la publication et la diffusion d’informations éventuelles.

La décision d’injonction provisoire en question peut être assimilée à une restriction préalable, dans la mesure où elle interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, sur presque tous les aspects de l’enquête parlementaire en cours.

Or, le secret de l’instruction en tant que principe applicable à la phase d’enquête n’entraîne pas automatiquement une telle interdiction, mais ce principe impose une obligation générale de ne pas divulguer des faits confidentiels relatifs à une enquête. À cet égard, le code pénal turc tend à réprimer ex post facto le fait de violer le secret de l’instruction sans toutefois imposer une interdiction générale de publier le contenu des mesures prises au cours d’une enquête. De surcroît, il garantit le droit de publier des informations sur une enquête pénale en cours, en respectant les limites du droit à la liberté de communiquer des informations. De ce fait, l’injonction provisoire en question ne revêt ni la forme d’une « sanction » ex post facto pour la publication d’informations couvertes par le secret de l’instruction ni la forme d’un refus des autorités de communiquer une information.

Les circonstances de l’espèce se distinguent d’affaires dans lesquelles, les injonctions ordonnées par les juges nationaux concernaient des écrits spécifiques dont le contenu était connu. En effet, il s’agit en l’espèce d’une mesure générale tendant à interdire la publication et la diffusion dans le futur d’informations éventuelles sur une enquête parlementaire en cours sans viser un quelconque écrit spécifique. Ainsi la portée de la mesure litigieuse est plutôt comparable à celles examinées dans les arrêts Çetin et autres c. Turquie, Ürper et autres c. Turquie et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, dans lesquels les mesures en question visaient des publications devant paraître à des dates ultérieures, dont le contenu n’était pas connu au moment où les injonctions avaient été ordonnées.

b) Les conséquences de la mesure en question sur les droits des requérants :

La Cour constitutionnelle a adopté au sujet de la mesure litigieuse une interprétation large de la notion de victime et a considéré que les journalistes et les organes de presse, ainsi qu’un membre du parlement pouvaient se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, compte tenu notamment du rôle de ces personnes dans un débat public sur les sujets présentant une haute importance pour la société et dans le contrôle de l’opinion publique sur de tels sujets. À la lumière de cette récente jurisprudence, la Cour peut admettre que le droit de Mme Güven, journaliste, à la liberté de communiquer des informations et des idées a été touché par la décision litigieuse, dans la mesure où elle ne pouvait, ne fût-ce que pendant une période relativement courte, ni publier, ni diffuser d’informations, ni partager ses idées sur un sujet d’actualité qui aurait certainement fait un écho considérable dans l’opinion publique. La Cour accorde notamment du poids au fait que, à l’époque des faits, Mme Güven était commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé dans une chaîne télévisée nationale. Par ailleurs, la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme. Les obstacles dressés pour restreindre la publication des informations risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité.

Les deux autres requérants, MM. Akdeniz et Altıparmak, sont des universitaires, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression, et également utilisateurs populaires des plateformes de médias sociaux, telles que Twitter et Facebook, avec des milliers d’abonnés. Au regard de l’émergence d’un journalisme citoyen, ils disent se servir de divers outils et des plateformes susmentionnées pour partager leurs opinions sur les sujets d’actualité. Cependant, le seul fait que, tout comme les autres justiciables en Turquie, ils subissent les effets indirects de la mesure contestée ne pouvait suffire pour qu’ils se voient reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34. Certes, dans l’affaire Cengiz et autres c. Turquie, la décision ayant ordonné le blocage de l’accès à YouTube a affecté le droit de MM. Akdeniz et Altıparmak de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Cependant, la Cour a pris en considération le fait que les requérants étaient usagers actifs de YouTube, ils enseignaient dans différentes universités, ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme, ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et ils partageaient leurs travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube. Ces éléments font défaut en l’espèce.

Étant donné que la décision d’injonction provisoire visait non seulement les professionnels des médias traditionnels mais aussi les utilisateurs d’Internet, tels que, par exemple, les blogueurs et les utilisateurs populaires des médias sociaux, MM. Akdeniz et Altıparmak peuvent légitiment prétendre avoir subi les effets indirects de la mesure litigieuse. Cependant, pendant la brève période au cours de laquelle la mesure était demeurée en vigueur, il ne leur a jamais été imposé de ne pas commenter l’enquête en cours par un quelconque moyen de communication. Ils se plaignent donc d’une mesure de portée générale qui empêche la presse et les autres médias de communiquer des informations relatives à certains aspects de l’enquête parlementaire.

En outre, ils disent être touchés par la mesure en question, en invoquant leur qualité d’universitaire, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression. À cet égard, s’agissant du droit d’accès à l’information, les chercheurs universitaires et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection. Par ailleurs, la liberté académique ne se limite pas à la recherche universitaire ou scientifique, mais s’étend également à la liberté des universitaires d’exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions, même s’ils sont controversés ou impopulaires, dans les domaines de leur recherche, de leur expertise professionnelle et de leur compétence. Cependant, les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire. De même, rien ne donne à penser que la mesure litigieuse ait visé la liberté académique des requérants ou y ait porté atteinte. En effet, ils n’ont pas été empêchés de publier leurs commentaires ou recherches académiques sur l’enquête parlementaire, en respectant, pendant la brève période en question, les limites imposées par le principe de confidentialité des travaux des commissions parlementaires.

Par ailleurs, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard. Pour la Cour, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak, en leur qualité d’universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux, subissent des effets indirects de la mesure en question ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34. En effet, ces requérants ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement.

Conclusion : exception préliminaire rejetée (en ce qui concerne Mme Güven, journaliste) ; irrecevable (incompatible ratione personae) en ce qui concerne MM. Akdeniz et Altıparmak.

Article 10 :

L’injonction litigieuse, qui s’analysait en une mesure restrictive préalable et visait à interdire dans l’avenir la diffusion et la publication de toute information, a eu des répercussions importantes dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression sur un sujet d’actualité. Partant, la mesure en question s’analyse en une ingérence dans l’exercice de ses droits garantis par l’article 10.

La mesure litigieuse ordonnée par le juge de paix avait une base légale. Mais la Cour fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle que l’article 3 § 2 de la loi sur la presse ne remplissait pas les critères de « prévisibilité » et de « clarté », et que si l’article 28 § 5 de la Constitution autorise le recours à une interdiction de publication sous réserve de respecter certaines conditions, il n’existe pas une disposition législative autorisant une interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale et comportant les qualités de « prévisibilité » et de « clarté ». L’ingérence litigieuse a donc manqué de « base légale ».

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : aucune somme accordée en l’absence de demande.

(Voir aussi Çetin et autres c. Turquie, 40153/98 et 40160/98, 13 février 2003, Résumé juridique ; Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, 64772/01, 9 novembre 2006, Résumé juridique ; Ürper et autres c. Turquie, 14526/07 et al., 20 octobre 2009, Résumé juridique ; Bedat c. Suisse [GC], 56925/08, 29 mars 2013, Résumé juridique ; Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, 28255/07, 8 octobre 2013, Résumé juridique ; Cengiz et autres c. Turquie, 48226/10 et 14027/11, 1 décembre 2015, Résumé juridique ; Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres c. Suisse (déc), 68995/13, 13 novembre 2019, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le mai 17, 2021 par loisdumonde

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