AFFAIRE E.G. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 37882/13

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE E.G. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 37882/13)
ARRÊT

Art 3 et Art 8 • Manquements des autorités à leurs obligations positives procédurales d’exécuter la peineinfligée à l’auteur d’une agression sexuelle suite à l’octroi puis l’annulation de son amnistie•Amnisties et pardons relevant du droit interne et non contraires au droit international, sauf à concerner des actes constituant des violations graves des droits fondamentaux de l’homme• Amnistie ayant permis au condamné de quitter le pays • Manque de coordination entre les services de l’État • Retards injustifiés dans le lancement des avis de recherche du condamné
Art 35 § 1 • Prise en compte de l’entière période de la non‑exécution de la sanction pénalepour l’application du délai de six mois • Manquements reprochés aux autorités inextricablement liés entre eux et analysés en une situation continue

STRASBOURG
13 avril 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire E.G. c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Carlo Ranzoni,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 37882/13) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante moldave et roumaine, Mme E.G. (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 mai 2013,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention relatifs à la non-exécution d’une peine d’emprisonnement et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

la décision de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,

les observations des parties,

la renonciation du gouvernement roumain à exercer son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mars 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire porte sur la non-exécution de la peine infligée à un des auteurs de l’agression sexuelle dont la requérante a été victime. Elle soulève des questions sur le terrain des articles 3 et 8 de la Convention.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1977 et réside à Chișinău. Elle est représentée par Me Ș. Burlaca, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents, d’abord par M. L. Apostol, ensuite par M. M. Gurin, et enfin par M. O. Rotari.

4. Dans la nuit du 9 au 10 février 2008, la requérante subit une agression sexuelle de la part de trois individus.

5. Par la suite, le parquet engagea, sur plainte de l’intéressée, des poursuites pénales à l’encontre de P.G., R.G. et V.B. Placés d’abord en détention provisoire, ceux-ci furent libérés pendant la procédure. Le 12 mars 2008, V.B. fut notamment libéré sous caution.

6. Le 17 juin 2009, le tribunal de Centru (Chișinău) trouva les trois accusés coupables d’agression sexuelle collective (article 172 § 2 c) du code pénal) et les condamna à des peines d’emprisonnement avec sursis. La requérante interjeta appel.

7. Par un arrêt du 2 décembre 2009, la cour d’appel de Chișinău confirma les conclusions de l’instance inférieure, jugea P.G. et R.G. coupables en outre d’avoir commis l’infraction de viol collectif (article 171§ 2 c) du code pénal) et les condamna à des peines d’emprisonnement ferme de six ans et cinq ans et demi respectivement. Elle infligea également à V.B. une peine de cinq ans d’emprisonnement ferme. Cet arrêt était exécutoire.

8. Le même jour, les autorités étatiques arrêtèrent P.G. et R.G. dans la salle d’audience de la cour d’appel de Chișinău. N’étant pas présent à son procès, V.B. ne fut pas arrêté.

9. Par une décision définitive du 7 décembre 2010, la Cour suprême de justice confirma l’arrêt de la cour d’appel.

10. Dans l’intervalle, le 14 mai 2010, les autorités avaient lancé un avis de recherche à l’égard de V.B.

11. Le 18 avril 2011, V.B demanda, par l’intermédiaire de son avocat, d’être exonéré de peine, en application de la loi d’amnistie de 2008.

12. Une demande d’amnistie similaire, formulée par R.G., fut rejetée par une décision définitive de la cour d’appel de Chișinău du 5 octobre 2011. Celle-ci relevait notamment que R.G. avait été condamné après l’entrée en vigueur de la loi d’amnistie en question et que l’article 5 de cette loi ne lui était pas applicable.

13. Le20 décembre 2011, le tribunal de Centru (Chișinău) rejeta la demande d’amnistie de V.B. pour le même motif. Ce dernier interjeta appel. Devant l’instance d’appel, le parquet appuya la demande d’amnistie.

14. Par une décision définitive du 22 mai 2012, la cour d’appel de Chișinău infirma le jugement avant dire droit de l’instance inférieure et accepta la demande d’amnistie de V.B. Elle estimait que l’article 5 de la loi d’amnistie de 2008 (paragraphe 28 ci-dessous) était applicable en l’espèce au motif que, entre autres, les faits avaient été commis avant l’entrée en vigueur de cette loi.

15. Le 29 juin 2012, la cour d’appel de Chișinău accueillit la demande en révision de la procédure d’amnistie à l’égard de V.B., introduite par le parquet. Elle rouvrit cette procédure, annula sa décision du 22 mai 2012 et confirma le jugement avant dire droit du 20 décembre 2011 (paragraphe 13 ci-dessus). Le parquet et l’avocat de V.B. formèrent des recours extraordinaires en annulation.

16. Par une décision du 4 décembre 2012, la Cour suprême de justice accueillit les recours, annula la décision de la cour d’appel du 29 juin 2012 pour défaut de compétence matérielle et renvoya l’affaire.

17. Le 7 mars 2013, la cour d’appel de Chișinău rejeta la demande en révision du parquet comme étant irrecevable.

18. Entre-temps, le 22 octobre 2012, les autorités avaient arrêté V.B. Le même jour, elles l’avaient relâché sur le fondement de la décision de la cour d’appel de Chișinău du 22 mai 2012.

19. Par un jugement avant dire droit du 4 septembre 2013, le tribunal de Centru (Chișinău) accueillit un nouveau recours en révision du parquet, rouvrit la procédure d’amnistie à l’égard de V.B. et annula la décision de la cour d’appel de Chișinău du 22 mai 2012. Le 18 novembre 2013, la cour d’appel de Chișinău confirma ce jugement. Elle relevait notamment que l’instance ayant rendu la décision du 22 mai 2012 ignorait que V.B. n’avait pas respecté les conditions de sa libération sous caution.

20. Par la suite, la requérante chercha à savoir si V.B. avait été trouvé et s’il exécutait sa peine. Par une lettre du 10 janvier 2014, l’inspectorat général de police informa l’avocat de l’intéressée qu’aucun avis de recherche n’avait été lancé au nom de V.B. et qu’aucune mesure pour le retrouver n’avait été effectuée au motif que ni le parquet compétent ni la cour d’appel de Chișinău n’avaient ordonné à ce que celui-ci fût recherché.

21. Le 28 janvier 2014, le parquet demanda à la police l’exécution de la décision ayant annulé l’application de l’amnistie à l’égard de V.B.

22. Le 31 janvier 2014, la police reprit les investigations afin de retrouver ce dernier. Elle établit que V.B. avait quitté le territoire de la République de Moldova le 16 novembre 2013, en direction de l’Ukraine.

23. Dans une lettre du 4 février 2014 adressée à la requérante, le parquet estima que les juges n’avaient pas observé l’obligation, qui était la leur, de transmettre, dans un délai de dix jours, la décision définitive de la cour d’appel du 18 novembre 2013 au commissariat de police compétent aux fins d’exécution.

24. Le 20 février 2014, la police lança un avis de recherche au nom de V.B. au sein des États membres de la Communauté des États indépendants. Le 29 avril 2015, elle lança un avis de recherche international au nom de celui-ci.

25. Selon les dernières observations du Gouvernement reçues par la Cour le2mars 2020, V.B. n’a toujours pas été retrouvé.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

26. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal, telles qu’elles étaient en vigueur au moment des faits, se lisaient comme suit :

Article 171. Le viol

« (…)

2. Le viol :

(…)

c) commis par deux ou plusieurs personnes,

(…)

est puni de 5 à 15 ans d’emprisonnement.

(…) »

Article 172. Actions violentes à caractère sexuel

« 1. (…) la satisfaction du désir sexuel dans des formes perverses, [commise] par la contrainte physique ou psychique de la personne ou en profitant de son impossibilité de se défendre ou d’exprimer sa volonté,

[est] punie de 3 à 7 ans d’emprisonnement.

2. Les mêmes actions :

(…)

c) commises par deux ou plusieurs personnes,

(…)

sont punies de 5 à 15 ans d’emprisonnement. »

27. En application de l’article 468 § 1 du code de procédure pénale, les juges doivent transmettre les décisions exécutoires dans un délai de dix jours à l’autorité compétente pour exécuter la condamnation.

28. Les passages pertinents en l’espèce de l’article 5 de la loi no 188 sur l’amnistie, entrée en vigueur le 18 juillet 2008, sont libellés comme suit :

Article 5.

« La personne condamnée à une peine d’emprisonnement d’une durée allant jusqu’à 7 ans y compris, qui, au moment de l’entrée en vigueur de la présente loi, n’a pas atteint l’âge de 21 ans (…) est exonérée de la peine établie. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 3 et 8 DE LA CONVENTION

29. Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, la requérante allègue que l’État ne s’est pas acquitté des obligations positives qui lui incomberaient, consistant à exécuter effectivement la décision de condamnation de V.B. pour agression sexuelle. En particulier, elle se plaint de la décision d’amnistier ce dernier et, pour ce qui est des périodes où celui-ci ne bénéficiait pas de l’amnistie, d’une omission des autorités de le rechercher effectivement. Les articles invoqués sont ainsi libellés :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

A. Sur la recevabilité

30. Le Gouvernement excipe de la non-observation du délai de six mois pour introduire la présente requête. Il fait remarquer que le grief principal de la requérante porte sur l’amnistie de V.B. octroyée par la décision définitive de la cour d’appel de Chișinău du 22 mai 2012. Il soutient que le délai de six mois doit courir à partir de cette date et que les recours extraordinaires exercés contre cette décision ne doivent pas être pris en compte pour le calcul de ce délai. Il argue dès lors que la requête est tardive.

31. La requérante n’a pas présenté d’observations sur ce point.

32. La Cour note que les griefs de la requérante comprennent deuxvolets. D’une part, elle se plaint de l’amnistie de V.B. et, d’autre part, de l’absence de mesures effectives, en dehors des périodes durant lesquelles l’amnistie était en vigueur, pour mettre en œuvre la décision de condamnation à l’égard de celui-ci. Il incombe à la Cour de rechercher si ces deux volets doivent être distingués ou non pour le calcul du délai de six mois, prévu à l’article 35 § 1 de la Convention.

33. À ce titre, elle rappelle le concept de « situation continue » qui désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom, dont les requérants sont victimes, et que le délai de six mois ne commence pas à courir tant que la situation continue perdure (Iordache c. Roumanie, no 6817/02, §§ 49-50, 14 octobre 2008, et Călin et autres c. Roumanie, nos 25057/11 et 2 autres, § 57, 19 juillet 2016). Toutefois, les situations continues ne sont pas toutes identiques (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 262, CEDH 2014 (extraits)). La Cour redit que, même s’il existe certes des distinctions évidentes entre différentes violations continues, les requérants doivent, en tout état de cause, introduire leurs griefs « sans retard excessif », une fois qu’il est évident qu’il n’y a pas de perspective réaliste d’une issue favorable ou d’une évolution positive pour leurs griefs, au niveau interne (Sokolov et autres c. Serbie (déc.), nos 30859/10 et autres, § 31 in fine, 14 janvier 2014).

34. En l’espèce, la Cour note que l’aspect principal des griefs soulevés par la requérante sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention concerne l’impunité de facto de V.B. pour l’agression sexuelle commise à son encontre. Elle estime que les manquements spécifiques dénoncés par la requérante relativement à ces griefs, à savoir l’application alléguée illégale de l’amnistie et l’inactivité alléguée des autorités pour rechercher V.B., sont inextricablement liés entre eux. C’est pourquoi, la Cour juge que, compte tenu des circonstances de l’espèce, l’entière période relative à la non‑exécution de la sanction pénale prononcée contre V.B. doit être considérée dans son intégralité aux fins de l’application de la règle de sixmois.

35. Pour conclure, la Cour estime que l’ensemble des manquements que la requérante reproche aux autorités moldaves s’analyse en une situation continue (comparer avec, en matière de non-exécution des jugements rendus par des juges administratifs, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, § 51, 2 mars 2004). En outre, elle note qu’il ne ressort pas des éléments dont elle a eu connaissance que les perspectives de l’exécution par les autorités moldaves de la condamnation de V.B. sont devenues irréalistes. Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement.

36. Constatant par ailleurs que les présents griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

37. La requérante soutient que la non-exécution de la décision de condamnation de V.B. a rendu illusoire la protection qui aurait dû être garantie par la répression pénale des agressions sexuelles, ce qui a entraîné, selon elle, la violation des articles 3 et 8 § 1 de la Convention. Elle allègue que l’application de l’amnistie à l’égard de V.B. était illégale et dénonce un manque de cohérence dans l’application par les tribunaux nationaux des dispositions de la loi d’amnistie de 2008. Elle se plaint également des manquements des autorités à la mise en œuvre de la décision de condamnation, après l’annulation de l’amnistie.

38. Le Gouvernement note que les autorités étatiques ne pouvaient pas interdire à V.B. de déposer sa demande d’amnistie. En tout état de cause, il avance que l’annulation subséquente de l’amnistie devrait être prise en compte lors de l’examen de la question de savoir si l’État s’est acquitté de ses obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention. Il soutient en outre que les obligations positives dans les affaires de violences entre particuliers sont des obligations de moyen et non de résultat, et que, dès lors, l’application de la peine de V.B. sort du champ des obligations positives incombant à l’État. Il indique toutefois que les autorités continuent leurs efforts afin de retrouver et arrêter V.B.

39. La Cour rappelle d’emblée que le viol et les agressions sexuelles graves s’analysent en des traitements entrant dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, qui mettent également en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention (Y c. Bulgarie, no 41990/18, §§ 63-64, 20 février 2020 et les affaires qui y sont citées). En application de cette jurisprudence, elle estime que les griefs de la requérante peuvent être examinés conjointement sur le terrain des articles 3 et 8 de la Convention (ibidem, § 65). La Cour renvoie ensuite aux principes généraux applicables en la matière tels qu’énoncés dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, §§ 149-52, CEDH 2003‑XII). Elle rappelle notamment que les États ont l’obligation positive, inhérente aux articles 3 et 8 de la Convention, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives (M.C., précité, § 153, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 55, 2 mai 2017). Cette obligation positive commande en outre la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel (M.G.C.c. Roumanie, no 61495/11, § 59, 15 mars 2016, et Z c. Bulgarie, no 39257/17, § 67, 28 mai 2020).

40. Une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance des actes illégaux (B.V., précité, § 58 et les affaires qui y sont citées).

41. La Cour rappelle également avoir estimé, sur le terrain de l’article 2 de la Convention, que l’exigence pour les autorités de mener une enquête pénale effective pouvait aussi être interprétée comme imposant aux États une obligation d’exécuter la condamnation finale sans délai injustifié. En effet, l’exécution de la condamnation imposée dans le contexte du droit à la vie doit être regardée comme faisant partie intégrante de l’obligation procédurale pesant à charge de l’État en vertu de cette disposition (KitanovskaStanojkovic et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 2319/14, § 32, 13 octobre 2016, Akelienė c. Lithuanie, no 54917/13, § 85, 16 octobre 2018, et Makuchyan et Minasyanc. Azerbaïdjan et Hongrie, no 17247/13, § 50, 26 mai 2020). La Cour estime que la même approche doit être appliquée en l’espèce et que l’exécution d’une condamnation pour abus sexuels fait partie intégrante de l’obligation positive incombant aux États en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.

42. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note que V.B. a été condamné pour avoir agressé sexuellement la requérante à une peine d’emprisonnement de cinq ans. Elle relève que la décision de condamnation est devenue exécutoire le 2 décembre 2009, mais que, à ce jour, celle-ci n’est pas exécutée.

43. La Cour remarque que, par une décision définitive du 22 mai 2012, V.B. a été amnistié alors qu’il était recherché par les autorités et qu’il n’avait purgé aucun jour de sa peine. À ce sujet, elle rappelle avoir jugé, en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, que l’amnistie et le pardon ne devraient pas être tolérés dans ce domaine (voir, par exemple, Mocanu et autres, précité, § 326). La Cour réaffirme que ce principe s’applique également aux actes de violence administrés par des particuliers (Pulfer c. Albanie, no 31959/13, § 83, 20 novembre 2018 ; voir aussi, pour une impunité résultant de l’intervention de la prescription, İbrahim Demirtaşc. Turquie, no 25018/10, § 35, 28 octobre 2014 et les affaires qui y sont citées). Cela étant, elle redit que les amnisties et les pardons relèvent essentiellement du droit interne des États membres et que, en principe, ils ne sont pas contraires au droit international, sauf lorsqu’ils concernent des actes qui constituent des violations graves des droits fondamentaux de l’homme (Makuchyan et Minasyan, précité, § 160 ; voir aussi Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, § 139, CEDH 2014 (extraits)). Or, elle considère que l’agression sexuelle dont la requérante a été victime s’analyse en une atteinte grave au droit de celle-ci à son intégrité physique et morale et que, en application de la jurisprudence précitée, l’octroi de l’amnistie à un des auteurs de cette agression est, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, susceptible d’être contraire aux obligations que les articles 3 et 8 de la Convention faisaient peser sur l’État défendeur.

44. En l’espèce, la Cour remarque en outre l’absence d’une pratique uniforme de la cour d’appel de Chișinău, relative à l’application de la loi d’amnistie de 2008. Elle observe notamment que R.G., qui se trouvait dans une situation analogue à celle de V.B. et qui avait déjà purgé une partie de sa peine, s’est vu lui refuser l’application de l’amnistie (paragraphe 12 ci‑dessus). La Cour estime donc que, dans le cas de V.B., les juges de la cour d’appel ont exercé leur discrétion afin de minimiser les conséquences d’un acte illégal extrêmement sérieux plutôt que de montrer que de tels actes ne sauraient en aucune manière être tolérés (comparer avec Ateşoğlu c. Turquie, no 53645/10, § 28 in fine, 20 janvier 2015 et les affaires qui y sont citées).

45. Elle ne perd pas de vue que l’octroi de l’amnistie à V.B. a été finalement annulé. Cela étant, elle estime que le fait pour celui-ci de bénéficier de l’amnistie durant une période totale d’environ un an est en contradiction avec les exigences procédurales des articles 3 et 8 de la Convention, énoncées ci-dessus. D’autant plus que cette situation a permis à V.B. de quitter la Moldova juste avant l’adoption de la dernière décision ayant annulé l’octroi de l’amnistie (paragraphe 22 ci-dessus).

46. Il reste à la Cour de se pencher sur la question de savoir si les mesures adoptées par les autorités pour faire exécuter la peine de V.B., en dehors des périodes où l’amnistie était applicable, étaient suffisantes.

47. Sur ce point, elle observe d’abord que les autorités étatiques semblent ne pas avoir tenu compte de la première annulation de l’octroi de l’amnistie à V.B., prononcée par la décision définitive du 29 juin 2012. En effet, celles-ci ont arrêté V.B. le 22 octobre 2012 (paragraphe 18 ci-dessus), mais l’ont relâché le même jour, sur le fondement de la décision du 22 mai 2012, qui était déjà annulée et qui n’avait plus de force juridique à ce moment-là. La Cour y voit, dans les meilleurs des cas, un manque de coordination entre les différents services de l’État qui a eu comme conséquence la remise en liberté de V.B., sans fondement juridique valable.

48. La Cour remarque ensuite que la dernière décision d’annulation de l’octroi de l’amnistie, du 18 novembre 2013, a été transmise à l’autorité compétente à rechercher V.B. plus de deux mois après son adoption (paragraphe 21 ci-dessus). À ce titre, elle prend note de l’avis du parquet selon lequel ce délai était contraire aux dispositions internes (paragraphe 23 ci-dessus). Même si, par la suite, il a été établi que V.B. avait quitté le pays avant le 18 novembre 2013, la Cour estime que ce retard a nécessairement repoussé la date à laquelle les autorités ont lancé leur avis de recherche au sein de la Communauté des États indépendants (paragraphes 20 et 24 ci‑dessus). En outre, elle constate que l’avis de recherche international n’a été lancé qu’en 2015 (paragraphe 24 ci-dessus) et que rien dans le dossier n’explique ce délai. Elle juge que ces retards se concilient mal avec l’exigence de célérité et de diligence raisonnables, énoncée précédemment (paragraphe 40 ci-dessus) (voir, a contrario, Akelienė, précité, §§ 91-93).

49. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les mesures prises par l’État en vue de mettre en œuvre la peine de V.B. n’étaient pas suffisantes au regard de son obligation d’exécuter les condamnations pénales prononcées à l’encontre des auteurs d’agressions sexuelles.

50. En conclusion, elle juge que l’octroi de l’amnistie à V.B. ainsi que les manquements des autorités à faire exécuter la peine de celui-ci n’étaient pas conformes aux obligations positives incombant à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.

51. Partant, il y a eu violation de ces dispositions.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE41 DE LA CONVENTION

52. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

53. La requérante demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

54. Le Gouvernement soutient que le montant réclamé est excessif.

55. La Cour considère que la requérante a dû subir un préjudice certain en raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité, elle octroie à la requérante 10 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

56. La requérante réclame en outre 1 820 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Cette somme correspondrait aux honoraires de son représentant pour vingt-six heures de travail à raison de 70 EUR l’heure. Elle fournit un décompte horaire détaillé.

57. Le Gouvernement argue que cette prétention n’est pas étayée.

58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme intégrale demandée pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de troismois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes,à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 1 820 EUR (mille huit cent vingt euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 avril 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                   Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                                        Président

Dernière mise à jour le avril 13, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *