INTRODUCTION. La requête concerne une procédure disciplinaire ouverte par le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») contre la requérante, juge de première instance au moment des faits, ayant abouti à sa mise à la retraite d’office (aposentaçãocompulsiva). Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, elle allègue également une méconnaissance de son droit à un procès équitable.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ALBUQUERQUE FERNANDES c. PORTUGAL
(Requête no 50160/13)
ARRÊT
Art 6 § 1 • Accès à une juridiction constitutionnelle • Conditions de recevabilité d’un recours contre un arrêt de la Cour suprême • Absence de formalisme excessif • Rétablissement par le Tribunal constitutionnel de la prééminence du droit après un acte de procédure erroné accompli par la requérante
STRASBOURG
12 janvier 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Albuquerque Fernandes c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lorraine Schembri Orland,
Alberto Augusto Andrade de Oliveira, juges,
et de Andrea Tamietti, greffierde section,
Vu :
la requête (no 50160/13) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante de cet État, Mme Cristina Maria Albuquerque Fernandes (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 août 2013,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement ») le 31 octobre 2017,
les observations des parties,
le déport de Mme Guerra Martins, juge élue au titre du Portugal (article 28 du règlement de la Cour) et la décision du président de la chambre de désigner M. A. A. Andrade de Oliveira pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne une procédure disciplinaire ouverte par le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») contre la requérante, juge de première instance au moment des faits, ayant abouti à sa mise à la retraite d’office (aposentaçãocompulsiva). Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, elle allègue également une méconnaissance de son droit à un procès équitable.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1963 et réside à Coimbra. Elle a été représentée par Me J. Pais do Amaral, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
I. La procédure disciplinaire devant le CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
4. Au moment des faits, la requérante était juge au tribunal de Leiria.
5. Par une décision du 22 février 2011, portée à la connaissance de la requérante le 18 mars 2011, le CSM décida d’ouvrir une procédure disciplinaire contre celle-ci. En l’occurrence, il reprochait notamment à l’intéressée d’avoir emporté, au moment de sa mutation vers le tribunal de Leiria en septembre 2010, des dossiers dont elle était en charge au tribunal d’Alcobaça et de ne pas les avoir rendus.
6. Une juge instructrice (juízainstrutora) fut désignée pour instruire l’affaire. Le 5 avril 2011, elle invita la requérante à lui remettre les dossiers en cause. N’ayant pas reçu de retour favorable, la juge instructrice en informa le CSM, qui, par une décision du 10 mai 2011, décida d’appliquer à la requérante une mesure de suspension provisoire pour une durée de 30 jours. La requérante en reçut notification le 17 mai 2011.
7. Dans l’intervalle, afin d’instruire la procédure disciplinaire, la juge instructrice avait entendu la requérante le 9 mai 2011. Elle avait ensuite entendu des juges et des greffières qui exerçaient au tribunal d’Alcobaça ainsi que le représentant de l’ordre des avocats d’Alcobaça.
A. L’acte d’accusation et la défense de la requérante
8. Le 18 juillet 2011, la juge instructrice dressa son acte d’accusation contre la requérante, en application de l’article 117 du Statut des magistrats du siège (« le Statut »).
9. En premier lieu, l’acte d’accusation relevait que la requérante avait accusé des retards dans le traitement de dossiers, notamment urgents, lorsqu’elle se trouvait en fonction au tribunal d’Alcobaça. Cette partie était libellée comme suit :
«
(…)
2. [L’accusée], tout au long de son parcours au tribunal d’Alcobaça, a exercé ses fonctions en faisant preuve d’un manque d’attention par rapport aux exigences liées au service, engendrant [ainsi] un retard dans la prise des décisions finales et interlocutoires portant sur le fond, provoquant une accumulation d’affaires civiles pendantes, tel qu’il ressort du rapport d’inspection judiciaire extraordinaire du 3 novembre 2009 (…) qui indique que [l’accusée] retenait, sans avoir statué, approximativement une centaine d’affaires avec des délais dépassés allant jusqu’à 28 mois.
3. En dépit de cela, méprisant les recommandations qui lui avaient également été adressées dans des rapports d’inspection précédents, ignorant les exigences afférentes à la fonction de juger, [l’accusée] n’a pas remonté la pente jusqu’au terme de sa prestation au tribunal d’Alcobaça.
4. En effet, elle a toujours démontré un manque de contrôle accru et une absence de préoccupation quant à l’élaboration de décisions en temps utile, y compris s’agissant d’affaires de nature urgente (…) »
L’acte d’accusation notait, par ailleurs, que des plaintes avaient été déposées contre l’intéressée à ce sujet auprès du CSM. Il indiquait aussi que, fin juillet 2010, la requérante n’avait toujours pas rendu de décisions dans 210 affaires.
L’acte d’accusation concluait, sur ce point, que la requérante avait méconnu son devoir de zèle et d’obéissance aux instructions du CSM.
10. En deuxième lieu, l’acte d’accusation indiquait ce qui suit : après avoir quitté le tribunal d’Alcobaça, la requérante avait emporté 19 dossiers de procédures dont elle était en charge, sans demander l’autorisation du CSM et sans informer la présidente du tribunal d’Alcobaça ou même les greffières du tribunal ; or, en septembre 2010, la présidente du tribunal d’Alcobaça avait téléphoné à la requérante pour lui demander de rendre lesdits dossiers et celle-ci ne les avait restitués qu’en mai 2011, après que le CSM lui eut appliqué une suspension de l’exercice de ses fonctions d’une durée de 30 jours ; en outre, l’intéressée avait rendu ces dossiers sans avoir pour autant statué sur les affaires en cause. La juge instructrice estimait que, en ne répondant pas à l’injonction expresse lui ordonnant de rendre ces dossiers, la requérante avait empêché l’administration de la justice et avait porté atteinte de façon irrémédiable au prestige de la magistrature et à l’image du tribunal d’Alcobaça.
11. Pour finir, l’acte d’accusation faisait état des sanctions disciplinaires qui avaient été appliquées à la requérante au cours de son parcours professionnel ainsi que des notes d’appréciation professionnelle que celle-ci avait obtenues, comme suit :
« (…)
31. Dans son registre disciplinaire, sont inscrites les sanctions suivantes : dix jours‑amende par une décision du 16 juin 1998 ; dix jours-amende par une décision du 10 février 2001 ; quinze jours-amende par une décision du 19 février 2001 ; vingt jours-amende par une décision du 12 avril 2001 ; 22 jours-amende par une décision du 21 mai 2002 ; 25 jours-amende par une décision du 25 mars 2003 ; et sept mois de suspension et un transfert par une décision du 21 novembre 2006.
32. La juge accusée a obtenu les notes d’appréciation professionnelle (notaçõesclassificativas) suivantes : « bien », « bien », « suffisant », « suffisant », « médiocre » et « suffisant ».
(…) »
12. La conclusion finale de l’acte d’accusation se lisait comme suit :
« (…) les faits décrits [ci-dessus] et commis par [l’intéressée] constituent une violation continue de [son devoir] (…) de zèle, du devoir d’administrer la justice, du devoir de susciter la confiance du public dans l’administration de la justice et de ses devoirs de respect et d’obéissance à l’organe en charge de la gestion et de la discipline de la magistrature du siège, prévus aux articles 3, 4, 32, 82, 85 § 1 b), 87, 92, 93 et 131 du Statut des magistrats du siège et aux articles 3 §§ 1, 2, 3 et 4 b) et c) et 6 et 7 du Statut disciplinaire des fonctionnaires (…) »
13. L’acte d’accusation fut porté à la connaissance de la requérante.
14. Le 1er septembre 2011, la requérante présenta personnellement sa défense, conformément à l’article 118 § 1 du Statut (paragraphe 33 ci‑dessous). Elle y contestait les faits qui lui étaient reprochés. D’une part, elle niait avoir eu 210 dossiers en attente d’une décision en juillet 2010. D’autre part, elle alléguait avoir informé les greffières du tribunal d’Alcobaça qu’elle emportait quelques dossiers avec elle au moment de son départ de ce tribunal. Par ailleurs, elle soutenait avoir des problèmes de santé et souffrir d’anxiété, indiquant qu’elle allait transmettre un certificat médical.
15. Le 13 septembre 2011, tenant compte des arguments présentés par la requérante en sa défense, la juge instructrice entendit de nouveau les greffières du tribunal d’Alcobaça. Celles-ci réaffirmèrent ne pas avoir été informées par la requérante que cette dernière emportait des dossiers avec elle au moment de son départ du tribunal.
B. Le rapport final de la juge instructrice et la décision du CSM
16. Le 29 septembre 2011, la juge instructrice présenta son rapport final au CSM, en application de l’article 122 du Statut (paragraphe 33 ci‑dessous). Elle considéra, dans ce document, que les faits reprochés à la requérante étaient établis. Observant que l’intéressée avait omis de joindre le certificat médical qu’elle s’était engagée à produire dans le cadre de sa défense, la juge instructrice estima toutefois comme établies les périodes pendant lesquelles la requérante avait été absente pour raisons de santé du tribunal de Leiria. Elle confirma donc l’acte d’accusation en y ajoutant ce dernier élément factuel. Elle confirma également la qualification des faits telle qu’elle figurait dans l’acte d’accusation, comme suit :
« (…) les faits décrits [ci-dessus] et commis par [l’intéressée] constituent une violation continue de [son devoir] (…) de zèle, du devoir d’administrer la justice, du devoir de susciter la confiance du public dans l’administration de la justice et de ses devoirs de respect et d’obéissance à l’organe en charge de la gestion et de la discipline de la magistrature du siège, prévus aux articles 3, 4, 32, 82, 85 § 1 b), 87, 92, 93 et 131 du Statut des magistrats du siège et aux articles 3 § § 1, 2, 3 et 4 b) et c) et 6 et 7 du Statut disciplinaire des fonctionnaires (…) »
17. Quant à la sanction à appliquer, elle proposa la mise à la retraite d’office (aposentaçãocompulsiva) de la requérante. En ses parties pertinentes en l’espèce, les conclusions du rapport final étaient les suivantes :
« (…)
Tel qu’il ressort des faits imputés [à l’intéressée], celle-ci n’a pas appliqué une méthode et une technique de travail adéquates pour permettre la prise en temps utile de la majeure partie des décisions interlocutoires et finales dans des procédures de juridiction civile dont elle était en charge au tribunal d’Alcobaça depuis février 2007, [et ce] jusqu’au 31 juillet 2010, donnant lieu à une insoutenable accumulation de travail, sans justification.
Lorsque la majeure partie des procédures arrivaient à la phase cruciale de décision/jugement (…), elle laissait les parties pendant longtemps dans une obscurité profonde quant à l’issue du litige, y compris en omettant le devoir légal d’établir les faits après la tenue des audiences, oubliant même la nature urgente du traitement d’une mesure conservatoire pendant deux ans !
En outre, alors qu’elle était encore au tribunal d’Alcobaça, une inspection extraordinaire a été réalisée en raison de son inertie professionnelle. Le rapport [de cette inspection] montre clairement que, en mai 2009, [l’intéressée] avait [en charge] 108 procédures finalisées qui attendaient une décision, soit un jugement soit une décision préliminaire, avec des délais légaux qui étaient dépassés de un à vingt-sept mois. À cela, s’ajoutaient 22 procédures ayant fait l’objet d’une décision à des dates dépassant de six mois à deux ans le délai légal.
(…)
En outre, les retards constatés dans les dossiers attribués à [l’intéressée] dans la majeure partie des tribunaux où elle a exercé, tel que relevé dans son dossier professionnel auprès du CSM et le dernier rapport d’inspection, montrent de façon évidente la persistance chronique d’une insuffisance grave au niveau professionnel.
De la même façon, les notes d’appréciation professionnelle lui ayant été attribuées au cours de sa carrière ont été « bien », « suffisant », « médiocre » et « suffisant », ce qui montre sa faible capacité de travail.
Pour couronner [le tout], alors qu’elle avait été transférée à sa demande dans le ressort de Leiria (…) en juillet 2010, l’intéressée a demandé tous les dossiers sur lesquels elle n’avait pas statué à temps au tribunal d’Alcobaça. Elle les a ensuite emportés avec elle, les sortant ainsi de leur ressort, pour prendre une décision de façon atavique (atavicamente).
En agissant ainsi, elle a porté atteinte aux devoirs élémentaires liés à la fonction, causant une perturbation grave dans le fonctionnement normal des services du tribunal d’Alcobaça, générant appréhension et alerte auprès du CSM face à sa persistance à ne pas rendre les dossiers qu’elle retenait de façon injustifiée en désobéissant aux ordres directs à cet égard, ignorant et ternant ainsi l’image de l’institution.
Par ailleurs, du point de vue disciplinaire, [l’intéressée] représente un mauvais exemple. Elle totalise sur son registre neuf procédures disciplinaires ayant abouti à l’application de 10 jours-amende (à deux reprises), de 15 jours-amende, de 29 jours‑amende, de 12 jours-amende, de 25 jours-amende, de sept mois de suspension et d’un transfert.
Il ressort donc de la pondération de la sanction à appliquer que [l’intéressée] a abandonné l’engagement qu’elle avait pris au moment de sa prise de fonction [en tant que juge] et qu’il n’y a pas d’espoir quant à l’irréversibilité de l’incapacité et l’inaptitude professionnelles.
Dès lors, vu l’ampleur et l’intensité des violations des devoirs liés à la fonction, révélatrices de l’incapacité définitive d’adaptation aux exigences de la fonction, je propose, comme étant adéquate, la sanction de mise à la retraite d’office, sans préjudice du droit à la pension fixée par la loi. »
18. Le 13 décembre 2011, l’Assemblée plénière du CSM rendit sa décision, par laquelle elle appliqua la sanction qui avait été proposée par la juge instructrice, en se référant aux articles 95 § 1 a) et 106 du Statut (paragraphe 33 ci-dessous). Eu égard aux faits qui avaient été considérés comme établis dans le rapport final de la juge instructrice, le CSM concluait comme suit, en les parties pertinentes en l’espèce de sa décision :
« (…)
Nous considérons, ainsi, que [l’intéressée] a violé les devoirs de zèle, d’administrer la justice et de susciter la confiance du public dans cette administration, d’obéissance et de correction, prévus aux articles 3, 32, 82, 85 et 131 du Statut des magistrats du siège, et encore, en vertu de cette dernière disposition, à l’article 3 §§ 1, 2 e), f) et h), 7 et 10 du Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques approuvé par la loi no 58/2008 du 9 septembre 2008.
(…)
(…) [l’intéressée] a, au fil du temps (et non pas seulement présentement), révélé une difficulté persistante à faire face à ses obligations professionnelles, comme le démontrent les diverses procédures disciplinaires et ses classements (du moins les derniers). Il s’agit ainsi d’un problème de capacité à répondre aux exigences minimales dans l’exercice d’une fonction chargée d’épines. Nous jugeons, eu égard à ce qui a été dit, que [l’intéressée] ne montre pas être dotée de la capacité [requise] pour faire face aux exigences de la fonction.
En conclusion, nous sommes d’accord avec la juge instructrice lorsqu’elle propose l’application d’une sanction de mise à la retraite d’office (articles 95 § 1 a) et 106 du Statutdes magistrats du siège).
(…) »
II. La procédure devant la Cour suprême
19. Le 16 janvier 2012, la requérante forma un recours devant la section du contentieux de la Cour suprême (Secção do Contencioso do Supremo Tribunal de Justiça) contre la décision du CSM. Elle y alléguait que l’acte d’accusation n’indiquait pas qu’elle faisait montre d’une inaptitude pour l’exercice de la profession ou d’une incapacité à s’adapter aux exigences de la fonction. Elle disait qu’elle n’avait pu anticiper la sanction qu’elle encourait, et qu’elle avait par conséquent été prise au dépourvu par la décision du CSM. Elle y voyait donc une atteinte à son droit de se défendre, garanti par l’article 32 § 10 de la Constitution (paragraphe 30 ci-dessous), ainsi qu’à son droit d’être entendue, garanti par l’article 110 § 2 du Statut (paragraphe 33 ci‑dessous).
20. En outre, elle arguait de l’inconstitutionnalité de l’article 117 § 1 du Statut en ces termes :
« (…) l’article 117 § 1 du [Statut] est inconstitutionnel en ce qu’il porte atteinte au principe de l’égalité, au droit à un procès équitable et au droit de se défendre et d’être entendu (qui implique que l’intéressé doit savoir par rapport à quoi il est en train de se défendre), prévus, entre autres, aux articles 13, 20 § 4, 32 § et 269 § 3 de la Constitution, s’il est interprété de façon à être lu au sens littéral, n’impliquant pas ou dispensant que l’acte d’accusation fasse référence aux sanctions applicables, en particulier lorsque sont en cause des sanctions emportant exclusion. »
21. À une date non précisée, le CSM déposa son mémoire en réponse. Il y exposait que, d’après le Statut, la sanction applicable aux faits litigieux ne devait être indiquée que dans le rapport final du juge instructeur, et non pas dans l’acte d’accusation. En outre, selon lui, la requérante aurait pu anticiper la sanction qu’elle encourait compte tenu des faits qui lui étaient reprochés dans l’acte d’accusation, lequel avait été porté à sa connaissance.
22. Par un arrêt du 19 septembre 2012, la Cour suprême rejeta le recours de la requérante. S’agissant de l’argument tiré du défaut d’audition de l’intéressée au sujet de la sanction, du fait de l’absence de mention de celle‑ci dans l’acte d’accusation, la Cour suprême rappela que l’article 117 § 1 du Statut ne prévoyait pas que l’acte d’accusation devait préciser la sanction encourue. Elle estima que, en l’absence de lacunes sur ce point dans le Statut, l’article 48 § 3 de la loi no 58/2008 du 9 septembre 2008 portant Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques (paragraphe 37 ci-dessous) ne s’appliquait pas. En outre, elle souligna que l’article 122 du Statut disposait bien que la sanction encourue devait être indiquée dans le rapport final du juge instructeur. La Cour suprême rejeta ensuite les arguments fondés sur l’inconstitutionnalité alléguée de l’interprétation qui avait été faite de l’article 117 § 1 du Statut. Elle s’exprima comme suit :
« (…)
C’est ainsi dans le rapport final que le juge instructeur, après avoir recueilli les éléments devant être pris en considération, fait sa proposition de sanction, laquelle ne lie naturellement pas le CSM, l’organe décideur.
Il n’est pas surprenant – et ceci ne porte pas atteinte au principe consacré à l’article 13 de la Constitution – qu’il existe des différences (diverses) entre le statut applicable de façon générale à des employés qui exercent des fonctions publiques et le Statut des magistrats du siège, qui est un statut propre aux juges, qui, comme nous le savons, sont des représentants d’un organe souverain soumis à des droits et des devoirs spécifiques, en accord avec la fonction qu’ils exercent.
(…)
Le droit d’être entendue [de l’intéressée] a été garanti au moment de la notification du rapport d’inspection (…) Or celui-ci comprend les faits qui figuraient dans l’accusation. [En outre], la proposition qui y est formulée ne lie pas l’organe décideur, celui-ci pouvant accueillir ou non la proposition faite.
En fixant la sanction, le CSM est limité par rapport aux faits. Il doit se conformer [à ces derniers], y compris dans son raisonnement juridique (…). En effet, l’appréciation des faits relève du pouvoir discrétionnaire technique. S’il est discrétionnaire, il n’est toutefois pas arbitraire. L’appréciation normative faite est liée à ces éléments de fait.
(…)
Tel que relevé par le [CSM], la conclusion à laquelle [celui-ci] est parvenu [en l’espèce], en appliquant une sanction de mise à la retraite d’office, découle du rapport final (conformément à l’article 122 du Statut indiqué ci-dessus), après mise en balance de l’ensemble des preuves ayant été produites et des éléments factuels qui, dans leur essence, figuraient déjà dans l’acte d’accusation.
Nous estimons donc que ce qui est prévu par le Statut a été respecté. Pour ces mêmes raisons, en outre, l’inconstitutionnalité alléguée est à écarter. »
III. Le recours constitutionnel formé par la requérante et les arrêts du Tribunal constitutionnel
23. La requérante introduisit un recours devant le Tribunal constitutionnel. Elle alléguait n’avoir pas pu se défendre par rapport à la sanction qui lui avait été infligée. Elle exposait que l’acte d’accusation au regard duquel elle avait présenté sa défense s’orientait vers l’application d’une amende ou d’un transfert, tel que l’indiquaient les dispositions qui y étaient citées. Elle affirmait avoir, par conséquent, été prise au dépourvu par la décision du CSM de lui appliquer la sanction de mise à la retraite d’office. Elle arguait donc de l’inconstitutionnalité de l’article 117 § 1 du Statut, au regard des articles 13, 20 § 4, 32 §§ 1, 2 et 10 et 269 § 3 de la Constitution (paragraphes 28, 29, 30 et 31 ci-dessous), « (…) lorsque [cet article], notamment concernant la partie « indiquant les dispositions légales applicables » [était] interprété et intégré, concrètement, avec un sens (restrictif) selon lequel la norme n’impliqu[ait] pas ou dispens[ait] que, dans l’acte d’accusation, il [fût] fait référence aux sanctions qui [étaient] applicables à l’accusé ou [fût] porté à la connaissance de [celui-ci] les[dites] sanctions, surtout lorsque [étaient] en cause des sanctions emportant exclusion ».
24. Elle ajoutait qu’une telle interprétation violait l’article 110 § 2 du Statut, prévoyant les droits de l’accusé d’être entendu et de se défendre.
A. La décision sommaire du Tribunal constitutionnel du 28 novembre 2012
25. Par une décision sommaire du 28 novembre 2012, le Tribunal constitutionnel, statuant en formation de juge unique, déclara le recours irrecevable au motif que la décision litigieuse n’avait pas appliqué l’article 117 § 1 du Statut dans le sens allégué par la requérante, tel qu’exigé par l’article 79-C de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel (« la LOTC » ‑ paragraphe 32 ci-dessous). Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision se lisaient comme suit :
« La décision attaquée n’a pas appliqué effectivement cette interprétation. Au contraire, la décision attaquée ne s’est pas limitée à adopter une telle interprétation (réductrice). Elle a ajouté que l’identification expresse de la sanction disciplinaire potentiellement applicable se ferait dans le cadre du rapport final, qui serait élaboré par le juge instructeur de la procédure disciplinaire conformément à l’article 122 du Statut.
(…)
La décision attaquée n’affirme, ainsi, à aucun moment, que la recourante a pu être [empêchée] de connaître la sanction potentiellement applicable ou d’y réagir. Au contraire, elle a considéré que l’inclusion, dans l’acte d’accusation, des faits qui justifiaient l’application des dispositions légales en cause permettait déjà à la recourante d’anticiper [la sanction encourue] et de se défendre, de façon juste et effective. Ainsi, elle a considéré qu’il était possible de déduire des faits figurant dans l’acte d’accusation la possibilité que fût appliquée une sanction de mise à la retraite d’office.
(…) »
B. L’arrêt du comité de trois juges du Tribunal constitutionnel du 31 janvier 2013
26. La requérante forma une opposition contre la décision sommaire susmentionnée devant le comité de trois juges (conferência) du Tribunal constitutionnel, alléguant que celle-ci témoignait d’un excès de formalisme. Son raisonnement à cet égard s’articulait autour de trois idées.
Premièrement, l’intéressée réitérait avoir été induite en erreur par l’acte d’accusation, qui selon elle faisait référence à une sanction corrective (penacorrectiva).
Deuxièmement, elle exposait que la mention de la sanction dans le rapport final n’était pas pertinente au motif que celui-ci n’était porté à la connaissance de l’accusé qu’avec la décision finale du CSM.
Troisièmement, elle indiquait que la question de la conformité à la Constitution de l’interprétation de l’article 117 § 1 du Statut avait bien été examinée par la Cour suprême, et que par conséquent le Tribunal constitutionnel était en mesure de se prononcer à ce sujet également.
27. Par un arrêt du 31 janvier 2013, le comité de trois juges confirma la décision sommaire du 28 novembre 2012, jugeant que l’interprétation alléguée n’était pas celle qui avait été appliquée en l’occurrence par le CSM. La conclusion de cet arrêt se lisait ainsi:
« (…)
Comme il a été démontré de façon extensive dans la décision faisant l’objet de la présente opposition, la décision attaquée a adopté une interprétation normative de l’article 117 du Statut plus large que celle indiquée par la recourante. Elle a considéré que le droit [de l’intéressée] d’être entendue était garanti par la notification du rapport d’inspection et que l’identification de la peine applicable figurait dans le rapport final. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. Le droit et la pratique internes pertinents
A. La Constitution portugaise
28. L’article 13 de la Constitution garantit le droit à l’égalité.
29. L’article 20 § 4 de la Constitution garantit le droit à un procès équitable.
30. Les droits procéduraux en matière pénale sont consacrés à l’article 32 de la Constitution, dont les droits de la défense (article 32 § 1), le droit à la présomption d’innocence (article 32 § 2) et le droit d’être entendu (article 32 § 10).
31. Les autres dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution se lisent ainsi :
Article 204
Appréciation de l’inconstitutionnalité
« Les tribunaux ne peuvent appliquer aux faits donnant lieu à un jugement des normes qui enfreignent les dispositions de la Constitution ou les principes qui y sont consignés. »
Article 216
Garanties et incompatibilités
« 1. Les juges sont inamovibles. Ils ne peuvent être mutés, suspendus, mis à la retraite ou démis de leurs fonctions en dehors des cas prévus par la loi.
2. La responsabilité des juges ne peut être engagée à raison de leurs décisions, sauf exceptions prévues par la loi.
(…) »
Article 221
Définition
« Le Tribunal constitutionnel est le tribunal ayant compétence spécifique pour administrer la justice en matière juridico-constitutionnelle. »
Article 269 § 3
« Toute personne qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire a le droit d’être entendue et de présenter sa défense. »
Article 280
Le contrôle concret de la constitutionnalité ou de la légalité
« 1. Il est possible de former un recours devant le Tribunal constitutionnel contre les décisions des tribunaux :
(…)
b) qui appliquent une norme dont l’inconstitutionnalité a été excipée au cours de la procédure.
(…)
4. Les recours prévus à l’alinéa b) du paragraphe 1 (…) ne peuvent être introduits que par la partie qui a soulevé la question de l’inconstitutionnalité ou de l’illégalité, la loi devant régir le régime d’admission de ces recours.
(…)
6. Les recours devant le Tribunal constitutionnel se limitent aux questions d’inconstitutionnalité ou d’illégalité, en fonction des cas. »
B. La loi organique sur le Tribunal constitutionnel
32. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel (« la LOTC ») (approuvée par le décret-loi no 28/82 du 15 novembre 1982) se lisent comme suit :
Article 41
Chambres
« 1. Il y a trois chambres non spécialisées [au sein du Tribunal constitutionnel]. Chacune d’entre elles est composée du président ou du vice-président du Tribunal [constitutionnel] et de quatre autres juges.
2. La répartition des juges, y compris le vice-président, dans les chambres ainsi que le choix de la chambre normalement présidée par le vice-président seront effectués par le Tribunal [constitutionnel] au début de chaque année judiciaire. »
Article 70 § 1
Décisions pouvant faire l’objet d’un recours
« Peuvent faire l’objet d’un recours devant le Tribunal constitutionnel, réuni en chambre (secção), les décisions des tribunaux :
(…)
b) qui appliquent une norme dont l’inconstitutionnalité a été excipée au cours de la procédure ;
(…) »
Article 72 § 2
Personnes habilitées à saisir [le Tribunal constitutionnel]
« Les recours prévus aux alinéas b) et f) du paragraphe 1 de l’article 70 ne peuvent être introduits que par la partie qui a soulevé la question de l’inconstitutionnalité ou de l’illégalité de manière adéquate au niveau procédural devant le tribunal qui a rendu la décision attaquée, obligeant celui-ci à connaître de la question. »
Article 75-A
Présentation du recours
« 1. Le recours devant le Tribunal constitutionnel est formé au moyen d’une demande mentionnant l’alinéa du paragraphe 1er de l’article 70 en vertu duquel le recours est présenté et la norme dont l’inconstitutionnalité ou l’illégalité doit être appréciée par le Tribunal.
2. Quand le recours est présenté en vertu des alinéas b) et f) du paragraphe 1er de l’article 70, la demande doit également indiquer la norme ou le principe constitutionnel ou légal qui est considéré comme violé, ainsi que la pièce procédurale dans laquelle l’auteur de la demande a soulevé la question de l’inconstitutionnalité ou de l’illégalité.
(…)
5. Si la demande introductive de recours omet de mentionner l’un des éléments prévus dans le présent article, le juge invitera le requérant à fournir cette indication dans un délai de 10 jours.
6. Les dispositions des paragraphes précédents sont applicables par le rapporteur près le Tribunal constitutionnel, lorsque le juge ou le rapporteur qui a admis le recours en inconstitutionnalité n’a pas procédé à l’invitation mentionnée au paragraphe 5.
7. Si le requérant ne répond pas à l’invitation faite par le rapporteur près le Tribunal constitutionnel, le recours est aussitôt considéré comme sans effet (deserto). »
Article 76
Décision sur la recevabilité
« (…)
2. Le mémoire en recours formé devant le Tribunal constitutionnel doit être rejeté lorsqu’il ne satisfait pas aux critères de l’article 75-A, y compris, le cas échéant, après la correction prévue au paragraphe 5, lorsque le recours a été introduit en dehors du délai, lorsque le recourant n’a pas qualité pour agir ou encore, dans le cas des recours prévus aux alinéas b) et f) de l’article 70 § 1, lorsque ceux-ci sont manifestement mal fondés.
4. L’ordonnance qui déclare le recours irrecevable (…) peut être attaquée par la voie de l’opposition devant le Tribunal constitutionnel. »
Article 78-A
Examen préliminaire et décision sommaire du rapporteur
« 1. S’il estime qu’il ne peut connaître de l’objet du recours ou que la question à laquelle il doit répondre est simple, notamment parce qu’elle a déjà fait l’objet d’une décision antérieure du Tribunal ou parce qu’elle est manifestement mal fondée, le rapporteur adopte une décision sommaire qui peut consister en un simple renvoi vers la jurisprudence antérieure du Tribunal.
(…)
3. Il est possible de contester la décision sommaire du rapporteur devant le comité de trois juges, qui est composé du président ou du vice-président, du rapporteur et d’un autre juge de cette même chambre, désignés par l’assemblée plénière de la section (pleno da secção) à chaque année judiciaire.
4. Le comité de trois juges rend une décision définitive sur les oppositions (reclamações) lorsque les juges intervenant prennent cette décision à l’unanimité. S’il n’y a pas unanimité, la décision est prise par l’assemblée plénière de la chambre.
5. S’il n’y a pas lieu d’appliquer ce qui est prévu au paragraphe 1 et lorsque le comité de trois juges ou l’assemblée plénière de la chambre décident de connaître de l’objet du recours, le rapporteur en informe le recourant afin que celui-ci soumette ses conclusions en recours (alegações).
(…) »
Article 79-C
Pouvoirs de contrôle du Tribunal [constitutionnel]
« Le Tribunal peut uniquement juger inconstitutionnelle ou illégale la norme que la décision attaquée, en fonction des cas, a appliquée ou a refusé d’appliquer. Il peut toutefois le faire en se fondant sur la violation de normes ou principes constitutionnels ou légaux différents de ceux dont la violation a été alléguée. »
Article 80
Effets de la décision
« 1. La décision sur le recours a autorité de la chose jugée dans la procédure quant à la question de l’inconstitutionnalité ou de l’illégalité ayant été soulevée.
2. Si le Tribunal constitutionnel fait droit au recours, même partiellement, il renvoie le dossier au tribunal d’où [celui-ci] est issu, afin que ce tribunal, en fonction de l’affaire, réforme sa décision ou en ordonne la réforme conformément au jugement portant sur la question de l’inconstitutionnalité ou de l’illégalité.
3. Si le jugement portant sur le caractère constitutionnel ou légal de la norme que la décision attaquée a appliquée ou a refusé d’appliquer se fonde sur une interprétation donnée de cette même norme, cette dernière doit être appliquée avec la même interprétation dans la procédure en cause.
4. Lorsque la décision déclarant le recours irrecevable ou le rejetant passe en force de chose jugée, la décision attaquée passe elle aussi en force de chose jugée si tous les recours internes ont été épuisés. Dans le cas contraire, le délai pour interjeter appel commence à courir.
(…) »
C. Le Statut des magistrats du siège
1. Le Statut des magistrats du siège en vigueur au moment des faits
33. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 21/85 du 30 juillet 1985 relative au Statut des magistrats du siège (Estatuto dos MagistradosJudiciais – « le Statut »), en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :
Article 3
Fonction de la magistrature du siège
« 1. La fonction de la magistrature du siège est d’administrer la justice conformément aux sources auxquelles, selon la loi, elle doit recourir et de faire exécuter ses décisions.
2. Les magistrats du siège ne peuvent pas s’abstenir de juger au motif qu’il n’y a pas de loi ou que celle-ci n’est pas claire ou présente des ambiguïtés, ou lorsqu’ils ont un doute insurmontable (insanável) par rapport à un litige, si celui-ci peut être juridiquement réglé. »
Article 4
Indépendance
« 1. Les magistrats du siège jugent sur la seule base de la Constitution et de la loi. Ils ne sont soumis à aucun ordre ni aucune instruction, sous réserve du devoir, pour les juridictions inférieures, de se conformer aux décisions rendues par les juridictions supérieures sur un recours.
2. Le devoir d’obéir à la loi comprend le droit de respecter les jugements de valeur légaux, même lorsqu’il s’agit de résoudre des hypothèses non spécialement prévues. »
Article 32
Dispositions subsidiaires
« Le régime de la fonction publique s’applique de façon subsidiaire aux magistrats du siège, s’agissant des devoirs, incompatibilités et droits. »
Article 82
Infraction disciplinaire
« Constituent une infraction disciplinaire les faits, même si commis avec une simple faute, accomplis par les magistrats du siège en violation des devoirs professionnels (…) »
[Types de sanction]
Article 85 – Échelle des sanctions
« 1. Les magistrats peuvent faire l’objet des sanctions suivantes :
a) avertissement ;
b) amende ;
c) mutation ;
d) suspension ;
e) mise à pied (inatividade) ;
f) mise à la retraite d’office (aposentaçãocompulsiva) ;
g) révocation.
(…)
4. La peine prévue à l’alinéa a) du paragraphe 1 peut être appliquée quelle que soit la procédure, à condition qu’il y ait audience et possibilité pour l’accusé de se défendre et qu’elle ne soit pas sujette à enregistrement.
5. Dans la situation indiquée au paragraphe précédent, le rapport de l’inspecteur judiciaire est porté à la connaissance de l’accusé, un délai étant fixé pour l’exercice de la défense. »
Article 87
Amende
« L’amende est fixée en jours, et peut aller de cinq à quatre-vingt-dix jours. »
[Application des sanctions]
Article 92
Amende
« L’amende est applicable aux situations de négligence ou de manque d’intérêt pour le respect des devoirs inhérents au poste. »
Article 93
Transfert
« Le transfert est prononcé dans le cas d’infractions qui impliquent une atteinte au prestige attendu du magistrat pour qu’il puisse rester dans le milieu où il exerce ses fonctions. »
Article 95
Mise à la retraite d’office et révocation
« 1. La mise à la retraite d’office et la révocation peuvent être prononcées lorsque le magistrat :
a) fait preuve d’une incapacité définitive d’adaptation aux exigences de la fonction ;
(…)
c) fait preuve d’une inaptitude professionnelle.
(…) »
[Effets des sanctions]
Article 102
Amende
« L’amende est mise en œuvre par le prélèvement sur le traitement du magistrat du montant correspondant au nombre de jours d’amende infligés. »
Article 104
Suspension
« La suspension entraîne une déduction de la durée [correspondant à la sanction] prise en compte aux fins de la rémunération, de l’ancienneté et de la retraite. »
Article 106
Mise à la retraite d’office
« La mise à la retraite d’office implique le détachement immédiat du service et la perte des droits et autres bénéfices attribués par ce Statut, sans préjudice du droit à la retraite fixée par la loi. »
[Normes procédurales]
Article 110 § 2
Procédure disciplinaire
« (…) [L]a procédure disciplinaire est écrite et n’est soumise à aucune formalité, hormis l’obligation d’entendre l’accusé et de lui octroyer le droit de présenter sa défense. »
Article 117 § 1
Acte d’accusation
« Une fois l’instruction terminée et un extrait du registre disciplinaire de l’accusé annexé au dossier, le juge instructeur dresse l’acte d’accusation dans un délai de dix jours ; il y expose de manière détaillée les faits qui constituent l’infraction disciplinaire et ceux qui relèvent de circonstances aggravantes ou atténuantes et qu’il estime avérés, ainsi que les dispositions légales applicables en l’espèce. »
Article 118 § 1
Notification à l’accusé
« Une copie de l’acte d’accusation est remise à l’accusé ou lui est adressée par voie postale par lettre recommandée avec accusé de réception ; un délai, pouvant aller de dix à trente jours, est fixé pour la présentation de sa défense par l’intéressé. »
Article 120
Consultation du dossier
« Pendant le délai imparti pour la présentation de la défense, l’accusé, son défenseur commis d’office ou son conseil peuvent consulter le dossier dans les locaux [du CSM]. »
Article 121
Défense de l’accusé
« 1. Pour sa défense, l’accusé peut citer des témoins, communiquer des documents ou solliciter des mesures d’instruction (diligências).
2. Peuvent être présentés pour chaque fait trois témoins au maximum. »
Article 122
Rapport [du juge instructeur]
« Une fois l’instruction terminée, le juge instructeur dresse son rapport dans un délai de quinze jours ; ce rapport contient :
a) l’établissement des faits,
b) leur qualification juridique, et
c) la sanction applicable. »
Article 123
Notification de la décision
« La décision définitive, accompagnée d’une copie du rapport visé à l’article précédent, est portée à la connaissance de l’accusé (…) »
Article 124
Nullités et irrégularités
« 1. Le manquement à entendre l’accusé de manière à lui laisser la possibilité de se défendre et le manquement à prendre en temps utile les mesures essentielles à la manifestation de la vérité qui sont réalisables constituent des causes de nullité irréparable.
2. Les autres irrégularités ou causes de nullité sont considérées comme réparées si elles ne sont pas soulevées dans le mémoire en défense ou, si elles ont eu lieu à une date ultérieure [à la présentation du mémoire], dans un délai de cinq jours à compter de la date à laquelle l’intéressé en a pris connaissance. »
Article 131
Droit subsidiaire
« Les normes régissant le statut des fonctionnaires (…) sont applicables à titre subsidiaire, de même que le code pénal, le code de procédure pénale (…) »
[Recours]
Article 168 – Recours
« 1. Les décisions du Conseil supérieur de la magistrature sont susceptibles de recours devant la Cour suprême.
2. Aux fins de l’examen du recours cité au paragraphe précédent, la Cour suprême siège en une formation constituée du plus ancien de ses vice-présidents, disposant d’une voix prépondérante, et d’un juge de chacune de ses sections, nommé annuellement et successivement en fonction de son ancienneté.
(…)
5. Les moyens de recours sont ceux prévus par la loi pour la contestation des actes du gouvernement. »
2. Le Statut des magistrats du siège en vigueur à la suite des modifications apportées par la loi no 67/2019 du 27 août 2019
34. Faisant suite à la réforme du système judiciaire lancée en 2013 en vue de l’amélioration de l’administration de la justice au Portugal, le gouvernement a publié au Journal officiel le 4 avril 2018 une proposition de loi visant à amender le Statut des magistrats du siège (Proposta de Lei 122/XIII (3a) – DAR II série A N.º93/XIII/3 2018.04.04 (pages 42-161)). Cette proposition de loi présentait le renforcement de l’indépendance et de l’impartialité des magistrats du siège comme l’un de ses objectifs clés comme suit :
« (…)
Attendu que l’on ne peut envisager l’administration de la justice sans la garantie de l’indépendance, celle-ci est acceptée comme la caractéristique de la magistrature du siège à laquelle on peut renoncer le moins, tant sur le plan matériel que sur le plan personnel. Il est ainsi donné une importance particulière, d’une part, aux garanties matérielles de l’indépendance qui concernent la liberté des juges par rapport à tout ordre ou instruction d’autres organes de l’État et, d’autre part, aux garanties personnelles qui protègent les juges – concrètement le fait de ne pouvoir être tenu pour responsable à raison des décisions et l’inamovibilité. L’indépendance est, ainsi, conçue comme une immunité : dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, les magistrats ne sont liés qu’au Droit et à la Loi, étant ainsi totalement exclue la subordination à tout ordre ou instruction. »
En ce qui concerne la procédure disciplinaire, il était mentionné que l’objectif était de rendre le Statut plus autonome, en spécifiant les devoirs liés à la fonction des juges ainsi que les conséquences de leur violation, sans qu’il soit nécessaire d’en passer par l’application du Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques (paragraphe 37 ci-dessous).
Quant au recours contre la décision adoptée à l’issue de la procédure disciplinaire, la proposition de loi indiquait ce qui suit :
« (…) il est expressément disposé que le recours contre la décision finale rendue à l’issue d’une procédure disciplinaire peut porter sur les éléments de fait et de droit ayant fondé cette décision, assurant ainsi une protection juridique plus adéquate de l’accusé.
(…) »
35. Cette proposition de loi a abouti à la loi no 67/2019 du 27 août 2019 portant modification du Statut des magistrats du siège, dont les dispositions suivantes, dans leur rédaction actuelle, se lisent comme suit :
Article 4
Indépendance
« 1. (…)
2. L’indépendance des magistrats du siège se manifeste dans la fonction de juger, dans la direction de l’avancement de la procédure et dans la gestion des procédures qui leur sont attribuées de façon aléatoire.
3. L’indépendance des magistrats du siège est assurée par le fait qu’ils ne peuvent être tenus pour responsables à raison de leurs décisions (irresponsabilidade) et par leur inamovibilité, outre les autres garanties consacrées dans le présent Statut, et encore par l’existence du Conseil supérieur de la magistrature. »
Article 117
Terme de l’instruction
« 1. Une fois l’instruction terminée, lorsque le juge instructeur estime que les faits ne relèvent pas de l’infraction disciplinaire ou de la responsabilité de l’accusé (…), il rend dans un délai de dix jours une proposition de classement sans suite (arquivamento).
(…)
3. S’il n’y a pas classement sans suite, le juge instructeur dresse l’acte d’accusation dans un délai de dix jours, en exposant de manière détaillée les faits qui constituent l’infraction disciplinaire, les circonstances de temps, mode et lieu dans lesquelles elle a été commise, ainsi que les faits qui relèvent des circonstances aggravantes ou atténuantes, en indiquant les dispositions légales et les sanctions applicables en l’espèce. »
36. Les dispositions suivantes ont par ailleurs été ajoutées par la loi no 67/2019 du 27 août 2019 au Statut :
Article 83-F
Classement des infractions
« Les infractions disciplinaires commises par les magistrats du siège sont classées comme très graves, graves et légères en fonction des circonstances de chaque espèce. »
Article 83- G
Infractions très graves
« Constituent des infractions très graves les actes commis avec dol ou négligence grave (negligênciagrosseira) qui, en raison de la réitération ou de la gravité de la violation des devoirs et de l’incompatibilité prévus dans le présent Statut, se révèlent préjudiciables (desprestigiantes) pour l’administration de la justice et l’exercice de la magistrature (…) »
Article 83-H
Infractions graves
« Constituent des infractions graves les actes commis avec dol ou négligence grave qui révèlent un désintérêt grave pour le respect des devoirs liés à la fonction, notamment :
(…)
e) Le non-respect injustifié, réitéré ou révélateur d’un manque grave de zèle professionnel, des horaires établis pour les actes publics, ainsi que des délais établis pour la réalisation d’un acte propre du juge, notamment lorsque se sont écoulés six mois à compter du terme prévu pour l’accomplissement de l’acte ;
f) Le non-respect non justifié des demandes d’information, délibérations et mesures fonctionnelles du Conseil supérieur de la magistrature et des présidents des tribunaux, données dans le cadre des attributions organisationnelles ou légalement ;
(…)
i) Le retard injustifié dans la rédaction (redução a escrito) et le dépôt des décisions rendues, ainsi que dans la restitution au secrétariat [concerné] de dossiers de procédures retenus par le magistrat lorsque [celui-ci] a cessé d’avoir compétence sur eux.
(…) »
Article 83-I
Infractions légères
« Constituent des fautes légères les infractions commises avec faute légère se traduisant par une compréhension déficiente des devoirs liés à la fonction, notamment :
(…)
c) Le non-respect injustifié, réitéré ou révélateur d’un manque de zèle professionnel, des horaires établis pour les actes publics, ainsi que des délais établis pour la réalisation d’un acte propre du juge, notamment lorsque se sont écoulés trois mois à compter du terme prévu pour l’accomplissement de l’acte ;
(…) »
Article 120-A
Audience publique
« 1. L’accusé peut demander la tenue d’une audience pour présenter sa défense.
2. L’audience publique est présidée par le président du Conseil supérieur de la magistrature ou, sur délégation de ce dernier, par le vice-président. Y participent les membres de la section disciplinaire et sont présents le [juge] instructeur, l’accusé ou son défenseur ou représentant (mandatário).
(…)
4. Une fois l’audience ouverte, le juge instructeur lit le rapport final, la parole étant ensuite donnée à l’accusé ou à son défenseur ou représentant aux fins des plaidoiries orales, aux termes desquelles l’audience est close. »
Article 121-A
Recours
« L’action visant à attaquer la décision finale de la procédure disciplinaire peut porter sur les éléments de fait et de droit ayant fondé la décision. Il est procédé à la production de la preuve demandée, le nombre de témoins pouvant aller jusqu’à dix. »
D. Le Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques
37. Applicables aux juges en vertu de l’article 131 du Statut, les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 58/2008 du 9 septembre 2008 portant Statut disciplinaire des personnes exerçant des fonctions publiques (Estatutodisciplinar dos trabalhadores que exercemfunçõespúblicas) se lisaient ainsi au moment des faits :
Article 3
Infraction disciplinaire
« 1. Est considéré comme une infraction disciplinaire le comportement de l’employé qui, par action ou omission, (…) viole les devoirs généraux ou spéciaux inhérents à la fonction qu’il exerce.
2. Les devoirs généraux des employés sont :
a) Le devoir de poursuite de l’intérêt général ;
b) Le devoir de neutralité (isenção) ;
c) Le devoir d’impartialité ;
d) Le devoir d’information ;
e) Le devoir de zèle ;
f) Le devoir d’obéissance ;
g) Le devoir de loyauté ;
h) Le devoir de correction ;
i) Le devoir d’assiduité ;
j) Le devoir de ponctualité.
3. Le devoir de poursuite de l’intérêt général consiste à défendre, dans le respect de la Constitution, les lois et les droits et intérêts légalement protégés des citoyens.
4. Le devoir de neutralité consiste à ne pas retirer des avantages directs ou indirects, monétaires ou autres, pour soi-même ou un tiers, des fonctions exercées.
(…)
6. Le devoir d’information consiste à donner au citoyen, selon les termes légaux, l’information demandée, à l’exception de celle qui, selon les mêmes termes, ne doit pas être divulguée.
7. Le devoir de zèle consiste à défendre et à appliquer les normes légales et réglementaires et les ordres et instructions des supérieurs hiérarchiques, ainsi qu’à exercer les fonctions conformément aux objectifs fixés et à utiliser les compétences considérées comme adéquates.
8. Le devoir d’obéissance consiste à exécuter les ordres des supérieurs hiérarchiques légitimes et à s’y conformer (…)
(…)
10. Le devoir de correction consiste à traiter avec respect les usagers des organismes et services ainsi que les autres employés et les supérieurs hiérarchiques.
(…) »
Article 48 § 3
[Terme de l’instruction]
« L’accusation contient une indication des faits reprochés, ainsi que les circonstances de temps, mode et lieu dans lesquelles l’infraction a été commise ainsi que les circonstances atténuantes et aggravantes, auxquelles doit toujours être ajoutée une référence aux dispositions légales pertinentes et aux sanctions applicables. »
E. Le code de procédure devant les tribunaux administratifs (« le CPTA »)
38. L’article 3 § 1 du CPTA se lit comme suit :
« Dans la limite imposée par le principe de la séparation des pouvoirs, les tribunaux administratifs examinent le respect des normes et des principes juridiques qui lient l’administration, mais [ils] n’examinent pas le caractère approprié et opportun (conveniência ou oportunidade) de son action. »
F. La pratique interne pertinente
1. La jurisprudence de la section du contentieux de la Cour suprême portugaise
39. Selon sa jurisprudence constante, la section du contentieux de la Cour suprême ne joue qu’un rôle de contrôle de la légalité dans les affaires portant sur le contrôle des décisions adoptées par le CSM (voir, par exemple, l’arrêt rendu le 29 mai 2006 dans la procédure no 757/06, l’arrêt rendu le 7 février 2007 dans la procédure no 4115/05, l’arrêt rendu le 19 septembre 2007 dans la procédure no 1021/05, l’arrêt rendu le 10 juillet 2008 dans la procédure no 4265/07 et l’arrêt rendu le 17 décembre 2009 dans la procédure no 365/09.9YFLSB).
40. Dans son arrêt du 25 septembre 2014 (procédure interne no 21/14.6YFLSB), la Cour suprême s’est exprimée en ces termes :
« La Cour suprême ne pourra intervenir que lorsqu’il lui semble que, dans la fixation de la sanction disciplinaire, est survenue une erreur manifeste, grave ou grossière, fondée sur des critères clairement erronés ou portant atteinte aux principes de la justice, de l’impartialité, de l’égalité, de la proportionnalité et de la poursuite de l’intérêt public.
En dehors de ces cas, on doit considérer que la décision prise par le CSM relève de l’ample marge d’appréciation et d’évaluation dont bénéficie l’organe administratif. Pour cette raison, les éléments [en cause] ne peuvent pas être contrôlés par les organes judiciaires. »
2. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel
a) La jurisprudence du Tribunal constitutionnel relativement aux procédures disciplinaires engagées contre des juges
i. L’arrêt du Tribunal constitutionnel no 516/2003 du 28 octobre 2003
41. Dans son arrêt no 516/2003, du 28 octobre 2003, le Tribunal constitutionnel (deuxième section) a considéré que, même si le rapport final mettait un terme à l’instruction dans le cadre d’une procédure disciplinaire, il ne permettait pas toujours d’anticiper la décision du CSM, qui restait libre de souscrire ou de ne pas souscrire au rapport du juge instructeur compte tenu des faits établis. Il a en outre observé que, d’après l’article 123 du Statut, le rapport final ne devait être porté à la connaissance de l’accusé qu’au moment de la notification de la décision du CSM. Il a jugé que, en elle-même, cette disposition du Statut était conforme à la Constitution, à condition que les droits de la défense garantis par les articles 32 § 10 et 269 § 3 de la Constitution aient été respectés au moment de la notification de l’accusation en application de l’article 117 du Statut. Ainsi, il a estimé que, si l’acte d’accusation ayant été porté à la connaissance de l’accusé ne précisait pas les normes que le juge instructeur considérait comme violées ainsi que la nature de la peine applicable, le rapport final incluant pour la première fois une proposition de sanction devait être porté à la connaissance de l’accusé, à l’instar de ce qui prévalait en matière d’avertissement, sanction ne requérant pas de procédure disciplinaire ou d’acte d’accusation d’après l’article 85 § 5 du Statut.
42. Dans l’affaire objet de l’arrêt susmentionné, l’acte d’accusation porté à la connaissance de l’accusé n’indiquait pas les dispositions légales du Statut qui étaient considérées comme violées ni les dispositions sanctionnant une telle atteinte. Par conséquent, dans le cadre du contrôle concret de constitutionnalité, le Tribunal constitutionnel a conclu que l’article 122 du Statut n’était pas conforme à l’article 32 § 10 de la Constitution lorsqu’il était interprété comme n’imposant pas la communication du rapport final du juge instructeur à l’accusé dans les cas où la notification de l’accusation à ce dernier n’incluait pas l’indication des normes considérées comme violées ainsi que la nature de la peine applicable et où dans sa décision finale le CSM souscrivait audit rapport.
ii. Les autres arrêts pertinents du Tribunal constitutionnel
43. Dans son arrêt no 499/2009 du 30 septembre 2009, le Tribunal constitutionnel, confirmant son arrêt no 516/2003, a conclu que :
« (…) n’est pas inconstitutionnelle la norme extraite (…) des articles 122 et 133 du Statut selon laquelle (…) la proposition du rapport final du juge instructeur ne doit pas être notifiée à l’accusé dans le cadre d’une procédure disciplinaire, sauf lorsque sont soulevées des questions sur lesquelles l’intéressé n’a pas eu l’opportunité de se prononcer. »
44. Dans son arrêt no 413/2011 du 28 septembre 2011, le Tribunal constitutionnel a tenu le raisonnement suivant :
« (…)
La participation de l’accusé à la procédure disciplinaire de droit public revient à donner [à l’intéressé] le droit d’être entendu (direito de audiência) et de se défendre (direito de defesa). Cette garantie, qui figure au paragraphe 10 de l’article 32 de la Constitution pour les procédures aboutissant à l’application de sanctions (processossancionatórios) en général et qui dans le texte constitutionnel est spécifiquement mentionnée à propos des employés de l’administration publique (paragraphe 3 de l’article 269 de la Constitution), doit être entendue comme l’expression d’un principe général d’audition préalable des intéressés et la reconnaissance effective des droits de la défense relativement à toute décision ayant un effet punitif. (…) Il s’agit d’une participation, visant à donner des garanties, qui se matérialise avec la technique de l’attribution d’un droit fondamental (d’être entendu et de se défendre) qui exige, d’un point de vue matériel, que le régime de la procédure disciplinaire offre à l’accusé la possibilité effective de se prononcer par rapport à tous les faits, sur toutes les preuves et sur les questions juridiques à apprécier dans la décision finale.
Or cette finalité est suffisamment respectée [lorsque l’acte d’accusation] comprend la description des faits, avec la référence aux normes relatives à la prévision et à la punition (« les dispositions légales ») auxquelles on entend rattacher la conduite. L’intéressé est ainsi informé, au niveau des faits et de la qualification juridique, des actes ou omissions qui lui sont imputés et des conséquences punitives que l’on prétend déduire de là. Il peut ainsi se défendre de façon efficace, soit en niant totalement ou partiellement les faits ou leurs circonstances, soit en se prévalant contre eux d’autres faits qui retirent ou modifient leur signification juridique ou qui se répercutent dans l’exercice du pouvoir disciplinaire, soit en contestant la qualification juridique qui est proposée pour les faits décrits. (…) Pour que l’intéressé puisse se défendre de l’action répressive (pretensãopunitiva), il suffit qu’il connaisse la matérialité factuelle qui lui est imputée, avec ses circonstances de mode, lieu et temps, et qu’il sache que c’est à cette notion (conceito) relativement indéterminée que l’on entend rattacher la conduite décrite (prévision) et les effets (peine) que l’on prétend voir être impliqués. Ainsi, l’accusé dispose des moyens pour discuter la possibilité de voir encadrer ou non cette action ou omission dans la notion légale indiquée (…)
En conclusion, la norme de l’article 117 § 1 du Statut, interprétée dans le sens que l’acte d’accusation ne doit pas expliquer le concept de « dignité indispensable à l’exercice de ses fonctions », ne porte pas atteinte à l’obligation pour toute procédure disciplinaire de garantir les droits d’être entendu et de se défendre.
(…) »
b) La jurisprudence du Tribunal constitutionnel concernant le contrôle de constitutionnalité normative
45. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’arrêt no 82/92 du 25 février 1992 du Tribunal constitutionnel se lit comme suit :
« (…)
La jurisprudence constante et uniforme de ce Tribunal fait dépendre la recevabilité de la voie spécifique de recours utilisé par le recourant (…), entre autres, de la vérification conjuguée des conditions ou exigences suivantes : 1) l’inconstitutionnalité de [la] norme devra avoir été excipée par le recourant au cours de la procédure ; 2) la norme en question devra ensuite avoir été utilisée par le tribunal, dans la décision faisant l’objet du recours, comme l’un de ses fondements normatifs (…)
Par conséquent, même si la question de l’inconstitutionnalité de cette norme a été soulevée au cours de la procédure, lorsqu’il n’en a pas été fait usage comme fondement légal dans la décision finale rendue, c’est-à-dire lorsque la décision a été rendue par référence à une autre disposition normative, le recours en inconstitutionnalité exercé spécifiquement en vue d’un contrôle concret [de constitutionnalité] de cette même norme sera irrecevable, étant donné que l’une des conditions de recevabilité n’est pas remplie.
(…) »
46. Dans son arrêt no 178/95 du 5 avril 1995, le Tribunal constitutionnel s’est exprimé ainsi :
« Le contrôle de constitutionnalité (…) est un contrôle normatif – un contrôle qui ne peut porter que sur des normes (autrement dit des actes du pouvoir législatif public), et non sur d’autres types d’actes du pouvoir public, tels que les décisions judiciaires. En effet, notre système de contrôle de constitutionnalité ne prévoit pas un recours d’amparo.
Le recours devant le Tribunal constitutionnel ne peut porter sur l’inconstitutionnalité des décisions judiciaires elles-mêmes. Il doit avoir pour objet les dispositions normatives que les autres tribunaux ont refusé d’appliquer ou qu’ils ont appliquées alors que le recourant avait soulevé leur inconstitutionnalité au cours de la procédure (…)
(…)
(…) lorsque c’est la [question de la] façon dont une disposition normative a été interprétée qui est soulevée, le sens de cette interprétation doit être spécifié afin que, s’il la déclare non conforme à la Constitution, [le Tribunal constitutionnel] puisse l’énoncer dans la décision à rendre. Ainsi, si le tribunal ayant rendu la décision dont il est interjeté appel doit réformer sa décision, les autres destinataires de cette décision et les opérateurs juridiques en général savent quel est le sens de la norme en cause qui ne peut pas être adopté compte tenu de son incompatibilité avec la loi fondamentale.
(…) »
47. Dans son arrêt no 117/2001 du 14 mars 2001, le Tribunal constitutionnel a rappelé que :
« (…) la question de l’inconstitutionnalité peut concerner tant la norme que l’interprétation ou le sens avec lesquels elle a été appliquée dans la décision attaquée (…) »
48. Dans ses arrêts nos 412/2003 (du 23 septembre 2003) et 110/2007 (du 15 février 2007), le Tribunal constitutionnel a souligné que, pour qu’une question fût soumise à un contrôle de constitutionnalité, il suffisait qu’il existât « un critère normatif, doté d’un niveau d’abstraction élevé, pouvant être invoqué et appliqué à une pluralité de situations concrètes ».
49. Dans plusieurs arrêts (no 76/2000 du 10 février 2000, no 621/2003 du 17 décembre 2003 et, plus récemment, no 171/2020 du 11 mars 2020), le Tribunal constitutionnel a considéré qu’il fallait distinguer, d’une part, les conditions de recevabilité du recours en inconstitutionnalité exposées à l’article 70 § 1 de la LOTC et, d’autre part, les éléments devant figurer dans la demande introductive du recours (requerimento de interposição do recurso) en inconstitutionnalité indiqués à l’article 75-A §§ 1-4 de la LOTC. Il a précisé que la possibilité de se voir inviter à corriger la demande introductive de recours en vertu du paragraphe 5 de l’article 75-A de la LOTC n’était valable que si l’un des éléments prévus aux paragraphes 1 à 4 de cette disposition faisait défaut. Il en a conclu que cela ne pouvait être valable lorsqu’étaient en cause les conditions de recevabilité d’un recours posées par l’article 70 § 1 de la LOTC, et qu’il était donc inutile d’inviter un recourant à rectifier sa demande introductive de recours lorsque c’étaient les conditions d’admissibilité du recours en inconstitutionnalité qui n’étaient pas remplies.
II. textes internationaux et documents du conseil de l’europe pertinents
50. Les textes internationaux et les documents du Conseil de l’Europe relatifs à l’indépendance judiciaire et au principe de l’inamovibilité des juges sont exposés dans les arrêts Baka c. Hongrie([GC] no 20261/12, §§ 72-87, CEDH 2016), Denisov c. Ukraine([GC] no76639/11, §§ 33-36, 25 septembre 2018), et GuðmundurAndriÁstráðsson c. Islande([GC] no 26374/18, §§ 117-129, 1er décembre 2020).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION tirée d’uN défaut d’accès à un tribunal
51. Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, la requérante reproche au Tribunal constitutionnel d’avoir fait montre d’un excès de formalisme, ayant abouti selon elle à l’irrecevabilité de son recours constitutionnel.
52. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114-115 et 126, CEDH 2018), la Cour estime que le grief de la requérante se prête à un examen sous l’angle du seul article 6 § 1 de la Convention, qui garantit le droit d’accès à un tribunal et est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la présente espèce
53. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention s’applique sous son volet civil aux « contestations » relatives à des « droits » de « caractère civil » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne, qu’ils soient ou non protégés de surcroît par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. De plus, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012). Quant au caractère « civil » d’un tel droit au sens de l’article 6, selon la jurisprudence de la Cour, les litiges opposant l’État à ses fonctionnaires entrent en principe dans le champ d’application de cette disposition, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-IV et Baka, précité, §§ 103-104).
54. La Cour note que la présente espèce concerne une sanction disciplinaire infligée à la requérante dont celle-ci a cherché à obtenir l’annulation en engageant un recours devant la Cour suprême fondé sur l’article 168 du Statut (paragraphe 33 ci-dessus). La présente affaire est donc similaire à l’affaire Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC] (nos 55391/13 et 2 autres, 6 novembre 2018), à la différence que, en l’occurrence, la requérante a porté ses griefs jusqu’au Tribunal constitutionnel. Or, si le Tribunal constitutionnel avait constaté l’inconstitutionnalité de l’article 117 § 1 du Statut arguée par la requérante, il aurait pu renvoyer l’affaire devant la section du contentieux de la Cour suprême pour une réappréciation du litige. La procédure devant le Tribunal constitutionnel était donc déterminante pour l’issue de la cause de la requérante (voir, sur ce point, Süssmann c. Allemagne [GC], no 20024/92, § 41, 16 septembre 1996). Partant, eu égard aux considérations faites au paragraphe 120 de l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá(précité), l’article 6 de la Convention s’applique aux faits de l’espèce sous son volet civil, y compris s’agissant de la procédure devant la juridiction constitutionnelle. Le volet pénal est quant à lui exclu (ibid., § 127).
2. Conclusion
55. Constatant, par ailleurs, que le grief tiré d’un défaut d’accès à un tribunal n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
a) La requérante
56. La requérante se plaint de l’irrecevabilité de son recours devant le Tribunal constitutionnel, y voyant une atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Elle expose avoir formé son recours devant le Tribunal constitutionnel en respectant les conditions posées par les articles 70 § 1 b), 71 § 1, 75-A §§ 1 et 2 et 79-C de la LOTC (paragraphe 32 ci-dessus). Elle dit, en l’occurrence, avoir souhaité un contrôle quant à la conformité avec l’article 32 de la Constitution de l’interprétation normative de l’article 117 § 1 du Statut selon laquelle l’acte d’accusation n’impliquait pas qu’il fût fait référence aux peines applicables, surtout lorsqu’étaient en jeu des peines emportant exclusion de la magistrature. Elle précise que la question qu’elle tirait de l’inconstitutionnalité alléguée de l’interprétation normative de l’article 117 § 1 du Statut était claire et étayée par tous les arguments possibles. Elle ajoute avoir fait référence à toutes les dispositions légales pertinentes en l’espèce, dont les articles 13, 20 § 4, 32 §§ 1, 2 et 10 et 269 § 3 de la Constitution, dans le but de prouver que l’acte d’accusation devait faire référence aux sanctions applicables, pour permettre à l’accusé de se défendre en connaissance de cause et, ainsi, éviter de donner lieu à une « décision surprise ».
57. La requérante argue que, cela étant, le recours a été déclaré irrecevable par le Tribunal constitutionnel au motif que l’interprétation de l’article 117 § 1 du Statut ne ressortait pas de l’arrêt litigieux de la Cour suprême. Selon elle, le Tribunal constitutionnel n’a pas examiné le fond de sa question pour des raisons purement formalistes.
58. Elle soutient qu’au demeurant, même si une décision judiciaire applique une norme dont l’inconstitutionnalité a été excipée au cours de la procédure avec des fondements ou des motivations différentes, rien n’empêche que cette décision soit attaquée sous l’angle de l’un de ces fondements ou motivations seulement.
59. Pour finir, elle estime qu’elle aurait dû être invitée par le Tribunal constitutionnel à corriger les failles alléguées de son recours, tel que le prévoit l’article 75-A §§ 1, 2, 5 et 6 de la LOTC.
b) Le Gouvernement
60. Le Gouvernement expose, avant tout, que le recours devant le Tribunal constitutionnel au Portugal est un recours qui vise un contrôle de constitutionnalité normative, autrement dit un contrôle sur la conformité de dispositions normatives à la Constitution, même lorsqu’il s’agit d’un contrôle concret de constitutionnalité. Il ajoute qu’un tel recours ne peut donc porter sur les décisions judiciaires elles-mêmes et ne peut, par conséquent, être comparé au recours d’amparo ou à un recours relatif à des droits fondamentaux, tel que souligné par le Tribunal constitutionnel dans son arrêt no 178/95 du 5 avril 1995 (paragraphe 46 ci-dessus). Il dit aussi que, pour saisir valablement le Tribunal constitutionnel, le recourant doit respecter certaines conditions et qu’il doit notamment avoir soulevé au préalable la question tirée de l’inconstitutionnalité alléguée au cours de la procédure interne. Il indique également que la norme juridique en cause doit avoir été appliquée dans la décision attaquée. Sur ce dernier point, il précise, en se référant à l’arrêt no 82/92 du 25 février 1992 du Tribunal constitutionnel (paragraphe 45 ci-dessus), que la ratio decidendi de la décision attaquée doit reposer sur la norme juridique dénoncée.
61. S’agissant de la présente espèce, le Gouvernement plaide ce qui suit : lorsque c’est l’inconstitutionnalité d’une interprétation normative qui est excipée, celle-ci doit être précisée par le recourant dans son recours ; or l’interprétation de l’article 117 § 1 du Statut que la requérante alléguait être contraire à la Constitution n’avait pas été suivie par la Cour suprême dans sa décision du 19 septembre 2012, comme l’a constaté le Tribunal constitutionnel ; en effet, la Cour suprême n’a pas dit que l’article 117 du Statut n’impliquait pas ou dispensait que, dans l’acte d’accusation, il fût fait référence à la sanction applicable, comme le soutenait la requérante. Le Gouvernement indique que, en réalité, la Cour suprême a considéré que l’exposé des faits qui étaient imputés à la requérante dans l’acte d’accusation permettait à l’intéressée d’anticiper la sanction qu’elle encourait et, partant, de se défendre en conséquence. En outre, il dit que, dans son arrêt, la Cour suprême a également observé que la sanction potentiellement applicable devait être indiquée dans le rapport final du juge instructeur conformément à l’article 122 du Statut.
62. Le Gouvernement affirme que la question soulevée par la requérante a fait l’objet d’une appréciation. Il précise à cet égard que le recours de l’intéressée a été examiné par le Tribunal constitutionnel et que cette haute juridiction a rendu deux décisions allant dans le même sens, considérant que les faits décrits dans l’acte d’accusation permettaient d’anticiper la peine potentiellement applicable. D’après lui, on ne peut donc prétendre que la requérante n’a pas eu accès à un tribunal.
63. Enfin, le Gouvernement argue que les règles relatives à l’accès à un tribunal visent à garantir la bonne administration de la justice constitutionnelle et que, par conséquent, les limitations dans l’accès à la justice constitutionnelle ne peuvent être considérées comme disproportionnées.
2. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
i. Principes généraux relatifs à l’accès à un tribunal
64. Les principes généraux relatifs à l’accès à un tribunal ont été rappelés récemment dans les arrêts Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, §§ 84-90, 29 novembre 2016) et Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 76-79, 5 avril 2018).
65. La Cour rappelle, en particulier, que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. La Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes ; c’est effectivement au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 80, 25 mars 2014). Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (NejdetŞahin et PerihanŞahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011 et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).
66. Cependant, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 115, 15 mars 2018, Zubac, précité, § 78 et Nicolae VirgiliuTănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019).
ii. Principes généraux relatifs à l’accès à une juridiction supérieure
67. L’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation, et encore moins des juridictions compétentes en matière d’amparo (ArrozpideSarasola et autres c. Espagne, nos 65101/16 et 2 autres, § 99, 23 octobre 2018). Toutefois, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (Zubac, précité, § 80, et Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11). Cette jurisprudence a, en l’occurrence, été appliquée à des tribunaux constitutionnels (voir, notamment,ArrozpideSarasolaet autres, précité, §§107-108, et Dos Santos Calado et autres c. Portugal, no 55997/14 et 3 autres, §§ 121-125, §§ 129-130 et §§ 133-136, 31 mars 2020).
68. Compte tenu du fait que la juridiction du Tribunal constitutionnel est limitée aux questions de constitutionnalité, on peut admettre que les conditions de recevabilité pour un recours constitutionnel puissent être plus rigoureuses que pour un appel. Cela dit, les autorités nationales ne jouissent pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité à cet égard (Zubac, précité, § 82 et §§ 108‑109). Il convient donc de prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle que le Tribunal constitutionnel y a tenu (ArrozpideSarasola et autres, précité, § 99, et les références qui y sont citées). N’appartient pas à la Cour d’interpréter et d’appliquer le droit interne, elle ne peut mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendument commises que lorsque celles-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (ibid., § 100).
69. Pour déterminer la proportionnalité de restrictions légales appliquées à l’accès aux juridictions supérieures, il y a lieu de prendre en considération trois facteurs, tel que rappelé dans l’affaire Zubac (précitée, §§ 85-99) et appliqué dans l’affaire Dos Santos Calado et autres (précitée, §§ 114-116).
Premièrement, la Cour doit rechercher si les modalités d’exercice du recours peuvent passer pour prévisibles aux yeux d’un justiciable (Zubac, § 87 et les références qui y sont citées).
Deuxièmement, après avoir identifié les erreurs procédurales qui ont été commises au cours de la procédure et qui, en définitive, ont empêché le requérant d’accéder à un tribunal, il convient de déterminer si l’intéressé a dû supporter une charge excessive en raison de ces erreurs. Lorsque l’erreur procédurale en question n’est imputable qu’à un côté, selon le cas celui du requérant ou celui des autorités compétentes, notamment la juridiction (ou les juridictions), la Cour a habituellement tendance à faire peser la charge sur celui qui a commis l’erreur (Zubac, précité, § 90 et les exemples qui y sont cités).
Troisièmement, il s’agira de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif ». Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour qu’un « formalisme excessif » peut nuire à la garantie d’un droit « concret et effectif » d’accès à un tribunal découlant de l’article 6 § 1 de la Convention. Pareil formalisme peut résulter d’une interprétation particulièrement rigoureuse d’une règle procédurale, qui empêche l’examen au fond de l’action d’un requérant et constitue un élément de nature à emporter violation du droit à une protection effective par les cours et tribunaux (Zubac, précité, § 97). La Cour a ainsi constaté, à plusieurs reprises, sur ce fondement, une violation du droit d’accès à un tribunal (voir les exemples cités au paragraphe 116 de l’arrêt Dos Santos Calado et autres, précité, et les violations du droit d’accès à un tribunal constatées dans ce même arrêt aux paragraphes 125 et 130).
70. Au demeurant, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007). Le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Zubac, précité, § 98, et Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 24, 27 juillet 2006).
b) Application à la présente espèce
71. La Cour relève que la requérante ne conteste pas les arguments du Gouvernement s’agissant de la nature du contrôle concret de constitutionnalité en droit interne et, plus particulièrement, le fait que ce contrôle ne peut porter que sur une question normative, avec une portée générale donc, ce qui le distingue ainsi du contrôle exercé dans le cadre du recours d’amparo (paragraphe 60 ci-dessus). La requérante ne met pas non plus en cause la prévisibilité et la clarté des restrictions à l’accès à la juridiction constitutionnelle. Ce qu’elle dénonce, c’est une application trop formaliste des conditions de recevabilité du recours constitutionnel par le Tribunal constitutionnel dans le cadre de son recours devant cette haute juridiction (paragraphes 57 et 58 ci-dessus). L’intéressée se plaint aussi de ne pas avoir été invitée à corriger sa demande introductive de recours, comme le prévoyait l’article 75-A de la LOTC (paragraphe 59 ci-dessus).
72. La Cour constate, quant à elle que, en vertu de l’article 75-A de la LOTC, pour saisir valablement le Tribunal constitutionnel, tout mémoire en recours doit préciser l’alinéa de l’article 70 § 1 de la LOTC sur lequel il se fonde et la norme dont l’inconstitutionnalité ou l’illégalité doit être appréciée. L’article 79-C précise quant à lui que la norme en cause doit avoir été appliquée dans la décision litigieuse (paragraphe 32 ci-dessus). La restriction appliquée, en l’espèce, au droit d’accès de la requérante au Tribunal constitutionnel était donc légale. La Cour ne doute pas non plus qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir le respect de la prééminence du droit et la bonne administration de la justice constitutionnelle. Il reste donc à apprécier la proportionnalité de cette restriction au but légitime poursuivi au regard des circonstances de l’espèce.
73. La Cour relève que la requérante a saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours en excipant de l’inconstitutionnalité de l’article 117 § 1 du Statut, au regard des articles 13, 20 § 4, 32 §§ 1, 2 et 10 et 269 § 3 de la Constitution, « lorsque [cet article], notamment concernant la partie « indiquant les dispositions légales applicables » [était] interprété et intégré, concrètement, avec un sens (restrictif) selon lequel la norme n’impliqu[ait] pas ou dispens[ait] que, dans l’acte d’accusation, il [fût] fait référence aux sanctions qui [étaient] applicables à l’accusé ou [fût] porté à la connaissance de [celui-ci] les[dites] sanctions, surtout lorsque [étaient] en cause des sanctions emportant exclusion » (paragraphe 23 ci-dessus).
La requérante entendait donc exciper de l’inconstitutionnalité d’une interprétation normative, autrement dit une interprétation de la disposition susmentionnée avec une portée générale, au sens de la jurisprudence interne (paragraphes 46, 47 et 48 dessus).
74. La Cour note que, par une décision sommaire du 28 novembre 2012 prise en formation de juge unique, confirmée par un arrêt du 31 janvier 2013 adopté par un comité de trois juges, le Tribunal constitutionnel a déclaré le recours de la requérante irrecevable au motif que la décision litigieuse du tribunal a quo, en l’occurrence la Cour suprême, n’avait pas appliqué l’article 117 § 1 du Statut avec l’interprétation alléguée par l’intéressée, tel qu’exigé par l’article 79–C de la LOTC. Plus particulièrement, le Tribunal constitutionnel a jugé que l’interprétation normative dénoncée était beaucoup plus restrictive que celle qui avait effectivement été suivie par la Cour suprême (paragraphes 25 et 27 ci‑dessus). Il ne s’est donc pas prononcé sur le fond de la question que la requérante tirait de l’inconstitutionnalité alléguée de l’interprétation normative de l’article 117 § 1 du Statut, restreignant ainsi l’accès de l’intéressée à sa juridiction.
75. Eu égard à la nature spécifique du recours devant le Tribunal constitutionnel, la Cour accepte que les conditions d’accès à cette juridiction puissent être rigoureuses pour garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice constitutionnelle au plus haut degré de la hiérarchie judiciaire. La Cour tient également compte du fait que le Tribunal constitutionnel n’intervient qu’en dernier ressort, après que la question de constitutionnalité a été examinée par les tribunaux inférieurs dans la hiérarchie judiciaire, conformément aux articles 70 et 72 § 2 de la LOTC (paragraphe 32 ci-dessus). En effet, en l’espèce, aucune voie de recours autre que celle devant le Tribunal constitutionnel, dans la limite des pouvoirs de cette juridiction en matière de contrôle de constitutionnalité, n’était ouverte à la requérante après l’arrêt de la Cour suprême du 19 septembre 2012.
76. La Cour note que l’intéressée avait déjà soulevé la question fondée sur l’interprétation normative litigieuse de l’article 117 § 1 du Statut dans le cadre de son recours devant la Cour suprême contre la décision disciplinaire du CSM (paragraphe 20 ci-dessus). Or, dans son arrêt du 19 septembre 2012, la Cour suprême a jugé que l’interprétation normative de l’article 117 § 1 du Statut selon laquelle la sanction applicable ne devait pas être spécifiée dans l’acte d’accusation était conforme à la Constitution étant donné que le juge accusé dans le cadre d’une procédure disciplinaire pouvait anticiper la sanction disciplinaire encourue à partir des faits litigieux figurant dans l’acte d’accusation. Plus particulièrement, elle a jugé que cette interprétation ne portait pas atteinte au droit à l’égalité garanti par l’article 13 de la Constitution, au droit à un procès équitable consacré à l’article 20 § 4 de la Constitution et aux droits procéduraux garantis par les articles 32 §§ 1 et 2 et 269 § 3 de la Constitution (paragraphe 22 ci-dessus), répondant ainsi au fond de la question.
77. Force est donc de constater que ce n’est pas l’interprétation faite par la Cour suprême dans son arrêt du 19 septembre 2012 (paragraphe 22 ci‑dessus) de l’article 117 § 1 du Statut que la requérante a dénoncé devant le Tribunal constitutionnel, mais celle qu’elle avait extraite de la décision du CSM du 13 décembre 2011 (paragraphe 18 ci-dessus). Or, comme l’a relevé le Tribunal constitutionnel, l’interprétation faite par la Cour suprême était beaucoup plus large puisqu’elle indiquait que, même si elle n’était pas mentionnée, la sanction encourue découlait de l’exposé des faits litigieux figurant dans l’acte d’accusation.
En ne précisant pas le sens de l’interprétation normative dénoncée telle qu’elle avait été suivie par le tribunal a quo, à savoir en l’occurrence la Cour suprême, la requérante n’a pas respecté l’exigence posée par l’article 79–C de la LOTC, confirmée par la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, notamment dans ses arrêts nos 82/92 du 25 février 1992 et 178/95 du 5 avril 1995 (paragraphes 32, 45 et 46 ci-dessus). À titre subsidiaire, la Cour est d’avis que la requérante disposait des éléments nécessaires pour soumettre valablement cette question en tenant compte de l’arrêt de la Cour suprême. En effet, elle observe que le Tribunal constitutionnel s’était déjà prononcé sur l’inconstitutionnalité d’interprétations normatives des articles 117 § 1 et 122 du Statut (paragraphes 41, 42, 43 et 44 ci-dessus). Il appartenait donc à la requérante de formuler la question de l’inconstitutionnalité de l’interprétation normative de l’article 117 § 1 du Statut, telle qu’elle avait été faite par la Cour suprême, dans son arrêt du 19 septembre 2012.
78. On ne saurait donc affirmer que les décisions d’irrecevabilité rendues, en l’espèce, par le Tribunal constitutionnel témoignent d’un excès de formalisme. Au contraire, la Cour estime que celles-ci ont assuré la sécurité juridique et une bonne administration de la justice. Le Tribunal constitutionnel a ainsi rétabli la prééminence du droit après un acte de procédure erroné accompli par la requérante (voir, mutatis mutandis, Zubac, précité, § 123).
79. Quant à savoir si cette dernière aurait dû être invitée à corriger sa demande introductive de recours, la Cour note qu’une telle possibilité n’est ouverte que lorsque ce sont les formalités de la demande introductive du recours constitutionnel mentionnées à l’article 75-A §§ 1-4 de la LOTC qui ne sont pas respectées, tel qu’indiqué par l’article 75-A § 5 de la LOTC et constaté par une jurisprudence interne (paragraphes 32 et 49 ci-dessus). Or, en l’espèce, c’est la condition de recevabilité du recours constitutionnel prévue à l’article 79-C de la LOTC qui n’était pas remplie. La possibilité prévue à l’article 75-A § 5 de la LOTC n’était donc pas ouverte à la requérante.
80. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les limitations appliquées à la requérante n’ont pas porté atteinte à la substance de son droit d’accès à un tribunal.
81. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.
II. Sur la violation de l’article 6 de la Convention à raison d’un défaut d’équité de la procédure disciplinaire
82. La requérante se plaint de n’avoir pris connaissance de la sanction applicable dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte contre elle qu’au moment de la décision du CSM et de n’avoir pas pu se défendre à ce sujet. Elle y voit une atteinte au principe du contradictoire et à l’équité de la procédure garantie par l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »
83. La Cour réitère son constat selon lequel le Tribunal constitutionnel a déclaré le recours de la requérante irrecevable au motif que celle-ci n’avait pas rempli la condition exigée par l’article 79-C de la LOTC (paragraphes 77 et 80 ci-dessus). Cette juridiction ne s’est donc pas prononcée sur le fond de la question tirée de l’inconstitutionnalité alléguée de l’interprétation normative de l’article 117 § 1 du Statut. Par conséquent, la requérante n’a pas exercé, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, une voie de recours qui lui était ouverte et aurait pu permettre de remédier à son grief (voir, à cet égard, Dos Santos Calado et autres, précité, § 85).
84. Il s’ensuit que le grief tiré d’un défaut d’équité de la procédure doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré d’un défaut d’accès à un tribunal recevable et le grief tiré d’un manque d’équité de la procédure irrecevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’atteinte alléguée au droit d’accès de la requérante à un tribunal.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea Tamietti Yonko Grozev
Greffier Président
Dernière mise à jour le janvier 12, 2021 par loisdumonde
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