INTRODUCTION. La présente affaire porte sur une opération policière menée au domicile des requérants, la perquisition de leur logement et des locaux de leur entreprise, la fouille de leurs véhicules et l’absence alléguée de voies de recours effectives en droit interne. Les requérants invoquent les articles 3, 8 et 13 de la Convention.
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DERMANSKI c. BULGARIE
(Requête no 61322/10)
ARRÊT
STRASBOURG
17 décembre 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dermanski c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Mārtiņš Mits, président,
Jovan Ilievski,
Ivana Jelić, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointede section,
Vu la requête (no61322/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, M.Ognyan Yordanov Dermanski, MmeMiglena Yulieva Dermanska, M.Yuli Ognyanov Dermanski et M. Rosian Ognyanov Dermanski (« les requérants »), ont saisi la Cour le 29 septembre 2010 en vertu de l’article34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« leGouvernement ») les griefs fondés sur les articles 3, 8 et 13 de la Convention et de déclarer les autres griefs irrecevables,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire porte sur une opération policière menée au domicile des requérants, la perquisition de leur logement et des locaux de leur entreprise, la fouille de leurs véhicules et l’absence alléguée de voies de recours effectives en droit interne. Les requérants invoquent les articles 3, 8 et 13 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1962, en 1970, en 1990 et en 1995. Ils résident à Lovetch. Ils ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire et ont été représentés par MeA.Marinov, avocat inscrit au barreau de Sofia.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M.V.Obretenov, du ministère de la Justice.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Les deux premiers requérants sont époux. Ils sont gérants de deux sociétés spécialisées dans la coupe et la transformation du bois. Les troisième et quatrième requérants sont les fils du couple.
6. Le 14avril 2009, le parquet de district de Lovetch ouvrit une enquête pénale (no230/09) contre X pour falsification de documents officiels (permis de transport de bois) au profit de deux sociétés, dont l’une gérée par M.Ognyan Dermanski.
7. Le 28décembre 2009, le parquet régional de Lovetch ouvrit une enquête pénale (no1/10) contre le directeur du service municipal de l’agriculture et des forêts d’Ugarchin pour abus de pouvoir dans l’exercice de ses fonctions publiques.
I. L’opération policière et les perquisitions effectuées le 30mars 2010
8. Dans le cadre de l’enquête pénale no1/10, le tribunal régional de Lovetch, statuant sur une demande du parquet régional de la même ville, autorisa le 29mars 2010 des perquisitions dans l’appartement des requérants, les bureaux et la scierie de leur entreprise, ainsi qu’au domicile de la mère de MmeDermanska. Le mandat visait M.Ognyan Dermanski et autorisait la perquisition des locaux susmentionnés à partir du lendemain à 6 heures.
9. Le 30mars 2010 au matin, les quatre requérants dormaient dans leur appartement à Lovetch.
10. À 5h45, MmeDermanska fut réveillée par un appel téléphonique de la police qui lui demandait de se rendre à la scierie pour y assister à une perquisition. Quinze minutes plus tard, elle entendit sonner à la porte de l’appartement et alla immédiatement ouvrir. Cinq agents cagoulésdes forces d’intervention, quatre policiers et trois enquêteurs firent alors irruption dans l’appartement, braquèrent leurs armes sur elle et la repoussèrent au coin du couloir. Un des policiers cria « Où est Ognyan ? »
11. Les agents des forces d’intervention firent rapidement le tour des pièces. L’un d’eux entra dans la chambre des frères Yuli et Rosian, qui étaient alors âgés de vingt ans et quinze ans respectivement, et les réveilla. Pointant son arme vers eux, il leur ordonna de s’habiller et de se rendre dans le salon.
12. M.Ognyan Dermanski expose qu’il fut sorti de son lit par les policiers, plaqué au sol, menotté et amené au salon. Il dit être resté menotté pendant plusieurs heures, les armes des policiers braquées constamment contre lui.
13. L’avocat de la famille, qui habitait près de chez ses clients, se rendit rapidement sur place. Les policiers lui présentèrent le mandat de perquisition et se mirent ensuite à fouiller les locaux.
14. Selon les requérants, dans l’intervalle, Rosian, leurs fils cadet, était entré dans un état de stress aigu qui le faisait trembler. Les policiers ne permirent pas à son frère Yuli de lui apporter un vêtement chaud.
15. Pendant la perquisition de l’appartement, les policiers découvrirent et saisirent plusieurs documents personnels et professionnels liés à l’activité des sociétés gérées par M. et MmeDermanski, ainsi que l’ordinateur de leur fils aîné et des disques de données informatiques lui appartenant.
16. Le même jour entre 7h50 et 9h20, les policiers perquisitionnèrent la scierie de l’entreprise de M.Ognyan Dermanski en présence de l’intéressé. Parallèlement, une autre équipe procéda à la perquisition des bureaux de l’entreprise. Plusieurs documents et objets liés à l’activité de celle-ci furent saisis à l’issue des deux perquisitions.
17. Entre 11h50 et 13heures, les policiers fouillèrent les deux véhicules de la famille en présence de MmeDermanska. Dans l’un des véhicules, ils trouvèrent et saisirent un cahier et quelques documents. Il ressort des procès-verbaux qui furent dressés par les policiers que les mesures en cause s’inscrivaient dans le cadre de l’enquête pénale no1/10 et qu’elles reposaient sur l’article161, alinéa2, du code de procédure pénale, qui régissait les perquisitions pratiquées d’urgence dans le cadre d’une procédure pénale. Les policiers ne disposaient pas d’une autorisation préalable délivrée par un tribunal et, contrairement à ce qu’exigeait ledit article161, alinéa 2, les procès-verbaux de perquisition ne furent pas ultérieurement communiqués à un juge.
II. L’état psychologique des requérants après l’opération policière
18. Les requérants exposent qu’ils ont été éprouvés par les agissements des policiers.
19. M.Ognyan Dermanski aurait, sous le regard de ses voisins, été amené menotté devant son immeuble par les policiers. Ses employés l’auraient également vu dans cet état lors de la perquisition des locaux de son entreprise. Il se serait senti profondément humilié après ces événements.
20. Choquée, MmeDermanska aurait développé des troubles du sommeil et aurait dû prendre des anxiolytiques pendant plusieurs mois.
21. Lui aussi fortement stressé, Yuli Dermanski aurait été obligé de consulter un psychiatre et de prendre des anxiolytiques par la suite.
22. Rosian Dermanski aurait quant à lui développé des troubles du sommeil et se serait mis à éprouver un sentiment de panique chaque fois qu’il entendait la sonnette de la porte d’entrée. Les médecins lui auraient diagnostiqué un syndrome post-traumatique, et il aurait lui aussi été contraint de prendre des anxiolytiques.
III. Les poursuites pénales dirigées contre M.Ognyan Dermanski
23. Par une ordonnance délivrée le 30mars 2010 dans le cadre de l’enquête pénale no230/09 (voir paragraphe 6 ci-dessus), le parquet de district de Lovetch ordonna la détention de M.Ognyan Dermanski pour une durée de soixante-douze heures et le mit en examen pour coupe, détention et transformation illégales de bois.
24. Le 31mars 2010, le tribunal de district de Lovetch plaça ce requérant en détention provisoire jusqu’au 12 novembre 2010, date à laquelle il décida de l’assigner à son domicile. Le 18avril 2011, le tribunal libéra l’intéressé sous caution.
25. Le 14janvier 2011, le parquet de district de Lovetch dressa un premier acte d’accusation contre le requérant. Par la suite, les tribunaux pénaux renvoyèrent à plusieurs reprises l’affaire au parquet pour des compléments d’enquête. Ils abandonnèrent une partie des charges pour écoulement du délai de prescription. La procédure pénale prit fin le 24 octobre 2016, date à laquelle le tribunal régional de Pleven acquitta le requérant du restant des charges qui avaient été retenues par le parquet.
26. Il ressort des pièces du dossier qu’aucun des quatre requérants n’a été mis en examen dans le cadre de l’enquête pénale no1/10 (paragraphe7 ci-dessus).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
27. Le droit et la jurisprudence interne pertinents ont été résumés dans les arrêts Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 59-61, CEDH 2013 (extraits), et Maslarova c.Bulgarie, no26966/10, §16, 29janvier 2019.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
28. Les requérants soutiennent que l’intervention de la police à leur domicile s’analyse en un traitement inhumain et dégradant. Ils invoquent l’article3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
29. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes. Il souligne que les requérants n’ont pas porté plainte pour violences policières devant les autorités compétentes. Ils n’auraient pas non plus intenté une action en dommages et intérêts sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État.
30. Le Gouvernement indique ensuite que l’opération policière litigieuse avait préalablement été autorisée par un tribunal, qu’elle a été menée de manière précise et qu’elle a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits des intéressés.
31. Il ajoute qu’il n’y a aucune preuve à l’appui des allégations d’infliction de mauvais traitements aux requérants par les policiers. S’il admet que l’opération policière a inévitablement eu un impact sur la sphère privée des intéressés, il considère que ses effets psychologiques n’ont pas atteint le minimum de gravité requis pour que les agissements en cause puissent être qualifiés de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article3 de la Convention.
2. Les requérants
32. Les requérants soutiennent qu’une plainte pénale contre les policiers auteurs de l’opération du 30mars 2010 aurait manifestement été inefficace. Ils estiment également que l’action en dommages et intérêts fondée sur la loi sur la responsabilité de l’État ne peut davantage être considéré comme un recours interne effectif dans leur cas.
33. Ils allèguent qu’ils ont été soumis à des traitements incompatibles avec l’article3 de la Convention au cours de l’opération policière menée à leur domicile le 30mars 2010. La police se serait introduite dans leur logement familial très tôt le matin, alors qu’ils n’auraient été aucunement impliqués dans l’enquête pénale à l’origine de la perquisition en cause ; les agents des forces d’intervention de la police auraient été cagoulés et armés ; ils auraient immobilisé M.Ognyan Dermanski et auraient braqué leurs armes sur tous les requérants ; ils auraient exposé M.Ognyan Dermanski menotté aux regards de ses voisins à la sortie de son domicile et aux regards de ses employés lors des mesures d’enquête effectuées ce jour-là.
34. Les requérants estiment que l’emploi de tels moyens opérationnels pour procéder à l’arrestation de M.Ognyan Dermanski n’était nullement justifié. De surcroît, la manière dont l’opération policière en cause s’est déroulée aurait profondément affecté les trois autres requérants, qui auraient éprouvé de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’humiliation. M. Ognyan Dermanski, pour sa part, se serait senti humilié tant devant ses proches que devant des tiers.
B. Appréciation de la Cour
35. La Cour observe que le Gouvernement a excipé du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 29 ci-dessus). Compte tenu des circonstances de l’espèce, elle n’estime pourtant pas nécessaire d’aborder cette question car, en tout état de cause, le grief formulé par les requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention est irrecevable pour les raisons exposées ci-après.
36. La Cour tient à rappeler d’emblée que l’article 3 ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no29462/95, § 76, CEDH 2000-XII, et Altay c. Turquie, no22279/93, § 54, 22 mai 2001). À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer des blessures ou des dommages, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997-VIII). Tout recours à la force physique par les agents de l’État à l’encontre d’une personne qui n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement rabaisse sa dignité humaine et, de ce fait, constitue une violation des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Rachwalski et Ferenc c. Pologne, no47709/99, § 59, 28 juillet 2009).
37. Il convient de rappeler également que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 125, CEDH 2013 (extraits)).
38. La Cour rappelle aussi que dans une série d’affaires contre la Bulgarie elle a constaté des violations de l’article3 de la Convention qui se sont produites au cours d’opérations policières effectuées à la même époque que celles de l’espèce (Gutsanovi, précité, §§127-137, Slavov et autres c. Bulgarie, no58500/10, §§76-85, 10novembre 2015, Stoyanov et autres c. Bulgarie, no55388/10, §§69-73, 31mars 2016, et Govedarski c. Bulgarie, no 34957/12, §§ 57-66, 16 février 2016). La Cour y a conclu notamment que les opérations policières aux domiciles de ces requérants n’ont pas été planifiées et exécutées de manière à assurer que les moyens employés se limitent à ceux strictement nécessaires pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’arrestation d’une personne suspectée d’avoir commis des infractions pénales et le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale (ibidem).
39. Il est vrai que la présente affaire présente quelques similitudes avec les affaires bulgares précitées. Il ressort notamment des pièces du dossier que l’opération policière en cause a été menée, tôt le matin, par plusieurs policiers cagoulés et armés, qui ont fait irruption au domicile des requérants (paragraphes 10-14 ci-dessus).
40. Cependant, force est de constater que plusieurs autres circonstances spécifiques à la présente espèce font apparaitre la différence significative qui existe entre cette affaire et les affaires bulgares précitées. En particulier, les organes de l’enquête pénale avaient obtenu l’autorisation préalable d’un juge pour procéder à la perquisition du domicile des requérants (paragraphe 8 ci-dessus ; voir à contrarioGutsanovi, précité, §§ 32 et 133, et Slavov et autres, précité, §§ 21 et 83) ; Mme Dermanska avait reçu un appel téléphonique de la police quinze minutes avant l’intervention au domicile familial (paragraphe 10 ci-dessus) ; la porte de l’appartement n’a pas été forcée (ibidem ; voir, à contrario, Gutsanovi, précité, § 119 in fine) ; M. Dermanski n’a pas été contraint de rester dans une position humiliante (voir, à contrario, Stoyanov et autres, précité, § 68) ; les deux fils du couple Dermanski n’étaient pas de jeunes enfants, mais avaient quinze et vingt ans respectivement (paragraphe 11 ci-dessus ; voir, à contrario, Govedarski, précité, § 62 in fine).
41. La Cour considère qu’il y a lieu de prendre en compte l’ensemble des éléments mentionnés ci-dessus pour le but de l’appréciation du degré de gravité des traitements dénoncés.
42. Il est aussi vrai que l’intervention policière au domicile des requérants a eu des effets psychologiques négatifs sur eux (voir paragraphes 19-22 ci-dessus). Cependant, compte tenu de l’ensemble des circonstances entourant l’opération policière, de la nature, de l’intensité et de la durée des traitements dénoncés, ainsi que de l’âge des fils du couple Dermanski, la Cour estime que les effets négatifs de l’intervention policière en cause ne sont pas allés au-delà du seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention.
43. Il s’ensuit que, dans les circonstances spécifiques de la présent espèce, le grief tiré de l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article35 §§3a) et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE8 DE LA CONVENTION
44. Les requérants voient dans les perquisitions opérées chez eux et dans les bureaux et les locaux de production de leur entreprise, ainsi que dans les fouilles de leurs véhicules une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leur domicile, de leur vie privée et familiale et de leur correspondance. Ils invoquent l’article8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
45. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en dommages et intérêts fondée sur la loi sur la responsabilité de l’État pour faire valoir leurs droits garantis par l’article8 de la Convention.
46. Les requérants rétorquent que le droit interne ne prévoyait aucun recours judiciaire qui leur aurait permis de contester la légalité des mesures litigieuses.
47. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur des exceptions du même type soulevées par le Gouvernement à l’occasion d’affaires similaires. Dans ses arrêts Gutsanovi (précité, §§210-212) et Govedarski (précité, §§72-73), elle a notamment conclu que l’action en dommages et intérêts contre l’État n’aurait pas été une voie de recours interne suffisamment effective pour les plaignants, qui étaient placés dans une situation identique à celle des requérants en l’espèce. La Cour estime que le même constat s’impose dans la présente affaire et qu’il y a donc lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
48. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
49. Les requérants plaident que ni les perquisitions menées à leur domicile et dans les bureaux et les locaux de production de leur entreprise ni les fouilles de leurs véhicules n’ont été effectuées conformément à la législation interne. Ils soutiennent également que l’ingérence dans l’exercice de leurs droits garantis par l’article8 n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi.
50. Le Gouvernement conteste cette thèse et invite la Cour à rejeter les griefs des requérants. Il expose que les mesures contestées ont été effectuées dans le respect des règles de procédure pertinentes en la matière, expliquant qu’elles ont été menées dans le cadre d’une procédure pénale et que, conformément aux exigences du code de procédure pénale, elles ont été autorisées par un juge. Il ajoute que les perquisitions et les fouilles avaient pour but de découvrir et de recueillir des preuves propres à permettre d’établir les faits objet de la procédure pénale en cause et qu’elles étaient proportionnées à ce but.
2. Appréciation de la Cour
51. La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur domicile et de leur vie privée : leur appartement et les locaux de leur entreprise ont été perquisitionnés, leurs véhicules ont été fouillés et les responsables de l’enquête pénale ont saisi certains documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe2 de l’article8 de la Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et si elle était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.
52. La Cour constate que les perquisitions menées au domicile des requérants et dans les locaux de leur entreprise avaient, conformément à la législation interne, été autorisées par un tribunal, et qu’elles poursuivaient un but légitime, à savoir le rassemblement de preuves dans le cadre d’une procédure pénale. Elle considère par ailleurs qu’elles étaient proportionnées au but légitime poursuivi.
53. À l’inverse, les fouilles de leurs véhicules, qui selon la législation internes devaient faire l’objet d’une autorisation judiciaire préalable ou d’un contrôle judiciaire ex post factum, ont été effectuées en l’absence de telles autorisation ou approbation (paragraphe17 ci-dessus). Il en résulte que ces mesures n’étaient pas « prévues par la loi », au sens de l’article8 de la Convention, et qu’elles s’analysent donc en une atteinte injustifiée au droit au respect de la vie privée des requérants.
54. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article8 de la Convention dans le cas d’espèce en ce qui concerne les fouilles des véhicules des requérants.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE13 DE LA CONVENTION
55. Les requérants se plaignent enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de recours internes effectives pour remédier aux violations alléguées de leurs droits garantis par les articles 3 et 8. Ils invoquent l’article13 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
56. Le Gouvernement argue que les intéressés auraient pu demander une réparation pécuniaire en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État, voire en vertu de l’article45 de la loi sur les obligations et les contrats.
A. Sur la recevabilité
57. La Cour rappelle qu’elle a constaté que le grief tiré de l’article 3 était irrecevable pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 43 ci-dessus). En l’absence d’un grief défendable sous l’angle de l’article 3, le grief tiré de l’article 13 combiné avec celui-ci est également manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article35 §§3a) et 4 de la Convention.
58. Concernant le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour constate que celui-ci n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article35 de la Convention. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
59. La Cour constate que la présente affaire est relativement similaire à d’autres affaires contre la Bulgarie où elle a constaté des violations de l’article13 combiné avec l’article 8 de la Convention en rapport avec des perquisitions effectuées à la même époque et dans des circonstances analogues à celles de l’espèce (Gutsanovi, §234, Slavov et autres, §§ 161‑163, Stoyanov et autres, §§152-153, et Govedarski, §94, tous précités). Dans ces affaires, la Cour a relevé que l’action pouvant être introduite en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État ne constituait pas une voie de recours interne effective apte à remédier aux violations alléguées de l’article 8. La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus en l’espèce.
60. La Cour constate en outre que le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse selon laquelle l’action en dommages et intérêts fondée sur l’article45 de la loi sur les obligations et les contrats constituait une voie de recours interne effective dans les circonstances spécifiques de la présente affaire.
61. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que les requérants ne disposaient pas de voies de recours internes effectives pour remédier aux violations alléguées de l’article 8 de la Convention.
62. Partant, il y a eu violation de l’article13 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
63. Aux termes de l’article41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
64. Les requérants demandent conjointement 100 000 euros (EUR) pour dommage moral. Au titre du dommage matériel qu’ils déclarent avoir subi, Mme et M. Dermanski réclament 28 649,89EUR et 13 103EUR respectivement. Ils demandent que les sommes allouées soient versées directement sur le compte bancaire de leur avocat MeA.Marinov.
65. Le Gouvernement conteste ces prétentions et considère que les sommes demandées sont exorbitantes.
66. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle estime raisonnable d’accorder conjointement aux quatre requérants 7 500EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à verser sur le compte bancaire de MeA.Marinov.
B. Intérêts moratoires
67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
Dit qu’il y a eu violation de l’article8 de la Convention ;
Dit qu’il y a eu violation de l’article13 de la Convention ;
Dit
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux quatre requérants, dans un délai de trois mois, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement et à verser sur le compte de Me A. Marinov ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2020, en application de l’article77§§2 et3 du règlement.
Martina Keller Mārtiņš Mits
Greffière adjointe Présidente
Dernière mise à jour le décembre 29, 2020 par loisdumonde
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