AFFAIRE PİŞKİN c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 33399/18

INTRODUCTION. L’affaire concerne le licenciement du requérant, expert dans un institut public, à la suite de la déclaration de l’état d’urgence en Turquie, ainsi que le contrôle juridictionnel subséquent de cette mesure.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PİŞKİN c. TURQUIE
(Requête no 33399/18)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Art 8 • Vie privée • Contrôle juridictionnel inadéquat du licenciement d’un employé d’un institut public, en vertu d’un décret-loi d’état d’urgence, pour ses liens présumés avec une organisation terroriste considérée être l’instigatrice de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 • Révocation autorisée selon une procédure simplifiée non contradictoire et sans garantie procédurale ni motivation sommaire et individualisée • Stigmatisation et conséquences lourdes sur la réputation professionnelle et sociale du requérant • Absence d’examen approfondi et sérieux par les tribunaux internes

Art 15 • Manquement aux exigences d’une procédure équitable non justifiés par la dérogation en cas d’état d’urgence • Procédure simplifiée de licenciement pouvant être justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence • Décret-loi d’état d’urgence n’excluant pas clairement et explicitement un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution

STRASBOURG
15 décembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pişkin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu :

la requête (no 33399/18) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hamit Pişkin (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 juillet 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le 15 janvier 2019,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les observations communes reçues de la part des organisations Amnesty International, the International Commission of Jurists et the Turkey Human Rights Litigation Support Project (« les organisations non gouvernementales intervenantes »), que le président de la section a autorisées à se porter tiers intervenants,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne le licenciement du requérant, expert dans un institut public, à la suite de la déclaration de l’état d’urgence en Turquie, ainsi que le contrôle juridictionnel subséquent de cette mesure.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1982 et réside à Bingöl. Il a été représenté par Me I. Yılmaz, avocat à Bingöl.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

I. LES CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES DE L’AFFAIRE

A. Le contexte de l’affaire

4. Le 20 décembre 2010, le requérant commença à travailler en qualité d’expert à l’agence de développement d’Ankara (Ankara Kalkınma Ajansı ; « l’agence d’Ankara »), sur la base d’un contrat de travail à durée indéterminée régi par le code du travail (loi no 4857).

Instituée par la loi no 5449 du 25 janvier 2006, l’agence d’Ankara est une personne de droit public ayant pour mission de coordonner les activités régionales des organismes publics et privés. Son statut juridique est soumis aux règles de droit privé.

5. Le Gouvernement indique que les agences de développement, telle l’agence en question, sont des entités créées par la loi no 5449 en vue de promouvoir la coopération dans la mise en œuvre des politiques de développement régional au niveau local entre le secteur public, le secteur privé et les organisations non gouvernementales. Il précise ce qui suit : aux fins de cet objectif, ces agences utilisent des ressources publiques importantes ; il s’agit d’entités juridiques publiques qui poursuivent leurs activités sous la coordination du ministère de l’Industrie et de la Technologie ; dans ce cadre, au moyen des fonds et du budget qui leur sont alloués en vue du développement régional, ces agences apportent leur soutien aux activités et projets axés sur le développement.

6. Le Gouvernement ajoute que l’agence d’Ankara a pour organe décisionnel son comité directeur, présidé par le préfet d’Ankara, et pour organe exécutif son secrétariat général, et que le comité directeur approuve les propositions soumises par le secrétariat général pour soutenir les programmes, projets et activités ainsi que les aides à fournir aux personnes et aux institutions.

7. Le Gouvernement expose également ce qui suit : l’agence d’Ankara est une institution stratégique compte tenu à la fois de son pouvoir dans la détermination des politiques de développement régional et du budget substantiel dont elle dispose (ce budget était de 64 020 161,13 euros (EUR) pour l’année 2018) ; cela étant, elle est largement assujettie aux dispositions du droit privé ; pour cette raison, ses employés ne sont pas fonctionnaires et ils ont le statut d’employé, au sens du code du travail ; au 31 décembre 2018, l’agence d’Ankara avait mené ses activités avec un effectif de 64 personnes, parmi lesquelles son secrétaire général, et 28 de ces employés étaient des experts, à l’instar du requérant ; les experts de l’agence d’Ankara s’acquittent de fonctions importantes telles que le suivi, l’évaluation et la supervision des projets et activités soutenus par ladite agence ainsi que la présentation de rapports y afférents.

8. Le Gouvernement indique encore qu’un contrat de travail est signé entre l’agence d’Ankara et ses employés, que les fonctions exercées par ceux-ci sont régies par le code du travail, les dispositions du contrat de travail et la réglementation sur les agences de développement et que, à cet égard, d’après la législation pertinente applicable, le comité directeur est compétent en matière de recrutement et de licenciement.

B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016

9. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement choisis. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes blessées.

10. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.

11. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.

12. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente-sept décrets‑lois (nos 667 à 703) en application de l’article 121 de la Constitution. L’un de ces textes, le décret-loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, imposait, notamment en son article 4 § 1 g), aux organismes dépendant d’un ministère de licencier leurs employés considérés comme appartenant, affiliés ou liés (« üyeliǧi, mensubiyeti, iltisakı veya irtibatı ») à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État (entités toutes désignées ci-après par l’expression « structures illégales »).

13. Le Gouvernement précise que le décret-loi no 667 a instauré une procédure spéciale propre à la situation d’état d’urgence pour le licenciement des personnes travaillant dans les institutions publiques et présentant cependant un rapport d’affiliation, des liens ou des relations avec des structures illégales. D’après lui, l’objectif principal de la mesure en question était de défendre les institutions publiques de l’influence de ces structures et d’empêcher ces dernières de se servir des moyens et des installations publics. L’objectif de cette procédure aurait été de lutter efficacement contre le terrorisme et de sauvegarder les principes démocratiques.

C. La résiliation du contrat de travail du requérant

14. Le 26 juillet 2016, le comité directeur de l’agence d’Ankara se réunit afin d’évaluer la situation de ses employés. À l’issue de la réunion, il fut décidé de résilier les contrats de travail de six personnes, dont le requérant, en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667, compte tenu de leur appartenance à des structures menaçant la sécurité nationale ou de leur rapport d’affiliation, liens ou relations avec de telles structures.

15. Le 12 août 2016, le requérant se vit notifier la décision concernant la résiliation de son contrat de travail. Il y était simplement indiqué que celui‑ci avait été résilié en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667.

16. Le Gouvernement produit devant la Cour la déclaration de cessation d’emploi du requérant établie par l’agence d’Ankara et adressée à la sécurité sociale. Il en ressort que, dans la case consacrée au motif de la cessation d’emploi, figurait le code « 22 », qui, d’après le Gouvernement, signifie que le requérant avait été licencié pour d’« autres raisons ». Le Gouvernement précise que, dans le document relatif à une cessation d’emploi, les motifs de cessation d’emploi du travailleur concerné sont indiqués au moyen du choix de l’un des trente-six codes disponibles. Il ajoute ainsi, à titre d’exemple, que le code « 29 » correspond à la « cessation d’emploi par l’employeur en raison de la conduite de l’employé incompatible avec les règles de moralité et de bonne volonté ».

D. L’action du requérant en vue de sa réintégration dans ses fonctions

17. Le 14 août 2016, le requérant saisit le tribunal du travail d’Ankara (« le tribunal du travail ») d’un recours tendant à l’annulation de la décision de résiliation de son contrat. Devant cette juridiction, il soutenait notamment que son licenciement n’était fondé sur aucun motif valable et qu’il était donc abusif et entaché de nullité. Par ailleurs, il arguait que son employeur n’avait pas respecté la procédure de licenciement prévue à l’article 19 du code du travail et à l’article 435 du code des obligations. Il exposait notamment que, d’après les dispositions susmentionnées, son employeur aurait dû lui donner un avis de résiliation par écrit, en indiquant le motif du licenciement en des termes clairs et précis. Enfin, il réclamait le paiement d’une indemnité d’un montant correspondant à quatre mois de salaire.

18. Le 1er septembre 2016, le tribunal du travail avait décidé de procéder à la complétion du dossier. Il avait ainsi notamment demandé les documents relatifs au contrat de travail du requérant et les éléments afférents à la résiliation dudit contrat (entre autres, l’avis de résiliation du contrat et les éventuelles observations en défense de l’intéressé).

19. Le 4 octobre 2016, le requérant adressa une lettre à l’agence d’Ankara lui demandant de lui communiquer le motif de résiliation de son contrat de travail.

20. Le 5 octobre 2016, le requérant présenta un mémoire supplémentaire devant le tribunal du travail. Il y réitérait ses arguments quant à l’absence de notification valable de sa cessation d’emploi. En outre, il contestait la légalité de la résiliation de son contrat de travail et soutenait avoir été licencié sans aucun motif valable. S’agissant de la disposition invoquée pour justifier son licenciement, à savoir l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667, il réfutait catégoriquement avoir de quelconques liens avec le FETÖ/PDY (« Organisation terroriste Fethullahiste/Structure d’État parallèle »), considérée par les autorités turques comme étant une organisation terroriste armée et comme ayant prémédité la tentative de coup d’État, qu’il qualifiait d’organisation terroriste. Il soutenait également que son employeur avait intentionnellement contourné les dispositions légales applicables en vue de le priver des garanties procédurales minimales, tel le recueil de ses observations en défense. Il estimait que son licenciement avait emporté violation de son droit à la présomption d’innocence en ce qu’il était intervenu sur la base d’une considération subjective selon laquelle il avait des liens avec ladite organisation terroriste. En particulier, il soutenait que son employeur n’avait pu fournir aucune explication ni aucun critère pour le considérer comme une personne ayant des liens avec une organisation terroriste. À ses dires, le fait que la considération en question était laissée à l’appréciation arbitraire du secrétaire général de l’agence d’Ankara démontrait qu’il avait subi une injustice. Le requérant arguait que, dans ses observations en réponse (dont aucune copie n’a été fournie à la Cour par les parties), l’agence d’Ankara soutenait que, pour parvenir à la considération en question, elle n’avait pas besoin de s’appuyer sur une preuve. Or, d’après lui, une telle approche allait à l’encontre de ses droits constitutionnels. Le requérant indiquait également ce qui suit : il n’avait pas rencontré les membres du comité directeur de l’agence ; par conséquent, le seul administrateur qui pouvait avoir une telle considération était le secrétaire général ; celui-ci devait cependant avoir besoin de certains éléments pour arriver à cette conviction ; or, il n’existait aucun élément – tels la détention d’un compte bancaire auprès de la Banque Asya, l’adhésion à des associations, fondations, syndicats, organismes ou autres affiliés à la structure en question, ou l’abonnement à certaines publications – pouvant justifier la considération en question ; dès lors, en l’absence de tels éléments, le fait de parvenir à une telle considération ne pouvait être qualifié que d’arbitraire et d’entaché d’injustice manifeste. Enfin, le requérant demandait que le secrétaire général de l’agence d’Ankara fût entendu et que les preuves ayant servi de fondement à cette considération fussent recueillies.

21. Par une lettre du 20 octobre 2016, l’agence d’Ankara informa le requérant qu’elle était une personne de droit public, soumise cependant aux règles du droit privé, et que son comité directeur, qui avait décidé de résilier le contrat en question, était compétent pour mettre fin à un contrat de travail.

22. Le 25 octobre 2016, le tribunal du travail tint une audience publique. À cette occasion, il entendit deux témoins cités par le requérant.

Le premier témoin, S.A.E., déclara qu’il ne faisait pas partie des six employés révoqués. Il indiqua en substance ce qui suit : il avait travaillé avec le requérant pendant six ans et n’avait pas constaté d’activités relatives aux motifs de résiliation ; il ne disposait pas d’informations sur les motifs ayant conduit l’employeur à parvenir à la considération en question ; il n’avait pas constaté l’existence de liens entre le requérant et l’organisation terroriste FETÖ/PDY ; et il n’avait pas la conviction que le requérant nourrissait une sympathie à l’égard de ladite structure illégale.

Quant au second témoin, A.A., il déclara ce qui suit : il avait temporairement travaillé avec le requérant pendant un an et demi, avant de retourner dans sa propre division en 2014 ; pendant sa période de collaboration professionnelle avec le requérant, il n’avait pas constaté que celui-ci menait une activité susceptible d’être perçue comme une affiliation à la structure illégale en question ; il ne disposait pas d’informations relatives à la base sur laquelle le comité directeur avait pu parvenir à la considération litigieuse.

23. Par un jugement daté du même jour, le tribunal du travail débouta le requérant de sa demande, au motif que la résiliation du contrat de travail était légale. À cet égard, il considéra que cette mesure avait été décidée par un organe compétent, à savoir le comité directeur de l’agence d’Ankara, en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667, disposition adoptée dans le cadre de l’état d’urgence à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

Les parties pertinentes en l’espèce de ce jugement pouvaient se lire comme suit :

« (…) L’employeur défendeur est une agence (…) créée par la loi no 5449. Il est essentiel que (…) les personnes ayant des liens avec les organisations illégales ne soient pas employées dans les institutions publiques. Il n’est pas contesté que, en vertu de la loi no 5449, le comité directeur de l’agence [défenderesse] est compétent pour résilier le contrat de travail (…). Lors de sa réunion tenue le 26 juillet 2016, le comité directeur, (…), a décidé de résilier le contrat de travail de six personnes, dont le demandeur, en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence (…). Il convient de rejeter le recours, dans la mesure où la résiliation du contrat de travail [doit être considérée comme] une résiliation valable au motif qu’elle a été décidée par le comité directeur de l’agence défenderesse, compétent en matière de résiliation, sur le fondement des dispositions du décret-loi no 667 adopté à la suite de la déclaration de l’état d’urgence après la tentative de coup d’État perpétrée par l’organisation FETÖ/PDY le 15 juillet 2016 (« Davacının hizmet akdi 15/07/2016 tarihinde FETÖ/PDY örgütü tarafından meydana getirilen silahlı darbe kalkışması sonrasında ilan edilen olağanüstü hal kapsamında çıkarılan 667 sayılı KHK hükümlerine dayanılarak ve davalı ajansın feshe yetkili yönetim kurulunca fesh edilmekle, bu şekildeki fesihte KHK’ye göre geçerli bir fesih olmakla davanın reddine karar verilerek (…) »).

Même si le Gouvernement soutient que le tribunal du travail a rejeté l’action de l’intéressé au motif que « la résiliation du contrat de travail du requérant était fondée sur les dispositions relatives à la résiliation pour un motif valable (geçerli neden) prévue à l’article 18 du code du travail [loi no 4857] », la Cour observe qu’il ressort du jugement de ce tribunal que, dans son raisonnement, celui-ci ne s’est pas fondé, même de manière implicite, sur cette disposition de ce code.

24. Le 23 novembre 2016, le requérant interjeta appel devant le tribunal régional d’Ankara (« le tribunal régional »). Réitérant ses thèses présentées devant le tribunal de première instance, il se plaignait, en premier lieu, d’un défaut de motivation du jugement du 25 octobre 2016 prononcé par le tribunal du travail et soutenait, en deuxième lieu, que son licenciement était abusif et entaché de nullité car non fondé selon lui sur un motif valable. En outre, il arguait que son licenciement décidé sur le fondement du décret-loi no 667 était non seulement susceptible de porter préjudice à sa réputation mais aussi arbitraire. À ses yeux, la mesure litigieuse, décidée à raison de la prétendue existence de liens avec une organisation terroriste, avait été prise contre lui malgré l’absence d’une condamnation le visant et elle ne se conciliait donc pas avec le principe de la présomption d’innocence.

25. Le 24 mars 2017, le tribunal régional rejeta l’appel du requérant et confirma le jugement du 25 octobre 2016. Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt du tribunal régional pouvaient se lire comme suit :

« (…) À l’issue de l’examen sur dossier du litige par notre tribunal, il convient de rejeter l’appel puisqu’il ressort des arguments des parties et des documents présentés à l’appui [de ceux-ci] que la résiliation du contrat de travail était fondée sur un motif valable (geçerli neden) [dans la mesure où] le contrat de travail du demandeur a été résilié en application du décret-loi no 667 émis dans le cadre de l’état d’urgence déclaré à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 ; que l’article 4 du décret-loi intitulé « mesures relatives aux fonctionnaires » énonce ce qui suit : ceux qui sont « considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité a établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État » seront exclus de la « fonction publique (…) sur approbation du directeur du service » et ne seront plus employés directement ou indirectement dans la fonction publique (…) ».

26. Le 21 avril 2017, le requérant se pourvut en cassation. Réitérant ses arguments présentés devant les tribunaux de première et deuxième instance, il soutenait, dans son recours, que le contrat de travail avait été résilié arbitrairement sans aucun motif valable à cause d’une considération non fondée du secrétaire général de l’agence d’Ankara. Par ailleurs, il dénonçait un défaut de motivation des décisions de justice rendues à son égard.

27. Par un arrêt du 15 juin 2017, la Cour de cassation confirma l’arrêt du tribunal régional, considérant qu’il était conforme aux règles procédurales et à la loi.

E. Le recours individuel introduit par le requérant

28. Le 21 août 2017, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour contester la mesure de licenciement prise contre lui. Dans son formulaire de recours, il se plaignait tout d’abord d’une violation de son droit à un procès équitable. Sur ce point, il indiquait ce qui suit :

– la résiliation de son contrat de travail, décidée sans aucun motif valable selon lui et sur le fondement du décret-loi no 667, n’était pas compatible avec le principe « pas de peine sans loi » ;

– les actes administratifs adoptés pendant l’état d’urgence devaient disposer de mesures valables pendant la seule période correspondant à l’état d’urgence ; or cela n’était pas le cas en l’occurrence. Le requérant s’exprimait comme suit à ce sujet : « en l’espèce, la situation à laquelle j’ai dû faire face à cause de l’opinion personnelle du secrétaire général [de l’agence d’Ankara] a produit des conséquences dépassant le cadre de l’état d’urgence, et il est question d’un sujet important et vital qui se répercute de manière permanente sur [ma] vie et celle de [ma] famille » (« Bu somut olayda genel sekreterin şahsi kanaatiyle karşı karşıya kaldığım bu durum OHAL’le sınırlı bir işlem ve eylemden öte ömür boyu benim ve ailemin hayatını etkileyen önemli ve hayati bir konudur ») ;

– la mesure en cause portait atteinte à son droit à un procès équitable. À cet égard, le requérant citait les paragraphes 2 (présomption d’innocence) et 3 a) et b) (droits de la défense) de l’article 6 de la Convention. Il soutenait notamment avoir été licencié sans avoir pu présenter ses observations en défense et sans avoir fait l’objet d’une enquête sur les « charges » portées contre lui. En outre, il contestait l’impartialité du juge Y.T., siégeant au tribunal du travail, car, à ses dires, ce magistrat avait déclaré lors de l’audience du 25 octobre 2016 qu’il avait rejeté tous les recours similaires dont il avait eu à connaître. De plus, le requérant affirmait ne pas avoir été informé des « charges » portées contre lui.

Par ailleurs, se référant aux articles 48 (droit au travail) et 70 (droit d’intégrer la fonction publique et interdiction de discrimination dans l’intégration de la fonction publique) de la Constitution, ainsi qu’à l’article 1 § 2 de la Charte sociale européenne, le requérant soutenait qu’il avait fait l’objet d’une interdiction totale et définitive de réintégrer la fonction publique et que son droit au travail avait donc été violé.

Enfin, le requérant exposait avoir subi une discrimination négative dans ses recherches d’un nouvel emploi à raison de son licenciement décidé à la suite de la tentative de coup d’État. Il plaidait que non seulement son droit au travail avait été violé, mais aussi son droit à la vie, ainsi que celui de sa famille, et se plaignait en particulier d’avoir subi une atteinte à ses droits. Il précisait à ce sujet qu’il avait été étiqueté en tant que « traître » et « terroriste » et que cette situation rendait impossible pour lui la poursuite de la vie en société.

29. Par une décision du 10 mai 2018 (no 2017/32309), la Cour constitutionnelle rejeta ce recours individuel. Tout d’abord, elle requalifia les griefs du requérant pour les examiner sous l’angle du droit à un procès équitable et du droit au travail. Ensuite, elle les déclara irrecevables, ceux tirés du droit à un procès équitable pour défaut manifeste de fondement et ceux concernant le droit au travail pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Constitution.

La décision de la Cour constitutionnelle pouvait se lire comme suit :

« Le recours porte sur une allégation selon laquelle le droit à un procès équitable et le droit au travail ont été violés.

Griefs concernant le défaut [allégué] de motivation et le droit de disposer des facilités et du temps nécessaires pour la préparation de sa défense dans le cadre du droit à un procès équitable

Le recours a été examiné dans le cadre de la compétence de la Cour constitutionnelle et à la lumière des informations et des documents présentés. Il [y a lieu] de conclure qu’il est manifeste qu’aucune violation de ces droits n’a pu être constatée, si l’on examine la procédure dans son ensemble.

Grief relatif au droit à une procédure conforme au principe d’équité (hakkaniyete uygun yargılanma) dans le cadre du droit à un procès équitable

Les allégations présentées dans le recours concernent l’appréciation des preuves par les tribunaux et l’interprétation des règles de droit ; dans la mesure où une erreur manifeste d’appréciation (bariz takdir hatası) ou un élément constituant un arbitraire manifeste (açık keyfilik oluşturan bir husus) n’ont pas pu être établis, les allégations étaient des griefs de type « voie de recours » (kanun yolu şikayeti [correspondant globalement à des griefs dits de « quatrième instance »]).

Grief relatif au droit au travail

En vertu de l’article 45 § 1 de la loi no 6216 établissant la Cour constitutionnelle et ses règles de procédure, pour qu’un recours individuel puisse être examiné, il faut que le droit [invoqué] (…) soit protégé par la Constitution et garanti par la Convention européenne des droits de l’homme et les Protocoles que la Turquie a ratifiés.

Il s’ensuit que le droit invoqué dans le recours individuel ne rentre pas dans le domaine de protection défini par la Constitution et la Convention (…).

À la lumière de ce qui précède, il est décidé de rejeter les griefs relatifs à un procès équitable pour défaut manifeste de fondement (…) [et] les griefs relatifs au droit au travail pour incompatibilité ratione materiae (…) »

F. L’enquête pénale

30. Le 30 juillet 2016, le parquet général d’Ankara engagea une enquête pénale contre 95 personnes, dont le requérant, pour appartenance à une organisation terroriste armée.

31. Le 5 septembre 2018, le parquet général d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard du requérant et des 94 autres personnes visées par l’enquête au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves justifiant les soupçons requis pour intenter une procédure pénale. Pour ce faire, il releva, entre autres, que les intéressés n’étaient ni utilisateurs de l’application de messagerie ByLock ni membres ou dirigeants d’associations ou de sociétés soupçonnées de soutenir l’organisation criminelle en question et qu’ils ne disposaient pas de comptes bancaires à la banque Bank Asya.

LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution turque

32. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque, telles qu’elles étaient en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 15

« En cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties dont la Constitution les assortit peuvent être arrêtées, dans la mesure requise par la situation et à condition de ne pas violer les obligations découlant du droit international.

Même dans les cas énumérés à l’alinéa premier, il ne peut être porté atteinte ni au droit de l’individu à la vie, sous réserve des décès qui résultent d’actes conformes au droit de la guerre, ni au droit à l’intégrité physique et spirituelle, ni à la liberté de religion, de conscience et de pensée ou à la règle qui interdit qu’une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci, ni aux règles de la non-rétroactivité des peines et de la présomption d’innocence de l’accusé jusqu’à sa condamnation définitive. »

Article 120 : Déclaration d’état d’urgence en raison d’actes de violence généralisés et de grave détérioration de l’ordre public

« En cas d’apparition d’indices sérieux d’extension d’actions violentes visant à renverser l’ordre démocratique libre instauré par la Constitution ou à supprimer les droits et libertés fondamentaux ou en cas de perturbation sérieuse de l’ordre public en raison d’actes de violence, le Conseil des ministres réuni sous la présidence du président de la République peut, après avoir consulté le Conseil de sécurité nationale, proclamer l’état d’urgence dans une ou plusieurs régions du pays ou sur l’ensemble du territoire, pour une durée ne dépassant pas six mois. »

Article 121 : Règles relatives à l’état d’urgence

« Lorsque la décision de proclamer l’état d’urgence est adoptée conformément aux articles 119 et 120 de la Constitution, elle est publiée au Journal officiel et soumise à l’approbation de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Si la Grande Assemblée nationale de Turquie est en vacances, elle est convoquée immédiatement. L’Assemblée peut modifier la durée de l’état d’urgence, la proroger à la demande du Conseil des ministres pour des périodes ne dépassant pas quatre mois, et elle peut lever l’état d’urgence.

La loi relative à l’état d’urgence réglemente les obligations en espèces, en nature ou en travail qui peuvent être imposées aux citoyens du fait de la proclamation de l’état d’urgence en application de l’article 119, et réglemente séparément pour chacun des deux types d’état d’urgence les modalités de limitation ou de suspension des droits et libertés fondamentaux, conformément aux principes énoncés à l’article 15 de la Constitution, le mode et les moyens de mise en place des mesures requises par la situation, la nature des attributions conférées aux agents des services publics, la nature des changements à apporter au statut [de ces agents] et les procédures d’administration extraordinaire.

Pendant toute la durée de l’état d’urgence, le Conseil des ministres réuni sous la présidence du président de la République peut édicter des décrets-lois dans les matières rendues nécessaires par l’état d’urgence. Ces décrets-lois sont publiés au Journal officiel et soumis le jour même à l’approbation de la Grande Assemblée nationale de Turquie ; les délais et procédures d’approbation par l’Assemblée sont déterminés par son règlement intérieur. »

B. Le décret-loi d’état d’urgence no 667 (loi no 6749)

33. Les parties pertinentes en l’espèce du décret-loi d’état d’urgence no 667, entré en vigueur le 23 juillet 2016, se lisent comme suit :

Article 4

1) Ceux qui sont considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité a établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État (« Terör örgütlerine veya Milli Güvenlik Kurulunca Devletin milli güvenliğine karşı faaliyette bulunduğuna karar verilen yapı, oluşum veya gruplara üyeliği, mensubiyeti veya iltisakı yahut bunlarla irtibatı olduğu değerlendirilen ») :

(…)

g) le personnel de tout cadre, position ou statut (y compris les travailleurs) employé dans les institutions qui sont affiliées, associées ou liées à un ministère est révoqué de la fonction publique sur proposition du chef d’unité et sur approbation du directeur du service du recrutement (« Bir bakanlığa bağlı, ilgili veya ilişkili diğer kurumlarda her türlü kadro, pozisyon ve statüde (işçi dahil) istihdam edilen personel, birim amirinin teklifi üzerine atamaya yetkili amirin onayıyla kamu görevinden çıkarılır. »)

(…)

2) Les personnes révoquées de leurs fonctions en application du premier paragraphe ne sont plus recrutées dans la fonction publique et ne peuvent plus se voir attribuer directement ou indirectement de telles fonctions (…). » (« Birinci fıkra uyarınca görevine son verilenler bir daha kamu hizmetinde istihdam edilemez, doğrudan veya dolaylı olarak görevlendirilemezler; (…) »)

Par la loi no 6749 adoptée le 18 octobre 2016 et publiée au Journal officiel le 29 octobre 2016, le décret-loi no 667 a été approuvé par l’Assemblée nationale et est ainsi devenu une loi.

C. Le régime juridique des contrats de travail et le code du travail

1. Le régime juridique des contrats de travail

34. Le statut juridique des contrats de travail des employés est régi par le code du travail (loi no 4857 du 22 mai 2003). Les dispositions de la loi sur les fonctionnaires (loi no 657) sont inapplicables aux employés, même si ceux-ci travaillent dans une institution publique.

35. Le code du travail prévoit principalement deux types de résiliation du contrat de travail par l’employeur : la résiliation pour un motif valable (geçerli nedenle fesih) et la résiliation pour un motif juste (haklı nedenle fesih).

La résiliation pour un motif valable, couramment appelée « résiliation valable » (geçerli fesih), est régie par les articles 17-21 du code du travail. Elle est soumise à certaines exigences de forme : émission d’un avis de résiliation revêtant la forme écrite et indiquant le motif du licenciement en des termes clairs et précis ; recueil des observations de l’employé concerné sur le motif indiqué (article 19 §§ 1 et 2 de la loi précitée). Par ailleurs, en cas de résiliation valable, l’employeur est tenu de verser à l’employé une indemnité de départ et d’ancienneté (kıdem ve ihbar tazminatı).

La résiliation pour un motif juste, couramment appelée « résiliation juste » (haklı fesih), est régie par l’article 25 de la loi précitée. Alors que le recours à la révocation pour un motif valable n’est pas possible en l’absence du recueil des observations en défense de l’employé, l’exercice par l’employeur du droit de résiliation conformément aux conditions énoncées au sous-paragraphe II de l’article 25 n’est pas soumis à cette obligation (article 19 § 2 de la loi précitée). Pour expliquer les différences entre les deux types de résiliation, le Gouvernement s’est référé à un arrêt de principe adopté par l’assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation le 12 avril 2017 (E.2014/7-2461, K.2017/719). Les parties pertinentes en l’espèce de cet arrêt peuvent se lire comme suit :

« (…) La résiliation pour un motif juste et la résiliation pour un motif valable sont régies séparément dans la loi no 4857 et les motifs des deux types de résiliation sont différents (…). Le motif valable est énoncé à l’article 18 de la loi no 4857 et, bien qu’il ne soit pas aussi grave qu’un motif juste, un motif valable découle du comportement du salarié, du manque de compétence ou des exigences de l’entreprise. Contrairement à la résiliation pour un motif valable, la résiliation pour un motif juste est énoncée séparément en ce qui concerne le salarié et l’employeur : l’article 24 de la loi no 4857 réglemente le droit du salarié de résilier immédiatement [le contrat] pour un motif juste, tandis que l’article 25 de la même loi réglemente le droit de l’employeur de résilier immédiatement le contrat de travail pour un motif juste. Contrairement à [ce qui préside à] la résiliation valable, les cas ouvrant droit à la résiliation pour un motif juste sont énumérés individuellement dans les dispositions susmentionnées. Par ailleurs, bien que l’employeur n’ait aucune obligation de verser une indemnité de départ et d’ancienneté en cas de cessation d’emploi pour un motif juste, le salarié a droit à une indemnité de départ et d’ancienneté en cas de cessation d’emploi pour un motif valable ».

36. D’après le Gouvernement, l’action en vue de la réintégration dans les fonctions est une action déclaratoire (tespit davası) qui permet d’établir le régime de résiliation (motif valable ou juste). Ainsi, dans la pratique, les montants pouvant être perçus au titre de l’indemnité de départ et d’ancienneté pourraient être réclamés par le biais d’une action distincte devant le tribunal du travail.

2. Le code du travail

37. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code du travail peuvent se lire comme suit :

Article 1 : Objectif et portée

« L’objectif de la [présente] loi est de réglementer les droits et obligations en matière de conditions de travail et d’environnement de travail des employeurs et des employés recrutés sur la base d’un contrat de travail.

La [présente] loi s’applique à toutes les entreprises, sous réserve des exceptions énoncées à l’article 4, aux représentants des employeurs (…) et aux employés de ces entreprises, quels que soient leurs domaines d’activité. »

Article 17 : Résiliation avec délai

« La situation est notifiée à l’autre partie avant la résiliation des contrats de travail à durée indéterminée.

Les contrats de travail sont considérés comme résiliés ;

(…)

d. huit semaines après la notification à l’autre partie pour les employés qui ont travaillé plus de trois ans.

Ces [préavis] sont des délais minimaux et peuvent être prolongés par le biais de contrats.

(…) »

Article 18 : Résiliation pour un motif valable (Feshin geçerli sebebe dayandırılması)

« Tout employeur qui met fin à un contrat de travail à durée indéterminée concernant un contrat de services de six mois d’ancienneté au moins dans une entreprise de trente employés ou plus doit fonder la cessation d’emploi sur un motif valable résultant de la compétence ou du comportement de l’employé [concerné] ou des exigences de l’entreprise ou du travail (…)

(…) ».

Article 19 : Procédure de résiliation du contrat

« L’employeur donne un avis de résiliation par écrit et indique le motif du licenciement en des termes clairs et précis.

Le contrat de travail à durée indéterminée d’un employé ne peut être résilié pour des raisons relatives au comportement ou au rendement de [ce dernier] sans le recueil des observations en défense de [l’intéressé] concernant les allégations portées contre lui. Toutefois, le droit de résiliation de l’employeur conformément aux conditions énoncées au sous-paragraphe II de l’article 25 est réservé. »

Article 20 : Objection contre l’avis de résiliation et procédure [y afférente]

« Tout employé dont le contrat de travail est résilié peut intenter une action devant le tribunal du travail dans un délai d’un mois après la signification de l’avis de résiliation, [en arguant] qu’aucun motif n’est fourni dans l’avis de cessation d’emploi ou que le motif fourni n’est pas valable. (…)

L’employeur est tenu de prouver que la résiliation est fondée sur un motif valable. Si l’employé soutient que la résiliation est fondée sur un autre motif, il est tenu d’étayer sa thèse par des preuves. »

Article 21 : Conséquences de la résiliation pour un motif non valable

« Lorsque la résiliation est déclarée invalide par un tribunal ou un arbitre spécial au motif que l’employeur n’a fourni aucun motif valable ou que le motif fourni par l’employeur n’est pas valable, l’employeur doit réintégrer l’employé dans son emploi dans un délai d’un mois. S’[il] ne réintègre pas l’employé à son poste dans un délai d’un mois à la demande de [ce dernier], l’employeur est tenu de verser une indemnité à [l’intéressé] d’un montant égal à quatre mois de salaire au moins et huit mois de salaire au plus.

Tout en prononçant l’invalidité de la résiliation, le tribunal ou l’arbitre spécial détermine également le montant de l’indemnité à verser à l’employé dans le cas où celui-ci n’est pas réintégré dans son emploi.

(…). »

Article 25 : Droit de l’employeur de procéder à la résiliation immédiate pour un motif juste (haklı nedenle)

« Dans les cas [exposés] ci-dessous, l’employeur peut résilier un contrat de travail à durée indéterminée ou déterminée avant la fin du contrat ou sans [respecter] le délai de préavis.

I. Motifs de santé

(…)

II. Situations incompatibles avec les règles morales et la bonne volonté ou autres situations similaires :

a) Si, lorsque le contrat de travail a été conclu, l’employé a induit l’employeur en erreur en déclarant qu’il satisfaisait aux qualités et aux conditions qui constituent un point essentiel du contrat, ou en fournissant de fausses informations ou en faisant de fausses déclarations ;

(…)

e) Si l’employé se livre à une conduite incompatible avec l’honnêteté et la loyauté, comme l’abus de confiance envers l’employeur, le vol et la divulgation des secrets commerciaux de l’employeur ;

(…) »

D. Réouverture de la procédure

38. L’article 375 § 1 i) du code de procédure civile est libellé comme suit :

“1) La réouverture de la procédure peut être sollicitée pour les motifs suivants :

(…)

(i) Lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt définitif constatant que la décision [interne définitive] a été prise en violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels (…)”.

E. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

39. Le Gouvernement s’est référé à une décision de la Cour constitutionnelle adoptée le 25 décembre 2018 (Mehmet Akif Günder, no 2018/4268). L’affaire à l’origine de cette décision portait sur la résiliation du contrat de travail d’un chercheur employé à l’Institut de recherches scientifiques et techniques de Turquie (« le TÜBİTAK ») prononcée en application de l’article 25 du code du travail. Dans sa décision, la haute juridiction constitutionnelle a déclaré irrecevable le recours formé devant elle pour défaut manifeste de fondement.

Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision peuvent se lire comme suit :

« 24. La résiliation du contrat de travail par l’employeur à raison de la perte ou de la détérioration grave de la confiance nécessaire à la poursuite de la relation de travail avec son employé est, dans la pratique, appelée « résiliation pour soupçon raisonnable » (makul şüphe feshi). En l’espèce, dans son jugement du 2 février 2017, le tribunal de première instance a examiné les arguments avancés par le recourant sur la nécessité de prouver objectivement l’existence de circonstances liées à la situation en cause incompatibles avec les règles morales et la bonne volonté ou d’autres circonstances similaires énumérées de manière exhaustive au sous-paragraphe II de l’article 25 de la loi no 4857. Dans le jugement en question, le tribunal de première instance a fait remarquer que, même si, selon la jurisprudence précédente, l’employeur était tenu de se fonder sur certains faits et indications objectifs pour que la résiliation soit valable, une approche plus souple devait être adoptée dans les circonstances de l’affaire en cause. Il a été constaté que la Turquie traversait des circonstances exceptionnelles et extraordinaires à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 perpétré par le FETÖ/PDY. Le tribunal de première instance a ainsi conclu que les projets développés par le TÜBİTAK étaient liés à la sécurité nationale et qu’[il s’agissait] également [d’activités] militaires confidentielles [par essence] et que, étant donné sa nature, on ne pouvait s’attendre à ce que l’institut continuât à travailler avec des personnes qu’il jugeait susceptibles de susciter une [certaine] vulnérabilité pour la sécurité. Le tribunal de première instance a [débouté l’intéressé] et a conclu que les conditions d’une résiliation valable (geçerli fesih) étaient matérialisées. [Pour ce faire, il a tenu compte de l’importance de l’institut en question et de la fonction de chercheur] (…)

25. Il appartient aux tribunaux appelés à statuer sur l’affaire (derece mahkemeleri) d’interpréter le droit. En l’espèce, en ce qui concerne les litiges relatifs au droit du travail, il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle d’examiner la question de savoir si l’interprétation et l’évaluation des tribunaux d’instance aux fins de la détermination des motifs de résiliation pouvant être admis comme justes et valables étaient conformes à la législation pertinente. À cet égard, les allégations présentées par le recourant concernent l’appréciation des preuves par les tribunaux et l’interprétation des règles de droit ; dans la mesure où une erreur manifeste d’appréciation (bariz takdir hatası) ou un élément constituant un arbitraire manifeste (açık keyfilik oluşturan bir husus) n’ont pas pu être établis, les allégations étaient des griefs de type « voie de recours » (kanun yolu şikayeti).

26. À la lumière de ce qui précède, il convient de rejeter le recours pour défaut manifeste de fondement sans procéder à un examen des autres critères de recevabilité. Pour les raisons exposées ci-dessus, cette partie de la demande doit être déclarée irrecevable.

(…) »

40. Le 25 septembre 2020, le Gouvernement a produit trois arrêts de la Cour constitutionnelle adoptés le 2 juillet 2020 : Emin Arda Büyük, no 2017/28079 ; Berrin Baran Eker, no 2018/23568 et C.A.(3), no 2018/10286.

L’affaire à l’origine des arrêts Emin Arda Büyük et Berrin Baran Eker portait sur la résiliation des contrats de travail d’un secrétaire médical (E.A. Büyük) de l’université d’Adnan Menderes et d’une employée (B.B. Eker) de la municipalité de Kayapınar à Diyarbakır. La résiliation des contrats de travail était fondée sur la considération des employeurs selon laquelle les recourants entretenaient des liens avec une structure illégale, au sens de l’article 4 du décret-loi no 667. Dans ses arrêts précités, la Cour constitutionnelle a conclu à la violation du droit à un tribunal au motif que les tribunaux appelés à statuer sur l’affaire n’avaient pas examiné notamment la question de savoir si le licenciement était fondé sur un motif valable. Pour se prononcer ainsi, la Cour constitutionnelle a reconnu que le fait d’entretenir un lien avec des structures illégales constituait un motif valable de licenciement, au sens de l’article 4 du décret-loi no 667. Cependant, elle a considéré que les faits indiqués comme un motif valable de licenciement auraient dû être soigneusement examinés par les tribunaux internes lors de la procédure judiciaire. Relevant que lesdits tribunaux n’avaient pas examiné la question de savoir si les conditions d’une résiliation valable étaient matérialisées, la Cour constitutionnelle a conclu que le droit des recourants à un tribunal avait été enfreint.

Quant à l’affaire à l’origine de l’arrêt C.A.(3), elle concernait également la résiliation du contrat de travail d’un employé d’une municipalité, prononcée à l’issue d’une procédure disciplinaire, en application de l’article 25 II du code du travail (« résiliation pour soupçon »). Les tribunaux appelés à statuer sur l’affaire avaient rejeté les recours intentés par le recourant en se fondant sur certains éléments factuels (en particulier, sur le fait que l’intéressé était l’un des dirigeants d’une association dissoute par un décret‑loi d’état d’urgence). Par ailleurs, ultérieurement, le recourant avait été condamné au pénal pour appartenance à une organisation terroriste.

Dans son arrêt précité, la Cour constitutionnelle a considéré que, même si le licenciement du recourant avait constitué une ingérence dans le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, cette ingérence était justifiée et nécessaire dans une société démocratique. Pour ce faire, elle a observé que le soupçon en question était fondé sur des faits concrets et que la mesure de résiliation du contrat de travail avait été jugée nécessaire par les juridictions compétentes après un examen individualisé de la situation du recourant. Par ailleurs, elle a relevé que les décisions judiciaires rendues en l’affaire contenaient un raisonnement pertinent et suffisant de nature à emporter la conviction que l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux. En outre, notant que le recourant n’était soumis à aucune restriction l’empêchant de postuler à un emploi dans le secteur privé, elle a conclu que l’ingérence était proportionnée.

F. La jurisprudence de la Cour de cassation

41. En droit turc, la notion de « résiliation pour soupçon » est l’un des moyens extraordinaires auxquels l’employeur peut avoir recours pour mettre fin à un contrat de travail. Cette notion, qui est venue consacrer un motif de résiliation, a été développée par la Cour de cassation sur le fondement de l’article 25 II e) du code du travail. La « résiliation pour soupçon » se définit ainsi comme la résiliation d’un contrat de travail par l’employeur à raison de la perte ou de la détérioration grave de la confiance nécessaire à la poursuite de la relation de travail entre l’employeur et l’employé. Par ailleurs, selon la Cour de cassation, l’existence d’un soupçon doit être basée sur des faits et des incidents objectifs susceptibles de détruire la confiance nécessaire à la poursuite du contrat de travail et l’employeur doit s’efforcer de clarifier les circonstances liées à la situation en cause.

42. Le Gouvernement a produit plusieurs arrêts de la Cour de cassation adoptés après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 sur la notion de « résiliation pour soupçon ».

1. L’arrêt de la 9e chambre civile de la Cour de cassation du 19 novembre 2018 (E.2018/8567, K.2018/13419)

43. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt rendu le 19 novembre 2018 par la 9e chambre civile de la Cour de cassation concernait la résiliation, le 17 octobre 2016, d’un contrat de travail en application de l’article 18 du code du travail. En première instance, le tribunal du travail s’était déclaré incompétent pour examiner l’action en annulation de la résiliation en application de l’article 16 du décret-loi d’état d’urgence no 675. Par la suite, le tribunal régional avait infirmé le jugement de première instance et décidé d’annuler la résiliation en question pour absence de motif de résiliation. Pour ce faire, il avait notamment précisé que, dans l’avis de résiliation, il n’était pas précisé que la résiliation était fondée sur le décret-loi d’état d’urgence. L’affaire avait alors été portée devant la Cour de cassation.

À l’issue de son examen, cette haute juridiction a décidé d’infirmer l’arrêt du tribunal régional, considérant que la mesure litigieuse était une « résiliation pour soupçon » fondée sur le code du travail.

Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt de la Cour de cassation peuvent se lire comme suit :

« Selon le contenu du dossier, le 17 octobre 2016, le contrat du recourant a été résilié pour le motif suivant : « il a été décidé de résilier [le contrat] sur le fondement de l’article 18 de la loi no 4857 ». Toutefois, dans ses observations en réponse, l’avocat de l’employeur a déclaré que le contrat avait été résilié dans le cadre des décrets-lois et des décisions de la commission pris dans le contexte de l’état d’urgence. Selon les arguments de la défense de l’employeur, il existait suffisamment de preuves sur les relations, les liens ou le rapport d’affiliation du demandeur avec [l’organisation terroriste] FETÖ/PDY et [ces preuves] justifiaient la résiliation dudit contrat par l’employeur sur la base de soupçons. On ne pouvait s’attendre à ce que l’employeur en question continuât à employer un travailleur soupçonné d’avoir des relations, des liens ou des contacts avec le FETÖ/PDY. Il convient également de reconnaître que le maintien du contrat était devenu insupportable, qu’il aurait été contraire aux principes de bonne foi de s’attendre à ce que l’employeur en question maintînt le contrat de travail alors que l’employé [faisait l’objet] de tels soupçons et que, pour cette raison, l’employeur avait le droit de mettre fin au contrat de travail. Il [y a donc lieu] de rejeter l’action, dans la mesure où la résiliation a satisfait aux conditions de résiliation pour soupçon et où elle était fondée sur un motif valable. »

2. L’arrêt de la 9e chambre civile de la Cour de cassation du 5 novembre 2018 (E.2018/8846, K.2018/19530)

44. L’affaire à l’origine de l’arrêt adopté le 5 novembre 2018 par la 9e chambre civile de la Cour de cassation concernait la résiliation, le 29 juillet 2016, d’un contrat de travail en application du décret-loi d’état d’urgence no 667. En première instance, le tribunal du travail s’était déclaré incompétent pour examiner l’action en annulation de la résiliation en application de l’article 16 du décret-loi d’état d’urgence no 675. Par la suite, le tribunal régional avait infirmé le jugement de première instance et décidé d’annuler la résiliation en question pour non-conformité aux dispositions du code du travail. L’affaire avait alors été portée devant la Cour de cassation.

À l’issue de son examen, cette haute juridiction a décidé d’infirmer l’arrêt du tribunal régional, considérant que la mesure litigieuse était une « résiliation pour soupçon » fondée sur le code du travail.

Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt de cette haute juridiction peuvent se lire comme suit :

« (…) Même si les poursuites pénales engagées contre le demandeur ont donné lieu à une ordonnance de non-lieu, selon les arguments de la défense [de l’employeur], il existait suffisamment de preuves sur les relations, les liens ou le rapport d’affiliation du demandeur avec [l’organisation terroriste] FETÖ/PDY et [ces preuves] justifiaient la résiliation du contrat en question par l’employeur sur la base de soupçons. On ne pouvait s’attendre à ce que l’employeur en question continuât à employer un travailleur soupçonné d’avoir des relations, des liens ou des contacts avec le FETÖ/PDY. Il convient également de reconnaître que le maintien du contrat était devenu insupportable, qu’il aurait été contraire aux principes de bonne foi de s’attendre à ce que l’employeur en question maintînt le contrat de travail alors que l’employé [faisait l’objet] de tels soupçons et que, pour cette raison, l’employeur avait le droit de mettre fin au contrat de travail. Il [y a donc lieu] de rejeter l’action, dans la mesure où la résiliation a satisfait aux conditions de résiliation pour soupçon et où elle était fondée sur un motif valable. »

3. L’arrêt de la 22e chambre civile de la Cour de cassation du 5 mars 2018 (E.2018/1204, K.2018/5780)

45. L’affaire à l’origine de l’arrêt prononcé le 5 mars 2018 par la 22e chambre civile de la Cour de cassation concernait la résiliation, le 27 septembre 2016, du contrat de travail d’un employé engagé par une société de distribution d’électricité en application de l’article 4 § 1 e) et f) du décret-loi d’état d’urgence no 667, décidée après le paiement de l’indemnité de départ et d’ancienneté. En première instance, le tribunal du travail s’était déclaré incompétent pour examiner l’action en annulation de la résiliation en application de l’article 16 du décret-loi d’état d’urgence no 675. Par la suite, le tribunal régional avait infirmé le jugement de première instance et décidé d’annuler la résiliation en question pour non‑conformité aux dispositions du code du travail. L’affaire avait alors été portée devant la Cour de cassation.

À l’issue de son examen, cette haute juridiction a décidé d’infirmer l’arrêt du tribunal régional, considérant que la mesure litigieuse était une « résiliation pour soupçon » fondée sur le code du travail.

Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt de la Cour de cassation peuvent se lire comme suit :

« Selon le contenu du dossier, la présente affaire concerne la résiliation pour soupçon. Dans ce type de résiliation, les soupçons de l’employeur à l’égard de son employé entraînent la détérioration de la confiance entre l’employeur et l’employé. Le soupçon qui détériore la relation de confiance est un soupçon lié à la personnalité de l’employé, dont la compatibilité avec l’emploi nécessaire à la poursuite du contrat de travail [a disparu] en raison d’un soupçon insupportable pour l’employeur. Le soupçon est justifié par des faits sérieux, importants et concrets rendant l’employé non compatible avec le travail, qui ne peut être exécuté sans le lien de confiance ; par conséquent, la résiliation pour soupçon est une forme de résiliation qui est liée à la capacité de l’employé.

Même si le comportement de l’employé qui constitue le motif de résiliation n’a pas pu être prouvé de façon concluante, il convient d’admettre que, tel qu’il ressort des déclarations des témoins, l’existence d’un soupçon est avérée de sorte que la relation de travail ne peut plus être maintenue pour l’employeur. Par conséquent, il n’est pas établi que la résiliation du contrat de travail était fondée sur un motif juste (haklı neden), mais il convient d’admettre qu’elle était fondée sur un motif valable (geçerli neden) (…) »

II. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. L’Avis sur les décrets-lois d’urgence nos 667 à 676 adopté par la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe (Commission de Venise)

46. Le 12 décembre 2016, la Commission de Venise a rendu public son avis adopté lors de sa 109e session plénière (9-10 décembre 2016), portant sur les décrets-lois nos 667 à 676 édictés dans le cadre de l’état d’urgence (Avis sur les décrets-lois d’urgence nos 667 à 676, adopté à la suite du coup d’État avorté du 15 juillet 2016 (CDL-AD(2016)037)).

47. Dans son avis, après avoir décrit le contexte factuel relatif à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la Commission de Venise a procédé à une analyse des raisons d’être des décrets-lois d’état d’urgence en question. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis peuvent se lire comme suit :

« 67. (…) Les révocations de fonctionnaires concerneraient des personnes « considérées comme étant membres ou entretenant une relation ou un contact avec des organisations terroristes ou bien des structures/entités ou groupes considérés par le Conseil national de sécurité comme se livrant à des activités contraires à la sécurité nationale de l’État ». Cette formulation générale démontre que les mesures d’urgence peuvent être appliquées à toutes les organisations représentant une menace pour la sécurité nationale et non pas uniquement au réseau guleniste.

68. Il ne fait aucun doute que l’État est non seulement autorisé, mais astreint à prendre des mesures énergiques contre toutes les organisations terroristes – quelles que soient par ailleurs leur plate-forme politique, leur affiliation religieuse ou leur composition ethnique – tant que lesdites mesures sont compatibles avec les obligations résultant du droit interne et du droit international (…) »

48. Il ressort également de l’avis susmentionné que « [d]epuis l’adoption des décrets-lois d’urgence, plus de 100 000 fonctionnaires ont été révoqués (…). Nul ne connaît avec certitude la proportion de fonctionnaires révoqués en vertu de décisions prises au niveau inférieur, c’est-à-dire par les organismes administratifs ou judiciaires compétents en vertu du décret-loi no 667, par rapport à ceux dont le nom figurait expressément sur lesdites listes. ».

49. Dans son avis, la Commission de Venise a analysé les objectifs des mesures visant à la révocation des fonctionnaires, des magistrats et des employés de la fonction publique édictées par les décrets-lois d’état d’urgence. Les parties pertinentes à cet égard de cet avis se lisent comme suit :

« 81. (…) Quant aux articles 3 et 4 du décret-loi no 667, ils ordonnent la révocation de juges et d’autres fonctionnaires, laquelle sera prononcée par les organismes judiciaires ou administratifs compétents (…)

84. Compte tenu de la nature de la conspiration ayant organisé le coup d’État du 15 juillet 2016, la Commission de Venise comprend le besoin de procéder à une révocation immédiate des personnes clairement impliquées appartenant à l’appareil d’État. Toute action visant à combattre la conspiration serait vouée à l’échec si une partie des conspirateurs parvenait à rester active au sein de la magistrature assise, du ministère public, de la police, de l’armée, etc.

85. Cependant, il serait possible d’obtenir le même résultat en recourant à des mesures provisoires et non pas permanentes. Le risque d’un nouveau coup d’État pourrait être sensiblement réduit si les Gulenistes supposés étaient suspendus de leurs fonctions au lieu d’être révoqués (…) »

50. Par ailleurs, dans son avis, la Commission de Venise s’est penchée sur les critères utilisés en matière d’appréciation des liens pouvant exister entre des personnes et des structures illégales. En substance, la Commission de Venise a considéré que ces critères, qui devaient permettre d’évaluer les liens d’une personne avec une structure illégale et de déterminer l’instant dans le temps auquel toute personne raisonnable et bien informée aurait dû comprendre que le maintien de sa relation avec une telle structure était clairement inacceptable, devaient être prévisibles. Elle a aussi estimé qu’il incombait aux juridictions nationales d’effectuer un contrôle juridictionnel sur ces critères.

Les parties pertinentes à cet égard de cet avis peuvent se lire comme suit :

« 103. Les critères utilisés pour évaluer les liens d’une personne avec le réseau guleniste n’ont pas été rendus publics, du moins officiellement. Les rapporteurs de la Commission de Venise ont été informés que les révocations sont ordonnées sur la base de l’évaluation d’une série de critères tels que le versement de contributions monétaires à la banque Asya et à d’autres sociétés relevant de « l’État parallèle », l’occupation du poste de dirigeant ou de membre d’un syndicat ou d’une association liée à M. Gülen ou bien l’utilisation de l’application de messagerie ByLock ou d’un autre programme permettant d’envoyer ou de recevoir des messages sous forme cryptée. De plus, une révocation peut se fonder sur un rapport de la police ou du service de renseignement relatif à l’individu concerné, l’analyse de la participation de l’intéressé aux réseaux sociaux, des dons, les sites Web visités voire le fait d’habiter dans un foyer d’étudiants appartenant aux structures de « l’État parallèle » ou l’envoi de ses enfants dans des écoles associées à M. Gülen. Les informations reçues des collègues de travail ou des voisins – et même l’abonnement ininterrompu à des périodiques gulenistes – sont également mentionnées comme faisant partie des nombreux critères servant à ajouter un nom à « une liste de révocations ».

(…)

119. Les motifs de l’engagement de la responsabilité disciplinaire ou l’application d’une autre mesure analogue doivent être prévisibles ; chaque fonctionnaire doit comprendre qu’il est en train de se conduire de manière incompatible avec son statut avant de pouvoir faire l’objet d’une sanction à ce titre. Il est donc important de déterminer l’instant dans le temps auquel toute personne raisonnable et bien informée – qualité dont les fonctionnaires doivent faire preuve – aurait dû comprendre que le maintien de sa relation avec le réseau guleniste était clairement inacceptable.

120. La difficulté manifeste en l’occurrence tient à ce que, selon les autorités turques, le réseau guleniste a longtemps affiché deux visages : il constituait en même temps une organisation secrète recourant à des méthodes discutables pour accroître son influence au sein de l’État et un réseau fédérant des associations ou des projets parfaitement légaux. Les autorités turques semblent partir d’une hypothèse catégorique selon laquelle « l’incarnation licite » du réseau n’a jamais été qu’une façade et que toutes les personnes ayant collaboré ou participé à un moment quelconque à un projet se rattachant à M. Gülen connaissai[en]t les véritables objectifs et méthodes de l’organisation.

(…)

127. Il est important de définir, sur la base de faits objectifs, le moment auquel le réseau guleniste dans son ensemble (ou l’une de ses composantes) serait éventuellement devenu une organisation avec laquelle les fonctionnaires ne peuvent pas entretenir de « lien pertinent » sous peine de manquer à leur obligation de loyauté. De plus, il est important de définir le moment à partir duquel cette évidence aurait dû s’imposer à l’ensemble des fonctionnaires. (…) Les tribunaux turcs, quant à eux, devraient examiner la question de savoir si la position du gouvernement sur ce point est objectivement justifiée.

128. La question suivante porte sur l’étroitesse des liens que le fonctionnaire doit entretenir avec le réseau guleniste ou ses émanations pour pouvoir être révoqué. Les décrets-lois parlent de « relations, liens ou contacts », d’« appartenance, affiliation ou relation », etc. Le caractère imprécis de ces définitions implique que tout type de lien avec le réseau guleniste peut mener à une révocation.

129. Les autorités turques ont fait valoir que l’évaluation de cette « étroitesse » se fonde sur plusieurs éléments factuels dans le cadre d’une analyse au cas par cas. Ainsi, seuls des liens pouvant être assimilés à « une appartenance » peuvent conduire à des poursuites pénales. Les autorités mentionnent l’article 314 du Code pénal qui vise l’appartenance à une organisation criminelle. Selon les autorités, la différence entre le fait d’être membre d’une organisation criminelle et d’entretenir des « liens », « contacts », « relations » etc. avec elle dépend de plusieurs critères – définis par les entités administratives chargées d’appliquer les décrets-lois d’urgence – que les suspects doivent remplir (…)

(…)

130. La Commission de Venise reconnaît que le lien requis pour justifier une suspension (voire une révocation) peut être moins étroit que celui requis pour qualifier une personne de « membre » d’une organisation criminelle. L’« appartenance » exige « un lien organique » avec ladite organisation. La révocation (provisoire ou permanente) d’un fonctionnaire peut être prononcée sur la base d’un lien plus lâche avec celle-ci.

131. Reste que ces liens doivent toujours traduire une pertinence, à savoir qu’ils doivent soulever des doutes objectifs quant à la loyauté du fonctionnaire concerné et ne pas englober les contacts en toute bonne foi, fortuits, etc. La Commission de Venise recommande de modifier la formulation des décrets‑lois en conséquence, de manière à ce qu’une révocation ne puisse être ordonnée que sur la base d’une combinaison d’éléments factuels indiquant clairement que le fonctionnaire a agi d’une manière pouvant objectivement soulever de sérieux doutes quant à sa loyauté à l’ordre juridique démocratique. (…) »

51. S’agissant du processus décisionnel, la Commission de Venise a notamment critiqué l’absence d’un raisonnement individualisé et a attiré l’attention sur l’efficacité du contrôle juridictionnel ex post facto.

« 140. En bref, la Commission de Venise conclut que le processus décisionnel ayant débouché sur la révocation de fonctionnaires était déficient au sens où lesdites révocations n’étaient pas basées sur un raisonnement individualisé, de sorte qu’il rend tout véritable contrôle judiciaire a posteriori des décisions concernées virtuellement impossible (…) »

B. L’Observation générale no 29 sur l’état d’urgence (CCPR/C/21/Rev.1/Add.11) du Comité des droits de l’homme des Nations unies

52. Lors de sa 1950e session, le Comité directeur des droits de l’homme des Nations unies a adopté, le 24 juillet 2001 une observation générale sur l’état d’urgence.

En ses parties pertinentes en l’espèce, ce texte (disponible à l’adresse suivante :https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CCPR%2fC%2f21%2fRev.1%2fAdd.11&Lang=fr) se lit comme suit :

« 1. L’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques revêt une importance primordiale pour le système de protection des droits de l’homme dans le cadre de cet instrument. D’une part, il autorise l’État partie à adopter unilatéralement des mesures dérogeant provisoirement à certaines obligations qui lui incombent en vertu du Pacte. D’autre part, il soumet à la fois ces dérogations elles-mêmes et leurs conséquences matérielles à un régime de garantie bien précis. Le retour à une situation normale, permettant d’assurer de nouveau le plein respect du Pacte, doit être l’objectif primordial de l’État partie qui déroge au Pacte. (…)

2. Les mesures dérogeant aux dispositions du Pacte doivent avoir un caractère exceptionnel et provisoire (…)

(…)

11. (…) Les États parties ne peuvent en aucune circonstance invoquer l’article 4 du Pacte pour justifier des actes attentatoires au droit humanitaire ou aux normes impératives du droit international, par exemple une prise d’otages, des châtiments collectifs, des privations arbitraires de liberté ou l’inobservation de principes fondamentaux garantissant un procès équitable comme la présomption d’innocence.

(…)

14. Le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte exige que soient assurés des recours internes utiles contre toute violation des dispositions du Pacte. Même si cette clause ne fait pas partie des dispositions auxquelles il ne peut être dérogé énumérées au paragraphe 2 de l’article 4, elle constitue une obligation inhérente au Pacte. Même si les États parties peuvent, pendant un état d’urgence, apporter, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des ajustements aux modalités concrètes de fonctionnement de leurs procédures relatives aux recours judiciaires et autres recours, ils doivent se conformer à l’obligation fondamentale de garantir un recours utile qui est prévu au paragraphe 3 de l’article 2.

15. Un élément inhérent à la protection des droits expressément déclarés non susceptibles de dérogation au paragraphe 2 de l’article 4 est qu’ils doivent s’accompagner de garanties de procédure, qui sont souvent judiciaires. Les dispositions du Pacte relatives aux garanties de procédure ne peuvent faire l’objet de mesures qui porteraient atteinte à la protection des droits non susceptibles de dérogation ; ce qui implique que l’article 4 ne peut être invoqué dans le but de déroger aux dispositions non susceptibles de dérogation. (…)

16. Toute garantie relative à la dérogation, consacrée à l’article 4 du Pacte, repose sur les principes de légalité et la primauté du droit, inhérents à l’ensemble du Pacte. Certains éléments du droit à un procès équitable étant expressément garantis par le droit international humanitaire en cas de conflit armé, le Comité ne voit aucune justification à ce qu’il soit dérogé à ces garanties au cours d’autres situations d’urgence. De l’avis du Comité, ces principes et la disposition concernant les recours utiles exigent le respect des garanties judiciaires fondamentales pendant un état d’urgence. Seuls les tribunaux peuvent juger et condamner un individu pour infraction pénale. La présomption d’innocence doit être strictement respectée. Afin de protéger les droits non susceptibles de dérogation, il découle du même principe que le droit d’introduire un recours devant un tribunal, dans le but de permettre au tribunal de statuer sans délai sur la légalité d’une détention, ne peut être affecté par la décision d’un État partie de déroger au Pacte.

(…) »

C. La Charte sociale européenne révisée

53. La Charte sociale européenne révisée (STE no 163), entrée en vigueur à l’égard de la Turquie en 2007, énonce notamment ceci:

Article 24 – Droit à la protection en cas de licenciement

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître :

a. le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ;

b. le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée.

À cette fin les Parties s’engagent à assurer qu’un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement sans motif valable ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial. »

D. L’Organisation Internationale du Travail

54. Les dispositions pertinentes de la Convention sur le licenciement, 1982 (no 158) de l’Organisation Internationale du Travail, entrée en vigueur à l’égard de la Turquie le 4 janvier 1995 (voir aussi Recommandation sur le licenciement, 1982 (no 166)), sont les suivantes :

Article 4

« Un travailleur ne devra pas être licencié sans qu’il existe un motif valable de licenciement lié à l’aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service.

Article 8

1. Un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement injustifiée aura le droit de recourir contre cette mesure devant un organisme impartial tel qu’un tribunal, un tribunal du travail, une commission d’arbitrage ou un arbitre. »

III. L’AVIS DE DÉROGATION DE LA TURQUIE

55. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe l’avis de dérogation suivant (traduction fournie par les autorités turques) :

« Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre public, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (…)

La décision a été publiée au Journal Officiel et approuvée par la Grande Assemblée Nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.

Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures auront cessé de s’appliquer.

(…) »

56. L’avis de dérogation a été retiré le 8 août 2018, après la fin de l’état d’urgence.

EN DROIT

I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

A. Sur la dérogation de la Turquie

57. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer qu’il convient d’examiner les griefs du requérant en ayant à l’esprit l’avis de dérogation notifié le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.

3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »

58. Le Gouvernement estime que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention en vertu de l’article 15, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de celle-ci. Dans ce contexte, il dit qu’il y avait un danger public menaçant la vie de la nation à raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

59. À ce stade, la Cour tient à rappeler que, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a noté que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour estime qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci-après – est nécessaire.

B. Sur l’objet du litige

60. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire concernant l’objet du litige devant la Cour. D’après lui, le requérant, qui a invoqué plusieurs articles de la Convention, n’a pas présenté un grief sous l’angle de l’article 8.

61. Le requérant conteste cette thèse.

62. La Cour rappelle qu’aux fins de l’article 32 de la Convention l’objet d’une affaire qui lui est « soumise » dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief présenté par le requérant, et qu’un grief comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles et des arguments juridiques (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par le requérant de la Convention et de ses Protocoles, mais peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par l’intéressé (S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 218, 25 juin 2020, avec les références qui y sont citées).

63. La Cour ne peut toutefois pas se prononcer à partir de faits non visés par le grief, étant entendu que, même si elle a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les « envisager sous un autre angle », elle demeure limitée par ceux qui sont présentés par les requérants à la lumière du droit interne. Pour autant, cela n’empêche pas un requérant de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. La Cour doit prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales. De même, la Cour peut éclaircir ces faits d’office (Radomilja et autres, précité, §§ 121-122 et 126).

64. En l’espèce, la Cour note que, dans sa requête initiale devant elle, après avoir résumé la procédure interne, le requérant a indiqué avoir été licencié à raison de la prétendue existence de liens entre lui et une organisation terroriste. L’intéressé a argué que son licenciement était fondé sur une appréciation subjective du secrétaire général de l’institut où il travaillait. Il a exposé avoir été licencié sur le fondement d’une calomnie, donc d’une accusation dépourvue de toute base factuelle. Il a également déclaré qu’il n’avait pas retrouvé un emploi dans la fonction publique et que cette situation avait un impact tant sur son statut actuel que sur son avenir. Dans la partie consacrée à la formulation de ses griefs, le requérant s’est plaint non seulement d’une violation des articles 6, 7, 13, 15, 17 et 18 de la Convention, mais aussi d’une violation de l’article 3. Sur ce point, il a soutenu que son licenciement prononcé au motif de l’existence de liens entre lui et une organisation terroriste s’analysait en un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. À ses dires, à cause de ce licenciement décidé pour le motif susmentionné et imposé sans le recueil préalable de ses observations en défense, il est désormais étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ».

65. La Cour rappelle que, le 15 janvier 2019, les griefs du requérant, pour autant qu’ils étaient pertinents, ont été communiqués au Gouvernement sous l’angle des articles 6, 7, 8 et 15 de la Convention. En particulier, les parties ont été appelées à répondre à la question de savoir si les faits de la cause constituaient une violation de l’article 8 de la Convention, compte tenu entre autres des conséquences alléguées du licenciement, qui ont été exposées sous l’angle de l’article 3. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, le requérant a insisté sur les répercussions de son licenciement et a précisé que le grief y afférent relevait de l’article 8.

66. Eu égard à ce qui précède, la Cour note que le requérant invoque expressément l’article 3 de la Convention et développe des arguments fondés sur cette disposition. Son grief soulève à n’en pas douter une question que la Cour, en vertu du principe jura novit curia et compte tenu de sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, S.M. c. Croatie, précité, § 224), peut examiner afin de déterminer si elle relève de l’article 8 de la Convention. Ce constat est naturellement sans préjudice de l’appréciation que la Cour fera de l’applicabilité et de l’étendue réelle de la protection qui se trouve garantie par cette disposition.

67. Par conséquent, la Cour rejette l’exception relative à l’objet du litige formulée par le Gouvernement. Concernant la qualification juridique, elle considère que l’« objet » du litige dont elle se trouve saisie porte sur des questions de droit relevant des articles 3 et 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

68. Le requérant soutient que ni la procédure de licenciement ni la procédure judiciaire subséquente n’ont respecté les garanties d’équité du procès, en particulier les principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Il critique notamment son licenciement en ce qu’il n’aurait pas pu bénéficier des garanties procédurales minimales, en l’occurrence la conduite d’une enquête préalable et le recueil de ses observations en défense. Par ailleurs, il argue que la procédure judiciaire subséquente n’a pas remédié à ces manquements, car, selon lui, les juridictions nationales se sont contentées de se référer aux termes du décret-loi no 667 et n’ont fourni aucune motivation ni aucun critère susceptibles de justifier la mesure de licenciement.

Sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention, il dénonce une violation du principe de la présomption d’innocence.

Sous l’angle de l’article 6 § 3 a) et b) de la Convention, il se plaint de ne pas avoir été informé de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui et de ne pas avoir disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense.

L’article 6 §§ 1, 2 et 3 a) de la Convention, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…)

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(…) »

A. Sur la recevabilité

69. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité : une tirée du non-épuisement des voies de recours internes et une pour incompatibilité ratione materiae.

1. Sur l’épuisement des voies de recours internes

70. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait pu intenter une action en vue de l’allocation d’une indemnité de départ et d’ancienneté pour cause de résiliation valable au sens du code du travail.

71. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur cette exception.

72. La Cour relève que, dans son recours du 14 août 2016 introduit devant le tribunal du travail, le requérant a présenté une demande tendant non seulement à l’annulation de la décision de résiliation de son contrat, mais aussi à l’octroi d’une telle indemnité, et qu’il a soutenu que son licenciement n’était fondé sur aucun motif valable. Les juridictions civiles, saisies de sa demande, l’ont débouté. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle, dernière instance nationale à connaître de l’affaire, a examiné le fond du grief du requérant et n’a pas constaté un tel manquement.

73. La Cour considère que, eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système juridique turc, et eu égard à la conclusion à laquelle cette haute juridiction est parvenue concernant ce grief, une action en vue de l’octroi de l’indemnité susmentionnée pour cause de résiliation valable, fondée sur les dispositions du code du travail, n’avait, et n’a, du reste, toujours aucune chance de prospérer (voir, en ce sens, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010).

74. Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

2. Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

a) Arguments des parties

i) Le Gouvernement

75. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire quant à l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous ses deux volets.

76. Le Gouvernement estime tout d’abord que le volet pénal de l’article 6 de la Convention n’est pas applicable ratione materiae pour les raisons exposées ci-après.

77. À cet égard, il plaide que la présente affaire n’est pas comparable aux affaires de lustration. Il poursuit en indiquant que : des politiques de lustration ont été mises en œuvre à la fois dans les pays d’Europe de l’Est après la dissolution de l’Union soviétique et en Allemagne pendant le processus de réunification en vue d’achever le processus de démocratisation, de transformer le pays en respectant les droits fondamentaux et d’éviter d’éventuelles menaces ; en outre, ces politiques ont été mises en œuvre dans les pays susmentionnés afin d’assurer l’implémentation des principes démocratiques après la transition démocratique ; la soumission des fonctionnaires qui étaient fidèles à l’ancien régime non démocratique à une pratique de lustration était au cœur de ces politiques ; dans ce cadre, le principal critère retenu était le fait d’avoir travaillé en collaboration secrète avec les services de renseignement au cours de la période ayant vu l’ancien régime au pouvoir. Le Gouvernement ajoute que, en ce qui concerne les procédures de lustration intervenues à la suite de la dissolution d’un régime politique, la Cour a jugé que l’article 6 pouvait s’appliquer sous son volet pénal lorsque les aspects des mesures mises en œuvre revêtaient une coloration pénale (le gouvernement défendeur cite ici l’affaire Matyjek c. Pologne (déc.), no 38184/03, §§ 53 et 54, CEDH 2006-VII). Il dit aussi que ces procédures sont liées à la privation des droits publics.

En ce qui concerne la présente affaire, le Gouvernement argue que le processus connu par la Turquie était différent de celui observé dans les pratiques de lustration. Il précise ce qui suit : les membres du FETÖ/PDY qui s’étaient infiltrés dans les institutions étatiques les plus critiques en Turquie ont non seulement constitué une menace potentielle pour le système démocratique, mais ont également démontré, en essayant de renverser le pouvoir en place, à quel point ils représentaient une grande menace pour l’État démocratique ; par conséquent, à la suite de la tentative de coup d’État, le décret-loi no 667 a été adopté afin de s’assurer que les personnes considérées comme ayant des liens, des relations ou un rapport d’affiliation avec l’organisation en question fussent rapidement écartées de la fonction publique.

78. Le Gouvernement renvoie à l’affaire Matyjek, précitée, pour dire que, suivant les critères énoncés dans l’arrêt Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, série A no 22), la Cour a conclu que le volet pénal de l’article 6 de la Convention s’appliquait à une procédure de lustration. Il expose ce qui suit : la Cour a notamment considéré que, bien que n’étant pas qualifiée de « pénale » en droit interne, la procédure de lustration présentait des caractéristiques ayant une forte coloration pénale (Matyjek, décision précitée, § 51) ; elle a conclu que la nature de l’infraction, combinée avec la nature et la gravité des peines encourues (interdiction d’exercer certaines professions, politiques ou juridiques, pendant une longue période), était telle que les charges pesant sur le requérant avaient constitué une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention (ibidem, § 58).

79. Revenant à la présente espèce, le Gouvernement allègue que celle-ci diffère de l’affaire Matyjek, précitée. Il soutient tout d’abord que le licenciement contesté n’était pas fondé sur une « accusation en matière pénale » et qu’il découlait du pouvoir de résiliation de l’employeur. Il poursuit son raisonnement comme suit : le comité directeur de l’agence d’Ankara, qui a résilié le contrat de travail du requérant, est un organisme administratif, n’étant pas investi des pouvoirs d’un procureur ; de plus, la juridiction ayant procédé à un contrôle juridictionnel est le tribunal du travail, qui n’est pas un tribunal répressif ; les tribunaux du travail tranchent des litiges entre employeurs et employés selon les dispositions du code du travail ; ils appliquent les procédures prévues par le droit du travail et les règles de procédure civile ; le statut juridique du requérant était réglementé par le code du travail et le code de procédure civile, et l’intéressé a pu bénéficier des garanties prévues dans les dispositions normatives en question ; qui plus est, il n’y a aucune référence à une législation pénale dans la disposition du décret‑loi concernée. Par conséquent, d’après le Gouvernement, il n’a pas été satisfait au premier critère Engel (à savoir la qualification juridique retenue en droit interne), car la mesure appliquée à l’égard du requérant n’a pas été qualifiée de pénale en droit interne.

80. Le Gouvernement soutient en outre que le deuxième critère Engel (à savoir la nature substantielle de l’infraction) n’a pas non plus été rempli. Se référant ici encore à l’affaire Matyjek, précitée, il dit que, dans cette affaire, la procédure de lustration avait pour objet l’établissement de la véracité de la déclaration de lustration, que la juridiction siégeant en tant que tribunal de lustration devait statuer sur le point de savoir si la personne faisant l’objet de la procédure de lustration avait violé la loi en soumettant une déclaration mensongère, et que, si elle concluait que tel était le cas, elle prononçait les sanctions prévues par la loi. Il précise que, dans sa décision, la Cour a estimé que l’infraction litigieuse n’était pas dépourvue de caractéristiques purement pénales.

Se tournant vers les faits de l’espèce, le Gouvernement indique que le requérant n’a pas été légalement obligé de présenter une telle déclaration et que son contrat de travail a été résilié au motif qu’il avait des liens avec une organisation terroriste à la date de la cessation d’emploi. Il en déduit qu’il n’a pas non plus été satisfait à ce deuxième critère.

81. Pour ce qui est du troisième critère Engel (à savoir la nature et le degré de gravité de la peine encourue), le Gouvernement plaide que la situation du requérant de la présente affaire diffère de celle du requérant de l’affaire Matyjek (précitée), qui avait perdu son siège de député et avait été frappé d’une inéligibilité de dix ans en conséquence du constat opéré par un arrêt définitif selon lequel il avait menti dans sa déclaration de lustration. Il expose son raisonnement de la manière suivante : en l’espèce, les motifs justifiant une résiliation valable sont énoncés dans la loi no 4857 ; il a également été déterminé par la jurisprudence interne que la cessation d’emploi fondée sur des soupçons relève du champ d’application de la résiliation pour un motif valable ; en l’occurrence, la résiliation du contrat de travail en cause était fondée sur un soupçon que l’employeur du requérant entretenait vis-à-vis de ce dernier quant à l’existence de liens entre l’intéressé et l’organisation FETÖ/PDY. Le Gouvernement poursuit en ajoutant qu’il n’existe aucune interdiction de réintégrer la fonction publique, que le requérant peut postuler à un emploi dans la fonction publique et qu’il peut engager une action tendant à l’obtention d’une indemnité de départ et d’ancienneté pour résiliation valable. Il dit aussi que la mesure litigieuse n’a eu aucune incidence sur le casier judiciaire de l’intéressé (il cite à cet égard l’affaire Dogmoch c. Allemagne (déc.), no 26315/03, 18 septembre 2006). Il estime, par conséquent, qu’il n’a pas non plus été satisfait à ce troisième critère.

82. Par ailleurs, le Gouvernement considère également que le volet civil de l’article 6 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’occurrence.

83. En conclusion, le Gouvernement soutient que les deux volets de l’article 6 de la Convention sont inapplicables en l’espèce.

ii) Le requérant

84. Le requérant, qui s’est plaint d’une violation de l’article 6 §§ 1, 2 et 3 a) et b) de la Convention, ne s’est pas prononcé sur l’applicabilité de cette disposition.

iii) Les organisations non gouvernementales intervenantes

85. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que le volet pénal de l’article 6 de la Convention pourrait s’appliquer au litige en question. Elles indiquent ce qui suit : d’après la jurisprudence de la Cour, « l’accusation », au sens de l’article 6 § 1 peut se définir « comme la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale » (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51) ; à maintes reprises, la Cour a réaffirmé l’autonomie de la notion d’« accusation en matière pénale » telle que la conçoit l’article 6 § 1 (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 73, 23 mars 2016) ; selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base des trois critères développés dans l’affaire Engel et autres (précitée, § 82), couramment dénommés « critères Engel ».

86. Les tiers intervenants ajoutent que, dans la décision Sidabras et Džiautas c. Lituanie ((déc.), nos 55480/00 et 59330/00, 1er juillet 2003), la Cour a conclu que le volet pénal de l’article 6 ne s’appliquait pas à un grief concernant la révocation de fonctionnaires (en l’occurrence des anciens employés du KGB), qui avaient également fait l’objet d’une interdiction d’exercer certaines activités pendant dix ans. Ils précisent que : pour arriver à cette conclusion, la Cour a notamment relevé que le fait d’être un ancien membre du KGB (considéré par le législateur comme une organisation criminelle) ne constituait pas une infraction pénale au regard du code pénal lituanien ; la Cour a donc estimé que la mesure incriminée relevait non pas du droit pénal lituanien, mais du droit du travail ; en outre, elle a observé que l’objectif de la mesure en cause était d’empêcher les anciens employés d’un service secret étranger de travailler pour des institutions publiques et dans d’autres domaines d’activité essentiels à la sécurité nationale de l’État ; la Cour a conclu que, eu égard à cet objectif, cette mesure ne relevait pas de la sphère « pénale ».

87. Les organisations non gouvernementales intervenantes ont fourni des informations sur le licenciement massif de fonctionnaires et d’employés du secteur public turc après le 15 juillet 2016. Elles exposent ce qui suit : ces personnes ont été licenciées au motif qu’elles étaient considérées comme appartenant, affiliées ou liées à des organisations terroristes ; or, l’appartenance à une organisation criminelle constitue une infraction réprimée par les articles 220 et 314 du code pénal ; les autres types de comportement, à savoir le fait d’« être affilié » et le fait d’« être lié » à de telles organisations, constituent également des infractions pénales d’après l’article 220 § 7 du CP, qui énonce que « quiconque ayant apporté sciemment et intentionnellement aide et assistance à une organisation criminelle sera puni », et l’article 7 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, qui interdit « la propagande en faveur d’une organisation terroriste » ; en outre, en droit turc, les licenciements survenus après le 15 juillet 2016 ont été considérés par la Cour constitutionnelle comme des mesures sui generis ; en effet, selon cette haute juridiction, qui a été suivie dans son approche par le Conseil d’État, il s’agit de mesures « extraordinaires », et non pas de mesures pouvant être qualifiées de pénales ou d’administratives.

88. Pour ce qui est de la nature des reproches adressés aux intéressés, les organisations non gouvernementales intervenantes précisent qu’il convient d’examiner leur nature en tenant compte des trois facteurs suivants : premièrement, les employés du secteur public en Turquie n’ont pas été licenciés uniquement à raison de leur conduite dans le passé, mais ils ont été révoqués à raison de la prétendue existence de liens avec un danger présent, incarné par une organisation terroriste ; deuxièmement, le fait d’avoir des liens avec une telle organisation ou d’en être membre constitue une infraction grave selon la législation nationale ; les crimes liés au terrorisme, ainsi que les autres actes associés à ces crimes ont été considérés dans les États membres du Conseil de l’Europe comme des infractions sérieuses qui devaient être punies par des sanctions sévères ; troisièmement, la mesure en question ne concerne pas uniquement un groupe limité de fonctionnaires, tels que les magistrats ou les militaires, pour lesquels « un lien de confiance et de loyauté » accru est exigé, mais elle vise toutes les catégories des employés du secteur public (les enseignants, les professionnels de santé, etc.).

89. En ce qui concerne la nature et la sévérité de la sanction, les organisations non gouvernementales intervenantes exposent que les mesures prises pendant l’état d’urgence en Turquie relativement aux employés du secteur public sont différentes des mesures de lustration dites « post-Soviet lustration cases ». Elles précisent tout d’abord qu’en Turquie les licenciements dans le secteur public n’ont pas de limite temporelle, que les décrets-lois prévoient que « [l]es personnes révoquées de leurs fonctions (…) ne sont plus recrutées dans la fonction publique et ne peuvent plus se voir attribuer (…) de telles fonctions », et qu’il s’agit d’une interdiction totale et définitive de réintégrer la fonction publique. Se référant à l’avis de la Commission de Venise (paragraphes 46 et suivants ci-dessus), elles disent également que ces mesures ont « des effets juridiques allant au-delà de la perte d’un emploi », tels que l’interdiction à vie de travailler dans le secteur public ou dans une compagnie de sécurité privée, la perte des titres ou des distinctions honorifiques ou des grades, l’annulation d’un passeport, l’expulsion quasi immédiate d’un logement de fonction, etc. Elles soutiennent par conséquent que la nature permanente de ces mesures conduit à considérer que leurs objectifs étaient plus punitifs et dissuasifs que purement préventifs.

90. En outre, les organisations non gouvernementales intervenantes arguent que le licenciement des personnes concernées n’est pas intervenu à la suite d’une procédure disciplinaire ou pénale préalable : dès lors, les intéressés n’auraient pas pu présenter leur défense et le licenciement n’aurait pas été accompagné d’une décision individualisée. Les tiers intervenants soutiennent aussi que les procédures de licenciement des travailleurs du secteur public ne comportaient pas de garanties procédurales équivalentes à celles d’un procès pénal.

91. Les organisations non gouvernementales intervenantes se référent également aux textes internationaux pertinents en la matière, qui soulignent l’importance, pendant l’état d’urgence, du droit à un procès équitable, du principe de la présomption d’innocence et du droit à un recours effectif.

92. Enfin, pour ce qui est du principe de la présomption d’innocence, elles estiment que, en l’absence d’un raisonnement juridique adéquat permettant de distinguer les motifs de licenciement des éléments caractérisant la commission d’une infraction pénale, une décision judiciaire de licenciement d’un employé impliquant la constatation de fait que celui‑ci a eu un comportement équivalent à une infraction pénale pourrait enfreindre le principe de la présomption d’innocence.

b) Appréciation de la Cour

93. La Cour relève que, d’après le Gouvernement, ni le volet civil ni le volet pénal de l’article 6 § 1 n’étaient applicables en l’espèce. Elle examinera tout d’abord l’applicabilité du volet civil de cette disposition à la procédure en question, puis se penchera sur l’applicabilité de son volet pénal.

i) Sur l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention

94. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi de nombreux autres précédents, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, 29 novembre 2016, et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 99, 19 septembre 2017).

95. En l’occurrence, la Cour relève qu’il existait, à n’en pas douter, une « contestation » sur un droit reconnu en droit interne, que la contestation était réelle et sérieuse et que l’issue de la procédure était directement déterminante pour le droit concerné. Elle observe également que la contestation portait sur un droit civil par nature, s’agissant d’un litige entre un employeur et un employé relatif aux modalités de cessation d’emploi de ce dernier (voir, mutatis mutandis, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 27, CEDH 2000‑VII.

96. Reste à déterminer si le droit en question était de « caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, compte tenu du fait qu’en l’espèce il s’agissait du licenciement d’un employé travaillant pour une agence de développement.

97. La Cour note que l’employeur du requérant est une personne de droit public, qui ne fait pas partie de l’administration publique au sens strict du terme. En revanche, il s’agit, comme le Gouvernement l’indique, d’une entité créée par une loi spécifique qui poursuit des activités dans des domaines relatifs à la fonction publique. La Cour observe cependant que le requérant n’était pas un « fonctionnaire » au sens du droit interne applicable et qu’en tant qu’employé son contrat de travail était soumis aux règles du droit du travail.

98. La Cour souligne qu’une relation de travail de droit commun, basée sur un contrat de travail conclu entre un employeur et un salarié engendre dans le chef de l’un et de l’autre des obligations de droit civil, à savoir celles, respectivement, de payer le salaire convenu, pour le premier, et celle d’accomplir les tâches contractuellement prévues, pour le deuxième. Une relation de travail entre une personne morale de droit public, y compris l’État, et un agent peut être basée, selon les normes nationales en vigueur, sur le droit du travail tel qu’il régit les relations entre personnes privées ou selon un corps de règles spécifiques édictées pour réglementer la fonction publique. Il existe aussi des systèmes mixtes, unissant les règles du droit du travail applicable dans le secteur privé à certaines règles spécifiques applicables à la fonction publique (Regner, précité, § 106).

99. Par conséquent, la procédure relative au licenciement du requérant portait à l’évidence sur un droit de caractère civil de l’intéressé. En effet, les litiges en matière d’emploi, surtout ceux ayant pour objet les événements mettant fin à un emploi dans le secteur privé, portent sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Regner, précité, § 121).

100. Cela étant, à supposer même que le requérant fût à considérer comme ayant été un agent contractuel exerçant des fonctions équivalentes ou similaires à celles des fonctionnaires, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies : en premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question ; en second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-IV).

101. En l’espèce, force est de constater que la première de ces conditions ne se trouve pas remplie. Le droit turc permettait en effet aux employés des agences de développement d’introduire un recours devant les juridictions du travail pour contester la résiliation de leur contrat de travail. Cette possibilité était ouverte au requérant, qui a effectivement exercé un tel recours. Il s’ensuit que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce sous son volet civil.

ii) Sur l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention

102. Étant donné que le requérant soulève plusieurs griefs au regard de l’article 6 §§ 2 et 3 de la Convention, la Cour examinera également si l’article 6 s’applique aussi sous son volet pénal à la procédure en question.

103. La Cour réaffirme l’autonomie de la notion d’« accusation en matière pénale » telle que la conçoit l’article 6. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres, précité, § 82). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale. Le fait qu’une personne n’encourt pas une peine d’emprisonnement n’est pas déterminant en soi aux fins de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention car, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 122, 6 novembre 2018, avec les références qui y sont citées).

104. La Cour estime qu’il ne s’impose pas de procéder à une analyse in abstracto de la procédure de licenciement instaurée en Turquie par le décret-loi no 667. Sa tâche consiste à examiner, à la lumière des critères exposés dans l’arrêt Engel et autres (précité, §§ 82-83), la question de savoir si en l’espèce la procédure de licenciement en question, pour autant qu’elle concerne le cas concret du requérant, pourrait être assimilée à une procédure relative à « une accusation pénale » au sens de l’article 6 de la Convention.

105. S’agissant du premier des critères Engel – la qualification juridique de l’infraction en droit interne –, la Cour observe d’emblée que le contrat de travail du requérant a été résilié en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667. La procédure de licenciement a été conduite par l’employeur du requérant sous le contrôle juridictionnel des tribunaux du travail, et ni le parquet ni les juridictions pénales n’ont été amenés à se prononcer dans ce cadre (voir, mutatis mutandis, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 124). En effet, le requérant a eu la possibilité de contester cette résiliation devant le tribunal du travail (comparer avec Matyjek, décision précitée, § 50 (affaire où l’organisation et le déroulement de la procédure de lustration s’inspiraient du modèle du procès pénal polonais et les règles du code de procédure pénale s’appliquaient directement à cette procédure)). Il n’est pas ici contesté que la procédure en question relevait du droit du travail, et non du droit pénal (comparer avec Sidabras et Džiautas, décision précitée, et Rainys et Gasparavičius c. Lituanie (déc.), nos 70665/01 et 74345/01, CEDH 2004).

106. Pour ce qui est du deuxième critère – la nature même de l’infraction –, la Cour observe que le décret-loi ayant autorisé la résiliation du contrat de travail visait non pas un public large, mais une catégorie particulière, à savoir les fonctionnaires, les magistrats et les employés du service public. La procédure en cause est de nature sui generis et a été adoptée à la suite de la proclamation de l’état d’urgence en Turquie. Certes, il existe des similitudes entre les termes employés à l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667 – à savoir l’appartenance ou l’affiliation à une organisation terroriste ou à une autre organisation représentant une menace pour la sécurité nationale – et la définition de certaines infractions pénales prévues dans le code pénal. Cependant, ce seul fait ne saurait suffire à conclure que la procédure de licenciement en question est comparable à une procédure relative à « une accusation pénale ». Tout d’abord, il ne fait pas de doute que cette procédure ne relève pas de la catégorie des procédures d’ordre répressif (comparer avec Matyjek, décision précitée (affaire où il existait un lien étroit entre la procédure de lustration et la sphère pénale)). En effet, au cours de la procédure interne, aucun agissement pénalement répréhensible n’a été reproché au requérant. Il était question à première vue, selon les termes du décret-loi susmentionné, d’une « considération » de l’employeur sur les liens ou le rapport d’affiliation présumés du requérant avec une structure criminelle. Ladite considération a conduit l’employeur à mettre fin au contrat de travail. De toute manière, d’après la jurisprudence de la Cour, le fait qu’un acte pouvant donner lieu à une sanction disciplinaire, en application du droit administratif, réunit également les éléments matériels constitutifs d’une infraction pénale n’est pas un motif suffisant pour considérer que la personne présentée comme en étant responsable devant les juridictions nationales est « accusée d’une infraction » (voir, mutatis mutandis, Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007, concernant une procédure disciplinaire dirigée contre un fonctionnaire ; voir également Vagenas c. Grèce (déc.), no 53372/07, 23 août 2011).

107. Quant au troisième critère – le degré de sévérité de la sanction encourue –, la Cour constate que la résiliation du contrat de travail du requérant était la répercussion principale et immédiate de la mesure en question. Certes, l’interdiction de réintégrer la fonction publique, une des conséquences de l’application de l’article 4 § 2 du décret-loi no 667, contestée par le Gouvernement, pourrait revêtir un caractère punitif ; cependant, en l’espèce, la sévérité de la mesure en elle‑même ne saurait faire tomber l’infraction dans le domaine pénal. En effet, la résiliation du contrat de travail est une mesure caractéristique d’un conflit ordinaire de travail ne pouvant se confondre avec une peine (voir, mutatis mutandis, Vagenas, décision précitée).

108. De plus, la Cour rappelle ne pas avoir relevé d’aspects revêtant une coloration pénale dans des registres similaires à celui de la présente affaire. Elle a ainsi conclu que la mise à la retraite anticipée de membres des forces armées ne pouvait être considérée comme une sanction pénale aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention (Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96, 11 septembre 2001, et Suküt c. Turquie (déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007). Elle a aussi expressément dit que les procédures relatives au renvoi d’un huissier motivé par la commission de nombreux délits « n’impliquaient pas une décision sur une accusation en matière pénale » (Bayer c. Allemagne, no 8453/04, § 37, 16 juillet 2009).

109. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les faits de la présente espèce ne font pas apparaître de motifs de conclure que la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant concernait une décision sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Partant, cette disposition ne trouve pas à s’appliquer sous son volet pénal.

3. Conclusion

110. En définitive, la Cour estime que le volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention s’applique au cas d’espèce. Elle estime également que les faits de la cause ne font pas apparaître de motifs de considérer que la procédure en question concernait une décision portant sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Dès lors, et rappelant que, si le premier paragraphe de l’article 6 vaut pour les contestations relatives à des droits de caractère civil comme pour les accusations en matière pénale, ses deuxième et troisième paragraphes ne protègent que les « accusés », la Cour conclut que les griefs du requérant tirés de l’article 6 §§ 2 (présomption d’innocence) et 3 a) et b) (information de manière détaillée sur l’accusation portée contre l’intéressé et droit de ce dernier de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense) sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’ils doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.

111. Constatant par ailleurs que les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention exposés ci-dessus ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

112. Le requérant réitère ses allégations selon lesquelles ni la procédure de licenciement ni la procédure judiciaire subséquente n’ont respecté les garanties d’équité du procès, en particulier les principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Il critique notamment son licenciement en ce qu’il n’aurait pas pu bénéficier des garanties procédurales minimales, en l’occurrence la conduite d’une enquête préalable et le recueil de ses observations en défense. Par ailleurs, il argue que la procédure judiciaire subséquente n’a pas remédié à ces manquements, car, selon lui, les juridictions nationales se sont contentées de se référer aux termes du décret‑loi no 667 et n’ont fourni aucune motivation ni aucun critère susceptibles de justifier la mesure de licenciement. Il soutient en outre que, alors que son licenciement reposait sur la prétendue existence de liens entre lui et une organisation terroriste, les critères et les preuves ayant servi de fondement à la mesure contestée n’ont jamais été portés à sa connaissance et n’ont pas non plus fait l’objet d’une procédure contradictoire.

b) Le Gouvernement

113. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant et soutient que la résiliation du contrat de travail de l’intéressé a été décidée par le comité directeur de l’agence d’Ankara en tant que mesure d’état d’urgence en application du décret-loi no 667. Il argue notamment qu’il ressortait des décisions judiciaires que la mesure en question était fondée sur un motif valable, conformément à l’article 18 de la loi no 4857.

114. Mettant l’accent sur la procédure judiciaire intervenue après la décision de résiliation, le Gouvernement expose ce qui suit : le requérant a introduit un recours devant le tribunal du travail ; au cours de ladite procédure, il a pleinement bénéficié des principes de l’égalité des armes et du contradictoire ; il a pu faire valoir ses arguments, a assisté à l’audience publique, a introduit un recours sur des points de fait et de droit et a présenté aux juridictions compétentes des exemples de décisions judiciaires ; il a pu contester le jugement de première instance devant le tribunal régional, puis a pu porter sa cause devant la Cour de cassation ; par ailleurs, il a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle et a de nouveau pu soumettre ses allégations et objections ; en outre, il n’est pas contesté que les instances ayant été appelées à juger l’affaire du requérant et la Cour constitutionnelle étaient des tribunaux indépendants, dotés de la plénitude de juridiction.

115. Le Gouvernement indique également que, même en temps normal, dans les situations incompatibles avec les règles de la morale et de la bonne volonté telles qu’énoncées au sous-paragraphe II de l’article 25 du code du travail, l’employeur peut résilier immédiatement le contrat de travail sans procéder au recueil des observations en défense de l’employé. Il affirme que, en l’espèce, le contrat de travail du requérant a été résilié pendant l’état d’urgence conformément aux dispositions du décret-loi no 667. Il ajoute que ce texte ne prévoyait aucun processus procédural particulier et que, pour autant, les salariés révoqués voyaient leur droit d’exercer les voies de recours être réservé.

116. Le Gouvernement reconnaît que, d’après l’article 18 du code du travail, en temps normal, la résiliation du contrat de travail n’aurait pas pu être faite sans le recueil des observations en défense de l’employé. Cela étant, il indique que, en l’occurrence, l’acte portant résiliation du contrat de travail du requérant relevait du champ d’application de l’article 15 de la Convention, ledit contrat ayant été résilié dans le cadre d’une mesure d’état d’urgence. À cet égard, il considère que la non-obtention des observations du requérant au préalable correspondait à une mesure d’état d’urgence, conforme aux exigences de la situation dans les circonstances de l’état d’urgence, était nécessaire et n’était pas clairement incompatible avec les obligations découlant du droit international. Il ajoute qu’il a pu être remédié au vice de procédure en question au cours de la procédure contradictoire dont, à ses dires, le requérant a pu bénéficier après la résiliation de son contrat de travail.

117. Par ailleurs, se référant aux motivations fournies par les juridictions nationales, le Gouvernement soutient que les tribunaux internes ont fourni des explications suffisantes quant au motif de la résiliation. Il argue également que l’enquête pénale relative au requérant était en cours à la date du 25 octobre 2016, lorsque le tribunal du travail a rendu sa décision. Or une telle circonstance serait considérée comme suffisante pour la résiliation du contrat de travail pour un motif valable selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation.

118. Le Gouvernement dit ensuite que le tribunal du travail a rendu une décision motivée, que cette juridiction a estimé que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec une organisation illégale ne devaient pas être employées dans des institutions de service public, et qu’elle a considéré que le licenciement litigieux n’était pas fondé sur un motif juste mais sur un motif valable. Il dit aussi que le tribunal régional, statuant en tant que juridiction d’appel, a dûment motivé son arrêt et a indiqué les raisons justifiant son rejet du recours du requérant. Enfin, il estime que la décision de la Cour constitutionnelle était également suffisamment motivée.

c) Les organisations non gouvernementales intervenantes

119. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se sont pas prononcées sur ces griefs.

2. Appréciation de la Cour

120. La Cour observe d’emblée que le requérant soutient que ni la procédure de licenciement ni la procédure judiciaire subséquente n’ont respecté les garanties prévues à l’article 6 § 1 de la Convention. Par conséquent, il convient d’examiner ces deux procédures séparément pour les besoins de la présente espèce.

a) La procédure relative à la résiliation du contrat de travail

121. S’agissant de la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant, la Cour note tout d’abord que, d’après le Gouvernement, la résiliation litigieuse était une mesure d’état d’urgence, adoptée en application du décret-loi no 667, et que, également d’après le gouvernement défendeur, il ressortait des décisions judiciaires que la mesure en question était fondée sur un « motif valable », au sens de l’article 18 de la loi no 4857.

122. La Cour relève cependant que le contrat de travail du requérant a été résilié par une décision de son employeur, qui s’est référé à l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, et non aux dispositions du code du travail régissant la résiliation pour un motif valable. En effet, il ne s’agissait manifestement pas d’une procédure ordinaire de licenciement prévue aux articles 17-21 du code du travail, ni d’une procédure disciplinaire ordinaire, ni même d’une « résiliation pour soupçon », au sens de l’article 25 II du code du travail. La résiliation pour un motif valable, qui est régie aux articles 17-21 du code du travail, est soumise à certaines exigences de forme : émission d’un avis de résiliation revêtant la forme écrite et indiquant le motif du licenciement en des termes clairs et précis ; recueil des observations de l’employé concerné sur le motif indiqué (article 19 §§ 1 et 2). Par ailleurs, en cas de résiliation pour un motif valable, l’employeur est tenu de verser à l’employé une indemnité de départ et d’ancienneté. Or ces exigences procédurales n’ont pas été respectées en l’espèce.

123. La Cour prend note de la position du Gouvernement, qui semble prétendre que ces manquements étaient justifiés par l’article 15 de la Convention, dans la mesure où le décret-loi d’état d’urgence no 667 constituait une disposition adoptée après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

124. La Cour relève qu’il ne fait pas de doute que la situation critiquée par le requérant – à savoir la résiliation de son contrat de travail par l’agence d’Ankara – était le résultat direct de mesures dérogatoires prises pendant la période d’état d’urgence. En effet, au cours de cette période, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté trente-sept décrets-lois (nos 667 à 703). Parmi ces textes, le décret-loi no 667 non seulement autorisait la révocation des fonctionnaires, mais aussi astreignait les institutions publiques telles que l’employeur du requérant à révoquer les employés de la fonction publique selon une procédure simplifiée. Le processus décisionnel préalable ayant abouti à la résiliation du contrat de travail du requérant n’exigeait pas la moindre procédure contradictoire. De même, aucune garantie procédurale spécifique n’était prévue dans le décret‑loi en question. Il suffisait que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans le décret-loi no 667 sans même fournir une motivation sommaire et individualisée.

125. À ce sujet, la Cour est prête à admettre que le décret-loi no 667 a été adopté pour permettre, au moyen d’une procédure simplifiée, la révocation immédiate des fonctionnaires ou autres employés de la fonction publique clairement impliqués dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Comme la Commission de Venise l’a indiqué à juste titre, « [t]oute action visant à combattre la conspiration serait vouée à l’échec si une partie des conspirateurs parvenait à rester active au sein de la magistrature assise, du ministère public, de la police, de l’armée, etc. » (paragraphe 49 ci‑dessus, point 84). Une telle procédure pourrait être considérée comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence.

126. En particulier, la Cour souligne que, même si la procédure de licenciement susmentionnée devait passer pour ne pas remplir, à l’un ou l’autre égard, les critères de l’article 6 § 1, aucune question ne se pose si le justiciable a eu à sa disposition un recours devant un organe judiciaire indépendant, doté de la plénitude de juridiction et fournissant lui-même les garanties requises par l’article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, British‑American Tobacco Company Ltd c. Pays-Bas, 20 novembre 1995, § 78, série A no 331 ; voir aussi, Oerlemans c. Pays-Bas, 27 novembre 1991, §§ 53-58, série A no 219). Ce qui importe est qu’un tel recours existe et présente les garanties suffisantes (voir, mutatis mutandis, Air Canada c. Royaume-Uni, 5 mai 1995, § 62, série A no 316‑A). Parmi les caractéristiques d’un organe judiciaire de pleine juridiction figure le pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en droit, la décision entreprise, rendue par l’instance inférieure. Un tel organe doit notamment avoir compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Chevrol c. France, no 49636/99, § 77, CEDH 2003-III ; voir aussi, mutatis mutandis, A. Menarini Diagnostics S.r.l. c. Italie, no 43509/08, § 59, 27 septembre 2011).

127. À cet égard, la Cour estime que les arguments soulevés par le Gouvernement, pour autant qu’ils concernent la procédure simplifiée instaurée pendant l’état d’urgence, peuvent passer pour admissibles. Pour arriver à cette conclusion, la Cour attache de l’importance notamment au fait que le décret-loi en question n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence. En effet, ce dernier a pu attaquer la décision de résiliation litigieuse devant le tribunal du travail, interjeter appel contre la décision de cette juridiction devant le tribunal régional et former un pourvoi en cassation, et il a par ailleurs pu saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. De plus, le requérant n’a soulevé aucun argument susceptible de remettre en cause l’indépendance et l’impartialité des tribunaux en question (voir, mutatis mutandis, A. Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 60).

128. La Cour observe que le requérant conteste pour l’essentiel le caractère approfondi du contrôle judiciaire en question. L’intéressé argue à cet égard que les juridictions nationales se sont contentées de se référer aux termes du décret-loi no 667 et n’ont fourni aucune motivation ni aucun critère susceptibles de justifier la mesure de licenciement. Il soutient en outre que, alors que son licenciement reposait sur la prétendue existence de liens entre lui et une organisation terroriste, les critères et les preuves ayant servi de fondement à la mesure contestée n’ont jamais été portés à sa connaissance et n’ont pas non plus fait l’objet d’une procédure contradictoire.

129. Par conséquent, aux yeux de la Cour, la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’impossibilité pour le requérant de prendre connaissance des motifs ayant conduit son employeur à résilier son contrat de travail à raison de la prétendue existence de liens avec une organisation terroriste était suffisamment contrebalancée par un contrôle juridictionnel effectif. En effet, il n’est pas contesté entre les parties que l’intéressé a eu accès à un tribunal, qui avait plénitude de juridiction pour se prononcer sur l’affaire et compétence pour annuler la décision litigieuse.

b) Le contrôle juridictionnel

i) Principes pertinents

130. La Cour se réfère aux principes découlant de sa jurisprudence en matière d’étendue du contrôle juridictionnel, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 176‑186).

131. Eu égard aux griefs du requérant et aux circonstances de l’espèce, la Cour constate qu’elle n’est amenée à se prononcer ni sur la question de savoir si les juridictions internes ont correctement apprécié les faits et appliqué la loi ni sur le bien-fondé des conclusions auxquelles elles sont parvenues.

La question se posant devant la Cour est celle de savoir si le requérant a bénéficié d’un examen effectif de ses moyens pendant la procédure devant les juridictions internes (Obermeier c. Autriche, 28 juin 1990, § 68, série A no 179) et ainsi d’un « contrôle suffisant » conforme à l’article 6 de la Convention (voir, en comparaison, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 51 et 54, série A no 43 ; voir aussi, mutatis mutandis, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 67, 25 septembre 2018). Cette disposition exige en principe un recours dans le cadre duquel le tribunal a compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Terra Woningen B.V. c. Pays-Bas, 17 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). Cela implique notamment que le juge doit disposer du pouvoir de se pencher point par point sur chacun des moyens au fond du plaignant, sans refuser d’examiner aucun d’entre eux, et donner des raisons claires pour leur rejet. Quant aux faits, le juge doit pouvoir réexaminer ceux qui sont au centre du recours du plaignant (voir, notamment, Bryan c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, §§ 44-45, série A no 335‑A, et Aleksandar Sabev c. Bulgarie, no 43503/08, § 51, 19 juillet 2018 ; voir aussi, mutatis mutandis, Donadzé c. Géorgie, no 74644/01, § 131, 7 mars 2006).

132. Afin d’évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d’une étendue suffisante, la Cour a jugé qu’elle devait prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l’objet de la décision attaquée, plus particulièrement le point de savoir si celle-ci a trait à une question spécialisée exigeant des connaissances ou une expérience professionnelles ou si, et dans quelle mesure, elle implique l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure devant l’autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 179, avec les références qui y sont citées). La question de savoir si un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante a été effectué dépendra donc des circonstances de chaque affaire : la Cour doit dès lors se borner autant que possible à examiner la question soulevée par la requête dont elle est saisie et à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, le contrôle opéré était adéquat (SA Patronale hypothécaire c. Belgique, no 14139/09, § 38, 17 juillet 2018).

133. À cet égard, il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs », et que le maintien dans le droit interne du droit d’introduire une action en justice en matière de droit du travail n’assure pas en soi l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, si cette possibilité est dépourvue de tout fondement et donc de toute perspective de succès (K.M.C. c. Hongrie, no 19554/11, § 33, 10 juillet 2012).

134. L’article 6 de la Convention veut par ailleurs que les juridictions internes indiquent de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à obtenir une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303‑A). Il convient aussi de rappeler que, selon le principe de l’égalité des armes – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – les juridictions sont tenues de ménager un juste équilibre entre les parties et chaque partie doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, entre autres, APEH Üldözötteinek Szövetsége et autres c. Hongrie, no 32367/96, § 39, CEDH 2000‑X).

135. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, entre autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). La Cour n’est pas une instance d’appel des juridictions nationales et il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par ces juridictions, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‐I). En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et ne remet pas en cause, sous l’angle de l’article 6 § 1, l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan (no 2), précité, § 61, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019). La Cour a pour seule fonction, au regard de l’article 6 de la Convention, d’examiner les requêtes alléguant que les juridictions nationales ont méconnu des garanties procédurales spécifiques énoncées par cette disposition ou que la conduite de la procédure dans son ensemble n’a pas garanti un procès équitable au requérant (voir, parmi bien d’autres, Donadzé c. Géorgie, no 74644/01, §§ 30-31, 7 mars 2006, et voir aussi Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 197, CEDH 2012).

ii) Application de ces principes

136. La Cour estime nécessaire d’examiner de façon combinée les griefs que le requérant tire des différents aspects de l’étendue selon lui insuffisante du contrôle effectué par les juridictions internes, car ces griefs sont intimement liés. Pour déterminer si le contrôle juridictionnel opéré en l’espèce était suffisant au sens de la jurisprudence des organes de la Convention, la Cour doit considérer ce contrôle à la lumière des critères suivants : a) l’objet du litige ; b) les caractéristiques de la procédure judiciaire ; et c) l’examen des griefs du requérant et la motivation retenue par les tribunaux internes.

1) L’objet du litige

137. En l’espèce, la Cour constate que le recours formé par le requérant concernait d’importantes questions de droit et de fait.

Premièrement, l’intéressé a contesté la résiliation de son contrat de travail devant le tribunal du travail en alléguant en particulier que cette mesure n’était pas conforme à la législation interne – à savoir le code du travail –, dès lors que, à ses dires, elle n’était fondée sur aucun motif valable. Cette question du régime juridique de la résiliation en cause est sans nul doute une question de droit importante pour la solution du litige.

Deuxièmement, le requérant a soutenu qu’il n’y avait aucun élément expliquant la considération de son employeur selon laquelle il entretenait des liens avec une structure illégale et qu’il n’avait jamais été informé des motifs retenus dans cette considération pour justifier la résiliation de son contrat. Les moyens du requérant portaient donc sur des questions non seulement de droit mais aussi de fait.

138. La Cour observe également que, devant elle, le Gouvernement n’a pas soutenu que l’employeur du requérant avait exercé un pouvoir discrétionnaire. Elle se doit également de rappeler que, comme indiqué ci‑dessus (paragraphe 124), le processus décisionnel relatif à la résiliation du contrat de travail de l’intéressé était très sommaire et n’était assorti d’aucune garantie procédurale spécifique. Il suffisait que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans le décret-loi d’état d’urgence no 667 sans même fournir une motivation sommaire et individualisée. Par conséquent, la résiliation du contrat de travail du requérant reposait entièrement sur la considération de l’employeur sur les liens présumés de l’intéressé avec une structure illégale.

139. La Cour note que, n’ayant bénéficié d’aucune garantie procédurale lors de la procédure relative à la résiliation du contrat de travail, le requérant ne disposait que de la possibilité de demander aux juridictions nationales la présentation des éléments de fait ou d’autres éléments susceptibles de justifier la considération de son employeur. C’est seulement ainsi que l’intéressé a pu contester la vraisemblance, la véracité et la fiabilité de ces éléments. Dès lors, il incombait aux juridictions de se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige porté devant elles afin d’offrir au justiciable concerné, en l’occurrence le requérant, un contrôle juridictionnel effectif de la décision de l’employeur. Pour la Cour, il s’agit là de la question centrale de l’affaire.

2) Les caractéristiques de la procédure judiciaire

140. La Cour observe que, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 129), il n’est pas contesté entre les parties que le requérant a eu accès à un tribunal qui avait plénitude de juridiction pour se prononcer sur l’affaire et compétence pour annuler les décisions de son employeur. Par ailleurs, au cours de la procédure devant le tribunal appelé à examiner l’affaire du requérant en première instance, cette juridiction a décidé de procéder à la complétion du dossier, a entendu des témoins cités par l’intéressé et a tenu une audience publique. De plus, le requérant n’a pas souffert d’une impossibilité d’accéder à un élément de preuve déterminant qui aurait été mis à la disposition des juridictions internes par l’employeur (comparer avec Regner, précité, § 73). Au vu de ce qui précède, la Cour est disposée à admettre que le processus juridictionnel satisfait suffisamment aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes sans préjudice de son examen ultérieur des allégations du requérant relatives à l’effectivité du contrôle juridictionnel.

γ) L’examen des griefs du requérant et la motivation des décisions judiciaires

141. La Cour observe que, comme indiqué ci-dessus, les juridictions nationales ont été appelées à statuer sur des questions de droit et de fait. Ces tribunaux ont été amenés à se prononcer sur la base légale de la résiliation en cause et sur les éléments susceptibles de justifier la considération de l’employeur selon laquelle le requérant entretenait des liens avec une structure illégale.

142. La Cour relève que, dans son jugement du 25 octobre 2016, le tribunal du travail a rejeté le recours du requérant, estimant que la résiliation du contrat de travail devait être considérée comme une résiliation valable prise sur le fondement de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667. Pour ce faire, ce tribunal s’est contenté de constater que l’organe compétent avait décidé cette mesure en application d’une disposition du décret-loi no 667. Saisi d’un appel formé par le requérant, le tribunal régional a, pour sa part, confirmé le jugement de première instance, en reprenant les termes de l’article 4 du décret-loi d’état d’urgence. Quant à la Cour de cassation, elle a confirmé l’arrêt du tribunal régional par un arrêt sommaire.

143. La Cour observe que l’affaire du requérant telle que jugée par les juridictions nationales ne concernait pas une résiliation pour un « motif juste », au sens de l’article 25 II du code du travail. Par ailleurs, même si les juridictions nationales ont dit que « la résiliation du contrat de travail était fondée sur un motif valable », elles ont aussi précisé que celle-ci était fondée sur l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667.

144. À cet égard, la Cour prend note notamment des décisions judiciaires adoptées par les juridictions nationales au sujet du licenciement d’employés après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (paragraphes 39-45 ci-dessus). Il en ressort que des pratiques judiciaires divergentes ont vu le jour après cet événement. Dans certains cas, les juridictions nationales se sont explicitement référées à l’article 25 II du code du travail – qui régit la résiliation pour un motif juste – ou ont recouru à la notion de « résiliation pour soupçon » afin de justifier les licenciements en question (paragraphes 41-45 ci-dessus). En l’espèce, cependant, il n’est pas allégué par le Gouvernement que le contrat de travail du requérant a été résilié en application de l’article 25 II du code du travail.

145. La Cour prend également note de la position du Gouvernement, qui soutient que la mesure litigieuse était fondée sur un « motif valable », conformément à l’article 18 du code du travail. Or, d’après cette disposition, « un motif valable » doit résulter « de la compétence ou du comportement de l’employé (…) ou des exigences de l’entreprise ou du travail » (paragraphe 37 ci-dessus). Il convient de relever qu’aucun de ces motifs n’a été invoqué par les juridictions nationales, lesquelles ne se sont d’ailleurs pas référées à cette disposition, même implicitement lors de la procédure interne. Celles‑ci se sont bornées à préciser qu’il s’agissait d’une résiliation fondée sur les dispositions du décret-loi d’état d’urgence sans expliquer en quoi consistait le motif valable en question.

146. En effet, la Cour observe qu’il ressort des décisions judiciaires rendues en l’espèce que les juridictions nationales se sont contentées d’examiner la question de savoir si le licenciement avait été décidé par l’organe compétent et si l’acte en cause avait une base légale. Ni le régime juridique de la résiliation pour un « motif valable » ni la question de savoir si l’employeur disposait d’un quelconque élément pouvant justifier un tel motif de licenciement, à savoir la prétendue existence de liens avec une structure illégale, n’ont jamais été réellement débattus par les tribunaux internes.

147. Plus précisément, la Cour constate que, à aucun stade de la procédure devant les différentes formations de jugement, les juridictions nationales ne sont penchées sur la question de savoir si la résiliation du contrat de travail du requérant pour ses liens présumés avec une structure illégale était justifiée par le comportement de l’intéressé ou par d’autres éléments ou informations pertinents. De plus, les décisions de rejet rendues par les juridictions du fond ne font pas ressortir que les moyens du requérant ont été soigneusement examinés. En effet, en se fondant exclusivement sur la considération de l’employeur et en s’abstenant de rechercher ou de vérifier les bases factuelles de celle-ci et d’apprécier elles-mêmes un fait qui aurait pu être crucial pour la détermination de l’affaire, lesdites juridictions se sont simplement bornées à examiner la question de savoir si l’organe ayant décidé de résilier le contrat de travail était compétent en la matière et si la résiliation litigieuse avait une base légale. En conclusion, il ne ressort pas des décisions en cause que les moyens soulevés par le requérant ont été vraiment entendus, c’est-à-dire dûment examinés par les juridictions saisies.

148. Pour ce qui est de la Cour constitutionnelle, la Cour observe que le requérant a formé un recours individuel devant cette haute juridiction, en se prévalant de la protection de ses droits constitutionnels, en particulier de son droit à un procès équitable (paragraphe 29 ci-dessus). Il ne fait pas de doute que, dans le cadre de la procédure en question, la Cour constitutionnelle pouvait jouer un rôle primordial sur le plan national aux fins de la protection du droit à un procès équitable et remédier aux manquements relevés ci‑dessus, comme en témoignent les deux récents arrêts relatifs à des affaires similaires à la présente affaire (paragraphe 40 ci-dessus). Cependant, en adoptant une décision d’irrecevabilité sommaire, celle-ci n’a procédé à aucune analyse des questions de droit et de fait dont il s’agit.

149. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que les conclusions contenues dans les décisions judiciaires rendues en l’espèce ne témoignent pas de ce que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens du requérant, qu’elles ont fondé leur raisonnement sur les éléments de preuve présentés par celui-ci et qu’elles ont valablement motivé le rejet des contestations de l’intéressé. Or, même si les tribunaux ne sauraient être tenus d’exposer les motifs retenus par eux pour rejeter chaque argument d’une partie (Ruiz Torija, précité, § 29), ils ne sont pas pour autant dispensés d’examiner dûment les principaux moyens que soulève celle-ci et d’y répondre (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017). Les défaillances susrelevées en l’espèce ont placé l’intéressé dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Non étayées par de quelconques documents, les observations du Gouvernement ne contiennent aucun élément de nature à permettre à la Cour d’arriver à un constat différent. En effet, elles reprennent mot pour mot les termes des décisions de justice litigieuses et ne convainquent donc pas la Cour.

δ) Conclusion

150. À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que, alors que, d’un point de vue théorique, les juridictions nationales disposaient de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant le requérant et l’administration, elles ont renoncé à la compétence leur permettant d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles étaient saisies, comme l’exige pourtant l’article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, Terra Woningen B.V., précité, § 54, I.D. c. Bulgarie, no 43578/98, § 50, 28 avril 2005, et Fazliyski c. Bulgarie, no 40908/05, § 59, 16 avril 2013).

151. La Cour conclut dès lors que le requérant n’a pas effectivement été entendu par les juridictions internes, lesquelles ne lui ont pas assuré son droit à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Pour parvenir à cette conclusion dans la présente affaire, elle tient compte notamment du fait que les juridictions nationales n’ont pas procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens du requérant et n’ont pas motivé le rejet des contestations de l’intéressé.

152. Pour ce qui est de l’article 15 de la Convention, la Cour se réfère à ses conclusions ci-dessus (paragraphe 125) sur la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant. À cet égard, même si des procédures telles que celles ayant été mises en œuvre par le décret-loi no 667 pouvaient être admises comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence, il convient de souligner que le décret-loi en question n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence.

153. Par ailleurs, aux yeux de la Cour, même dans le cadre d’un état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Il serait incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge pour un contrôle judiciaire effectif, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes (voir, mutatis mutandis, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B). Dès lors, vu l’importance de l’enjeu pour les droits des justiciables garantis par la Convention, lorsqu’un décret-loi d’état d’urgence comme celui en cause en l’espèce ne contient pas de formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution, il doit toujours être compris comme autorisant les juridictions de l’État défendeur à effectuer un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire (voir, mutatis mutandis, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 146, 21 juin 2016). Dans ces circonstances, le manquement aux exigences d’une procédure équitable ne saurait être justifié par la dérogation de la Turquie.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

154. Le requérant dénonce son licenciement décidé au motif qu’il avait des liens avec une organisation terroriste en ce qu’il aurait constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention : en effet, à ses dires, à cause de ce licenciement, il est désormais étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ».

Au regard de sa jurisprudence actuelle et de la nature du grief présenté par le requérant, la Cour considère que les questions soulevées en l’espèce peuvent appeler un examen sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, S.M. c. Croatie, précité, § 243), la Cour examinera donc la présente espèce sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (…)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

C. Sur la recevabilité

1. Sur l’épuisement des voies de recours internes

a) Thèses des parties

155. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. En premier lieu, il plaide que, dans son recours individuel devant la Cour constitutionnelle, l’intéressé n’a pas valablement soulevé son grief tiré de l’article 8 de la Convention.

156. En second lieu, il argue qu’il ressort des décisions judiciaires que la résiliation du contrat de travail était fondée sur un motif valable, au sens de l’article 18 de la loi no 4857. Par conséquent, d’après le Gouvernement, le requérant aurait dû introduire une nouvelle action afin de réclamer une indemnité de départ et d’ancienneté.

157. Le requérant ne s’est pas prononcé sur ces thèses.

158. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se sont pas prononcées sur ce point.

b) Appréciation de la Cour

159. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, la règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner et, ainsi, de prévenir ou de redresser la violation au regard de la Convention qui est alléguée contre lui. Certes, il n’est pas toujours nécessaire que la Convention soit expressément invoquée dans la procédure interne : il suffit que le grief soit soulevé « au moins en substance ». Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, de manière à permettre aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée. Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques du requérant, et ce afin de déterminer si le grief soumis à la Cour avait effectivement été soulevé auparavant, en substance, devant les autorités internes (Radomilja et autres, précité, § 117). En effet, il serait contraire au caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse invoquer devant les autorités nationales un autre moyen pour contester une mesure, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 75, 25 mars 2014).

160. Dans plusieurs affaires, la Cour a considéré que les voies de recours internes avaient été épuisées aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention bien que le recours constitutionnel du requérant eût été déclaré irrecevable : elle a estimé que le grief avait été suffisamment soulevé en substance devant la Cour constitutionnelle (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 144, CEDH 2010, voir aussi Uhl c. Allemagne (déc.), no 64387/01, 6 mai 2004, Storck c. Allemagne (déc.), no 61603/00, 26 octobre 2004, et Schwarzenberger c. Allemagne, no 75737/01, § 31, 10 août 2006). Dans d’autres affaires, en revanche, elle a jugé que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées, par exemple lorsque le recours avait été déclaré irrecevable parce que le requérant avait commis une erreur procédurale (Jalloh c. Allemagne (déc.), no 54810/00, 26 octobre 2004).

161. Revenant à la présente affaire, la Cour note, s’agissant de la première branche de l’exception formulée devant elle, qu’il ne fait pas controverse entre les parties que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle était une voie de droit effective dans les circonstances de l’espèce, mais que, pour le Gouvernement, le requérant n’a pas valablement soulevé son grief tiré de l’article 8 de la Convention lorsqu’il a saisi cette haute juridiction de son recours.

162. La Cour observe que le requérant dénonce devant elle la résiliation de son contrat de travail et qu’il soutient que, depuis qu’il a perdu son emploi au motif qu’il avait des liens avec une organisation terroriste, il est désormais étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ». Elle relève également que, devant les juridictions nationales, l’intéressé ne s’est pas expressément référé à l’article 8 de la Convention ou à la disposition constitutionnelle garantissant le droit au respect de la vie privée. Elle note toutefois que, dans les recours introduits devant les juridictions nationales, il s’est plaint de s’être retrouvé étiqueté comme étant une personne ayant des liens avec une structure illégale (paragraphes 20, 24, 26 et 28 ci-dessus) et qu’il a précisé que son licenciement était susceptible de porter préjudice à sa réputation (paragraphe 24 ci-dessus). Dans son recours individuel introduit le 21 août 2017 devant la Cour constitutionnelle pour contester la mesure de licenciement litigieuse, le requérant a précisé que la situation à laquelle il avait dû faire face avait eu des conséquences dépassant le cadre de l’état d’urgence et touchant de manière permanente sa vie et celle de sa famille. Il a dénoncé à cet égard une violation du principe de la présomption d’innocence, en se référant à l’article 6 § 2 de la Convention. Notamment, dans son recours individuel, se référant aux articles 48 (droit au travail) et 70 (droit d’intégrer la fonction publique et interdiction de la discrimination dans l’intégration de la fonction publique) de la Constitution, il a plaidé qu’il avait fait l’objet d’une interdiction totale et définitive de réintégrer la fonction publique et que son droit au travail avait donc été violé. Par ailleurs, il a exposé avoir subi une discrimination négative dans ses recherches d’un nouvel emploi à raison de son licenciement décidé à la suite de la tentative de coup d’État. Il a soutenu que non seulement son droit au travail avait été violé mais aussi son droit à la vie, ainsi que celui de sa famille, et s’est plaint d’avoir subi une atteinte à ses droits. Il a précisé à ce sujet qu’il avait été étiqueté en tant que « traître » et « terroriste » et que cette situation rendait impossible pour lui la poursuite de la vie dans la société (paragraphe 28 ci-dessus).

163. La Cour note que, cela étant, la Cour constitutionnelle a déclaré le recours individuel du requérant irrecevable : cette haute juridiction a examiné les griefs de l’intéressé sous l’angle du droit à un procès équitable et du droit au travail, et elle les a déclarés irrecevables, les premiers pour défaut manifeste de fondement et les seconds pour incompatibilité ratione materiae. Cependant, dans sa décision, la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée sur les moyens du requérant tirés des répercussions de son licenciement sur sa vie privée – alors que l’intéressé avait pourtant exposé en détail, ne fût-ce que sur le terrain du droit au travail et du principe de la présomption d’innocence, les conséquences préjudicielles de cette mesure.

164. La Cour souligne que, certes, s’agissant de l’article 8, un certain nombre d’éléments entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la vie privée d’une personne est touchée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 89, 17 octobre 2019). Cependant, en l’espèce, elle considère que, sans s’appuyer en termes exprès sur le droit au respect de la vie privée, le requérant a puisé dans le droit interne des arguments qui équivalaient à dénoncer, en substance, une atteinte au droit garanti par l’article 8. En effet, les faits dénoncés (licenciement décidé à raison de la prétendue existence de liens avec une structure illégale) ainsi que le grief que le requérant en a tiré devant les juridictions internes (droit à la réputation) sont étroitement liés au grief que l’intéressé présente devant la Cour (voir, dans le même sens, Portu Juanenea et Sarasola Yarzabal c. Espagne, no 1653/13, § 62, 13 février 2018). Aussi le requérant a-t-il dénoncé en substance une atteinte à son droit au respect de sa vie privée.

Dans ces conditions, la Cour estime que l’intéressé a soulevé en substance devant la Cour constitutionnelle son grief relatif à une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et qu’il a ainsi donné à la haute juridiction constitutionnelle l’occasion de se pencher sur ces questions et d’éviter ou de redresser les violations alléguées, conformément à la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention (Marić c. Croatie, no 50132/12, § 53, 12 juin 2014).

165. Pour ce qui est de la seconde branche de l’exception du Gouvernement, relative à l’exercice d’une action en vue de l’allocation d’une indemnité de départ et d’ancienneté, la Cour rappelle avoir rejeté une objection similaire dans le cadre de son examen de la recevabilité du grief tiré de l’article 6 (paragraphe 74 ci-dessus). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de sa conclusion. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue qu’une action tendant au versement d’une indemnité fondée sur le code du travail présentait, en l’espèce, une perspective raisonnable de succès.

166. Partant, l’exception soulevée par le Gouvernement pour non‑épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

2. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

a) Thèses des parties

i) Le Gouvernement

167. Le Gouvernement estime que l’article 8 de la Convention n’est pas applicable ratione materiae pour les raisons suivantes.

168. En premier lieu, il argue que, ni devant la Cour ni devant la Cour constitutionnelle, le requérant n’a avancé une quelconque circonstance personnelle précise démontrant que la mesure dénoncée avait eu de graves conséquences sur sa vie privée. Il affirme que la résiliation litigieuse a eu principalement des effets et des conséquences sur le contrat de travail entre le requérant et son employeur. En deuxième lieu, il plaide que la présente affaire ne concerne pas une sanction imposée au requérant. À ses yeux, il est question d’une relation contractuelle qui est fondée sur le libre arbitre et à l’égard de laquelle les dispositions du droit privé ont été appliquées. En d’autres termes, il serait question d’une matérialisation des conséquences découlant de la relation contractuelle. Par conséquent, le Gouvernement estime que, eu égard aux critères développés dans l’arrêt Denisov (précité), la résiliation du contrat de travail du requérant a eu des conséquences très limitées et n’a produit aucune répercussion sur sa vie privée. Plus particulièrement, la résiliation en cause n’aurait pas eu d’incidences sur les relations sociales du requérant : ce dernier pourrait continuer à chercher un autre emploi et il lui serait loisible de présenter une demande d’indemnité.

169. Le Gouvernement soutient également ce qui suit : si les répercussions négatives dénoncées se limitent aux conséquences du comportement illicite prévisibles pour le requérant, celui-ci ne peut invoquer l’article 8 de la Convention pour alléguer que ces répercussions négatives ont porté atteinte à sa vie privée. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, l’intéressé ne peut bénéficier de la protection accordée par l’article 8 de la Convention eu égard au fait qu’il a été impliqué dans des activités liées à des organisations terroristes de son propre chef, bien que ses actes ne constituaient pas une infraction d’après le droit pénal. Aussi le Gouvernement invite-t-il la Cour à rejeter le grief du requérant pour incompatibilité ratione materiae avec l’article 8 de la Convention.

ii) Le requérant

170. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il indique avoir fait l’objet d’un licenciement fondé sur la prétendue existence de liens avec une organisation terroriste, en application du décret-loi no 667. Il ajoute qu’il ressort d’ailleurs des observations du Gouvernement que la résiliation de son contrat était fondée sur ce motif. Tout en précisant que la clôture de l’instruction pénale est intervenue sans qu’il n’ait été visé par une procédure pénale du chef d’appartenance à une organisation terroriste, il affirme notamment, et déplore, s’être retrouvé étiqueté dans la société en tant que « terroriste » et de ce fait stigmatisé. Il dit que, bien que titulaire de diplômes d’études post-licence, il est sans emploi depuis la résiliation de son contrat et que les employeurs n’osent pas lui proposer un emploi en raison du fait que cette mesure était fondée sur le décret-loi no 667.

iii) Les organisations non gouvernementales intervenantes

171. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se sont pas prononcées sur ce point.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes pertinents

172. La Cour note que se pose en l’espèce la question de savoir si les faits dont se plaint le requérant relèvent du champ d’application de l’article 8 de la Convention.

173. À ce stade de son examen, elle estime utile de rappeler que l’on ne saurait déduire de l’article 8 un droit générique à l’emploi ou au renouvellement d’un contrat de travail à durée déterminée (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 109, CEDH 2014 (extraits)). Cela étant, la Cour a déjà eu à se pencher sur l’applicabilité de l’article 8 à la sphère de l’emploi. À cet égard, elle rappelle que la « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (voir, parmi d’autres, Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 53, CEDH 2010). Il serait trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251-B).

174. Selon la jurisprudence de la Cour, il n’y a aucune raison de principe de considérer que la « vie privée » exclut les activités professionnelles (Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 23, 28 mai 2009, et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 165-167, CEDH 2013). Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8 lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. En outre, la vie professionnelle est souvent étroitement mêlée à la vie privée, tout particulièrement si des facteurs liés à la vie privée, au sens strict du terme, sont considérés comme des critères de qualification pour une profession donnée (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, §§ 43-48, 19 octobre 2010). La vie professionnelle fait donc partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Fernández Martínez, précité, § 110, avec les références qui y sont citées).

175. La typologie des affaires dont la Cour a été saisie dans le cadre de litiges professionnels relevant de l’article 8 est variée. La Cour a ainsi traité en particulier du retour à la vie civile de militaires (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999‑VI), de révocations de la magistrature (Özpınar, précité, Oleksandr Volkov, précité, et Kulykov et autres c. Ukraine, nos 5114/09 et 17 autres, 19 janvier 2017), ou d’une mutation au sein de la fonction publique (Sodan c. Turquie, no 18650/05, 2 février 2016). Dans d’autres affaires, elle a eu à connaître de restrictions à l’accès à l’emploi dans la fonction publique (Naidin c. Roumanie, no 38162/07, 21 octobre 2014), de la perte d’un emploi hors du secteur public (Obst c. Allemagne, no 425/03, 23 septembre 2010, Schüth, précité, Fernández Martínez, précité, Şahin Kuş c. Turquie, no 33160/04, 7 juin 2016, et Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, 5 septembre 2017 (extraits)), ainsi que de restrictions à l’accès à certains métiers du secteur privé (Sidabras et Džiautas, décision précitée, Campagnano c. Italie, no 77955/01, CEDH 2006-IV, et Bigaeva, précité).

176. En ce qui concerne les affaires entrant dans la catégorie susmentionnée, la Cour applique la notion de « vie privée » en suivant deux approches différentes consistant en : a) le constat de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » comme motif du litige (approche fondée sur les motifs) et b) la déduction de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » au regard des conséquences de la mesure dénoncée (approche fondée sur les conséquences) (Denisov, précité, § 102). Lorsque l’approche fondée sur les motifs ne permet pas de justifier l’applicabilité de l’article 8, il faut analyser les conséquences de la mesure dénoncée sur les éléments susmentionnés de la vie privée pour déterminer si le grief tombe sous le coup de la notion de « vie privée ». Néanmoins, cette division n’exclut pas que la Cour puisse juger bon de suivre les deux approches de manière combinée, en recherchant s’il existe une question touchant la vie privée dans les motifs à l’origine de la mesure dénoncée et, de surcroît, en analysant les conséquences de la mesure (Fernández Martínez, précité, §§ 110-112). La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 que si ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable (Denisov, précité, § 116).

177. La Cour rappelle également que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectué de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée.

178. Toutefois, il est important de souligner qu’une personne ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle la commission d’une infraction pénale (Sidabras et Džiautas, décision précitée, § 49, et Axel Springer AG, précité, § 83). Ce principe plus large vaut non seulement pour les infractions pénales mais aussi pour les irrégularités d’une autre nature, qui engagent d’une certaine manière la responsabilité juridique d’une personne et emportent des conséquences négatives prévisibles sur la « vie privée ».

ii) Application de ces principes

179. En l’espèce, la Cour note que le requérant, qui n’était pas fonctionnaire, était néanmoins employé et rémunéré par une agence de développement, à savoir par une personne de droit public, sur la base d’un contrat à durée indéterminée. À la lumière des critères qui se dégagent de l’arrêt Denisov précité, elle recherchera ainsi de quelle manière une question touchant la vie privée peut se poser dans le présent litige professionnel – soit du fait des motifs à l’origine de la résiliation du contrat de travail, soit du fait des conséquences de celle-ci sur la vie privée de l’intéressé.

180. La Cour observe d’emblée que les motifs expressément avancés par l’employeur pour justifier la résiliation litigieuse ne concernaient pas les résultats professionnels du requérant. Aux yeux de la Cour, le motif de licenciement fondé sur les termes de l’article 4 du décret-loi no 667 (le fait entretenir des liens avec une structure illégale) pouvait toucher intimement la personne concernée, ce qui le rend susceptible d’atteindre un niveau de gravité suffisant pour rendre l’article 8 de la Convention applicable au cas d’espèce, à moins qu’il ne soit démontré qu’une telle mesure résultait de manière prévisible des propres actions de l’intéressé (Denisov, précité, § 98).

Or, d’après le requérant, aucune action pénale n’a été engagée contre lui relativement à ses liens présumés avec l’organisation terroriste en question. En effet, il ressort des éléments du dossier que, le 30 juillet 2016 – soit après que l’employeur du requérant eut décidé de résilier le contrat de travail de ce dernier –, le parquet général a engagé une enquête pénale contre 95 personnes, dont l’intéressé, pour appartenance à une organisation terroriste armée. La Cour souligne que les parties ont donné très peu d’informations sur cette enquête pénale et qu’elles se sont contentées de produire une copie de l’ordonnance de non-lieu du 5 septembre 2018 rendu par le même parquet, par laquelle il a été procédé à la clôture de ladite enquête. Il en ressort qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves justifiant des soupçons pour intenter une action pénale (paragraphe 31 ci-dessus).

181. La Cour est disposée à admettre que, indépendamment du résultat de l’enquête pénale, l’employeur aurait pu fournir devant les juridictions nationales des informations ou des éléments de fait susceptibles de justifier les liens présumés du requérant avec une structure illégale et expliquer ainsi les motifs de la rupture de la relation de confiance avec son employé. En effet, à l’instar du Gouvernement, elle observe que la procédure de licenciement en cause, autonome tant dans ses conditions de mise en œuvre que dans son régime procédural, n’était pas le corollaire direct de la procédure pénale (voir, mutatis mutandis, Moullet, décision précitée). À cet égard, elle accorde du poids aux conclusions de la Commission de Venise, qui a considéré que « le lien requis pour justifier une suspension (voire une révocation) peut être moins étroit que celui requis pour qualifier une personne de « membre » d’une organisation criminelle » (paragraphe 50 ci-dessus, point no 130).

182. La Cour relève cependant qu’il ressort de la procédure judiciaire devant les tribunaux nationaux que ceux-ci ne se sont aucunement référés à l’enquête pénale et qu’en outre il n’existe aucun élément dans le dossier donnant à penser que, bien que closes ultérieurement, cette enquête ou la procédure devant les tribunaux internes relative au licenciement du requérant avaient permis aux autorités nationales d’obtenir des informations ou éléments factuels susceptibles de justifier le motif de licenciement.

183. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existe pas le moindre élément laissant suggérer que la résiliation du contrat de travail en question résultait de manière prévisible des propres actions du requérant.

184. Par ailleurs, s’agissant des répercussions de la mesure en question sur le droit au respect de la vie privée, la Cour souligne qu’il faut rechercher si, au vu du dossier et des allégations étayées formulées par le requérant, cette mesure a eu de graves conséquences négatives sur les aspects constitutifs de la « vie privée » de l’intéressé, à savoir i) son « cercle intime », ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, ou iii) sa réputation (Denisov, précité, § 120).

185. Pour ce qui est des conséquences de la révocation en cause sur le « cercle intime » du requérant, la Cour rappelle qu’il faut y voir un argument tiré d’une détérioration du bien-être matériel de l’intéressé et de sa famille. À cet égard, il suffit de constater que le requérant a perdu son emploi, c’est-à-dire son moyen de subsistance.

186. Quant aux possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la Cour observe que, même si, d’après le Gouvernement, la résiliation en question a eu principalement des effets et des conséquences sur le contrat de travail entre le requérant et son employeur, aux termes de l’article 4 § 2 du décret-loi d’état d’urgence no 667, « les personnes révoquées de leurs fonctions en application du premier paragraphe ne sont plus recrutées dans la fonction publique et ne peuvent plus se voir attribuer directement ou indirectement de telles fonctions ». À ce propos, elle note avec intérêt l’argument du Gouvernement selon lequel rien n’empêche le requérant de postuler à un emploi dans le secteur public ou privé. Cependant, à la lumière de l’article 4 § 2 du décret-loi no 667, qui a été cité dans l’arrêt du tribunal régional (paragraphe 50 ci-dessus), elle se doit d’accorder du poids à l’argument du requérant qui se plaignait de s’être retrouvé étiqueté dans la société en tant que « terroriste » et de ce fait stigmatisé. À cet égard, l’intéressé expose notamment que, bien que titulaire de diplômes d’études post-licence, il est sans emploi depuis la résiliation de son contrat et que les employeurs n’osent pas lui proposer un emploi en raison du fait que cette mesure était fondée sur le décret-loi no 667. Par conséquent, il existe bel et bien des répercussions sur ses possibilités de nouer et de maintenir des relations, y compris de nature professionnelle.

187. Enfin, s’agissant de la question de savoir si la mesure litigieuse a porté atteinte ou non à la réputation du requérant au point de sérieusement écorner l’estime dont celui-ci jouissait, de sorte à avoir une incidence grave sur ses relations sociales, la Cour se contente de se référer à ses conclusions au regard du motif de licenciement retenu, à savoir l’existence de liens avec une structure illégale. Une telle considération a certainement eu des conséquences lourdes sur la réputation professionnelle et sociale du requérant.

188. Ainsi, si l’on analyse l’effet combiné du motif du licenciement à l’aune des éléments objectifs de l’affaire et si l’on apprécie les conséquences matérielles et non matérielles de cette révocation sur la base des éléments produits devant la Cour, il y a lieu de conclure que cette mesure a eu des répercussions négatives lourdes sur la vie privée de l’intéressé et a atteint le niveau de gravité nécessaire pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

Partant, cette disposition trouve à s’appliquer au cas d’espèce.

3. Autres motifs d’irrecevabilité

189. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

D. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

190. Le requérant indique avoir été licencié à raison de la prétendue existence de liens entre lui et une organisation terroriste, sur le fondement de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, disposition expressément mentionnée dans l’avis de résiliation de son contrat de travail. Par ailleurs, il expose que, d’après des directives émises ultérieurement, certains salariés licenciés en application de cet article ont fait l’objet d’une réintégration à leur poste à la suite d’un réexamen de leur situation. Il ajoute que ses propres démarches pour bénéficier d’une telle mesure sont demeurées sans effet. En outre, il précise qu’il était clairement indiqué dans les décisions judiciaires le concernant que la résiliation de son contrat de travail était exclusivement fondée sur les dispositions du décret-loi en question.

191. De plus, il allègue qu’il ressort également des observations du Gouvernement que la résiliation de son contrat était fondée sur ce motif. Il réitère ses arguments relatifs à la qualification de « terroriste » dont il dit se trouver affublé.

Pour ce qui est du code « 22 ‑ autres raisons » mentionné par le Gouvernement, il affirme que, à l’époque des faits, aucun code n’existait pour définir sa situation et que ce n’est qu’ultérieurement, le 2 août 2016, qu’un code « 36 » a été créé pour classifier le licenciement décidé à raison de l’existence de liens avec des organisations terroristes.

b) Le Gouvernement

192. Le Gouvernement réitère sa position selon laquelle il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée.

À titre subsidiaire, pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que celle-ci était prévue par la loi, à savoir l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667 et l’article 18 du code du travail, et qu’il s’agissait là de textes prévisibles et accessibles. Il plaide que, lorsqu’une personne s’affilie à une organisation terroriste, elle doit être en mesure de prévoir qu’elle perdra la confiance de son employeur et verra en conséquence son contrat de travail être résilié. Le Gouvernement soutient aussi que ladite ingérence poursuivait plusieurs buts légitimes, à savoir la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, et il se réfère notamment aux circonstances apparues au lendemain de la tentative coup d’État du 15 juillet 2016. À cet égard, il expose que le décret-loi no 667 a été promulgué en vue de protéger l’ordre constitutionnel, l’État de droit, la démocratie et les droits et libertés fondamentaux et que les mesures exceptionnelles prévues dans le cadre de l’état d’urgence visaient entre autres à prévenir de nouvelles tentatives de coup d’État et à lutter efficacement contre le terrorisme.

193. Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement argue que le licenciement du requérant était une mesure prise pendant l’état d’urgence afin de protéger l’ordre public et la sécurité publique en raison de la menace terroriste à laquelle la Turquie était confrontée à la suite de la tentative de coup d’État. Il ajoute qu’il a également été établi par des décisions judiciaires que cette révocation était fondée sur un motif valable, au sens de l’article 18 de la loi no 4857, applicable en temps normal. En particulier, le Gouvernement invite la Cour à prendre en considération l’avis de dérogation de la Turquie soumis au Secrétariat général du Conseil de l’Europe le 21 juillet 2016, conformément à l’article 15 de la Convention, dans son contrôle européen sur la question de savoir si l’ingérence alléguée était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

194. Le Gouvernement expose que, pendant l’état d’urgence, des mesures extraordinaires ont été prises contre des personnes ayant des relations avec les organisations terroristes. Il précise que ces mesures étaient entourées de garanties suffisantes, consistant notamment en des recours administratifs et judiciaires effectifs. Il ajoute que, en l’espèce, les éléments suivants en témoignent : après avoir été licencié, le requérant a intenté une action devant le tribunal du travail, et il a interjeté appel sur des points de fait et de droit et a soulevé ses objections contre le jugement du tribunal de première instance ; par la suite, il a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle ; par conséquent, l’intéressé a bénéficié des garanties procédurales contre l’arbitraire dans le processus décisionnel et de la possibilité d’un contrôle judiciaire effectif ; il a pu soulever toutes ses objections et présenter des éléments de preuve devant trois niveaux de juridictions, et il s’est également prévalu de son droit de soumettre un recours individuel à la Cour constitutionnelle.

195. Le Gouvernement plaide que, même si le contrat de travail du requérant a été résilié, conformément à la procédure énoncée dans le décret‑loi no 667, sans la conduite d’une enquête préliminaire et sans la possibilité pour l’intéressé de présenter ses observations en défense, le code du travail prévoit la même procédure en ce qui concerne la résiliation pour un motif juste, au sens de l’article 25 II dudit code. En d’autres termes, même en temps normal, un contrat de travail pourrait être résilié par l’employeur au moyen d’une notification unilatérale, dans certains cas sans le recueil des observations en défense des personnes concernées et sans la réalisation d’une enquête préliminaire. Dans de tels cas, les instances judiciaires procéderaient à l’examen de la résiliation en question.

196. Le Gouvernement admet que l’obtention des observations en défense est une exigence de l’article 18 de la loi no 4857 en temps normal. Il indique toutefois que, en l’occurrence, le contrat de travail du requérant a été résilié dans le cadre d’une procédure prévue par le décret-loi d’état d’urgence no 667. Par conséquent, à ses yeux, il convient d’examiner cette exigence en tenant dûment compte de l’article 15 de la Convention. À cet égard, le Gouvernement estime que l’acte consistant à licencier le requérant sans le recueil de ses observations en défense était une mesure qui était requise par les exigences de la situation dans les circonstances de l’état d’urgence et qui était nécessaire. Il considère en outre que cet acte n’était pas clairement incompatible avec les obligations du droit international.

197. Par ailleurs, le Gouvernement indique, en attirant l’attention de la Cour sur ces points, que le requérant n’a pas été décrit comme un terroriste lors de la résiliation de son contrat de travail et que la notification de la cessation d’emploi ne comportait pas même un seul mot à cet égard. Il estime qu’il convient de mentionner que le code « 22 ‑ autres raisons » a été inscrit comme motif du licenciement dans la déclaration de cessation d’emploi envoyée à la sécurité sociale et que, par conséquent, la réputation du requérant était protégée. Autrement dit, d’après le Gouvernement, l’intéressé n’a été inculpé d’aucune infraction qui aurait terni son honneur et sa réputation. Toujours d’après lui, un langage très neutre a été employé pour mettre fin au contrat de travail du requérant et aucune expression incriminante n’a été utilisée dans la notification de la cessation d’emploi.

198. Le Gouvernement plaide également que le contrat de travail du requérant était régi par la loi no 4857 et que son licenciement a été effectué conformément à cette loi. Par conséquent, rien n’empêcherait l’intéressé de retrouver un emploi dans le secteur privé ou public. Aux dires du Gouvernement, même si le licenciement du requérant a été décidé en tant que mesure s’imposant dans la situation extraordinaire et d’urgence ayant fait suite à la tentative de coup d’État manquée, il s’agissait d’une situation temporaire.

c) Les organisations non gouvernementales intervenantes

199. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se sont pas prononcées sur ce grief.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le point de savoir s’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle des obligations négatives ou des obligations positives de l’État

200. En l’espèce, la Cour observe que la mesure contestée par le requérant, à savoir la résiliation de son contrat de travail, a été prise non pas par une autorité étatique, mais par une agence locale de développement. En dépit de son statut de personne morale de droit public en droit turc, il n’est pas allégué que cette agence exerçait des prérogatives de puissance publique. Qui plus est, le contrat de travail du requérant était régi par le code du travail.

Cela étant, la Cour note que la mesure prise par ladite agence était fondée sur une disposition du décret-loi d’état d’urgence no 667, qui astreignait l’employeur à résilier le contrat de travail de ses employés lorsqu’il considérait que ceux‑ci avaient des liens avec une structure illégale. Par conséquent, le licenciement en cause pourrait être vu comme une obligation découlant dudit décret-loi, qui dépasse largement le cadre juridique régissant le contrat de travail en question (voir, mutatis mutandis, Fernández Martínez, précité, § 115). Par ailleurs, il convient de souligner que la responsabilité des autorités serait engagée si les faits litigieux résultaient d’un manquement de leur part à garantir au requérant la jouissance d’un droit consacré par l’article 8 de la Convention (comparer avec Bărbulescu, précité, § 110).

201. Dans ces conditions, la Cour est d’avis que le licenciement du requérant, motivé par ses liens présumés avec une structure illégale, peut être considéré comme une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée (voir, mutatis mutandis, Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 44, série A no 323, et Oleksandr Volkov, précité, § 165, avec les références qui y sont citées).

202. Quant à la question de savoir dans quelle mesure le licenciement du requérant pourrait s’analyser en une méconnaissance des obligations positives de l’État au regard de la Convention, la Cour rappelle qu’à l’engagement plutôt négatif d’un État de s’abstenir de toute ingérence dans les droits garantis par la Convention « peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes » à ces droits (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 50, CEDH 2012). Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables (Fernández Martínez, précité, § 114). Le licenciement litigieux constituant en tout état de cause une ingérence, celle-ci n’est justifiée que si les conditions énoncées au paragraphe 2 de l’article 8 se trouvent remplies.

b) Sur la justification de l’ingérence

203. Pour déterminer si ladite ingérence a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle a satisfait aux exigences de l’article 8 § 2, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique ».

i) Sur la légalité de l’ingérence

204. Le Gouvernement soutient que, à supposer qu’il y ait eu une ingérence, celle-ci était prévue par la loi, à savoir l’article 4 §1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667 et l’article 18 du code du travail. Il dit qu’il s’agissait là de textes prévisibles et accessibles. D’après lui, lorsqu’une personne s’affilie à une organisation terroriste, elle doit être en mesure de prévoir qu’elle perdra la confiance de son employeur, ce qui entraînera la résiliation de son contrat de travail.

205. Le requérant ne s’est pas prononcé sur cette question.

206. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, non seulement veulent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi ont trait à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l’espèce ne prête pas à controverse. En effet, nul ne conteste que l’ingérence litigieuse – en l’occurrence le licenciement du requérant – avait une base légale, à savoir l’article 4 §1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667. Pour ce qui est de l’article 18 du code du travail, disposition invoquée par le Gouvernement, la Cour se contente de souligner que cette disposition n’a pas été mentionnée dans les décisions adoptées par les tribunaux nationaux.

Reste la question de savoir si ladite base légale remplissait également les exigences d’accessibilité et de prévisibilité. La Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne saurait parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine que celui-ci couvre et de la qualité de ses destinataires. Par ailleurs, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence qu’implique la notion « prévue par la loi » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. Enfin, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Vogt, précité, § 48).

207. En l’occurrence, la Cour observe d’emblée que les termes employés à l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, tels que « appartenant », « affilié » ou « lié » à une structure illégale sont de caractère général. Il convient également de relever que le Gouvernement n’a cité aucun critère concernant la définition des notions mentionnées dans cette disposition. Par ailleurs, la Cour prend note des considérations de la Commission de Venise sur la prévisibilité des critères utilisés pour évaluer les liens d’une personne avec une structure illégale (paragraphe 50 ci-dessus).

Toujours est-il que, s’agissant des normes relatives aux comportements des employés de la fonction publique, aux yeux de la Cour, il convient d’adopter une approche raisonnable pour apprécier la précision de la loi, car il est objectivement nécessaire que l’actus reus de ces comportements incompatibles avec la fonction publique soit formulé en termes généraux. À défaut, le risque serait que le texte ne couvre pas la question de manière complète et doive constamment être révisé au gré des nombreuses circonstances nouvelles qui pourraient survenir en pratique. Ainsi, une disposition légale décrivant un tel agissement à partir d’une liste de comportements spécifiques tout en ayant vocation à s’appliquer de manière générale et illimitée ne garantit pas à elle seule la prévisibilité de la loi : les autres facteurs qui influent sur la qualité de la norme de droit et le caractère suffisant de la protection juridique contre l’arbitraire doivent être identifiés et examinés (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov, précité, § 178).

208. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà dit que l’existence d’une pratique d’interprétation précise et cohérente de la disposition en cause constituait un facteur permettant d’aboutir à la conclusion que cette disposition était prévisible quant à ses effets (ibidem, § 179). C’est aux organes juridictionnels qu’il appartient d’interpréter de manière cohérente les dispositions générales d’une loi pour en dégager la signification exacte et de dissiper tout doute dans ce domaine (ibidem, § 179).

209. La Cour note que la mesure prise en l’espèce en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667, qui est une disposition d’état d’urgence, a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel (voir, mutatis mutandis, a contrario, Oleksandr Volkov, précité, § 184). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le litige dont il s’agit devait être l’une des premières affaires relatives à l’application de la disposition en question (comparer avec Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 150, 27 juin 2017). Par conséquent, compte tenu de leur rôle interprétatif dans la garantie de la prévisibilité des dispositions normatives, il incombait aux juridictions nationales d’offrir une protection juridique contre l’arbitraire.

Eu égard aux circonstances liées à l’état d’urgence, ainsi qu’au fait que les juridictions nationales disposaient de la plénitude de juridiction pour contrôler les mesures prises en application de l’article 4 § 1 g) susmentionné, la Cour est disposée à partir de l’hypothèse que l’ingérence en cause était prévue par la loi.

ii) Sur l’existence d’un but légitime

210. Les parties ne contestent pas en substance que l’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit au respect de sa vie privée poursuivait plusieurs buts légitimes au regard de l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.

iii) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

1) Principes pertinents

211. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires d’une autorité publique dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance (Libert c. France, no 588/13, §§ 40-42, 22 février 2018). Il s’agit d’une obligation négative classique, décrite par la Cour comme étant l’objet essentiel de l’article 8 (Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 31, série A no 297‑C).

212. Il y a lieu de préciser que, aux fins de déterminer si les mesures incriminées étaient « nécessaires dans une société démocratique », il convenait de considérer l’affaire dans son ensemble et d’examiner si les motifs invoqués pour les justifier étaient pertinents et suffisants et si lesdites mesures étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis (Z c. Finlande, 25 février 1997, § 94, Recueil 1997‑I).

213. À cet égard, la Cour rappelle que, par principe, les États ont un intérêt légitime à réguler les conditions d’emploi dans le service public. Un État démocratique est en droit d’exiger de ses fonctionnaires qu’ils soient loyaux envers les principes constitutionnels sur lesquels il s’appuie (Vogt, précité, § 59, et Sidabras et Džiautas, décision précitée, § 52).

214. Les garanties procédurales dont dispose l’individu seront particulièrement importantes pour déterminer si l’État défendeur est resté, lors de la fixation du cadre réglementaire, dans les limites de sa marge d’appréciation. En particulier, la Cour doit examiner si le processus décisionnel ayant conduit à des mesures d’ingérence était équitable et de nature à respecter les intérêts garantis à l’individu par l’article 8 (Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 83, 27 mai 2004, Buckley, c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, § 76, Recueil 1996‑IV, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 92, CEDH 2001-I)

215. Enfin, la Cour reconnaît qu’il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l’ingérence, bien qu’il lui revienne de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence étaient pertinents et suffisants. Les États contractants gardent dans le cadre de cette évaluation une marge d’appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but des restrictions (Smith et Grady, précité, § 88).

2) Application de ces principes

216. La Cour relève tout d’abord que son contrôle portera sur deux points. Premièrement, elle vérifiera si le processus décisionnel ayant conduit au licenciement du requérant était entouré des garanties contre l’arbitraire. Deuxièmement, elle se penchera sur la question de savoir si l’intéressé a bénéficié de garanties procédurales, notamment s’il a eu accès à un contrôle juridictionnel adéquat, et si les autorités ont agi avec diligence et promptitude. À cet égard, dans son analyse, elle tiendra compte de ses conclusions au regard de l’article 6 de la Convention (paragraphes 150 et 151 ci-dessus)

217. En ce qui concerne le premier aspect, la Cour observe tout d’abord que le processus décisionnel ayant abouti à la résiliation du contrat de travail du requérant était très sommaire. À la suite d’une réunion tenue le 26 juillet 2016, destinée à évaluer la situation des employés travaillant pour l’agence d’Ankara, il a été décidé de résilier le contrat de travail de six salariés, dont le requérant, en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, pour cause d’appartenance à des structures menaçant la sécurité nationale, ou existence de liens ou de relations avec de telles structures. La Cour ne peut manquer de relever le caractère vague et incertain d’une telle indication et de constater que la décision du comité directeur de ladite agence n’était étayée par aucune autre motivation que la simple référence aux termes de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, qui prévoyait le licenciement des employés considérés comme appartenant, affiliés ou liés à une structure illégale.

218. La Cour observe ensuite que l’employeur du requérant n’a pas précisé la nature des activités de l’intéressé qui pouvaient justifier la considération selon laquelle celui-ci avait des liens avec une structure illégale. Au cours de la procédure devant les juridictions nationales, aucun reproche concret relatif à la prétendue existence de liens avec une telle structure n’a été expressément formulé.

219. À cet égard, la Cour note que le Gouvernement a argué de la nature atypique de l’organisation en question – qui était considérée par les autorités turques comme ayant prémédité la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, et qui se serait profondément infiltrée dans les institutions influentes de l’État et la justice sous une couverture légale – et de la menace que ladite organisation représentait à ses yeux pour la sécurité nationale. Il ressort par ailleurs des observations du Gouvernement que le requérant a été licencié au motif qu’il avait été impliqué dans des activités liées à des organisations terroristes de son propre chef. De même, il ressort des décisions des juridictions nationales que la considération de l’employeur du requérant portait sur la prétendue existence de liens entre ce dernier et l’organisation FETÖ/PDY. En résumé, le requérant a été licencié au motif qu’il avait des liens avec une structure illégale et secrète ayant été considérée par les autorités nationales comme l’instigatrice de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

220. La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 137, 16 avril 2019). Ces difficultés constituent un élément contextuel dont elle doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 8 de la Convention en l’espèce (ibidem, § 147).

221. La Cour estime ici, à l’instar du Gouvernement, que les considérations relatives au devoir de loyauté des fonctionnaires sont mutatis mutandis applicables en l’espèce, compte tenu de la fonction des agences de développement (paragraphe 5 ci-dessus). À ce sujet, elle se réfère à ses conclusions concernant la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant développées au regard de l’article 6 de la Convention (paragraphes 121-127 ci-dessus). Ces considérations valent a fortiori en l’occurrence.

222. À la lumière de ce qui précède, la Cour peut accepter, à l’exemple de ce qu’elle a constaté au regard de l’article 6, que la procédure simplifiée instaurée par le décret-loi no 667 permettant de licencier les fonctionnaires ou les autres employés de la fonction publique pouvait être considérée comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de la situation apparue au lendemain de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, eu égard au fait que les mesures prises pendant l’état d’urgence étaient soumises à un contrôle juridictionnel. Par conséquent, elle estime qu’il ne s’impose pas d’examiner plus avant la procédure en question compte tenu des circonstances décrites ci-dessus.

223. En ce qui concerne le second aspect, à savoir le caractère approfondi du contrôle juridictionnel de la mesure en question, la Cour rappelle le principe en vertu duquel toute personne qui fait l’objet d’une mesure basée sur des motifs de sécurité nationale doit avoir des garanties contre l’arbitraire (Al Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, §§ 123-124, 20 juin 2002 ; voir aussi, parmi plusieurs autres, Lupsa c. Roumanie, no 10337/04, § 38, CEDH 2006‑VII).

224. La Cour est disposée à admettre que l’appartenance à des structures ayant une organisation interne de type militaire ou établissant un lien de solidarité rigide et incompressible entre leurs membres ou encore poursuivant une idéologie contraire aux règles de la démocratie, élément fondamental de « l’ordre public européen », pourrait poser un problème pour la sécurité nationale et la défense de l’ordre lorsque les membres de ces entités sont appelés à remplir des fonctions publiques (voir, mutatis mutandis, Grande Oriente d`Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, § 55, 31 mai 2007).

225. Par conséquent, de l’avis de la Cour, l’indication par l’administration publique ou par d’autres organismes opérant dans le domaine de la fonction publique de ce qui constitue une menace pour la sécurité nationale a naturellement un poids important. Les tribunaux nationaux doivent pourtant pouvoir réagir au cas où l’invocation de cette notion n’a aucun fondement raisonnable dans les faits ou dénote une interprétation arbitraire (voir, mutatis mutandis, Al Nashif, précité, § 124).

226. La Cour observe qu’en l’espèce elle ne dispose pas réellement des moyens de se prononcer sur la considération des autorités nationales ayant constitué le fondement du licenciement du requérant. En effet, bien que cette mesure était fondée sur la prétendue existence de liens entre l’intéressé et une structure illégale, le Gouvernement s’est contenté de se référer aux décisions judiciaires adoptées par les juridictions nationales. Or, comme il a été indiqué plus haut (paragraphe 183 ci-dessus), ces décisions n’éclairent en rien les critères ayant servi de base pour justifier la considération de l’employeur du requérant et déterminer la nature exacte des faits reprochés à l’intéressé. Les juridictions internes ont admis, sans procéder à un examen approfondi de la mesure en cause, dont les répercussions étaient pourtant importantes sur le droit au respect de la vie privée du requérant, que ladite considération avait constitué un motif valable pour décider la résiliation du contrat de travail de l’intéressé.

227. Pour la Cour, même lorsque des considérations liées à la sécurité nationale entrent en ligne de compte, les principes de légalité et d’état de droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de l’ingérence en question et les preuves pertinentes. En effet, s’il était impossible de contester effectivement un impératif de sécurité nationale invoqué par l’administration, les autorités de l’État pourraient porter arbitrairement atteinte aux droits protégés par la Convention (voir, mutatis mutandis, Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, §§ 85-87, 26 juillet 2011, et Al-Nashif, précité, §§ 123-124).

228. Dans ces conditions, il apparaît en l’occurrence que les juridictions nationales ont failli à déterminer quelles raisons concrètes avaient justifié la résiliation du contrat de travail du requérant (voir, en particulier, les standards pertinents relatifs au droit international du travail mentionnées aux paragraphes 53 et 54 ci-dessus). Par conséquent, le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a donc pas été adéquat en l’espèce.

229. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que le requérant n’a pas joui du degré minimal de protection contre l’arbitraire voulu par l’article 8 de la Convention. En outre, pour les motifs exposés dans le cadre de son examen au titre de l’article 6 (paragraphes 152-153 ci-dessus), elle estime que la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.

Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

230. Sur le terrain de l’article 7 de la Convention, le requérant allègue avoir été révoqué pour des actes non constitutifs d’une infraction au moment de leur commission.

Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint également d’une absence de recours effectif pour dénoncer la mesure de licenciement et pour obtenir que soit établi le(s) véritable(s) motif(s) de cette mesure.

En outre, il dénonce une violation des articles 17 et 18 de la Convention sur la base des mêmes faits.

231. Pour ce qui est du grief tiré de l’article 7 de la Convention, la Cour estime nécessaire d’aborder d’emblée la question de savoir si le requérant peut se prévaloir de cette disposition. À cet égard, elle rappelle avoir conclu plus haut (paragraphe 109 ci-dessus) que les faits de la présente espèce ne font pas apparaître de motifs de considérer que la procédure relative à la résiliation du contrat de travail du requérant concernait une décision sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Cette conclusion vaut mutatis mutandis pour le grief tiré de l’article 7 de la Convention. Par conséquent, la Cour conclut, en l’absence d’« infraction pénale » retenue contre le requérant, que celui-ci ne peut pas se prévaloir de l’article 7 de la Convention.

232. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

233. S’agissant du grief tiré de l’article 13 de la Convention, après avoir examiné les observations des parties sur ce grief, la Cour le déclare recevable. Elle observe que le requérant se plaint d’une absence de recours effectif pour dénoncer la mesure de licenciement et pour obtenir que soient établis le ou les véritables motifs de son licenciement. Elle note tout d’abord que ce grief se confond avec celui que le requérant tire de l’article 6 § 1. En tout état de cause, elle rappelle que l’article 6 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (voir, par exemple, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 181, 23 juin 2016). Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 151 ci-dessus), elle juge que le grief tiré de l’article 13 ne soulève pas de question distincte (voir, par exemple, Oleksandr Volkov, précité, § 189 ; voir aussi, mutatis mutandis, Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 110, série A no 168).

En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention.

234. Quant aux griefs tirés des articles 17 et 18 de la Convention, compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

235. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

236. Le requérant réclame la réparation intégrale du préjudice matériel qu’il dit avoir subi pour la perte des revenus qu’il aurait perçus si les tribunaux internes avaient jugé son licenciement illégal et s’il avait en conséquence continué à travailler pour son employeur. À ce titre, il demande 417 495 livres turques (TRY) (soit environ 50 914 euros (EUR)). Il indique que cette somme correspond au montant de son salaire mensuel brut, à savoir 10 705 TRY, multiplié par trente-neuf mois, période durant laquelle il dit être demeuré sans emploi. Le requérant sollicite également 200 000 TRY (soit 24 390 EUR environ) pour le dommage moral qu’il affirme avoir subi.

237. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il estime que les sommes réclamées sont purement spéculatives et qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le licenciement du requérant et les préjudices allégués. Par ailleurs, s’agissant du dommage matériel, il indique que le salaire mensuel net de l’intéressé était de 5 813,85 TRY (soit environ 1 970 EUR) en janvier 2016, de 5 859,26 TRY en février 2016, de 5 859 TRY en mars 2016, de 6 097,45 TRY en avril 2016 et de 6 097,45 TRY en juin 2016.

238. En outre, le Gouvernement plaide que, selon le code du travail et la jurisprudence de la Cour de cassation, si la demande de réintégration du requérant avait été acceptée par les juridictions nationales, ce dernier aurait pu être réintégré dans son emploi et aurait perçu une indemnité d’un montant correspondant au maximum à quatre mois de salaire au titre de la période de chômage subie. Il ajoute que, dans le cas où la réintégration d’un employé ne serait pas admise, celui-ci pourrait percevoir une indemnité d’un montant correspondant à quatre à huit mois de salaire selon la période d’emploi visée.

239. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation des articles 6 et 8 de la Convention, les juridictions nationales ayant manqué à établir les faits pertinents et à offrir un contrôle juridictionnel adéquat. Cela étant, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et, dès lors, elle rejette la demande y afférente (voir, dans le même sens, Bărbulescu, précité, § 145). En revanche, elle estime que le requérant a dû subir un dommage moral que les constats de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffisent pas à réparer (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, § 143). Dès lors, statuant en équité, elle décide d’allouer à l’intéressé la somme de 4 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

240. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence bien établie, il faut, en cas de violation de l’article 6 de la Convention, placer le requérant, le plus possible, dans une situation équivalant à celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de cette disposition (Piersack c. Belgique (article 50), 26 octobre 1984, § 12, série A no 85). Un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique non seulement de verser à l’intéressé les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004‑VII). Compte tenu de la nature des violations constatées sur le terrain de l’article 6 § 1 et de l’article 8 de la Convention dans la présente affaire (paragraphes 153 et 229 ci-dessus) et des circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la réouverture de la procédure civile dont le requérant a fait l’objet, à la demande de l’intéressé, en vertu de l’article 375 § 1-i du code de procédure civile (paragraphe 38 ci-dessus), constituerait un moyen de redressement approprié.

B. Frais et dépens

241. Le requérant réclame 20 000 TRY au titre des honoraires engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Il ne produit aucun document à l’appui.

242. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant, qu’il qualifie de non étayées.

243. S’agissant du remboursement des honoraires d’avocat pour la procédure devant elle, la Cour exige des notes d’honoraires et des factures détaillées. Celles-ci doivent être suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions pertinentes se trouvent remplies (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 94, CEDH 2013). Le requérant n’ayant soumis aucune pièce justificative concernant les honoraires payés ou devant être versés à son représentant, la Cour rejette sa prétention formulée au titre des frais et dépens engagés devant elle.

C. Intérêts moratoires

244. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, les griefs tirés de la violation alléguée du droit à un procès équitable sous le volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention et du droit au respect de la vie privée, ainsi que du droit à un recours effectif, recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 4 000 EUR (quatre mille euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                Jon Fridrik Kjølbro
Greffier                                                   Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Bošnjak ;

– opinion concordante de la juge Koskelo ;

– opinion en partie dissidente de la juge Yüksel.

J.F.K.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE BOŠNJAK

(Traduction)

1. Dans le cas d’espèce, je suis d’accord avec tous les points du dispositif et je souscris à la quasi-totalité du raisonnement suivi dans l’arrêt. Je joins néanmoins la présente opinion concordante pour préciser deux choses : d’une part, que la Cour aurait selon moi dû adopter une approche différente dans son examen de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit garanti par l’article 8 de la Convention, et, d’autre part, que je ne suis pas d’accord avec le raisonnement qui l’a conduite à rejeter la demande de satisfaction équitable pour dommage matériel formulée par le requérant au titre de l’article 41 de la Convention.

A. Examen de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée (article 8 de la Convention)

2. Je souscris à la conclusion qui consiste à dire que l’article 8 de la Convention est applicable en l’espèce et qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée, tout comme je peux souscrire au raisonnement ayant conduit à cette conclusion. Toutefois, j’estime que cette ingérence n’aurait pas dû être examinée sous l’angle des obligations négatives incombant à l’État. En conséquence, je considère que plutôt que de chercher à déterminer si l’ingérence en question satisfaisait aux exigences de l’article 8 § 2 de la Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique », la chambre aurait dû rechercher si l’État s’était acquitté de ses obligations positives.

3. Dans son examen du grief formulé sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la chambre considère que la relation qui existait entre le requérant et son employeur était une relation d’emploi basée sur le droit du travail tel qu’il régit les relations entre personnes privées, et qu’elle faisait naître pour les deux parties des droits et obligations de nature civile (paragraphes 94 et 95 de l’arrêt). Le fait que l’employeur du requérant ait été une entité de droit public est sans incidence sur ce point.

4. Dans un souci de cohérence, j’estime que la relation qui existait entre le requérant et son employeur ne peut être envisagée différemment dans le cadre de l’examen du grief relatif à l’article 8 de la Convention. Là aussi, la révocation du requérant devrait être considérée comme la rupture d’une relation entre personnes privées et non comme une ingérence de l’État. Le fait que la révocation du requérant ait principalement découlé de l’application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi no 667, un texte adopté par l’État, ne devrait pas conduire la Cour à suivre une approche différente. En effet, le requérant n’a pas été révoqué ex lege puisque les dispositions de la loi en question n’étaient pas directement applicables. C’était à l’employeur qu’il revenait de déterminer si un agent donné pouvait être considéré comme appartenant, affilié ou lié à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels il avait été établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Dans ce contexte, il est important de relever que le requérant lui-même ne conteste pas la compatibilité avec la Convention des dispositions en question du décret-loi no 667, et qu’il allègue au contraire à l’appui de son grief que, alors que son licenciement reposait sur la prétendue existence de liens entre lui-même et une organisation terroriste, les critères et les preuves ayant servi de fondement à la mesure contestée n’ont jamais été portés à sa connaissance et n’ont pas non plus fait l’objet d’une procédure contradictoire (paragraphes 65 et 109 de l’arrêt).

5. Étant donné que c’est l’employeur du requérant, dans le contexte d’une relation d’emploi qualifiée de privée, qui est à l’origine de l’ingérence litigieuse, c’est sous l’angle des obligations positives de l’État que cette ingérence aurait dû être analysée. À cet égard, la Cour aurait dû en premier lieu rechercher si les juridictions internes avaient ménagé un juste équilibre entre les intérêts du requérant et ceux de son employeur. Dans ce cadre, elle aurait pu tenir compte des circonstances exposées dans les paragraphes 214 à 224 de l’arrêt et déterminer si et, le cas échéant, dans quelle mesure, les juridictions les avaient prises en compte aux fins de leur décision. Ainsi qu’il ressort de l’examen du grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, les juridictions internes ont apparemment manqué à leur obligation positive de ménager un juste équilibre entre les intérêts des deux parties concernées. C’est pourquoi j’estime que quelle que soit la méthodologie retenue, la conclusion relative au grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention est correcte et qu’il y a donc eu violation de cette disposition en l’espèce.

B. Rejet de la demande de satisfaction équitable pour dommage matériel (article 41 de la Convention)

6. Le requérant demandait au titre du dommage matériel qu’il estimait avoir subi l’équivalent en livres turques de 50 914 euros, ce qui correspondait selon lui au montant de son salaire mensuel brut multiplié par trente-neuf mois, période pendant laquelle il disait être demeuré sans emploi. La chambre a rejeté cette demande au motif qu’elle n’apercevait pas de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué. Je souscris à la décision de rejet de la prétention afférente au préjudice matériel, mais pas aux arguments qui y ont conduit.

7. Selon l’article 41 de la Convention, « la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable » si, entre autres, « le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences » de la violation constatée. La Cour a dit à de nombreuses reprises (en l’espèce notamment) que la réouverture de la procédure devrait être considérée comme une réparation appropriée, voire, dans certains cas, comme la réparation la plus appropriée (voir, parmi beaucoup d’autres, Navalnyy et Ofitserov c. Russie, nos 46632/13 et 28671/14, 23 février 2016). En l’espèce, le requérant a la possibilité de saisir les autorités compétentes afin d’obtenir sur le fondement du présent arrêt la réouverture de l’instance. Par conséquent, la décision de rejeter la demande de satisfaction équitable au titre du préjudice matériel était valable.

8. Cependant, si cette possibilité ne s’était pas offerte au requérant, la Cour aurait dû lui accorder une satisfaction équitable à cet égard. Il est vrai que la Cour ne peut spéculer sur ce qu’eût été l’issue de la procédure incriminée en l’absence de violation des articles 6 § 1 et 8 de la Convention. Néanmoins, cela ne saurait la conduire à rejeter les prétentions du requérant relatives au préjudice matériel allégué. J’ai expliqué dans l’opinion séparée que j’ai jointe à l’arrêt Ali Riza et autres c. Turquie (no 30226/10 et 4 autres) que la Cour a reflété la doctrine relative à la perte de chances réelles dans plusieurs de ses arrêts, notamment dans les arrêts Produkcija Plus storitveno podjetje d.o.o. c. Slovénie (no 47072/15, §§ 66 et 67, 23 octobre 2018), Pelisser et Sassi c. France ([GC], no 25444/94, § 80, CEDH 1999-II), Destrehem c. France (no 56651/00, § 52, 18 mai 2004), et Miessen c. Belgique (no 31517/12, § 78, 18 octobre 2016). Dans toutes ces affaires, la Cour a dit qu’elle ne pouvait spéculer sur ce qu’eût été l’issue de la procédure, ce qui ne l’a pas empêchée de conclure qu’il n’était pas déraisonnable de penser que les intéressés avaient subi une perte de chances réelles et de leur allouer une somme au titre du préjudice matériel subi.

9. Dans sa décision de rejet de la demande de satisfaction équitable pour dommage matériel, la majorité renvoie au contraire à une absence de lien de causalité. Pourtant, il est très possible que la révocation du requérant par son employeur ait été injustifiée et que le requérant ait de ce fait subi un manque à gagner. Je considère par conséquent que la position de la majorité n’est pas valable et qu’elle n’est pas conforme à la doctrine bien établie qui se reflète de plus en plus dans la jurisprudence de la Cour. Je souhaite par ailleurs ajouter que la référence à l’affaire Barbulescu c. Roumanie ([GC], no 61496/08, § 145, 5 septembre 2017) n’est pas pertinente en l’espèce. En effet, cette affaire concernait uniquement une violation de l’article 8 de la Convention alors qu’en l’espèce, la Cour a également conclu, à raison, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Or, c’est précisément le fait qu’il y ait eu violation de l’article 6 § 1 qui devrait déclencher l’application de la doctrine relative à la perte de chances réelles. J’espère que ces considérations seront dûment prises en compte à l’avenir, en particulier dans les affaires où le droit interne de l’État défendeur ne permet pas la réouverture de l’instance sur le fondement d’un arrêt de la Cour.

 

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KOSKELO

(Traduction)

1. Le présent arrêt revêt de l’importance compte tenu des problèmes qui ont découlé dans l’État défendeur des mesures prises au lendemain de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Je souscris pleinement aux conclusions qui y sont formulées, ainsi qu’à la plupart des motifs qui y sont énoncés. J’ai toutefois des réserves en ce qui concerne les points suivants du raisonnement. Les questions et préoccupations exprimées ci-après relativement aux articles 6 et 8 sont liées les unes aux autres.

Article 6

2. Sur le terrain de l’article 6, le requérant se plaint en substance d’un défaut de contrôle juridictionnel effectif de la décision de l’agence d’Ankara, son employeur, de le révoquer en raison de ses liens présumés avec une organisation considérée comme « terroriste ». Les griefs du requérant concernant le contrôle juridictionnel de la décision litigieuse sont étroitement liés à la nature sommaire de la révocation en question. Les motifs à l’origine de cette décision n’ont été ni précisés ni étayés, et le requérant ne s’est pas vu offrir la possibilité de répondre à l’allégation selon laquelle il entretenait des liens avec une organisation terroriste. Dans ces circonstances, le fondement même du processus de contrôle juridictionnel posait un problème majeur. Le requérant n’était pas en mesure de savoir exactement ce qu’on lui reprochait, pas plus qu’il ne pouvait savoir sur quel fondement et sur quelles preuves les griefs retenus contre lui reposaient. Normalement, c’est spécifiquement sur les éléments de fait et de droit invoqués dans la décision contestée, sur les arguments et éléments de preuve avancés pour la justifier et sur les aspects procéduraux qui s’y rapportent que repose un contrôle juridictionnel. En l’espèce, la décision en question ne contenait pas grand-chose de plus qu’un avis de résiliation de contrat renvoyant au décret-loi d’état d’urgence, qui lui-même était très imprécis (paragraphe 10 ci-dessous).

3. En dépit de cette situation anormale, le présent arrêt suit la structure d’analyse habituelle que la Cour a développée dans sa jurisprudence aux fins de l’appréciation du caractère adéquat du contrôle juridictionnel. La chambre commence donc par évoquer – très succinctement – les caractéristiques de la procédure de contrôle juridictionnel du point de vue des exigences de la plénitude de juridiction, du contradictoire et de l’égalité des armes, puis elle parvient à la conclusion que le processus juridictionnel « satisfait suffisamment » à ces principes fondamentaux d’un procès équitable (paragraphe 140 de l’arrêt).

4. J’estime que cette approche n’est pas tout à fait adaptée au regard des circonstances de l’espèce. Pour les raisons que j’ai déjà mentionnées, il est évident que le processus juridictionnel n’a satisfait aux exigences énoncées ci-dessus – plénitude de juridiction, contradictoire et égalité des armes – que d’un point de vue purement formel et théorique. Ce constat est difficilement compatible avec le principe directeur de la Cour, qui veut que la protection des droits doit être concrète et non illusoire, et pourrait bien donner lieu à des malentendus. Dans cette partie de l’arrêt, la chambre dit même spécifiquement que le requérant n’a pas souffert d’une impossibilité d’accéder aux éléments de preuve de son dossier. Or, le problème en l’espèce est que le dossier en question ne contenait aucun élément qui aurait pu apporter un éclairage sur les faits ou preuves retenus à l’appui de la décision de révocation et qui aurait donc pu aider le requérant à identifier les points qu’il devait contester et à déterminer comment procéder pour y parvenir.

5. Certes, la chambre procède ensuite à une analyse plus matérielle de la manière dont le contrôle juridictionnel lui-même s’est déroulé, parvenant à un constat de violation du droit à un contrôle juridictionnel effectif – constat auquel je souscris pleinement. Néanmoins, je considère que compte tenu de la situation globale et du contexte dans lequel le contrôle juridictionnel s’inscrivait, la chambre aurait mieux fait de se passer du raisonnement suivi dans le paragraphe 140, celui-ci étant, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, plus ou moins dénué de fondement. Le cœur de la question ici est la faiblesse du contrôle juridictionnel qui a été mené.

Article 8

6. Dans son examen des griefs formulés par le requérant sous l’angle de l’article 8, la chambre suit la méthode qu’elle applique habituellement pour déterminer si une ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et répondait aux exigences de nécessité et de proportionnalité. Sur le premier volet, elle conclut, sans toutefois adopter une position ferme à cet égard, qu’il n’y a pas eu atteinte aux exigences de « légalité » en tant que telles (paragraphes 206-209 de l’arrêt). Mes réserves concernent cette partie de l’analyse. J’estime en effet que les critères généraux relatifs à la « qualité de la loi » n’étaient pas réunis en l’espèce. Si je peux comprendre les raisons pour lesquelles elle a jugé utile d’aller « jusqu’au bout » de l’exercice d’appréciation, je considère malgré tout que la chambre aurait dû se livrer à un examen plus rigoureux, conforme à la jurisprudence de la Cour, concernant la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi ». Dans sa jurisprudence, la Cour a développé concernant l’appréciation de la « qualité de la loi » des principes généraux qui sont pertinents en l’espèce mais ne sont ni mentionnés ni traités dans l’arrêt.

7. Il ressort en particulier de la jurisprudence constante de la Cour que pour répondre aux exigences de qualité de la loi, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, par exemple, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 55, CEDH 2000-V, Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 60, CEDH 2017, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 115, 15 novembre 2018, et Beghal c. Royaume-Uni, no 4755/16, § 88, 28 février 2019, et les références qui y sont citées). Partant, la Cour considère que pour déterminer si le droit interne satisfait aux exigences de « qualité de la loi », elle doit rechercher si les pouvoirs litigieux sont suffisamment encadrés et entourés de garanties légales adéquates contre les abus (Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, no 4158/05, § 87, CEDH 2010, et Beghal, précité, § 109).

8. Plus spécifiquement, l’appréciation par la Cour de la « qualité de la loi » a consisté en un examen du cadre réglementaire pertinent sous l’angle de la portée des pouvoirs accordés, de la latitude consentie aux autorités, de l’existence d’éléments propres à restreindre l’ingérence occasionnée par l’exercice des pouvoirs, de la possibilité d’obtenir un contrôle juridictionnel de l’exercice des pouvoirs et de l’existence d’un contrôle indépendant de l’exercice des pouvoirs (voir Beghal, précité, où, dans le contexte de mesures de lutte contre le terrorisme, la Cour s’est livrée à une analyse détaillée de chacun de ces éléments).

9. Il est également pertinent de mentionner que dans l’arrêt Beghal (précité) la Cour a dit que l’absence de critères propres à encadrer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire peut rendre difficile un véritable contrôle juridictionnel des décisions prises (ibidem, §§ 103 et 105).

10. Dans le cas d’espèce, il convient de noter que le libellé de la disposition pertinente du décret-loi d’état d’urgence no 667 est très vague en ce qui concerne les motifs de révocation (paragraphe 33 de l’arrêt). En effet, cette disposition vise ceux qui sont « considérés » comme « liés » à des « organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité a établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État », commandant leur révocation de la fonction publique ou du service public. Il est difficile de voir comment un tel fondement juridique pourrait, concernant une mesure de nature à emporter pour les personnes concernées des conséquences dramatiques et, en principe, permanentes, être jugé compatible avec les normes développées dans la jurisprudence de la Cour.

11. Dans ce contexte, il est pertinent d’observer que dans son avis sur les décrets-lois d’état d’urgence (cité au paragraphe 50 de l’arrêt), la Commission de Venise a elle aussi exprimé des préoccupations concernant la formulation des dispositions pertinentes, recommandant de la modifier de manière à ce qu’une révocation ne puisse être ordonnée que sur la base d’une combinaison d’éléments factuels indiquant clairement que le fonctionnaire a agi d’une manière pouvant objectivement soulever de sérieux doutes quant à sa loyauté à l’ordre juridique démocratique (voir la conclusion formulée au paragraphe 131 de l’avis en question).

12. La Commission de Venise a également noté, se rapprochant en cela des conclusions formulées par la Cour dans l’arrêt Beghal (précité), que le fait que les révocations n’aient pas été basées sur un raisonnement individualisé rendait tout véritable contrôle judiciaire a posteriori des décisions concernées virtuellement impossible (paragraphe 141 de l’avis, cité au paragraphe 51 du présent arrêt).

13. En outre, en ce qui concerne le contrôle juridictionnel et les exigences d’indépendance pertinentes, il ne faut pas perdre de vue que tous les membres du pouvoir judiciaire se trouvaient eux-mêmes sous la menace d’une révocation en vertu des mêmes mesures d’urgence. En résumé, il apparaît que la qualité du cadre juridique, et notamment des garanties pertinentes, posait un sérieux problème du point de vue des normes conventionnelles établies.

14. Comme je l’ai indiqué d’emblée, je peux tout à fait comprendre que la chambre ait voulu procéder en l’espèce à une appréciation de tous les critères relevant du deuxième paragraphe de l’article 8, et souscrire à cette démarche. Cela étant, je suis d’avis que la chambre n’aurait pas dû se passer d’une véritable analyse du premier critère, celui de la « légalité » de la mesure, et en particulier de la question de la « qualité de la loi », conformément à la jurisprudence constante de la Cour. En d’autres termes, le présent arrêt aurait dû veiller à éviter tout malentendu concernant les critères pertinents et leur applicabilité. Dans ce contexte, il est également important de rappeler qu’une dérogation déposée en vertu de l’article 15 de la Convention ne peut justifier des mesures dérogeant aux normes découlant de la Convention que dans la « stricte mesure requise » par la situation.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

Je me dissocie respectueusement de la décision de la Cour d’allouer au requérant une indemnité pour dommage moral au titre de l’article 41. En effet, le droit interne (article 375 § 1 (i) du code de procédure civile) offre une telle possibilité de réparation en ce qu’il permet la réouverture de l’instance, à l’égard de laquelle la Cour a conclu à la violation de la Convention. En conséquence, le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant.

Dernière mise à jour le décembre 15, 2020 par loisdumonde

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