DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MUSTAFA ÇELİK c. TURQUIE
(Requête no 46127/11)
ARRÊT
STRASBOURG
8 décembre 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mustafa Çelik c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 46127/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mustafa Çelik (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me E. Şenses, avocat exerçant à Batman. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 17 juillet 2017, les griefs tirés des articles 6 § 2, 7, 10 et 11 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
4. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1985 et réside à Batman.
6. Le 15 mai 2009, soupçonné d’avoir commis des infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et de propagande en faveur d’une organisation terroriste, le requérant fut placé en détention provisoire.
7. Par un acte d’accusation du 29 mai 2009, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa le requérant des chefs de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison des actes qu’il aurait commis lors de certaines manifestations organisées à Batman.
8. Le 3 décembre 2009, la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable des infractions reprochées. Elle condamna l’intéressé à six ans et trois mois d’emprisonnement du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale, sans en être membre, en application de l’article 314 § 2 du code pénal (« CP ») par renvoi aux articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, et trois fois à dix mois d’emprisonnement du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.
Elle considéra à cet égard que, lors des manifestations du 22 octobre 2008, 9 novembre 2008 et 14 février 2009 qui auraient été organisées à Batman à l’appel du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée), le requérant avait scandé des slogans faisant l’éloge de cette organisation et de son leader et avait chanté, tout en applaudissant, une chanson faisant l’apologie, la glorification et la propagande du PKK et l’avait fait chanter à d’autres manifestants et avait ainsi commis à trois reprises l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Elle estima, en outre, que les actes du requérant consistant à participer aux manifestations susmentionnées, à scander des slogans en faveur du PKK et de son leader, à chanter et faire chanter une chanson faisant l’apologie du PKK lors de ces manifestations constituaient le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre.
9. Le 14 décembre 2010, la Cour de cassation confirma les condamnations pénales du requérant des chefs de commissions d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Cet arrêt fut déposé au greffe de la cour d’assises le 9 février 2011.
10. Le 6 août 2012, la cour d’assises, saisie d’une demande introduite par le requérant afin de bénéficier de la loi no 6352 entrée en vigueur le 5 juillet 2012, décida de surseoir à l’exécution des peines infligées au requérant pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352 (paragraphe 17 ci-dessous).
11. Le 3 mai 2013, après avoir rouvert le dossier dans le cadre d’une révision demandée par le requérant afin de tirer bénéfice des modifications apportées par la loi no 6459 entrée en vigueur le 30 avril 2013, la cour d’assises annula la peine d’emprisonnement de six ans et trois mois infligée au requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre, au motif que, en vertu de l’article 7 § 5 de la loi no 3713 tel qu’amendé par l’article 8 § 2 de la loi no 6459 (paragraphe 16 ci-dessous), il n’y avait pas lieu de l’infliger au requérant. Elle ordonna, en outre, la fin de l’exécution de la peine infligée au requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le code pénal
12. L’article 220 § 6 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Constitution d’une organisation en vue de commettre des infractions », se lit comme suit après la modification apportée par la loi no 6352 entrée en vigueur le 5 juillet 2012 :
« (…)
6) Quiconque commet une infraction au nom d’une organisation criminelle sans en être membre est également condamné du chef d’appartenance à une organisation illégale. La peine infligée pour appartenance à une organisation criminelle peut être réduite jusqu’à sa moitié.
(…) »
13. L’article 314 du CP, intitulé « organisation armée », est ainsi libellé :
« 1) Quiconque constitue ou dirige une organisation ayant pour objectif de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2) Tout membre d’une organisation telle que définie au premier paragraphe est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.
3) Les autres dispositions portant sur l’infraction de constitution d’une organisation ayant pour objectif de commettre des infractions sont également applicables à l’infraction susvisée. »
B. La loi no 3713
14. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, énonçait ce qui suit :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 à 100 millions de livres (…) »
15. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait que :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (…) »
16. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, l’article 7 de la loi no 3713 est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 2. Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (…)
(…)
5. À ceux qui commettent l’infraction prévue au deuxième alinéa (…) au nom d’une organisation terroriste sans en être membre ne peut être infligée en plus une peine pour l’infraction prévue à l’article 220 § 6 de la loi no 5237. »
C. La loi no 6352
17. La loi no 6352, intitulée « Loi portant modification de diverses lois en vue d’optimiser l’efficacité des services judiciaires et la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article premier provisoire, paragraphes 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
18. Le Gouvernement soulève trois exceptions préliminaires. Il allègue d’abord que la présente requête n’a pas été introduite le 5 juillet 2011 comme indiqué dans la lettre de communication de la Cour, mais le 9 mars 2012. Il expose à cet égard que le cachet de la Cour apposé sur le formulaire de requête transmis par la Cour lors de la communication de la requête portait la date du 9 mars 2012 et soutient que le cachet daté du 15 juillet 2011 apposé sur le pouvoir transmis par la Cour lors de la communication devait appartenir à une autre requête. Il considère donc que la date d’introduction de la requête, telle que retenue par la Cour, est erronée. Exposant, en outre, que le formulaire de requête a été signé par le seul avocat du requérant et alléguant qu’il n’existe aucun pouvoir signé par le requérant pour habiliter son avocat à le représenter dans le cadre de cette requête, il invite la Cour à rejeter la requête conformément à l’article 47 de son règlement.
19. Le Gouvernement expose ensuite que l’arrêt de la Cour de cassation du 14 décembre 2010, qui, selon lui, constitue en l’espèce la décision interne définitive, a été déposé au greffe de la cour d’assises le 9 février 2011, et soutient que la requête a été introduite le 9 mars 2012, soit plus de six mois après ladite date de dépôt de l’arrêt de la Cour de cassation. Il considère dès lors que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-respect du délai de six mois.
20. Le Gouvernement excipe enfin du non-épuisement des voies de recours internes par une exception soulevée dans ses observations complémentaires du 15 juin 2020. Il expose à cet égard qu’une décision sur la révision de la peine infligée au requérant a été rendue par la cour d’assises après l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle mais que l’intéressé n’a pas saisi cette haute juridiction d’un tel recours. Il estime par conséquent que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
21. Le requérant indique que par une lettre du 5 juillet 2011, il a transmis à la Cour d’une manière sommaire les faits de la requête ainsi que ses allégations de violations et que cette lettre était accompagnée d’un pouvoir signé par lui-même et son avocat. Il explique ensuite que, par une lettre du 14 février 2012, la Cour a répondu à sa lettre du 5 juillet 2011 en lui demandant d’envoyer son formulaire de requête et les documents annexes avant le 10 avril 2012. Exposant avoir envoyé à la Cour son formulaire de requête et ses annexes le 9 mars 2012, il considère que sa requête a été introduite conformément à l’article 47 du règlement de la Cour.
22. Le requérant soutient dès lors que la requête a bien été introduite le 5 juillet 2011 dans le respect de la règle des six mois étant donné la date de dépôt de l’arrêt de la Cour de cassation au greffe de la cour d’assises, à savoir le 9 février 2011.
23. La Cour note que par une télécopie du 5 juillet 2011, le requérant a fait parvenir à la Cour ses griefs et les faits à l’origine de ses allégations de violation en indiquant qu’il allait envoyer à la Cour le formulaire de requête et les documents nécessaires dans le délai qui serait imparti par la Cour. La version papier de cette lettre, accompagnée d’un pouvoir signé par le requérant et son représentant, est arrivée à la Cour le 15 juillet 2011. Par une lettre du 14 février 2012 la Cour a accusé réception de la lettre du requérant en lui expliquant qu’un numéro de requête lui avait été attribué et en lui demandant de lui envoyer un formulaire de requête dûment rempli avec ses annexes avant le 12 avril 2012. Le formulaire de requête daté du 9 mars 2012 et ses annexes sont parvenus à la Cour le 16 mars 2012. Eu égard à ce qui précède, la Cour relève que cette requête doit être considérée comme étant introduite le 5 juillet 2011 dans le respect de ses règles de procédure applicables à cette date. Partant, elle rejette la première exception du Gouvernement.
24. Pour ce qui est de l’exception relative au non-respect du délai de six mois, la Cour constate que la requête a été introduite le 5 juillet 2011, soit dans les six mois suivant la mise à disposition de l’arrêt de la Cour de cassation au greffe de la cour d’assises le 9 février 2011, la date à laquelle le délai de six mois a commencé à courir (voir à cet égard, parmi beaucoup d’autres, İpek c. Turquie (déc.), no 39706/98, 7 novembre 2000, Yavuz et autres c. Turquie (déc.), no 48064/99, 1er février 2005, Benli c. Turquie, no 65715/01, § 24, 20 février 2007, Alada c. Turquie, no 67449/12, § 31, 7 juillet 2015 et Aydemir c. Turquie [comité] (déc), no 21013/11, § 13, 2 avril 2019). Dès lors, elle rejette cette exception également.
25. Quant à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). Elle observe qu’en l’espèce le Gouvernement a soulevé cette exception pour la première fois dans ses observations complémentaires du 15 juin 2020 et non pas dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire présentées le 22 janvier 2018. Elle relève par ailleurs que le Gouvernement n’a fourni aucune explication à cet atermoiement et constate qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de soulever d’éventuelles exceptions d’irrecevabilité en temps utile. Dès lors, elle conclut que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 52 et 53, 15 décembre 2016). Partant, elle rejette cette exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
26. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, le requérant allègue que la manière dont l’article 220 § 6 du CP a été appliqué par les autorités nationales a porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence.
27. Invoquant l’article 7 de la Convention, le requérant allègue que les articles 220 § 6 et 314 § 2 du CP ne sont pas clairs et prévisibles dans leur application par les autorités nationales.
28. Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte portée à ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique à raison de ses condamnations pénales.
29. Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce l’article 11 constitue une lex specialis et que les griefs tirés des articles 6 § 2 et 7 concernent de plus essentiellement l’atteinte alléguée portée au droit du requérant à la liberté de réunion pacifique. Il considère par conséquent que tous les griefs du requérant doivent être examinés sous le seul angle de l’article 11 de la Convention.
30. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
31. La Cour note qu’en l’espèce, en soumettant les griefs exposés ci-dessus, le requérant se plaint essentiellement de ses condamnations pénales en raison des actes qu’il avait commis lors de plusieurs manifestations, tels que scander des slogans et chanter des chansons, qui relevaient principalement de l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression. Dès lors, maitresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
32. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient que les actes reprochés au requérant par les autorités nationales à l’appui de la condamnation de l’intéressé étaient de nature à inciter à la violence et ne bénéficiaient donc pas de la protection de l’article 10 de la Convention et que, par conséquent, le grief du requérant est manifestement mal-fondé.
33. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.
34. La Cour considère que l’argument présenté dans cette exception soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non simplement un examen de sa recevabilité.
35. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
36. Le requérant soutient que ses condamnations pénales pour des actes, selon lui, non-violents qu’il avait commis lors de trois manifestations constituent une atteinte grave à son droit à la liberté d’expression.
37. Réitérant les arguments qu’il a présentés concernant la recevabilité du grief, le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que celle-ci était prévue par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP et l’article 7 § 2 de la loi no 3713, qui selon lui répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la préservation de la sûreté publique et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard aux actes et slogans reprochés au requérant, lesquels, selon lui, constituaient une menace pour l’ordre public, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
38. La Cour note que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois (paragraphe 8 ci-dessus), peine annulée par la suite (paragraphe 11 ci-dessus), du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre d’une part et trois fois à dix mois d’emprisonnement (paragraphe 8 ci-dessus) dont il a été sursis à l’exécution par la suite (paragraphe 10 ci-dessus) du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste d’autre part pour avoir scandé des slogans et chanté une chanson avec d’autres manifestants lors de trois manifestations que les autorités estimaient avoir été organisées à l’instigation du PKK (paragraphe 8 ci-dessus). Elle observe ensuite que l’intéressé a purgé environ quatre ans d’emprisonnement en raison de ces condamnations pénales avant la suspension et l’annulation des peines infligées (paragraphes 6 et 11 ci-dessus). Elle constate enfin que les actes pour lesquels le requérant a été condamné, à savoir, scander des slogans et chanter une chanson lors des manifestations, relevaient de l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Elle considère dès lors que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de ce droit.
b) Justification de l’ingérence
39. Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
40. La Cour estime opportun d’examiner la question de la justification de l’ingérence litigieuse séparément et successivement pour la condamnation pénale du requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre d’une part et pour sa condamnation pénale du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste d’autre part.
i). Sur la condamnation pénale du requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre
41. La Cour note que la condamnation pénale du requérant sur le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre était prévue par la loi, plus précisément par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP (paragraphes 12 et 13 ci-dessus).
42. À cet égard, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater dans une affaire similaire qui concernait une condamnation infligée à des requérants en application des dispositions pénales susmentionnées que l’article 220 § 6 du CP manquait de prévisibilité au motif que, en raison de l’ample portée des expressions y figurant, il n’assurait pas aux requérants une garantie fiable contre les poursuites arbitraires et que son application pratique n’apparaissait pas pallier cette carence (Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, §§ 56-70, 14 novembre 2017). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette approche.
43. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par ce paragraphe – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.
44. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
ii). Sur la condamnation pénale du requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste
45. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue ci-dessus (paragraphe 44), la Cour juge inutile d’examiner la question de la justification de la condamnation pénale du requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (pour une approche similaire, voir Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 71, 14 novembre 2017).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
46. Le requérant réclame 82 580 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi en raison de la période qu’il a passée en prison pendant laquelle il n’a pas pu travailler. Il présente à cet égard une feuille de calcul établie par un expert prenant en compte les revenus, tel qu’il aurait déclaré devant les tribunaux, dont il aurait été privé pendant sa détention ainsi que les intérêts y afférents. Il sollicite en outre 40 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande enfin 3 700 EUR pour les frais d’avocat et 235 euros pour divers frais relatifs au suivi de la requête devant la Cour. Il soumet à l’appui de ces demandes une convention honoraire d’avocat, conclue entre lui et son avocat, ainsi qu’une feuille de calcul comportant le détail des heures et des montants afférents à chaque tâche que son avocat aurait accomplie ainsi que les frais de photocopie, de poste et de fourniture liés à chaque tâche.
47. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande présentée au titre du dommage matériel et la violation alléguée et que cette demande est excessive et très au-dessus des standards de vie en Turquie. Il argue en outre que la demande présentée au titre du dommage moral est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour. Il expose enfin que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement à l’appui des frais d’avocat et d’autres frais allégués qu’il considère comme non-étayés et excessivement élevés.
48. La Cour rejette la demande relative au dommage matériel, qui n’est pas étayée par des documents pertinents. En revanche, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 1 500 EUR à cet égard et l’accorde au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la question de la justification de la condamnation pénale du requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le décembre 8, 2020 par loisdumonde
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