AFFAIRE DAKHKILGOV c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 34376/16

INTRODUCTION. La présente affaire concerne l’installation d’un stade sportif attenant à une école publique sur le terrain du requérant.

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DAKHKILGOV c. RUSSIE
(Requête no 34376/16)
ARRÊT

Art 1 P1 • Privation de propriété • Expropriation arbitraire et illégale d’une partie du terrain du requérant lors de l’installation sur celui-ci d’un stade sportif attenant à une école publique • Requérant propriétaire légitime et incontesté au moment de l’ingérence • Expropriation de facto de son bien sans contrôle juridictionnel préalable, dans le cadre d’une procédure légalement prévue, de l’utilité publique de la privation de sa propriété et en l’absence de toute indemnisation • Autorités nationales ayant tiré bénéfice de leurs comportement illégal

STRASBOURG
8 décembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dakhkilgov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 34376/16) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Adsalam Abuyazitovich Dakhkilgov (« le requérant ») a saisi la Cour le 2 juin 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe une partie de la requête et de déclarer le reste irrecevable,

les observations du Gouvernement et la réponse du requérant,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne l’installation d’un stade sportif attenant à une école publique sur le terrain du requérant.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1987 et réside à Dolakovo (république d’Ingouchie).

3. Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

I. La genèse de l’affaire et les faits relatifs aux biens du requérant

4. En 1994, le comité de gestion du patrimoine du district de Nazran (république d’Ingouchie) vendit à M. K. un ancien dépôt pétrolier situé dans le village de Kantychevo (district de Nazran) ainsi que des dépendances et lui conféra un droit d’usage permanent sur le terrain d’implantation mesurant 10 614 m2.

5. Au cours d’une réunion organisée le 20 juillet 2006, une commission foncière du gouvernement de la république d’Ingouchie décida de désigner un terrain pour la reconstruction d’une école en ruine, située dans le village de Kantychevo à proximité dudit dépôt pétrolier. Le 13 septembre 2006, le gouvernement rendit un arrêté approuvant le procès‑verbal établi pendant la réunion de la commission foncière.

6. Par un décret du 27 septembre 2006, pris en application de l’arrêté susmentionné, l’administration du district de Nazran décida qu’un terrain de 3,9 hectares situé dans le village de Kantychevo serait affecté (отвод) à la reconstruction et à l’extension du territoire de l’école en question.

7. Un plan de situation (схема размещения) de l’école[1] prévoyait l’occupation d’une partie du terrain d’implantation de l’ancien dépôt pétrolier.

8. Par un décret du 17 juillet 2009, l’administration du district de Nazran approuva le plan du terrain d’implantation du dépôt pétrolier (утвердить границы земельного участка, (…) используемого под АЗС) utilisé par M. K. Le 31 décembre 2009, le ministère du Patrimoine de la république d’Ingouchie vendit à M. K. le terrain en question. Ce dernier enregistra dans le registre unifié des droits immobiliers (« le registre unifié ») son droit de propriété sur le terrain et sur les immeubles qui s’y trouvaient.

9. Le 6 décembre 2011, le requérant acheta à M. K. le dépôt pétrolier et le terrain d’implantation. L’usage du terrain était défini en tant qu’« exploitation du dépôt pétrolier ». Le 16 janvier 2012, le requérant enregistra dans le registre unifié son droit de propriété sur les biens en question.

10. À un moment non précisé dans le dossier, le procureur du district de Nazran, agissant dans l’intérêt du district et de l’État fédéral, introduisit une demande en justice tendant à l’annulation du contrat de vente en date du 6 décembre 2011 (paragraphe 9 ci-dessus) et à la radiation dans le registre unifié des mentions relatives au droit de propriété du requérant. Parallèlement à cette action en justice et à un autre moment, non précisé dans le dossier, l’administration du district de Nazran introduisit une demande similaire devant le même tribunal.

11. Par deux décisions rendues le 2 avril et le 27 septembre 2012, le tribunal du district de Nazran laissa ces demandes sans examen. Il considéra que le contrat litigieux portait atteinte aux intérêts de la république d’Ingouchie et du village de Kantychevo, mais qu’il n’était pas prouvé que les intérêts du district de Nazran ou de l’État fédéral aient été affectés.

12. Le 30 octobre 2012, le gouverneur d’Ingouchie donna mandat (поручение) au ministère de l’Éducation, au ministère de la Construction, de l’Architecture et de l’Urbanisme de la république d’Ingouchie, ainsi qu’à l’administration et au parquet du district de Nazran d’accomplir pour son compte, jusqu’au 3 novembre 2012, certains actes consistant à déplacer les biens composant l’ancien dépôt pétrolier situé sur le territoire de l’école (переносу на определенный участок все оборудование бывшей нефтебазы, находящейся на территории новой школы) à Kantychevo.

13. Le 31 octobre 2012, le dépôt pétrolier en question et les dépendances furent démolis et les biens meubles qui se trouvaient sur le terrain furent enlevés. Le requérant affirme que les personnes ayant agi ainsi étaient des employés camouflés de la société M., assistés par les policiers et les fonctionnaires des administrations du district et du village.

14. Ultérieurement, à un moment non précisé dans le dossier mais après le 31 octobre 2012, un stade sportif attenant à l’école fut construit sur une partie du terrain d’implantation de l’ancien dépôt.

15. Le 31 octobre 2012, le requérant porta plainte au pénal pour destruction des biens composant le dépôt pétrolier. Par trois décisions rendues entre le 12 décembre 2012 et le 21 janvier 2013, les policiers et enquêteurs refusèrent d’ouvrir une enquête pénale. Ces décisions furent toutes annulées par le parquet.

16. À un moment non précisé dans le dossier, l’administration du district de Nazran introduisit une demande en justice tendant à annuler le contrat de vente du 31 décembre 2009 (paragraphe 8 ci-dessus), car elle s’estimait propriétaire légitime du terrain. Par une décision du 23 avril 2013, le tribunal du district de Nazran constata l’extinction de l’instance par la décision définitive du 27 septembre 2012 (paragraphe 11 ci‑dessus), laissant sans examen la demande similaire de l’administration.

17. À un autre moment non précisé dans le dossier, l’administration du village de Kantychevo introduisit une demande en justice tendant à annuler le contrat de vente du terrain conclu par M. K. Par une décision du 17 mai 2013, le tribunal du district de Nazran constata l’extinction de l’instance.

II. Les contentieux civils engagés par le requérant

A. Le recours contre la destruction des biens

18. À une date non précisée dans le dossier, le requérant assigna en justice le gouverneur d’Ingouchie, l’administration et le parquet du district de Nazran. Il saisit le tribunal du district de Magas d’une demande tendant à faire déclarer illégal le mandat donné le 30 octobre 2012 (paragraphe 12 ci‑dessus) et par conséquent la destruction et l’enlèvement de ses biens composant le dépôt pétrolier, considéré selon lui comme un vol, commis en exécution dudit mandat.

19. Dans son jugement du 23 juin 2013, le tribunal du district de Magas rejeta l’action. Se référant aux résultats des vérifications au pénal (paragraphe 15 ci-dessus), il estima qu’il n’était pas prouvé que les personnes camouflées ayant détruit les biens du requérant étaient des fonctionnaires. Il trouva qu’« en même temps, il n’y a[vait] pas de raisons de déclarer illicite (неправомерным) le mandat donné par le gouverneur d’Ingouchie ».

20. Le 24 octobre 2013, la cour suprême d’Ingouchie rejeta l’appel du requérant en faisant siennes les conclusions du tribunal. Le 10 janvier 2014, statuant en formation de juge unique, la cour suprême d’Ingouchie refusa de transmettre le pourvoi en cassation du requérant pour examen à son présidium. Le 1er avril 2014, statuant en formation de juge unique, la Cour suprême de Russie refusa de transmettre le pourvoi en cassation formé par le requérant pour examen à sa chambre civile.

B. La demande tendant à démonter le stade sportif

21. À une date non précisée dans le dossier, le requérant assigna en justice le ministère de la Construction, de l’Architecture et de l’Urbanisme de la république d’Ingouchie, ainsi que la société M. Il sollicitait une injonction afin de faire démonter par les défendeurs – en tant que construction illégale – le stade sportif installé sur son terrain.

22. Le 22 avril 2015, le tribunal du district de Nazran rejeta l’action du requérant. D’un côté, il prit en considération le fait que le décret du 27 septembre 2006 prévoyant la reconstruction de l’école (paragraphe 6 ci‑dessus) avait été adopté antérieurement à l’acquisition du terrain par le requérant. D’un autre côté, il tint compte du mandat donné le 30 octobre 2012 dont la licéité aurait été confirmée dans le jugement du 23 juin 2013 (paragraphes 12 et 19 ci-dessus). Eu égard à ces motifs, le tribunal conclut qu’il n’était pas démontré que l’installation du stade violait les droits et intérêts légitimes du requérant. L’intéressé fit appel du jugement.

23. En appel, la cour suprême d’Ingouchie appela en cause le gouvernement d’Ingouchie, le ministère du Patrimoine républicain et l’administration du district de Nazran.

24. Le 8 octobre 2015, la cour suprême d’Ingouchie rejeta l’action du requérant. Ayant analysé les documents indiqués aux paragraphes 5 à 7 ci‑dessus, elle estimait que l’emprise d’une partie du terrain d’implantation de l’ancien dépôt pétrolier pour l’extension du territoire de l’école avait été décidée par le décret du 27 septembre 2006 et qu’elle précédait l’achat du terrain par le requérant et l’enregistrement par lui de son droit de propriété dans le registre unifié. Selon la cour suprême, la construction du stade avait été faite dans le respect des règles d’urbanisme, d’hygiène et de sécurité, et donc ne pouvait être qualifiée de construction illégale. Enfin, la juridiction d’appel s’exprima comme suit :

« Ayant donné une appréciation aux faits (…), la chambre conclut que la demande tendant à la démolition n’est pas fondée en droit.

En tirant une telle conclusion, la juridiction d’appel tient compte également du jugement du 23 juin 2013 (…) rejetant le recours [du requérant] contre les actes et décisions (…) concernant l’affectation du terrain à la construction de l’école no 1 à Kantychevo. »

25. Le 15 février 2016, statuant en formation de juge unique, la cour suprême d’Ingouchie refusa de transmettre à son présidium le pourvoi en cassation du requérant pour examen. Elle ajouta que l’intéressé ne pouvait pas valablement exiger le démontage du stade sportif, car la construction de celui-ci avait été dûment prévue par le décret du 27 septembre 2006 adopté avant l’acquisition du terrain par le requérant.

26. Le 13 avril 2016, statuant en formation de juge unique, la Cour suprême de Russie refusa de transmettre à la chambre civile le pourvoi en cassation du requérant pour examen.

III. Autres faits survenus après l’introduction de la requête

27. Dans ses observations, le Gouvernement a fourni les informations suivantes relatives aux poursuites pénales en l’affaire (paragraphe 15 ci‑dessus). À la suite de différentes plaintes déposées par le requérant et M. K., le 3 avril 2018, le département de l’intérieur dans le district de Nazran ouvrit une enquête pénale contre X pour destruction volontaire de propriété. Le 2 juin 2018, l’enquête fut suspendue en raison de l’impossibilité d’identifier les suspects. Les 4 avril et 31 mai 2019, à l’issue de vérifications complémentaires, deux décisions de classement sans suite furent rendues pour prescription de l’action publique. Le 1er juillet 2019, l’enquête reprit son cours.

28. Dans ses observations formulées le 16 septembre 2019, le Gouvernement indique que le terrain d’implantation de l’ancien dépôt pétrolier, qui reste la propriété du requérant, n’a jamais été arpenté et donc ses frontières n’ont pas été délimitées. Ce terrain existe toujours sur papier, avec le même numéro cadastral, mais de fait, il a été inclus dans deux parcelles créées et arpentées en 2015, qui servent respectivement à l’école et à une crèche.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

29. Selon l’article 35 § 3 de la Constitution russe, nul ne peut être privé de sa propriété si ce n’est par décision de justice. La privation forcée de biens pour les besoins de l’État ne peut être exercée qu’après une indemnisation préalable et équivalente à la valeur des biens en question.

30. Dans un arrêt du 24 février 2004 no 3-P, la Cour constitutionnelle a dit que, dans tous les cas de privation forcée de propriété, un contrôle judiciaire effectif était nécessaire, a priori ou a posteriori.

31. Les dispositions pertinentes en l’espèce relatives à la privation forcée des biens et à l’expropriation sont exposées dans l’arrêt Tkachenko c. Russie (no 28046/05, §§ 19-25, 20 mars 2018).

32. Les dispositions pertinentes en l’espèce relatives à la portée de l’enregistrement du droit de propriété dans le registre unifié ainsi qu’aux constructions illégales sont exposées dans l’arrêt Zhidov et autres c. Russie (nos 54490/10 et 3 autres, §§ 49-50 et 54, 16 octobre 2018).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION

33. Le requérant dénonce une violation de son droit de propriété en raison de la destruction de ses biens composant le dépôt pétrolier et de l’occupation de son terrain par les autorités sans respecter la procédure d’expropriation et sans la moindre indemnisation. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (…) »

A. Sur la recevabilité

34. En soulevant des arguments relatifs au fond des griefs (paragraphes 37-40 ci-dessous), le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut manifeste de fondement, au sens de l’article 35 §§ 1 et 3 a). Le requérant maintient ses griefs.

35. La Cour observe que le requérant soulève deux griefs dans sa requête : i) la destruction de ses biens et ii) l’occupation de son terrain. Or le premier de ces griefs a été déclaré irrecevable pour tardiveté, en application de l’article 35 § 1 de la Convention, au moment de la communication de la présente requête.

36. Elle observe en même temps que la destruction des biens composant l’ancien dépôt pétrolier, quel qu’en soit l’auteur, a été un préalable nécessaire pour l’installation du stade sportif sur le terrain du requérant. Elle estime que la tardiveté du premier grief est sans préjudice de l’examen du second grief. Constatant que ce dernier n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

37. S’agissant de la légalité de l’ingérence, le Gouvernement soutient que les mesures visant à l’extension du territoire de l’école et au déplacement des biens composant le dépôt pétrolier avaient comme base légale respectivement le décret adopté le 27 septembre 2006 et le mandat donné par le gouverneur d’Ingouchie le 30 octobre 2012 (paragraphes 6 et 12 ci-dessus). Il indique qu’aucune décision relative à l’expropriation des biens du requérant n’a été adoptée.

38. Selon le Gouvernement, l’ingérence a donc poursuivi un but d’utilité publique visant à la construction urbaine.

39. S’agissant de la proportionnalité de l’ingérence, il argue qu’en achetant l’ancien dépôt pétrolier, les dépendances et le terrain d’implantation, le requérant savait pertinemment que ce terrain avait été destiné à l’extension du territoire de l’école, et que les autorités ont réagi en temps utile. En outre, l’ingérence a été assortie selon le Gouvernement d’un contrôle judiciaire effectif, dans le respect de la Constitution et de l’arrêt susmentionné de la Cour constitutionnelle (paragraphes 29-30 ci-dessus). Il se réfère, d’un côté, aux tentatives des autorités et collectivités publiques tendant à annuler en justice les ventes du terrain litigieux pour démontrer qu’en 2009 la vente à M. K. du terrain destiné à la reconstruction et à l’extension du territoire de l’école avait été illicite, et qu’en outre, le ministère du patrimoine républicain ne pouvait pas disposer du terrain. D’un autre côté, le Gouvernement se réfère aux décisions judiciaires rendues dans les deux litiges initiés par le requérant pour arguer que l’affectation du terrain à la construction et à l’extension du territoire de l’école avait été légale et antérieure à l’acquisition des biens par l’intéressé.

40. Enfin, selon le Gouvernement, la destruction des biens composant le dépôt pétrolier a été effectuée par des personnes privées inconnues qui doivent être identifiées dans le cadre de l’enquête pénale, et l’État ne peut être tenu pour responsable des agissements de ces individus.

41. Le requérant maintient ses griefs.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’un « bien » et sur la nature de l’ingérence

42. Il n’est pas contesté que le terrain d’implantation du dépôt pétrolier, mesurant 10 614 m2, était un « bien » du requérant, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il n’est pas non plus contesté que l’occupation de ce terrain – par l’installation d’un stade sportif attenant à l’école sur une partie de celui-ci – a constitué une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens. La Cour note que le requérant est resté formellement propriétaire du terrain occupé. Or, ce terrain non arpenté n’existe plus que sur papier, et il est inclus dans deux autres parcelles appartenant aux autorités (paragraphe 28 ci-dessus), avec comme résultat l’impossibilité de faire tout usage de ce terrain pour l’intéressé. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’ingérence ayant engendré des conséquences graves à telle enseigne qu’elle va au-delà de la « réglementation de l’usage des biens », au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, engendrant dès lors une « privation des biens », au sens de la seconde phrase du premier alinéa dudit article (voir, mutatis mutandis, Papamichalopoulos et autres c. Grèce, 24 juin 1993, §§ 44-45, série A no 260‑B).

43. La Cour doit rechercher à présent si l’ingérence se justifie sous l’angle de cette disposition. Pour être compatible avec celle-ci, la mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

b) Sur le respect du principe de légalité

44. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). L’expression « dans les conditions prévues par la loi » présuppose l’existence et le respect de normes de droit interne suffisamment accessibles et précises (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102) et offrant des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 95).

45. En l’espèce, la Cour relève que l’emprise d’une partie du terrain d’implantation de l’ancien dépôt pétrolier pour étendre le territoire de l’école et l’installation du stade sportif a été prévue par les actes adoptés par les autorités républicaines et locales en 2006 (paragraphes 5-7 ci-dessus). Or, près de trois ans après l’adoption de ces actes, les autorités républicaines, locales et fédérales ont adopté d’autres actes concernant ce terrain, allant dans le sens opposé. En effet, en 2009, l’administration du district a approuvé le plan du terrain en confirmant que celui-ci avait été octroyé à M. K – prédécesseur du requérant. Elle lui a également conféré un droit d’usage permanent sur ce terrain, puis le ministère républicain du Patrimoine a vendu le terrain à M. K. L’autorité en charge de l’enregistrement des droits réels a procédé à son tour à l’enregistrement du droit de propriété de M. K. puis du requérant sur le terrain, en confirmant par cela la licéité de ces transactions (paragraphe 32 ci-dessus et la référence y citée).

46. Les tentatives des différentes autorités tendant à annuler les ventes du terrain ont échoué. À cet égard, la Cour trouve sans pertinence l’argument du Gouvernement selon lequel l’intéressé savait au moment de l’acquisition du terrain que celui-ci était destiné à l’extension de l’école en vertu des actes adoptés en 2006 (paragraphe 39 ci-dessus). En effet, une telle connaissance de la part du requérant ou l’ignorance de celui-ci auraient dû faire l’objet d’une appréciation par les tribunaux dans le cadre de l’action en annulation de la vente. Or les demandes en justice introduites par les autorités tendant à l’annulation des ventes n’ont pas fait l’objet d’examen, et aucune appréciation de la bonne foi du requérant n’a eu lieu. De l’avis de la Cour, le Gouvernement ne peut pas valablement avancer de thèses non débattues devant les juridictions internes (voir, pour une situation similaire, OOO KD‑Konsalting c. Russie, no 54184/11, § 47, 29 mai 2018).

47. Il résulte de ce qui précède que, au moment de l’ingérence, le requérant restait propriétaire légitime et incontesté du terrain.

48. Dans ce contexte, pour pouvoir occuper ce terrain, les autorités n’ont pas, comme elles en avaient la possibilité en droit russe, engagé une procédure d’expropriation comportant plusieurs étapes et garanties contre l’arbitraire, dont la notification écrite de la décision d’expropriation, la rédaction d’une convention de rachat, en cas de désaccord du propriétaire, un droit pour l’autorité publique compétente d’intenter une action en expropriation (paragraphe 30 ci-dessus ; voir, pour un résumé de la portée des dispositions pertinentes, Tkachenko c. Russie, no 28046/05, § 54, 20 mars 2018) et, surtout, le paiement d’une indemnité.

49. En revanche, en l’espèce, le requérant a été exproprié de facto de son bien sans contrôle juridictionnel préalable, dans le cadre d’une procédure légalement prévue, de l’utilité publique de la privation de sa propriété et sans avoir bénéficié d’une quelconque indemnité. Puis, lorsqu’il a demandé le démontage du stade occupant son terrain contre sa volonté, les juridictions se sont bornées à constater que les actes relatifs à l’extension du territoire de l’école avaient été adoptés antérieurement à l’acquisition du terrain par l’intéressé et que la construction du stade respectait les règles d’urbanisme et de sécurité.

50. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l’ingérence, opérée en méconnaissance complète par les autorités de la procédure légalement prévue pour opérer une d’expropriation et en l’absence de toute indemnisation, a permis aux autorités de tirer bénéfice de leur comportement illégal (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 94, 22 décembre 2009). Cette expropriation de fait a été arbitraire et donc « illégale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition (voir aussi Abiyev et Palko c. Russie, no 77681/14, §§ 66-67, 24 mars 2020).

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

52. Le requérant n’a pas soumis de demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur cette question.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief concernant l’occupation du terrain du requérant et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                                       Paul Lemmens
Greffier                                                  Président

_____________

[1] Ce document n’a pas été fourni à la Cour, et la date de l’établissement de celui-ci n’est pas connue.

Dernière mise à jour le décembre 8, 2020 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *