Cour européenne des droits de l’homme (Requêtes nos 71555/12 et 48256/13)
Les requêtes concernent la responsabilité encourue par des autorités internes du fait de leur décision de rendre publiques des données médicales très sensibles relatives aux requérantes, prostituées qui, à l’exception de la requérante de la requête no 71555/12 désignée par le numéro 8, étaient séropositives. Elles portent également sur les circonstances dans lesquelles une prise de sang a été imposée aux intéressées.
Les circonstances de l’espèce
Le 30 avril 2012, dans le contexte d’une opération policière menée au centre d’Athènes, quatre-vingt-seize femmes au total, dont les requérantes désignées par les numéros 1 à 7, furent emmenées au commissariat de police d’Omonoia, puis à la direction de la police des étrangers de l’Attique.
Selon le Gouvernement, les policiers effectuèrent les interpellations afin de vérifier l’identité de ces femmes, celles-ci, d’une part, n’ayant pas de pièces d’identité sur elles et, d’autre part, ayant, par leur comportement, éveillé chez eux des soupçons sérieux quant à la commission par elles de l’infraction prévue à l’article 5 de la loi no 2734/1999, à savoir se prostituer sans disposer du permis et du livret de santé spécial prévus par la loi. Le Gouvernement précise que les policiers de la patrouille avaient auparavant observé les femmes en question et qu’ils avaient constaté qu’elles sollicitaient, par des phrases, des poses et des gestes obscènes, les hommes passant dans la rue, incitant ceux-ci à avoir des rapports sexuels tarifés avec elles.
Les femmes interpellées furent soumises à un examen médical de dépistage de maladies sexuellement transmissibles, qui fut réalisé dans les locaux de la direction des étrangers par une équipe de médecins affectés au centre de contrôle et de prévention des maladies. L’examen de dépistage du VIH, qui consistait en une recherche rapide d’anticorps, aurait révélé que onze des femmes interpellées étaient séropositives, dont les requérantes désignées par les numéros 1 à 7. Les requérantes indiquent qu’elles subirent les prises de sang sans recueil préalable de leur consentement ni explication de la part des autorités policières, et qu’en tout état de cause, certaines d’entre elles souffraient de syndromes de sevrage et ne pouvaient donc pas donner de consentement valable. Elles exposent qu’elles furent ensuite conduites à la direction générale de la police de l’Attique (ΓΑΔΑ) et précisent avoir été informées à un stade ultérieur de la procédure que les prélèvements sanguins visaient à dépister leur séropositivité éventuelle.
Le 1er mai 2012, les policiers, après avoir pris les dépositions sous serment de D.M., chef des patrouilles pédestres qui avaient emmené les requérantes au commissariat de police d’Omonoia, et de S.S., médecin du KEELPNO, redigèrent un rapport pour chacune des requérantes et envoyèrent les conclusions de leur enquête au procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes.
Aux premières heures du 1er mai 2012, celles des femmes contrôlées qui avaient été diagnostiquées séropositives furent arrêtées par les policiers pour avoir commis l’infraction visée aux articles 310 § 1-3 et 94, ainsi que 308 § 1 du code pénal (CP), à voir pour tentative de l’infraction d’infliction d’un préjudice corporel grave avec intention, en concours avec l’infraction d’infliction d’un préjudice simple. Informées par ceux-ci des accusations portées contre elles, les requérantes furent invitées à signer un procès-verbal d’arrestation et déclarèrent qu’elles souhaitaient présenter leur défense devant le procureur en étant assistées par un avocat.
Les femmes arrêtées furent présentées devant le procureur le même jour, et celui-ci engagea des poursuites pénales contre elles pour tentative et commission de l’infraction d’infliction d’un préjudice corporel grave avec intention, en concours avec celle d’infliction d’un préjudice corporel grave avec intention potentielle, et infraction aux articles 1, 2, 3 et 5 § 1 a) de la loi no 2734/1999, c’est-à-dire pour exercice de la prostitution sans autorisation officielle, absence de permis d’exploiter une maison de prostitution et absence de livret de santé spécial.
À la même date, le procureur, se fondant sur les dispositions des articles 2 (a) et (b) et 3 § 2 (b) de la loi no 2472/1997, ordonna en outre, par une ordonnance no 23/2012, la divulgation des photos et des noms des requérantes, accompagnés de la raison pour laquelle des poursuites pénales avaient été engagées contre elles et de la mention de leur séropositivité.
L’ordonnance fut téléchargée sur le site internet de la police et, par la suite, diffusée par les médias. La publication des données personnelles des requérantes fit l’objet d’une couverture médiatique importante pendant plusieurs jours.
Le 4 mai 2012, les requérantes déposèrent une demande de révocation de l’ordonnance no 23/2012 auprès du directeur du bureau du procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes. Elles estimaient que la divulgation de données personnelles sensibles les concernant était contraire aux articles 2, 5, 9, 9A et 25 de la Constitution et aux articles 3 et 8 de la Convention, et qu’elle était disproportionnée au but visé. Selon elles, cette demande fut rejetée sans décision écrite et sans qu’elles en fussent informées.
Arguments des parties
Les requérantes considèrent que le procureur n’a aucunement justifié dans l’ordonnance no 23/2012 le but visé par la publication de leurs données personnelles, et qu’il n’a pas davantage examiné si la mesure était nécessaire dans les circonstances de l’espèce. Elles déduisent de ce qui précède que l’ingérence en cause n’était pas prévue par la loi.
Elles estiment que les autorités auraient dû en tout état de cause rechercher une alternative à la publication de leurs données personnelles, expliquant que l’intérêt général n’a pas été mis en balance avec la protection de la confidentialité des données sensibles et l’obligation de l’État de protéger le droit des requérantes au respect de leur vie privée. Se référant à l’arrêt de la Cour Z. c. Finlande, elles font observer que la publication de leur séropositivité ne saurait en aucun cas être justifiée, et que le procureur ne pouvait légalement inclure des données aussi sensibles dans les mesures de publication ordonnées.
Le Gouvernement soutient quant à lui que les dispositions du droit interne applicables étaient indiquées dans l’ordonnance no 23/2012 par laquelle le procureur a ordonné la publication des noms et photos des requérantes, accompagnés d’une mention de leur séropositivité et des poursuites qui avaient été engagées contre elles du chef d’infliction d’un préjudice corporel grave en raison du fait qu’elles se prostituaient tout en étant séropositives. Selon lui, lesdites dispositions donnent au procureur le pouvoir, d’une part, de déroger à la règle du consentement préalable des personnes concernées prévue par l’article 5 § 1 de la loi no 2472/1999 et, d’autre part, d’autoriser, dans le cadre de poursuites portant sur des crimes ou des délits intentionnels, la publication de données personnelles sensibles. Le Gouvernement relève que les infractions pour lesquelles les requérantes étaient poursuivies étaient des délits intentionnels, et il argue que les ingérences litigieuses étaient prévues par la loi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, indiquant qu’en vertu des dispositions pertinentes, la publication pouvait être autorisée dès lors qu’elle avait pour but, entre autres, de protéger la société ou les mineurs et de faciliter la mission de l’État de punir les infractions reprochées.
Le Gouvernement plaide en outre qu’aucune mesure alternative plus légère n’aurait pas pu être adoptée en l’espèce. Il expose à cet égard qu’une annonce générale informant la population de l’arrestation de prostituées séropositives aurait été de nature à semer la panique, ajoutant que la protection de la santé publique n’était, de surcroît, pas le seul but visé par la mesure litigieuse mais aussi la facilitation de la répression des infractions susvisées.
Il estime que la situation commandait une action urgente de la part de l’État et explique que les autorités espéraient, en adoptant les ordonnances en question, que certaines des personnes qui avaient eu des rapports avec les requérantes au cours des soixante-douze heures précédemment écoulées seraient à même d’éviter leur contamination en ayant recours à des médicaments rétroviraux. Le Gouvernement se livre par ailleurs à une analyse du nombre élevé d’appels reçu par le KEELPNO à la suite de la publication des données des requérantes.
Appréciation de la Cour européenne des droits de l’homme
La Cour note qu’en l’espèce, les parties s’accordent à considérer que la publication des données des requérantes a constitué une ingérence dans le droit des intéressées au respect de la vie privée garanti par le paragraphe 1 de l’article 8 de la Convention. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article.
La Cour prend note que l’ingérence en cause était « prévue par la loi », la mesure litigieuse trouvant sa base légale dans l’article 2 (a) et (b) et l’article 3 § 2 (b) de la loi no 2472/1997, ainsi que le procureur l’a indiqué dans les ordonnances nos 23/2012 et 27/2012. La Cour ne discerne en outre aucun élément lui permettant de conclure que ladite mesure n’était pas conforme au droit interne, ou que les effets de la législation pertinente n’étaient pas suffisamment prévisibles pour satisfaire à l’exigence de qualité que suppose l’expression « prévue par la loi » figurant au paragraphe 2 de l’article 8.
Concernant le but légitime, les ordonnances précisaient, entre autres, que cette mesure tendait à la protection de la société dès lors qu’elle était de nature à contribuer à la découverte d’actes similaires commis par les accusées au détriment de leurs clients, et à inciter ceux-ci à se soumettre à des examens de dépistage du VIH. La Cour estime, au vu des circonstances de l’espèce, que l’ingérence était donc destinée à « la protection des droits et libertés d’autrui ».
La Cour doit par conséquent déterminer si l’ingérence dont les requérantes se plaignent, à savoir la divulgation de leur identité et de leurs photos en ce qu’elles étaient associées à leur état de santé, était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre le but légitime poursuivi, c’est-à-dire si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier étaient pertinents et suffisants, et si elle était proportionnée à l’objectif poursuivi.
À cet égard, la Cour observe que dans l’affaire Margari, qui présentait des circonstances similaires, mais non identiques, à celles de la présente cause, elle a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, estimant que la divulgation, en vertu de la même législation interne, de la photo de la requérante accompagnée de la mention des charges qui pesaient contre elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle a estimé, en particulier, que la mesure n’était pas assortie de garanties appropriées et suffisantes, vu que la décision de publier des données de la requérante n’avait pas été notifiée à l’intéressée, que celle-ci ne pouvait ni être entendue avant la prise de décision la concernant, ni former de recours contre l’ordonnance après que celle-ci eut été rendue, et que les informations diffusées concernant les charges étaient imprécises.
La Cour ne voit pas de raison de s’écarter en l’espèce de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans ladite affaire relativement à l’application de la loi no 2472/1997, d’autant plus que la présente affaire concerne des données ayant trait au VIH, qui sont par nature extrêmement sensibles.
La Cour rappelle, à cet égard, qu’une telle ingérence ne peut se concilier avec l’article 8 de la Convention que si elle vise à défendre un aspect primordial de l’intérêt public, et que les mesures de ce type prises sans le consentement de la personne concernée appellent un examen des plus rigoureux de la part de la Cour.
En l’espèce, la Cour note qu’en vertu de l’ordonnance no 23/2012, les noms et photos des requérantes ainsi que l’information selon laquelle elles étaient séropositives ont été téléchargés sur le site internet de la police et, par la suite, diffusés par les médias.
Elle observe toutefois que le procureur n’a pas recherché, dans ladite ordonnance, si d’autres mesures, propres à assurer une moindre exposition des requérantes, pouvaient être prises en l’espèce. Il s’est borné à ordonner la publication des données en cause sans examiner la situation particulière de chacune des requérantes, ni évaluer les effets que cette publication était susceptible d’avoir à leur égard.
Le procureur n’a pas davantage examiné si la diffusion, dans la seule région où les faits avaient eu lieu, d’une annonce générale mentionnant simplement l’arrestation de prostituées séropositives pouvait suffire pour atteindre le but poursuivi. En effet, si les autorités internes cherchaient à protéger la santé publique et plus particulièrement celle des individus qui avaient eu, à quelque moment que ce fût, des rapports avec les requérantes, rien n’indique que la mesure susmentionnée n’aurait pas atteint la finalité recherchée, tout en ayant de moindres répercussions sur la vie privée des intéressées. Qui plus est, les requérantes ne pouvaient légalement être entendues par le procureur avant que celui-ci ne se prononçât relativement à la divulgation de leurs données, pas plus qu’elles ne pouvaient, une fois l’ordonnance rendue, exercer de recours contre celle-ci aux fins de son réexamen par le procureur près la cour d’appel. Pareil recours n’a en effet été introduit dans la législation interne qu’à la suite des évènements ayant donné lieu aux présentes requêtes.
Ces considérations valent d’autant plus ici que les informations diffusées concernaient la séropositivité des requérantes, dont la divulgation était susceptible d’entraîner des conséquences dévastatrices sur leur vie privée et familiale et sur leur situation sociale et professionnelle, étant de nature à les exposer à l’opprobre et à un risque d’exclusion. En outre, la Cour ne perd pas de vue que selon les principes énoncés dans la circulaire du ministre de la Santé, si les personnes prostituées figuraient parmi les groupes sociaux à l’égard desquels un dépistage du virus était, par exception, autorisé, elles n’étaient pas, en revanche, incluses dans les cas justifiant une exception à la règle de confidentialité des tests. La Cour relève par ailleurs que la décision du parquet de faire procéder à la publication de données aussi sensibles concernant les requérantes a été critiquée par plusieurs associations et organisations internes, y compris l’Association médicale d’Athènes et la Commission des droits de l’homme, qui ont souligné le fait que cette publication était contraire à la Constitution et aux principes du secret médical et de la protection de la vie privée.
Les considérations précédentes suffisent pour permettre à la Cour de conclure que l’ingérence dans le droit des requérantes désignées par les numéros 1, 2, 6 et 7 de la requête no 71555/12 au respect de leur vie privée provoquée par l’ordonnance du procureur n’était pas suffisamment justifiée dans les circonstances particulières de l’affaire et était disproportionnée aux buts légitimes poursuivis.
Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention pour les requérantes désignées par les numéros 1, 2, 6 et 7 de la requête no 71555/12.
AFFAIRE O.G. ET AUTRES c. GRÈCE (Cour européenne des droits de l’homme) Requêtes nos 71555/12 et 48256/13. Texte intégral du document.
Dernière mise à jour le janvier 23, 2024 par loisdumonde
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