Les présentes requêtes portent sur des allégations d’absence d’enquête effective formulées par des victimes ou des ayants droit des victimes de la répression des manifestations antigouvernementales qui se sont tenues à Bucarest en juin 1990. Sont en cause les articles 2 et/ou 3 de la Convention (volet procédural).
Cour européenne des droits de l’homme
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ȘTEFAN-GABRIEL MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 34323/21 et 8 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 46 • Force obligatoire et exécution des arrêts • Art 46 ne faisant pas obstacle à l’examen par elle des requêtes nos 34323/21 et 34900/21 • Conclusions de la Haute Cour concernant l’irrégularité du réquisitoire, l’annulation des actes de poursuite, l’exclusion de toutes les preuves examinées et le renvoi de l’affaire devant les organes de poursuites constituant « des éléments nouveaux » par rapport à l’arrêt Mocanu et autres c. Roumanie [GC] devant être examinés par la Cour dans la présente affaire
Art 2 et Art 3 (procédural) • Enquête effective • Inefficacité de l’enquête menée après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres non conforme aux exigences découlant de la Convention, s’étant soldée par l’annulation de certains actes de procédure et l’exclusion des preuves, imposant ainsi – plus de trente ans après l’ouverture de l’enquête initiale – l’ouverture d’une nouvelle enquête • Enquête présentant des lacunes et des déficiences ayant nui à sa qualité et ayant compromis la capacité des autorités, d’une part, à déterminer si le recours à la force se justifiait ou non et, d’autre part, à identifier les responsables des évènements ainsi que, le cas échéant, à les sanctionner • Intérêts de participer à l’enquête insuffisamment protégés • Absence de plainte pénale séparée pas de nature à affecter la qualité de victimes des requérants et dépôt d’une telle plainte aurait sensiblement modifié le déroulement de l’enquête ouverte d’office
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
12 décembre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ştefan-Gabriel Mocanu et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Faris Vehabović,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Ana Maria Guerra Martins,
Anne Louise Bormann,
Sebastian Răduleţu, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu les requêtes (no 34323/21 et 8 autres) introduites par les requérants dont les noms et renseignements figurent dans le tableau joint en annexe (« les requérants »),
Vu la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 novembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les présentes requêtes portent sur des allégations d’absence d’enquête effective formulées par des victimes ou des ayants droit des victimes de la répression des manifestations antigouvernementales qui se sont tenues à Bucarest en juin 1990. Sont en cause les articles 2 et/ou 3 de la Convention (volet procédural).
EN FAIT
2. Les informations relatives aux requérants figurent dans le tableau joint en annexe.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
I. Les évènements des 13, 14 et 15 juin 1990
4. Les principaux faits concernant la répression des manifestations antigouvernementales qui a été menée en Roumanie du 13 au 15 juin 1990 sont décrits dans l’arrêt Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 14-49, 55‑72, CEDH 2014 (extraits)).
5. Peu après la chute du régime communiste, dans les premiers mois de l’année 1990, la place de l’Université, lieu symbolique de la lutte contre l’ancien régime totalitaire, devint un lieu de rassemblement pour les membres de plusieurs associations qui entendaient protester. L’élection du président de la République donna lieu en particulier à plusieurs manifestations marathon (cinquante-deux jours) non autorisées sur cette même place. Les manifestants, pour la plupart non violents, réclamaient à la fois l’exclusion de la vie politique des personnalités qui avaient exercé le pouvoir à l’époque du régime totalitaire, une télévision indépendante du pouvoir, l’identification des responsables de la répression armée qui s’était tenue en décembre 1989 et la démission des dirigeants en place. En avril 1990, certains protestataires furent arrêtés par la police pour manifestation non-autorisée, mais, face à la réaction d’une partie de la population, qui décida de rejoindre les manifestants, ils furent libérés quelques jours plus tard. En mai 1990, les élections présidentielles et parlementaires eurent lieu et le mouvement de protestation se poursuivit place de l’Université (Mocanu et autres, précité, §§ 23-32).
6. Le 11 juin 1990, l’exécutif nouvellement installé décida de prendre des mesures afin de faire évacuer la place de l’Université et, le 13 juin 1990, les forces de l’ordre chargèrent brutalement les manifestants, appréhendant 263 personnes (des manifestants ou des étudiants qui n’avaient pas participé aux manifestations). Des ouvriers d’une usine se dirigèrent alors en masse vers la place de l’Université afin d’aider les forces de l’ordre à arrêter les manifestants et, selon une ordonnance du parquet, rendue le 16 septembre 1998, agirent de manière désordonnée et brutale, frappant aveuglément et indistinctement manifestants et simples passants. Par ailleurs, au siège du ministère de l’Intérieur, où 4 000 à 5 000 manifestants avaient encerclé le bâtiment, des coups de feu furent tirés vers les plafonds des halls par les militaires se trouvant à l’intérieur des locaux, et trois personnes furent tuées par des balles ayant ricoché (y compris M. Velicu-Valentin Mocanu, l’époux de la requérante dans l’affaire Mocanu et autres susmentionnée et le père des requérants des requêtes nos 34323/21 et 34900/21). D’autres personnes furent battues et retenues par les forces de l’ordre au siège de la télévision publique, qui était protégé par un important dispositif militaire. Aucune victime ne fut déplorée du côté des militaires, lesquels avaient tiré 1 466 cartouches ce jour‑là (Mocanu et autres, précité, §§ 33-46).
7. Le 14 juin 1990, des milliers de mineurs provenant pour la plupart d’une région minière furent conduits par convois à Bucarest pour prendre part à la répression des manifestants. Ils furent invités par le président roumain de l’époque à prendre le contrôle de la place de l’Université et à la défendre contre les manifestants, ce qu’ils firent au cours des heures qui suivirent. Ces violences firent plus d’un millier de victimes, dont les noms figurent sur une liste jointe à une ordonnance qui a été rendue le 29 avril 2008 par la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice. Il ressort des décisions rendues par les juridictions internes que 467 personnes se sont présentées à l’hôpital entre le 13 et le 15 juin 1990 à 6 heures à la suite des violences commises. Parmi celles-ci, 112 furent admises pour soins et 5 décès furent enregistrés. Les forces de l’ordre recoururent par ailleurs à une force excessive contre 574 des manifestants et autres personnes appréhendées et placées en détention (Mocanu et autres, précité, §§ 60-81).
II. L’enquête pénale
A. Le déroulement de l’enquête tel qu’il a été exposé par la Cour dans l’arrêt Mocanu et autres
8. Les informations pertinentes concernant le déroulement de l’enquête jusqu’au 2 octobre 2013 sont exposées dans l’arrêt Mocanu et autres (précité, §§ 82-189). Tel qu’il ressort des constats opérés par la Cour dans ledit arrêt, une enquête pénale fut diligentée d’office à la suite des évènements en question. Elle portait initialement sur les homicides par balle commis sur M. Velicu-Valentin Mocanu et d’autres personnes, ainsi que sur les mauvais traitements infligés à d’autres individus dans les mêmes circonstances. Elle fut dans un premier temps fractionnée en plusieurs centaines de dossiers distincts, qui furent, en 1997, regroupés en une seule affaire, laquelle fut ultérieurement scindée à plusieurs reprises en quatre, deux, puis trois branches. Il ressort de la décision rendue le 14 octobre 1999 par la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice (devenue en 2003 la Haute Cour de cassation et de justice, ci-après « la Haute Cour »), que cette enquête visait également à identifier toutes les victimes de la répression menée pendant la période considérée (Mocanu et autres, précité, §§ 109-10). Au niveau national furent ouverts plusieurs dossiers qui se rapportaient à une seule et même enquête.
9. En outre, à la date des dernières informations dont la Cour disposait (2 octobre 2013), l’enquête était toujours pendante pour les faits concernant Mme Mocanu (Mocanu et autres précité, § 124), et durait donc depuis plus de vingt-trois ans, soit plus de dix-neuf ans après la ratification de la Convention par la Roumanie (20 juin 1994). Entre 1997 et le début de l’année 2008, l’enquête avait été conduite par la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice (y compris la partie intéressant Mme Mocanu, pour laquelle le parquet de droit commun s’était déclaré incompétent le 6 juin 2013) et, selon la Cour, l’objectivité et l’impartialité des enquêtes que les procureurs militaires étaient appelés à mener soulevaient un doute sérieux (ibid., § 334).
10. La Cour a également constaté, d’une part, que l’enquête avait été marquée par d’importantes périodes d’inactivité (aucune avancée importante du 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, au 20 octobre 1997, date du début de la jonction des nombreux dossiers qui s’inscrivaient dans le même contexte factuel), d’autre part, qu’aucune mesure d’instruction se rapportant aux plaintes des personnes agressées au siège de la télévision publique n’avait été réalisée avant le 16 septembre 1998 et, enfin, que les seuls actes de procédure effectués relativement à la plainte de Mme Mocanu après le dernier renvoi au parquet le 17 décembre 2007 avaient été un classement sans suite prononcé le 6 juin 2013 à l’égard de deux accusés décédés entre temps, et deux déclarations d’incompétence rendues le 30 avril 2009 et le 6 juin 2013 respectivement (Mocanu et autres, précité, §§ 338-41).
11. Les autorités nationales elles-mêmes avaient relevé de nombreuses lacunes dans ladite enquête, auxquelles l’enquête subséquente n’était pas parvenue à remédier (ibid., §§ 342-43). Quant aux investigations conduites relativement aux violences infligées à de nombreux manifestants et à d’autres personnes présentes par hasard sur les lieux de la répression, elles s’étaient soldées par un non‑lieu, prononcé le 17 juin 2009 et confirmé par l’arrêt du 9 mars 2011 de la Haute Cour, sans que les juridictions eussent réussi à établir les circonstances des mauvais traitements que plusieurs personnes affirmaient avoir subis dans les locaux de la télévision publique, ce volet de l’affaire ayant été clôturé principalement en raison de la prescription de la responsabilité pénale (ibid., §§ 344-46).
12. La Cour a en outre estimé que les autorités responsables de l’enquête n’avaient pas pris toutes les mesures qui auraient raisonnablement permis d’identifier et de sanctionner les responsables des évènements litigieux, et que les intérêts de Mme Mocanu de participer à l’enquête n’avaient pas été suffisamment protégés. Elle a conclu que Mme Mocanu n’avait pas bénéficié d’une enquête effective aux fins de l’article 2 de la Convention, et que M. Stoica avait quant à lui été privé d’une enquête effective aux fins de l’article 3 (ibid., §§ 335-51).
B. Le déroulement de l’enquête après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres
1. Les poursuites pénales
13. Après le 17 septembre 2014, date du prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité), une série d’actes d’enquête furent réalisés :
a) en décembre 2014, le procureur général du parquet près la Haute Cour (ci-après « le procureur général ») ordonna que le dossier pénal 24/P/2014 du parquet militaire de Bucarest fût transféré au bureau des parquets militaires près la Haute Cour, où il fut enregistré sous le no 47/P/2014 ;
b) en janvier 2015, l’annulation de trois ordonnances (175/P/2008, 7335/3341/II/2/2009, 7301/3419/11/2/2009) fut préconisée devant le procureur général par les autorités compétentes ;
c) en février 2015, le procureur général annula en partie l’ordonnance 175/P/2008 pour ce qui était du non-lieu des chefs de crimes contre la paix et l’humanité et de meurtres tels que prévus par l’ancien code pénal, ordonnant la réouverture des poursuites pour ces infractions, et il annula intégralement les deux autres ordonnances mentionnées au point b) ;
d) en mars 2015, un juge de chambre préliminaire de la Haute Cour confirma, dans l’affaire no 22/P/2015, une ordonnance du procureur général (3/C3/2015) ;
e) en octobre 2015, le bureau des poursuites criminelles et pénales relevant du parquet près la Haute Cour se dessaisit en faveur du bureau des parquets militaires près la Haute Cour, qui créa un nouveau dossier (no 22/P/2015), lequel fut joint au dossier no 47/P/2014 mentionné au point a) ;
f) Au cours de la période allant d’octobre 2015 à mai 2017, la qualification juridique des faits fut modifiée à deux reprises, et les poursuites furent élargies à cinq reprises.
2. Mesures d’instruction concernant les requérants
14. Selon le Gouvernement, des mesures d’instruction concernant spécifiquement une partie des requérants furent accomplies avant le réquisitoire du 12 juin 2017 (paragraphe 15 ci-dessous). Il ressort ainsi des informations fournies par l’État défendeur qu’à l’exception des requérants des requêtes nos 34323/21 et 34900/21, pour lesquels des actes d’instructions ne furent effectués qu’après le 4 juin 2021, les organes d’instruction recueillirent les déclarations des requérants et prirent acte de leur constitution de partie civile (la plupart s’étant constitués parties civiles entre 2016 et 2017) avant le réquisitoire du 12 juin 2017.
3. Le réquisitoire
15. Par un réquisitoire émis le 12 juin 2017 dans le dossier no 47/P/2014 (paragraphe 13 a) ci-dessus), dans lequel tous les requérants figuraient en tant que parties civiles, le bureau des parquets militaires près la Haute Cour ordonna :
a) le renvoi en jugement de quatorze prévenus pour crimes contre l’humanité (article 439 § 1 a), g) et j) du code pénal, « le CP », cité au paragraphe 27 ci-dessous) pour les évènements s’étant déroulés du 13 au 15 juin 1990 ;
b) le classement de l’affaire à l’égard, d’une part, de plusieurs prévenus qui étaient décédés pendant l’enquête, d’autre part, de prévenus pour lesquels il n’existait pas suffisamment d’indices de la commission d’une infraction ou les faits reprochés n’étaient pas étayés au regard des éléments recueillis et, enfin, de prévenus poursuivis pour des faits qui n’étaient pas constitutifs d’une infraction ;
c) la disjonction de la partie de l’affaire concernant un inculpé et un suspect en vue de son renvoi auprès du parquet près la cour militaire d’appel de Bucarest ;
d) la convocation du ministère des Finances publiques en tant que partie civilement responsable ; et
e) la citation à comparaître devant la Haute Cour des quatorze prévenus, de plusieurs centaines de parties civiles (y compris les requérants), du ministère des Finances publiques, de plusieurs centaines de victimes et, selon le cas, de leurs héritiers, des représentants des victimes ou des héritiers, et de plusieurs centaines de témoins.
4. La procédure devant la chambre préliminaire de la Haute Cour
16. Le juge de chambre préliminaire de la Haute Cour fut saisi du réquisitoire le 14 juillet 2017. En octobre 2017, il reçut une série d’exceptions préliminaires formulées par certains inculpés, victimes et parties civilement responsables. En mars 2018, il demanda au bureau des parquets militaires près la Haute Cour d’établir un descriptif de tous les dossiers mentionnés dans le cadre des poursuites pénales, comportant notamment l’objet de chacun d’eux, la date à laquelle ils avaient été enregistrés et la date de l’engagement des poursuites.
a) Le jugement rendu par la chambre préliminaire
17. Par un jugement avant dire droit du 8 mai 2019, le juge de chambre préliminaire de la Haute Cour, en vertu des attributions qui lui étaient conférées en matière de contrôle de la légalité (voir les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, le « CPP », citées au paragraphe 28 ci-dessous) :
a) accueillit partiellement une demande de renvoi devant la Cour constitutionnelle qui avait été formulée par le parquet près la Haute Cour concernant la constitutionnalité des dispositions légales régissant le fonctionnement des procureurs du bureau d’investigation des infractions commises dans la justice (lesquelles dispositions furent abrogées) et rejeta pour irrecevabilité le restant de la demande ;
b) accueillit partiellement des exceptions préliminaires qui avaient été soulevées par six inculpés ainsi que les exceptions invoquées ex officio par la chambre préliminaire ; il constata l’irrégularité du réquisitoire du 12 juin 2017 en ce qu’il ne respectait pas les conditions légales eu égard, d’une part, à l’absence d’ordonnance relative à l’engagement de poursuites contre cinq des inculpés pour des faits survenus du 11 au 12 juin 1990, d’autre part, aux poursuites exercées du chef de crimes contre l’humanité (notamment relativement aux meurtres commis sur certaines victimes) après la réouverture de la procédure (article 439 § 1 a) du CP, cité au paragraphe 27 ci-dessous) et, enfin, aux insuffisances relevées concernant l’exposé des faits et l’examen des moyens de preuve ;
c) annula dix actes de poursuite, à savoir trois ordonnances qui avaient été émises au cours de la période 2005-2007 et portaient sur l’ouverture de poursuites contre certains prévenus, et sept ordonnances prises pendant la période 2015-2017, dont certaines concernaient l’élargissement des poursuites, d’autres la modification de la qualification juridique des faits et d’autres encore le renvoi en jugement de certains prévenus.
18. Le juge de chambre préliminaire annula en conséquence le réquisitoire et prononça l’exclusion de toutes les preuves qui avaient été examinées dans le cadre des poursuites ainsi que l’annulation de plusieurs actes de poursuite. Il renvoya enfin l’affaire devant le bureau du parquet militaire près la Haute Cour.
19. Pour statuer en ce sens, le juge de chambre préliminaire se fonda, entre autres, sur les constats suivants :
a) une partie des faits reprochés à certains inculpés s’étaient déjà déroulés à la date des infractions précisée par les procureurs, soit avant la période allant du 13 au 15 juin 1990, ce qui laissait planer un doute quant à la date à laquelle une partie des faits dont les inculpés étaient accusés avait été commise ;
b) les faits poursuivis du chef de crimes contre l’humanité étaient peu clairs et équivoques, et leur exposé ne comportait pas d’éléments circonstanciés se rapportant à chacun des inculpés et ne faisait pas apparaître le caractère pénal des actions reprochées ;
c) certains actes préliminaires aux poursuites pénales n’avaient qu’une valeur de simple constat, faute pour les procureurs de les avoir consignés dans des procès‑verbaux, comme le requérait l’ancien code de procédure pénale, qui s’appliquait en l’espèce, et ils ne pouvaient donc pas être utilisés comme preuves ;
d) la requalification des faits concernant certains inculpés avait été effectuée d’une manière illégale, et elle se fondait non pas sur une description des faits et sur des circonstances propres auxdits inculpés, mais seulement sur l’énoncé des dispositions procédurales applicables ;
e) l’ensemble des actes de poursuite (y compris le recueil de preuves) se rapportant au dossier no 74/P/1998 étant entachés de nullité absolue en vertu d’un arrêt rendu en juin 2008 par la Haute Cour, ils ne pouvaient plus être utilisés pour fonder les accusations formulées dans le dossier référencé sous le no 47/P/2014 (paragraphe 13 a) ci-dessus) ;
f) les actes de poursuite qui avaient été effectués par le procureur militaire D.V. alors qu’il se trouvait en situation d’incompatibilité légale, et qui s’étaient trouvés entachés de nullité à la suite d’un arrêt rendu le 23 juin 2008 par la Haute Cour (laquelle avait renvoyé l’affaire no 74/P/1998 afin que lesdits actes fussent à nouveau réalisés d’une manière conforme aux dispositions du CPP), n’avaient pas été régularisés ;
g) compte tenu des irrégularités constatées concernant l’exposé trop sommaire des faits ainsi que le non-respect des droits de la défense de certains prévenus, et du renvoi corrélatif de l’affaire devant les organes de poursuite, ceux-ci devaient rouvrir l’enquête afin de refaire les actes de poursuite et de recueillir à nouveau les preuves en respectant les droits des prévenus ;
h) les organes de poursuite avaient fondé leur raisonnement juridique sur des suppositions, alors qu’eu égard à leur gravité, les faits reprochés aux inculpés devaient être établis avec certitude ;
i) alors qu’entre 2005 et 2006, les organes de poursuite avaient procédé à l’audition de 148 témoins en méconnaissance du droit de l’un des prévenus à être informé immédiatement de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui, la majorité des témoins en question n’avaient pas été réentendus par lesdits organes après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité) en 2014 ;
j) après février 2015, le parquet général près la Haute Cour n’avait pas annulé, alors qu’il en avait la possibilité, l’ordonnance de non-lieu no 1122/P/2007 émise en 2008 en faveur de l’un des inculpés relativement au meurtre de quatre victimes ;
k) certains des actes de poursuite n’étaient pas motivés, en violation des dispositions du CPP.
b) La contestation contre le jugement rendu par la chambre préliminaire
20. Le parquet près la Haute Cour, l’un des inculpés, plusieurs victimes et parties civiles ainsi que certains héritiers contestèrent chacun le jugement rendu le 8 mai 2019 par le juge de chambre préliminaire de la Haute Cour.
21. Par un jugement avant dire droit définitif du 10 décembre 2020, la Haute Cour, statuant en une formation de deux juges, rejeta comme mal fondées lesdites contestations pour les motifs suivants :
a) en réponse à l’argument du parquet selon lequel « une conclusion sur le fond de l’affaire s’imposait, peu importe que la responsabilité pénale des auteurs présumés fût engagée ou non », la Haute Cour rappela, tout d’abord, que le rôle du ministère public consistait à faire respecter les droits de toutes les parties dans la procédure pénale afin que celle-ci pût se dérouler légalement, la procédure de chambre préliminaire ayant quant à elle plutôt un rôle de « filtre » aux fins de sanction, avant le jugement, des irrégularités éventuellement commises au cours de l’exercice des poursuites (voir les dispositions pertinentes du CPP, citées au paragraphe 28 ci-dessous). Critiquant ensuite le souhait exprimé par les représentants du parquet de voir prononcer, à tout prix, une décision sur le bien-fondé des accusations, elle considéra qu’une telle approche s’apparentait à un véritable déni de justice et qu’elle constituait une atteinte à la présomption d’innocence ainsi qu’au droit des victimes de connaître la vérité concernant les évènements litigieux ;
b) le parquet n’avait pas fourni un exposé circonstancié des faits fondant les accusations à l’égard de chacun des inculpés, s’étant borné à décrire des aspects d’ordre général sans présenter concrètement les infractions qui leur étaient reprochées et la manière dont elles avaient été commises, ce qui rendait impossible toute compréhension tant de l’objet de l’affaire que des limites de la saisine des autorités judiciaires la concernant ;
c) le réquisitoire ne contenait pas les éléments nécessaires et obligatoires relativement au lien de causalité entre, d’une part, les actions visant à empêcher les manifestations et, d’autre part, les crimes, les violences et la privation de liberté des victimes ;
d) les poursuites pénales concernant les évènements ayant eu lieu les 11 et 12 juin 1990 n’avaient pas été engagées contre certains inculpés, pas plus qu’elles n’avaient été élargies à leur égard ;
e) deux ordonnances d’engagement des poursuites adoptées par les procureurs en 2005 et en 2007 respectivement n’étaient pas motivées, ce qui avait privé les inculpés concernés de la possibilité de connaître, d’une manière effective, les accusations portées contre eux, et ce malgré les demandes répétées qu’ils avaient formulées en ce sens par la suite ;
f) après mars 2015, le parquet avait l’obligation d’exercer des poursuites pénales complètes, effectives et équitables dans le respect des garanties procédurales des inculpés, y compris en assurant leur implication effective dans les poursuites ;
g) la procédure, dans son ensemble, n’avait pas été équitable au vu de la date respective des évènements en cause (1990), de l’ouverture des poursuites (2005-2007), de la requalification des faits (2015), de l’élargissement des poursuites à l’égard de certains inculpés (2016) et du réquisitoire (2017) ;
h) les actes de poursuite effectués dans le dossier no 47/P/2014 (paragraphe 13 a) ci-dessus), parmi lesquels ceux accomplis par le procureur D.V. alors qu’il était en situation d’incompatibilité légale (paragraphe 19 f) ci-dessus), étaient irréguliers et ils devaient par conséquent être refaits d’une manière conforme à la législation en vigueur.
5. Le déroulement de l’enquête après le constat d’irrégularité du réquisitoire
22. Selon le Gouvernement, le 4 juin 2021, soit après le prononcé par la Haute Cour du jugement avant dire droit définitif du 10 décembre 2020, le dossier fut transmis au bureau des parquets militaires près la Haute Cour, où une enquête pénale du chef de crimes contre l’humanité (article 439 § 1 a), e), g) et j) du CP, paragraphe 27 ci-dessous) fut ouverte. Ainsi, l’ordonnance no 1122/P/2007 de 2008 (paragraphe 19 j) ci-dessus) fut annulée, les poursuites concernant le dossier no 14/P/2014 (paragraphe 13 a) ci-dessus) furent reprises, les preuves initialement annulées ainsi que de nouveaux éléments probatoires furent examinées et un calendrier fut établi par le parquet relativement aux auditions devant être menées. Le Gouvernement a précisé, à cet égard, que les organes de poursuite étaient tenus de recueillir des preuves permettant d’éclaircir la situation dans sa globalité, et non pas seulement les aspects de celle-ci se rapportant aux requérants, car l’enquête portait sur la manière dont s’étaient déroulés l’attaque généralisée contre la population civile, la fusillade ayant tué plusieurs personnes, les actes de torture commis sur des personnes qui se trouvaient entre les mains d’agents de l’état, l’atteinte à l’intégrité de plus de 1 000 personnes ainsi que leur privation de liberté, et elle concernait plus de 1 000 victimes, environ 500 témoins, ainsi que de nombreux experts.
23. Pour ce qui est des requérants, il ressort des informations fournies par le Gouvernement que de nouvelles preuves consistant notamment en des pièces écrites, des documents médicaux, des images audio et vidéo et des déclarations de témoins furent examinées, et que les intéressés furent entendus en personne, le requérant Cătălin Cuatu (requête no 32936/21) n’ayant toutefois pas donné suite à la convocation qui lui avait été adressée à cette fin. En outre, le Gouvernement a indiqué que les requérants Liliana Dimitriu (requête no 34877/21), Viorel Frijanu (requête no 34336/21), Niculae Alecu (requête no 30168/21), Ecaterina Stefoglu (requête no 31914/21), Petre Muraru (requête no 31924/21) et Cătălin Cuatu (requête no 32936/21) n’avaient pas déposé de plainte pénale, et que le requérant Nicolae Nescu (requête no 35510/21) s’était joint tardivement à la procédure interne en tant que partie civile (le 21 février 2017). À la date des dernières informations fournies par le Gouvernement (juin 2022), les poursuites étaient toujours pendantes et les autorités nationales devaient encore examiner des preuves aux fins de l’établissement des circonstances factuelles relatives à chacun des requérants.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
I. Le cadre juridique international
24. Les documents juridiques internationaux pertinents, émanant des Nations unies et de la jurisprudence de la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme et de la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme, sont exposés dans l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 190-192, CEDH 2014 (extraits)).
25. En outre, la résolution adoptée le 7 juin 2018, lors de la 1318e réunion des Délégués des Ministres, par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relativement à l’exécution de l’arrêt Mocanu et autres (précité) se lit comme suit :
« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui prévoit que le Comité surveille l’exécution des arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après nommées « la Convention » et « la Cour »),
Vu l’arrêt définitif transmis par la Cour au Comité dans cette affaire et les violations des articles 2 et 3 de la Convention constatées en raison du défaut d’enquête effective sur le décès de l’époux de la requérante Mme Mocanu et les mauvais traitements subis par le requérant M. Stoica, durant la répression des manifestations antigouvernementales menée à Bucarest en juin 1990 ; vu également la violation de l’article 6, paragraphe 1, constatée en raison de la durée excessive de l’enquête sur le saccage du siège de l’association requérante au cours des mêmes événements ;
Rappelant l’obligation de l’État défendeur, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer aux arrêts définitifs dans les litiges auxquels il est partie et que cette obligation implique, outre le paiement de la satisfaction équitable octroyée par la Cour, l’adoption par les autorités de l’État défendeur, si nécessaire :
– de mesures individuelles pour mettre fin aux violations constatées et en effacer les conséquences, dans la mesure du possible par restitutio in integrum ; et
– de mesures générales permettant de prévenir des violations semblables ;
Ayant invité le gouvernement de l’État défendeur à informer le Comité des mesures prises pour se conformer à l’obligation susmentionnée ; ayant examiné les informations fournies à cet égard (voir DH-DD(2017)366-rev et DH-DD(2018)346), y compris en ce qui concerne le paiement de la satisfaction équitable octroyée par la Cour ;
Relevant, sur le plan des mesures individuelles à l’égard de Mme Mocanu et de M. Stoica, que l’enquête en cause dans la présente affaire, rouverte quant aux faits dénoncés par M. Stoica, a été menée à bien aboutissant en juin 2017 au renvoi devant la Haute Cour de Cassation et de Justice de 14 personnes accusées de crimes contre l’humanité ;
Rappelant que l’enquête au sujet des faits allégués par l’association requérante avait été définitivement close avant la date de l’arrêt de la Cour ;
Ayant noté avec satisfaction, dans le cadre de sa surveillance de l’exécution de cet arrêt et des autres arrêts du groupe Association « 21 décembre 1989 » et autres, les mesures générales prises pour garantir l’indépendance statutaire des procureurs militaires, l’accès des juges et des procureurs aux informations classifiées et la coopération des autorités étatiques et d’autres personnes morales avec les autorités de poursuite dans le cadre des enquêtes pénales ; ayant considéré que ces mesures étaient de nature à empêcher des défaillances similaires à celles constatées par la Cour dans l’enquête en cause dans cette affaire ;
Rappelant que les questions liées à la durée excessive des procédures pénales et à l’effectivité des voies de recours disponibles à cet égard sont examinées dans le cadre du groupe d’affaires Vlad et autres ;
S’étant assuré que toutes les mesures requises par l’article 46, paragraphe 1, ont été adoptées,
DÉCLARE qu’il a rempli ses fonctions en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention dans cette affaire et
DÉCIDE d’en clore l’examen. »
26. Par ailleurs, lors de sa 1451e réunion, qui s’est tenue du 6 au 8 décembre 2022, le Secrétariat du Comité des Ministres a notamment examiné l’affaire Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie (requête no 33810/07). S’agissant des évènements ayant eu lieu en juin 1990, le Secrétariat a regretté que des irrégularités dans l’enquête menée entre 1990 et 2017 aient contraint la Haute Cour à exclure toutes les preuves qui avaient été recueillies et à renvoyer l’affaire au parquet afin que celui-ci procédât à une nouvelle enquête[1]. Le Comité a décidé ce qui suit[2] :
« (…) En ce qui concerne l’enquête sur la répression des manifestations en juin 1990
(…)
6. rappelant les informations reçues lors du dernier examen selon lesquelles cette enquête avait été menée à bien et que quatorze personnes avaient été déférées à la Haute Cour de Cassation et de Justice pour répondre d’accusations de crimes contre l’humanité ;
7. rappelant également la décision du Comité, sur le fondement de ces développements, de clore sa surveillance des mesures individuelles dans l’affaire Mocanu et autres, en ce qui concerne les requérants Mme Mocanu et M. Stoica (Résolution finale CM/ResDH(2018)229) ;
8. regrettent vivement que des irrégularités constatées dans l’enquête aient depuis contraint la Haute Cour de cassation et de justice à exclure toutes les preuves recueillies et à renvoyer l’affaire au parquet ; notant que, de ce fait, de nouvelles enquêtes pénales sont menées sur les événements en cause, demandent aux autorités de fournir des informations mises à jour sur les progrès réalisés, ainsi que des indications sur les prochaines mesures d’enquête prévues et le calendrier envisagé pour leur achèvement ;
(…)
10. demandent aux autorités de fournir des informations sur les aspects mentionnés aux paragraphes 4, 8 et 9 ci-dessus au plus tard le 15 juin 2023 et de tenir le Comité dûment informé par la suite de l’évolution des enquêtes ou des procédures judiciaires, selon le cas ;
11. décident de reprendre l’examen de ces affaires lors de leur 1483e réunion (décembre 2023) (DH) ; décident également d’examiner lors de cette réunion, à la lumière des informations reçues sur l’état d’avancement de l’enquête pertinente, l’opportunité de rouvrir leur surveillance des mesures individuelles dans l’affaire Mocanu et autres, à l’égard des requérants Mme Mocanu et M. Stoica. »
II. le cadre juridique interne
A. Le code pénal
27. Les dispositions pertinentes du CP, dans sa version en vigueur depuis le 1er février 2014, se lisent comme suit :
Article 439
Les crimes contre l’humanité
« 1. Le fait de commettre, dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigé contre la population civile, l’un des actes suivants :
a) le meurtre de personnes ;
(…)
e) des actes de torture sur une personne dont on a la garde ou sur laquelle on exerce un contrôle par tout autre moyen, en causant à ladite personne des atteintes [à son intégrité] physique ou psychique, ou des souffrances physiques ou psychiques graves, qui dépassent les effets des sanctions acceptées en droit international ; (…)
g) des violences ayant entraîné une atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’une personne ;
(…)
j) la persécution d’un groupe ou d’une collectivité déterminée, en le privant des droits humains fondamentaux ou en restreignant gravement l’exercice de ces droits, pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux, sexuels ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme illicites par le droit international
(…)
est puni par la réclusion criminelle à perpétuité ou par quinze à vingt-cinq ans d’emprisonnement et par l’interdiction d’exercer certains droits. »
B. Le code de procédure pénale
28. Les dispositions pertinentes du CPP, dans sa version en vigueur depuis le 1er février 2014, se lisent comme suit :
Article 3
La séparation des fonctions judiciaires
« 1. Dans le cadre du procès pénal, les fonctions suivantes sont exercées :
a) les poursuites pénales ;
b) les décisions se rapportant aux droits et aux libertés de la personne qui fait l’objet des poursuites pénales ;
c) le contrôle de la légalité du renvoi ou du non-renvoi [d’une affaire] devant les tribunaux ;
d) le jugement ;
(…)
6. Le juge de chambre préliminaire statue, dans les conditions prévues par la loi, sur la légalité du réquisitoire, sur la légalité des preuves sur lesquelles se fonde le réquisitoire ainsi que sur la légalité des ordonnances de non-renvoi. (…) »
Article 54
Les compétences du juge de chambre préliminaire
« Le juge de chambre préliminaire est le juge qui, en vertu de ses attributions :
a) contrôle la légalité du réquisitoire préparé par le procureur ;
b) contrôle la légalité de l’examen des preuves et la légalité de la manière dont les actes de procédure ont été accomplis par les organes de poursuite ;
c) statue sur les contestations visant les ordonnances de non-lieu ou de non-renvoi ;
d) statue sur d’autres situations prévues expressément par la loi. »
Article 342
L’objet de la procédure devant la chambre préliminaire
« L’objet de la procédure devant la chambre préliminaire consiste en un contrôle, après le réquisitoire, de la compétence et de la légalité de la saisine de l’instance, ainsi qu’en un contrôle de la légalité de l’examen des preuves et de la manière dont les actes de poursuite ont été accomplis (…) »
Article 345
La procédure devant la chambre préliminaire
« 1. Dans les délais indiqués à l’article 344 § 4 du CPP, le juge de chambre préliminaire statue, sur la base de tous les moyens de preuve ainsi que des documents et du contenu du dossier de poursuites, et [après avoir] recueilli les arguments des parties et des victimes, si présentes, et ceux du procureur, sur les demandes et sur les exceptions formulées en chambre de conseil ainsi que sur les exceptions qui y sont soulevées d’office ; (…)
2. Le juge de chambre préliminaire statue en chambre de conseil par un jugement avant dire droit qui est communiqué aussitôt au procureur, aux parties et aux victimes.
3. Si le juge de chambre préliminaire constate des irrégularités dans le réquisitoire, ou s’il décide de sanctionner (…) les actes de poursuite effectués en méconnaissance de la loi, ou s’il décide d’exclure une ou plusieurs des preuves examinées, le procureur doit, dans un délai de 5 jours après la notification du jugement avant dire droit, remédier aux irrégularités contenues dans le réquisitoire et informer le juge de chambre préliminaire s’il décide de maintenir la proposition initiale ou s’il sollicite le renvoi de l’affaire [au parquet] (…) »
Article 346
Les décisions
1. Si aucune demande ou exception n’a été formulée (…) et s’il n’a pas lui-même soulevé des exceptions d’office (…), le juge de chambre préliminaire constate la légalité de la saisie de l’instance, de l’examen des preuves et de la manière dont les actes de poursuite ont été accomplis et ordonne l’ouverture de la procédure de jugement de l’affaire. Le juge de chambre préliminaire statue en chambre de conseil (…)
2. S’il rejette les demandes et les exceptions formulées ou invoquées d’office (…), le juge de chambre préliminaire constate la légalité du réquisitoire, des actes de poursuite et de l’examen des preuves et ordonne l’ouverture de la procédure de jugement de l’affaire.
3. Le juge de chambre préliminaire renvoie l’affaire au parquet si :
a) le réquisitoire émane d’un procureur qui n’avait pas la compétence d’attribution requise par la loi, ou le réquisitoire n’a pas été établi conformément à la loi et les irrégularités, [qui] n’ont pas été corrigées par le procureur (…), entraînent une impossibilité d’établir l’objet [de l’affaire] ou les limites [de la saisine des autorités judiciaires] ;
b) toutes les preuves examinées dans le cadre des poursuites ont été exclues ;
c) le procureur sollicite lui-même le renvoi de l’affaire (…)
4. Dans tous les autres cas dans lesquels le juge de chambre préliminaire a constaté des irrégularités concernant le réquisitoire, a exclu une ou plusieurs preuves examinées ou a sanctionné des actes de poursuite effectués en méconnaissance de la loi (…), il ordonne l’ouverture [de la procédure] du jugement de l’affaire.
41. Dans les situations prévues au §§ 3 a) et c) et au § 4, le juge de chambre préliminaire prononce un jugement avant dire droit, en chambre de conseil et en présence du procureur, après avoir cité les parties et les victimes à comparaître. Le jugement avant dire droit est communiqué aussitôt au procureur, aux parties et à la victime.
42. Dans le cas prévu au § 3 b), l’affaire est renvoyée au procureur par un jugement avant dire droit, [conformément à] l’article 345 § 2 ;
5. Les preuves exclues ne peuvent pas être prises en compte lors du jugement de l’affaire. (…) »
Article 347
La contestation
« 1. Dans un délai de 3 jours à compter de la date de notification des jugements avant dire droit prévus à l’article 346 (§§ 1-42), le procureur, les parties et la victime peuvent formuler une contestation. La contestation peut aussi concerner la manière dont les demandes et les exceptions ont été examinées.
2. La contestation est jugée par le juge de chambre préliminaire de la juridiction hiérarchiquement supérieure à celle saisie. Lorsque la juridiction saisie est la Haute Cour de cassation et de justice, la contestation est jugée par la formation habilitée par la loi.
3. La contestation est jugée en chambre de conseil, après citation des parties et des victimes et en présence du procureur. (…)
4. Lors du jugement de la contestation, aucune autre demande et exception que celles ayant été formulées ou soulevées d’office devant le juge de chambre préliminaire lors de la procédure qui s’est déroulée devant la juridiction saisie par le réquisitoire ne peuvent être formulées ou soulevées d’office, à l’exception de [celles qui portent sur des] vices entraînant la nullité absolue. »
Article 4251
« (…) La contestation est tranchée par une décision qui n’est pas susceptible de recours (…) »
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
29. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun d’ordonner leur jonction (article 42 § 1 du règlement de la Cour).
II. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
30. Le Gouvernement indique que Mme Ecaterina Ștefoglu, requérante de la requête no 31914/21, est décédée après la date de saisine de la Cour et qu’aucun éventuel héritier n’a exprimé son souhait de continuer la procédure devant la Cour en son nom. À l’appui de ses affirmations, il produit la copie d’un procès-verbal daté du 13 décembre 2021 par lequel un inspecteur de police délégué au bureau des parquets militaires près la Haute Cour atteste, après consultation de la base de données du Service central d’état civil, que Mme Ecaterina Ștefoglu est décédée le 31 octobre 2021.
31. Invités par le greffe, le 23 mars 2023, à préciser si d’éventuels héritiers de la requérante souhaitaient continuer la procédure en son nom, les représentants de l’intéressée n’ont fourni aucune information pertinente à ce titre.
32. La Cour constate qu’à la suite du décès de la requérante, personne n’a manifesté la volonté de poursuivre la procédure au nom de celle-ci. En outre, la Cour ne décèle pas de circonstances particulières concernant le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles qui exigeraient, au sens de l’article 37 § 1 in fine, qu’elle poursuive l’examen de la requête en ce qui concerne Mme Ecaterina Ștefoglu (voir, mutatis mutandis, Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, §§ 44, 50 et 51, 30 mars 2009, et Borovská c. Slovaquie (révision), no 48554/10, §§ 8-10, 16 février 2016)). Il convient donc de rayer la requête no 31914/21 du rôle (article 37 § 1 c) de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 2 et 3 DE LA CONVENTION
33. Les requérants soutiennent que le volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention a été méconnu en l’espèce. Ils estiment que les autorités avaient l’obligation d’enquêter d’office tant en vertu du droit interne que du droit international, et qu’il en allait d’autant plus ainsi que les évènements litigieux procédaient, selon eux, d’un conflit alimenté par les autorités de l’époque, lesquelles avaient opposé divers groupes de la population. Les passages de l’article 2 pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, (…) »
L’article 3 se lit ainsi :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
1. L’article 46 de la Convention fait-il obstacle à l’examen par la Cour des griefs soulevés sous l’angle de l’articles 2 de la Convention par M. Ștefan-Gabriel Mocanu (requête no 34323/21) et Mme Maria-Raluca Mocanu (requête no 34900/21) ?
34. La Cour note d’emblée que tous les requérants ayant saisi la Cour dans le cadre des présentes requêtes n’ont pas été requérants dans l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, CEDH 2014 (extraits)). Elle observe, en même temps, que les requérants dans les requêtes nos 34323/21 et 34900/21, M. Ștefan-Gabriel Mocanu et Mme Maria-Raluca Mocanu, sont, respectivement, le fils et la fille de M. Velicu-Valentin Mocanu, décédé le 13 juin 1990 à la suite d’un coup de feu tiré depuis le bâtiment du ministère de l’Intérieur. Ils se plaignent, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, de l’absence d’une enquête effective dans les circonstances entourant la mort de leur père. Or, l’une des requêtes qui avaient fait l’objet de l’arrêt Mocanu et autres (précité), et précisément la requête no 10865/09, avait été introduite par l’épouse de M. Velicu-Valentin Mocanu, Mme Anca Mocanu. Cette dernière alléguait, elle aussi, une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention (Mocanu et autres, précité, § 199).
35. La Cour rappelle que dans l’arrêt Mocanu et autres (précité), rendu le 17 septembre 2014, elle a conclu à l’inefficacité de l’enquête pénale effectuée par les autorités nationales saisies, et elle a constaté une violation de l’article 2 (volet procédural) dans le chef de Mme Anca Mocanu.
36. Postérieurement au prononcé de l’arrêt Mocanu et autres, plusieurs actes d’enquête ont été effectués (paragraphes 13-14 ci-dessus) et le 12 juin 2017 certains inculpés ont été renvoyés devant le tribunal relativement aux évènements de juin 1990 (paragraphe 15 ci-dessus).
37. Le 7 juin 2018, le Comité des Ministres a constaté, entre autres, que l’enquête concernant le décès de M. Velicu-Valentin Mocanu avait été menée à bien, aboutissant, en juin 2017, au renvoi devant la Haute Cour de 14 personnes accusées de crimes contre l’humanité, et que toutes les mesures requises par l’article 46, paragraphe 1, de la Convention avaient été adoptées. Il a, par suite, décidé de clore l’examen de l’exécution de l’arrêt Mocanu et autres (paragraphe 25 ci-dessus).
38. La Cour note qu’en décembre 2020, soit après la clôture de l’examen de l’exécution de l’arrêt Mocanu et autres (précité), la Haute Cour a constaté l’irrégularité du réquisitoire du 12 juin 2017, annulé certains actes de poursuite, exclu toutes les preuves qui avaient été examinées par les organes de poursuite et renvoyé l’affaire devant le parquet (paragraphes 17-21 ci‑dessus). Elle note également qu’en décembre 2022, le Secrétariat du Comité des Ministres a sollicité des autorités nationales des informations sur l’état d’avancement de l’enquête et a envisagé la possibilité d’une réouverture de la surveillance des mesures individuelles dans l’affaire Mocanu et autres (précitée) à l’égard, entre autres, de la requérante Anca Mocanu (paragraphe 26 ci-dessus).
39. Dans la présente affaire, la Cour relève, d’une part, que les requérants Ștefan-Gabriel Mocanu et Maria-Raluca Mocanu ont introduit leurs requêtes en juin 2021, soit après les décisions par lesquelles la Haute Cour a constaté l’irrégularité du réquisitoire du 12 juin 2017 et, d’autre part, qu’ils ne font pas partie des requérants ayant saisi la Cour dans l’affaire Mocanu et autres (précitée). En même temps, elle note que certaines conclusions générales auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Mocanu et autres (précitée, §§ 332‑348), notamment celles concernant l’indépendance, la célérité et l’adéquation de l’enquête relative aux évènements litigieux pourraient être valables aussi dans le cas des de ces deux requérants, car l’enquête en cause visait, en plus des requérants dans l’affaire Mocanu et autres (précitée), plus de 1 000 victimes, parmi lesquelles les intéressés.
40. La Cour doit répondre en premier lieu à la question de savoir si elle est compétente pour examiner le grief des requérants sans empiéter sur les prérogatives de l’État défendeur et du Comité des Ministres découlant de l’article 46 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 46, 11 juillet 2017). Elle renvoie à ce titre aux principes établis dans l’affaire Moreira Ferreira (précitée, §§ 47-48) et Egmez c. Chypre ((déc.), no 12214/07, § 48-56, 18 septembre 2012).
41. En application de ces principes, la Cour doit déterminer si les requêtes nos 34323/21 et 34900/21 portent sur l’exécution de l’arrêt rendu dans l’affaire Mocanu et autres (précitée), ou si elles concernent de nouvelles informations susceptibles de la conduire à conclure à une nouvelle violation de la Convention, la Cour étant, dans ce cas, compétente ratione materiae (Egmez, précité, § 57).
42. Comme la Cour l’a déjà souligné, après l’adoption d’un arrêt constatant qu’un droit a été violé pendant une certaine période, il n’est pas inhabituel que la Cour examine une seconde requête relative à un grief de violation du même droit pendant la période subséquente (voir, entre autres, Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie, no 23687/05, § 87, 15 novembre 2011, au sujet de la prolongation d’une détention, Wasserman c. Russie (no 2), no 21071/05, §§ 36-37, 10 avril 2008, au sujet de l’inexécution d’une décision définitive, et Rongoni c. Italie, no 44531/98, § 13, 25 octobre 2001, au sujet de la durée d’une procédure). En l’espèce, la Cour est d’avis que les conclusions de la Haute Cour concernant l’irrégularité du réquisitoire, l’annulation des actes de poursuite, l’exclusion de toutes les preuves examinées et le renvoi de l’affaire devant les organes de poursuites (paragraphe
38 ci-dessus) constituent « des éléments nouveaux » par rapport à l’arrêt Mocanu et autres (voir, mutatis mutandis, Moreira Ferreira, précité, § 56, et Jurišić c. Croatie (no 2), no 8000/21, §§ 29-34, 7 juillet 2022), qui doivent être examinés par la Cour dans la présente affaire (Egmez, précitée, §§ 52-55).
43. Partant, la Cour estime que l’article 46 de la Convention ne fait pas obstacle à l’examen par elle des requêtes nos 34323/21 et 34900/21.
2. Conclusion
44. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
45. Les requérants renvoient à la jurisprudence de la Cour en matière d’obligation procédurale découlant des articles 2 et 3 de la Convention et estiment que l’enquête menée relativement au décès par balle de M. Velicu‑Valentin Mocanu (le père des requérants dans les requêtes nos 34323/21 et 34900/21) et aux mauvais traitements que les autres requérants disent avoir subis au cours de la répression des manifestations antigouvernementales qui a eu lieu du 13 au 15 juin 1990 n’était pas effective, impartiale et diligente et qu’elle n’était pas susceptible de conduire à l’identification et à la punition des personnes responsables des évènements litigieux.
46. Ils se réfèrent aux constats formulés par la chambre préliminaire de la Haute Cour concernant les erreurs commises dans le cadre des poursuites pénales exercées après le 17 septembre 2014, date du prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité), et aux conclusions corrélatives quant à l’irrégularité du réquisitoire, l’exclusion de toutes les preuves et au renvoi de l’affaire au parquet. Plus particulièrement, ils se plaignent d’un retard dans l’accomplissement des actes de poursuite, dû selon eux aux nombreuses ordonnances, selon le cas, de renvoi entre différents parquets, d’engagement de poursuites, de non-lieu, de jonction ou de disjonction de dossiers et d’annulation partielle ou intégrale d’ordonnances précédentes.
47. Pour ce qui est des arguments du Gouvernement selon lesquels certains requérants n’auraient pas déposé plainte et un autre requérant se serait tardivement constitué partie civile (paragraphes 23 ci-dessus et 50 ci‑dessous), ils renvoient à l’affaire Alecu et autres c. Roumanie (nos 56838/08 et 80 autres, §§ 24‑28, et 37-42, 27 janvier 2015) dans laquelle une exception préliminaire similaire a été rejetée. Ils arguent, en outre, que les poursuites pénales du chef de crimes contre l’humanité (paragraphe 27 ci-dessus) ne sont pas subordonnées au dépôt d’une plainte pénale par les victimes.
b) Le Gouvernement
48. Le Gouvernement expose le déroulement des poursuites pénales relatives aux évènements litigieux tant après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité) (paragraphes 13-21 ci-dessous) qu’après le renvoi de l’affaire au parquet à la suite du constat d’irrégularité du réquisitoire (paragraphes 22-23 ci-dessus) et se réfère à la jurisprudence pertinente de la Cour concernant le volet procédural des articles 2 et 3, soutenant que les autorités nationales ont respecté leur obligation de mener une enquête effective et qu’elles ne sont pas restées inactives face aux allégations des requérants. À cet égard, il indique qu’une enquête a été ouverte et que les requérants et des témoins ont été entendus conformément aux obligations procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention.
49. Le Gouvernement affirme qu’après le 4 juin 2021, les procureurs militaires ont entamé un long processus d’examen des preuves annulées par la Haute Cour et de nouvelles preuves dans le respect des règles procédurales. Il ajoute que certaines preuves doivent encore être examinées par les organes de poursuite afin d’établir les circonstances factuelles concrètes relatives à chacun des requérants, expliquant que la procédure, qui est encore pendante au moment où il formule ses observations, est particulièrement complexe et qu’elle implique notamment l’audition de plus de 1 000 victimes et d’environ 500 témoins, ainsi que la réalisation de nombreuses expertises. Il précise à cet égard qu’un vaste ensemble probatoire d’environ 36 000 pages consistant en des preuves documentaires et des enregistrements audio et vidéo a été constitué, et qu’un calendrier portant sur l’audition des victimes et des ayants droit, le cas échéant à la faveur d’un déplacement à leur domicile en vue du recueil de leur témoignage, a été établi.
50. Enfin, le Gouvernement soutient qu’eu égard à l’absence de dépôt de plainte ou à la tardiveté de la constitution de partie civile, selon le cas, de la part des requérants concernant les évènements de juin 1990 (paragraphe 23 ci‑dessus), l’on ne saurait conclure en l’espèce à une violation procédurale des articles 2 et 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
51. Les principes généraux concernant l’obligation procédurale incombant aux États sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention ont été résumés, entre autres, dans les affaires Mocanu et autres (précitée, §§ 314-326), Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC] no 5878/08, § 229-239, 30 mars 2016, sous l’angle de l’article 2 de la Convention), et Jeronovičs c. Lettonie ([GC], no 44898/10, §§ 103-107, 5 juillet 2016, sous l’angle de l’article 3 de la Convention).
52. La Cour rappelle qu’elle joue un rôle fondamentalement subsidiaire dans le mécanisme de contrôle établi par la Convention, dans le cadre duquel c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 137, 6 novembre 2017, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 250, 1er décembre 2020). Le Protocole no 15 à la Convention a ainsi récemment inscrit le principe de subsidiarité dans le préambule de la Convention. En vertu de ce principe, la responsabilité de la protection des droits de l’homme est partagée entre les États parties et la Cour, et les autorités et juridictions nationales doivent interpréter et appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention (voir, en particulier, les références faites aux Conférences et Déclarations d’Interlaken, d’İzmir et de Brighton dans l’arrêt Burmych et autres c. Ukraine (radiation) [GC], nos 46852/13 et 4 autres, §§ 120-122, 12 octobre 2017).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
53. La Cour note, tout d’abord, avoir déjà constaté qu’une enquête pénale avait été ouverte d’office peu après les évènements de juin 1990 et qu’elle visait alors les homicides par balle de M. Velicu-Valentin Mocanu (le père des requérants dans les requêtes nos 34323/21 et 34900/21) et d’autres personnes, ainsi que les mauvais traitements infligés à d’autres individus dans les mêmes circonstances. L’enquête était au départ menée dans le cadre de plusieurs centaines de dossiers distincts, qui ont été réunis par la suite dans une même procédure, laquelle a été ultérieurement scindée, à plusieurs reprises, en différentes branches (paragraphe 8 ci-dessus).
54. En effet, dans l’arrêt Mocanu et autres (précité), la Cour a examiné la conduite, par les autorités nationales, de ladite enquête ouverte d’office, laquelle fait également l’objet de la présente affaire. Elle a conclu, entre autres, que l’enquête, qui, à la date des dernières informations disponibles (2 octobre 2013), était pendante depuis plus de vingt‑trois ans, dont dix-neuf écoulés après la ratification de la Convention par la Roumanie, avait été marquée par d’importantes périodes d’inactivité, qu’il existait un doute sérieux quant à l’objectivité et à l’impartialité des enquêtes conduites par les procureurs militaires, qu’en l’espèce très peu d’actes de procédure avaient été accomplis concernant les plaintes des personnes agressées au siège de la télévision publique et que les juridictions n’avaient pas réussi à établir les circonstances des mauvais traitements que plusieurs personnes alléguaient y avoir subis, qu’il n’avait pas été remédié aux nombreuses lacunes relevées par les autorités nationales relativement à l’enquête, et que les autorités responsables de celle-ci n’avaient pas pris toutes les mesures qui auraient raisonnablement permis d’identifier et de sanctionner les responsables des évènements litigieux survenus entre les 13 et 15 juin 1990 (paragraphes 9-12 ci-dessus).
i. L’efficacité de l’enquête menée avant le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres
55. En l’espèce, pour ce qui est des griefs soulevés par les requérants sous l’angle des articles 2 et/ou 3 de la Convention concernant l’enquête menée par les autorités nationales avant le prononcé de l’arrêt en question, la Cour est d’avis qu’aucun élément ne lui permet de se démarquer des constats formulés dans celui-ci (paragraphe 54 ci-dessus).
ii. L’efficacité de l’enquête menée après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres
56. La Cour observe par ailleurs qu’à la suite de l’adoption dudit arrêt Mocanu et autres, et notamment au cours de la période allant de septembre 2014 à mai 2017, les organes nationaux compétents ont accompli une série d’actes de poursuite (paragraphes 13-14 ci-dessus). Le 12 juin 2017, une fois les investigations terminées, le parquet a saisi la Haute Cour d’un réquisitoire ordonnant le renvoi en jugement de quatorze prévenus, le classement de l’affaire concernant plusieurs autres mis en cause, la disjonction de l’affaire à l’égard d’un inculpé et d’un suspect et la citation du ministère des Finances (paragraphe 15 ci-dessus).
57. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’enquête effectuée par les autorités nationales à l’égard des requérants après l’arrêt rendu dans l’affaire Mocanu et autres (précitée) a satisfait aux critères d’effectivité découlant des articles 2 et 3 de la Convention. En résumé, pareille enquête doit être menée par des personnes indépendantes de celles impliquées dans les faits, doit être conduite promptement et avec une diligence raisonnable, doit être « adéquate », suffisamment accessible aux familles des victimes et ouverte à l’examen du public. Elle doit, enfin, aboutir à des conclusions reposant sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus).
58. À cet égard, la Cour constate que l’enquête réalisée après l’adoption de l’arrêt Mocanu et autres était, à la date des dernières informations fournies par le Gouvernement (juin 2022) – paragraphe 23 in fine ci-dessus), toujours pendante pour ce qui concerne les requérants car le réquisitoire dont la chambre préliminaire de la Haute Cour a été saisie a été jugé irrégulier, et l’affaire a été par suite renvoyée au parquet (paragraphes 17-21 ci-dessus).
1) Sur l’indépendance de l’enquête
59. Concernant tout d’abord l’indépendance de l’enquête, la Cour estime que le constat, dans l’affaire Mocanu et autres (précitée, §§ 332-334), d’un défaut d’indépendance et d’impartialité des procureurs militaires, lesquels avaient dirigé l’enquête sur les évènements litigieux, ne s’applique pas en l’espèce car elle a jugé ultérieurement que la législation nationale, qui a été modifiée à plusieurs reprises depuis 2004, garantissait désormais pleinement l’indépendance et l’impartialité statutaires des procureurs militaires (voir, en ce sens, l’arrêt Elena Apostol et autres c. Roumanie, nos 24093/14 et 16 autres, §§ 18-23 et 34, 23 février 2016). En outre, l’état d’incompatibilité du procureur D. V. (paragraphe 19 f) ci-dessus) ne soulevant pas, en lui-même, un problème typique d’indépendance au sens des articles 2 et 3 de la Convention (voir, a contrario, Sergey Shevchencko c. Ukraine, no 32478/02, § 71, 4 avril 2006), il sera plutôt pris en compte dans le cadre de l’examen de l’adéquation et de la célérité de l’enquête.
2) Sur le caractère adéquat et la célérité de l’enquête
60. Pour ce qui est ensuite des exigences tenant à l’adéquation de l’enquête, la Cour rappelle que pour être adéquate, une enquête doit permettre de déterminer si le recours à la force se justifiait ou non dans les circonstances en cause, et être à même d’identifier les responsables des agissements incriminés et, le cas échéant, de les sanctionner (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus). Conformément au principe de subsidiarité et de responsabilité partagée énoncé au paragraphe 52 ci-dessus, la Cour procédera à l’analyse des faits au regard desdites exigences à partir des constats auxquels les juridictions nationales sont parvenues dans le cadre du contrôle de la légalité des poursuites (paragraphes 17-21 ci‑dessus).
61. En l’espèce, la Cour estime que, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des autorités de faire la lumière sur les évènements litigieux et d’identifier les responsables de ceux-ci, il n’en demeure pas moins que les investigations qu’elles ont effectuées ont été marquées par une série de carences qui ont eu une incidence déterminante sur l’efficacité globale de l’enquête pénale.
62. Ainsi, dans l’exercice du contrôle de légalité du réquisitoire (paragraphe 28 ci-dessus), la Haute Cour a conclu que les lacunes relevées dans le déroulement de l’enquête menée après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité) justifiaient l’annulation du réquisitoire et de certains des actes procéduraux accomplis pendant l’enquête en question, l’exclusion de l’ensemble des preuves examinées et le renvoi de l’affaire devant le bureau du parquet militaire (paragraphes 17-21 ci-dessus).
63. La Cour ne voit pas de raisons pour se démarquer de l’appréciation faite par la Haute Cour, laquelle a constaté que les autorités nationales ont méconnu les règles internes de procédure et que des lacunes et des déficiences ont entraîné l’irrecevabilité des éléments de preuve, conduisant ainsi la procédure pénale dans une impasse (voir, mutatis mutandis, Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, § 94-96, 24 janvier 2008). Elle considère que les vices identifiés peuvent être répartis en trois catégories : le non-respect de certaines règles procédurales, l’inaction des organes de poursuites et l’imprécision du réquisitoire.
64. En premier lieu, pour ce qui est du non-respect des règles procédurales, la Cour relève que la modification de la qualification juridique des faits reprochés à certains inculpés était, selon la Haute Cour, saisie du contrôle de la légalité du réquisitoire, illégale, faute de reposer sur une base factuelle suffisante (paragraphe 19 d) ci‑dessus), que les actes de poursuite et les preuves dans un dossier (dossier interne no 74/P/1998) ne pouvaient plus être utilisés pour fonder les accusations de certains inculpés dans un autre dossier (dossier interne no 47/P/2014) (paragraphe 19 e) ci-dessus), que certains actes de poursuite n’étaient pas motivés (paragraphe 19 k) ci-dessus) et que le réquisitoire ne contenait pas les informations permettant d’établir l’existence d’un lien de causalité entre les faits reprochés aux inculpés et les conséquences juridiques desdits faits (paragraphe 21 c) ci-dessus).
65. En deuxième lieu, concernant l’inaction des organes de poursuite, la Cour note que certaines preuves n’ont pas pu être utilisées, faute pour les procureurs d’avoir respecté les formalités légales (paragraphes 19 c) et 21 b) et e), ci-dessus), que les actes de poursuite réalisés par le procureur D.V. alors qu’il se trouvait en situation d’incompatibilité légale, et ceux effectués en méconnaissance des droits de la défense de certains prévenus n’ont pas été refaits après leur annulation (paragraphes 19 f) et g) et 21 h) ci-dessus), que les témoins entendus en violation du droit de l’un des prévenus à être immédiatement informé de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui n’ont pas été réentendus (paragraphe 19 i) ci-dessus) et qu’une ordonnance de non-lieu n’a pas été annulée par le parquet (paragraphe 19 j) ci-dessus).
66. En troisième lieu, la Cour observe que des zones d’ombre ont été relevées relativement à une partie des faits litigieux, dont certains étaient peu clairs et équivoques et ne laissaient pas apparaître de dimension pénale (paragraphe 19 b) ci-dessus). De plus, il y avait des incertitudes quant à la date à laquelle certains faits avaient eu lieu (paragraphes 19 a) et 21 d), ci‑dessus) et le réquisitoire se fondait en partie sur des suppositions et non sur des faits avérés (paragraphe 19 h) ci-dessus).
67. Certes, l’obligation d’enquête découlant des articles 2 et 3 est une obligation de moyens et non de résultat (voir, entre autres, sous l’angle de l’article 2, Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et, sous l’angle de l’article 3, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 120, CEDH 2015), dans la mesure où l’enquête peut se solder par un échec malgré tous les moyens et les efforts dûment déployés par les autorités.
68. Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce, le caractère irrégulier de l’enquête procédait d’une série de carences imputables aux organes de poursuite (paragraphes 63-66 ci-dessus), lesquelles ont eu pour conséquence l’annulation de plusieurs actes procéduraux, l’exclusion de toutes les preuves et le renvoi de l’affaire au parquet. La volonté des représentants du parquet d’obtenir absolument une décision sur le fond a été critiquée par la Haute Cour, qui a fait prévaloir le respect des droits des parties dans la procédure (paragraphe 21 a) ci‑dessus). En outre, la haute juridiction a estimé que ladite procédure, dans son ensemble, n’avait pas été équitable (paragraphe 21 g) ci‑dessus).
69. À la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis que l’enquête qui a été effectuée par les autorités nationales après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité) n’a pas été conforme aux exigences découlant de la Convention car elle s’est soldée par l’annulation de certains actes de procédure et l’exclusion des preuves, imposant ainsi – plus de trente ans après l’ouverture de l’enquête initiale – l’ouverture d’une nouvelle enquête (paragraphe 21 ci-dessus).
70. Dans les circonstances de l’espèce, tout en acceptant l’argument du Gouvernement selon lequel l’affaire présente une indéniable complexité (paragraphe 49 ci-dessus), la Cour note que l’enquête sur le décès de M. Mocanu (le père des requérants dans les requêtes nos 34323/21 et 34900/21) était, à la date des dernières informations (juin 2022) – paragraphe 23 in fine ci-dessus), toujours pendante devant les organes d’investigation du parquet nef ans après le constat, par la Cour, en 2014, visant l’inefficacité de l’enquête qui avait duré plus de vingt-trois ans et plus de dix-neuf ans après la ratification de la Convention par la Roumanie. Elle estime que la complexité, en soi, ne saurait justifier la durée des investigations et la manière dont celles-ci ont été conduites pendant cette période extrêmement longue. Ce constat est également valable pour les requérants des autres requêtes, qui sont parties civiles dans la même procédure interne.
71. Par conséquent, se fondant sur l’analyse des autorités nationales, ainsi que sur les éléments au dossier, la Cour considère que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphes 48-49 ci-dessus), l’enquête menée après le prononcé de l’arrêt Mocanu et autres (précité) présentait des lacunes et des déficiences qui ont nui à sa qualité et ont compromis la capacité des autorités, d’une part, à déterminer si le recours à la force se justifiait ou non dans les circonstances de l’espèce et, d’autre part, à identifier les responsables des évènements ainsi que, le cas échéant, à les sanctionner (paragraphes 64-66 ci-dessus).
3) Sur la participation des requérants à l’enquête
72. Pour ce qui est de l’obligation d’associer les proches des victimes à la procédure, il ne ressort pas des éléments du dossier que M. Stefan-Gabriel Mocanu et Mme Maria-Raluca Mocanu (requérants des requêtes nos 34323/21 et 34900/21) aient été informés des progrès de l’enquête ou qu’ils aient été entendus à un quelconque moment de la procédure, en particulier avant le renvoi de l’affaire au parquet. Par conséquent, la Cour est d’avis que leurs intérêts de participer à l’enquête n’ont pas été suffisamment protégés (voir, mutatis mutandis, Mocanu et autres, précité, §§ 349-351). Le même constat s’impose concernant les autres requérants, qui ont été convoqués en vue de leur audition par les organes de poursuite plus de vingt-six ans après les évènements (paragraphe 14 ci‑dessus).
73. Quant à l’absence, reprochée à certains requérants, d’un dépôt de plainte distinct de l’ouverture d’office de l’enquête pénale (paragraphe 50 ci‑dessus), comme la Cour l’a déjà rappelé relativement à l’enquête diligentée d’office concernant la répression armée des manifestations de décembre 1989, l’absence de plainte pénale séparée n’est pas de nature à affecter la qualité de victimes des requérants (Alecu et autres c. Roumanie, nos 56838/08 et 80 autres, § 31, 27 janvier 2015). De surcroît, la Cour n’est pas convaincue qu’en l’espèce, le dépôt d’une telle plainte aurait sensiblement modifié le déroulement de l’enquête ouverte d’office (voir, mutatis mutandis, Alecu et autres, précité, §§ 41-42). Le même constat s’impose dans le cas de M. Nicolae Nescu (requérant dans la requête no 35510/22), auquel le Gouvernement reproche de s’être constitué tardivement partie civile (voir, mutatis mutandis, Ecaterina Mirea et autres c. Roumanie, nos 43626/13 et 69 autres, §§ 28-30, 12 avril 2016).
4) Conclusion
74. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la violation, respectivement, de l’article 2 et de l’article 3 de la Convention dans leurs volets procéduraux (voir le tableau en annexe pour l’article de la Convention pertinent pour chaque requête).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. L’article 41 de la Convention se lit ainsi :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
76. Les requérants demandent 100 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu’ils disent avoir subi.
77. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives et considère qu’un constat de violation constituerait une réparation suffisante du préjudice moral allégué.
78. Sur la base des éléments dont elle dispose, la Cour estime que la violation des articles 2 ou 3 dans leur volet procédural a causé aux intéressés un préjudice moral certain. Statuant en équité, elle alloue à ce titre 20 000 EUR à chacun des requérants pour lesquels une violation de l’article 2 de la Convention a été constatée, et 12 500 EUR à chacun des requérants dans le chef desquels une violation de l’article 3 de la Convention a été établie (voir tableau en annexe).
B. Frais et dépenses
79. Les requérants n’ont formulé aucune demande au titre des frais et dépens. Partant, la Cour n’est pas appelée à octroyer des sommes à ce titre.
V. Sur l’application de l’article 46 de la Convention
80. Aux termes de l’article 46 de la Convention :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
81. Les principes généraux relatifs aux obligations des États au regard de l’article 46 de la Convention concernant l’exécution des arrêts de violation ont été résumés, entre autres, dans l’arrêt Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, §§ 193-195, 9 janvier 2013). La Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général, c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. Il est toutefois possible que, dans des cas exceptionnels, la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier et que la Cour soit conduite à indiquer exclusivement l’une de ces mesures (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 202, CEDH 2004-II, et Abuyeva et autres c. Russie, no 27065/05, § 237, 2 décembre 2010).
82. La Cour note que même après un constat de violation relatif à une enquête portant sur des évènements importants pour la société roumaine, plusieurs lacunes et déficiences ont été relevées dans l’enquête ultérieure, ce qui a justifié l’annulation tant du réquisitoire que de plusieurs actes de poursuite et l’exclusion de toutes les preuves, et a emporté violation des exigences procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention (paragraphes 56-74 ci-dessus).
83. Elle observe qu’à la date des dernière informations (juin 2022 – paragraphe 23 in fine ci-dessus) l’enquête était encore pendante devant le bureau des parquets militaires près la Haute Cour, et note que des actes d’enquête ont été ou sont en train d’être accomplis et que les preuves écartées ont fait ou sont en train de faire l’objet d’un réexamen (paragraphes 22-23 ci-dessus). La Cour estime cependant qu’eu égard notamment à l’importance pour la société roumaine de connaître la vérité sur les évènements qui se sont déroulés du 13 au 15 juin 1990 (voir, mutatis mutandis, Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 194, 24 mai 2011), l’État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres, devrait mettre un terme à la situation constatée en l’espèce, jugée par elle contraire au droit des requérants, et des nombreuses autres personnes touchées, à une enquête effective.
84. La Cour encourage l’État roumain à mettre en œuvre tous les moyens nécessaires (y compris la mise à disposition du personnel indispensable au bon déroulement des poursuites) pour assurer la tenue d’une enquête permettant d’élucider avec célérité et diligence, conformément aux exigences procédurales des articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Tekçi et autres c. Turquie, no 13660/05, §§ 116-117, 10 décembre 2013), les circonstances ayant entouré, pendant les évènements qui se sont produits entre le 13 et le 15 juin 1990, le décès du père des requérants Ștefan-Gabriel et Maria-Raluca Mocanu et les mauvais traitements que les autres requérants allèguent avoir subis, parvenant, le cas échéant, à l’identification et à la punition des personnes éventuellement responsables d’actes criminels.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Décide de rayer du rôle la requête no 31914/21, introduite par Mme Ecaterina Stefoglu ;
3. Déclare le restant des requêtes recevables ;
4. Dit qu’il y a eu violation des articles 2 et 3 de la Convention dans leur volet procédural ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, pour dommage moral, les sommes indiquées dans le tableau en annexe, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 décembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea Tamietti Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffier Présidente
____________
Appendix
No. | No de requête Date d’introduction | Nom du requérant Date de naissanceLieu de résidence |
Représentants | Circonstances particulières aux requérants | Article applicable | Montant dû par l’État défendeur au titre de l’article 41 de la Convention |
1. | 34323/21
22/06/2021 |
Ștefan-Gabriel MOCANU 08/03/1988Dudu, Chiajna |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI, Antonie POPESCU |
Le requérant est le fils de M. Velicu-Valentin Mocanu, décédé le 13 juin 1990 à la suite d’un coup de feu tiré depuis le bâtiment du ministère de l’Intérieur. | 2 | 20 000 EUR |
2. | 34900/21
25/06/2021 |
Maria-Raluca MOCANU 27/04/1990Bucarest |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI, Antonie POPESCU |
La requérante est la fille de M. Velicu-Valentin Mocanu, décédé le 13 juin 1990 à la suite d’un coup de feu tiré depuis le bâtiment du ministère de l’Intérieur. | 2 | 20 000 EUR |
3. | 30168/21
04/06/2021 |
Niculae ALECU 07/04/1957Bucarest |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI, Antonie POPESCU |
Le requérant affirme avoir fait l’objet de violences lors des évènements du 14 juin 1990 alors qu’il se trouvait entre les mains des forces de l’ordre. Il affirme avoir été privé de liberté jusqu’au 16 juin 1990 et avoir subi des violences physiques et psychiques de la part des agents de police, de civils et des mineurs. | 3 | 12 500 EUR |
4. | 31914/21
11/06/2021 |
Ecaterina ȘTEFOGLU 23/10/1954Bucarest |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI |
La requérante affirme avoir fait l’objet, lors des évènements du 13 juin 1990, de violences qui auraient été commises par des agents de police, de civils et des mineurs. | Rayée du rôle | – |
5. | 31924/21
11/06/2021 |
Petre MURARU 26/06/1959Bucarest |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI |
Le requérant affirme avoir fait l’objet de violences physiques lors des évènements du 14 juin 1990 de la part de mineurs, violences dont il dit avoir gardé des séquelles. | 3 | 12 500 EUR |
6. | 32936/21
11/06/2021 |
Cătălin CUATU 10/10/1956Bucarest |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI |
Le requérant affirme avoir fait l’objet de violences physiques lors des évènements du 14 juin 1990 de la part de deux personnes portant des vêtements spécifiques des mineurs. | 3 | 12 500 EUR |
7. | 34336/21
25/06/2021 |
Viorel FRIJANU 10/09/1964Paşcani |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI |
Le requérant affirme avoir fait l’objet de violences physiques lors des évènements du 13-15 juin 1990 de la part de militaires et avoir été placé en détention, où selon lui il a subi des traitements dégradants. | 3 | 12 500 EUR |
8. | 34877/21
25/06/2021 |
Liliana DIMITRIU 14/09/1967Tomesti, Paşcani |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI |
La requérante affirme avoir fait l’objet de violences physiques lors des évènements du 13-15 juin 1990 de la part de militaires et avoir été placée en détention où elle aurait subi des traitements dégradants. | 3 | 12 500 EUR |
9. | 35510/21
02/07/2021 |
Nicolae NEȘCU 25/07/1949Popesti Leordeni |
Eleonora ARJOCA,
Ionuţ MATEI |
Le requérant affirme avoir fait l’objet de violences physiques lors des évènements du 13-15 juin 1990 de la part de militaires. | 3 | 12 500 EUR |
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Dernière mise à jour le décembre 12, 2023 par loisdumonde
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