AFFAIRE D.S. c. GRÈCE – La requête concerne les conditions de vie lors de la rétention administrative

La requête concerne les conditions de vie lors de la rétention administrative de la requérante dans le commissariat de police de Sidirokastro, le PROKEKA (centre de détention des étrangers en vue de leur expulsion) de Tavros et le camp de Samos et l’absence de recours effectif pour contester celles-ci, ainsi que la restriction géographique imposée à la requérante. Par ailleurs, elle concerne la légalité et les modalités procédurales de sa rétention administrative en vue de son éloignement et les défis procéduraux à cet égard.

La requérante est d’origine kurde et de confession yézidie. Avant de fuir l’Iraq, elle vivait à Shingal, ville connue pour les exactions commises par l’État islamique à l’égard des populations de confession yézidie.

La Cour européenne des droits de l’homme note que la requérante est arrivée au camp de Samos le 11 mai 2018 et, à une date non précisée, elle en est partie. À la suite de son arrestation à Serres et en vue de la procédure d’expulsion, elle y a été à nouveau placée le 16 janvier 2019 jusqu’au 17 avril 2019. La Cour observe que les autorités du camp ont placé la requérante, une jeune femme non accompagnée à l’époque des faits, sous une tente par deux fois, et qu’elle s’y est trouvée privée de toute intimité et sécurité. Tout en prenant en considération l’afflux migratoire sans précédent pendant la période du litige, la Cour est d’avis que les autorités n’ont pas fait tout ce qu’on pourrait attendre raisonnablement d’elles afin d’assurer des conditions matérielles dignes pour la requérante.

Plus particulièrement, elle prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante n’a pas été qualifiée comme personne vulnérable. Or, elle observe que l’avocat de la requérante avait saisi les autorités de son état fragile et il avait demandé, depuis le moment de son arrivée, que la requérante reçoive un logement digne et une assistance psychologique. En outre, la Cour souligne que les autorités ont transféré à nouveau la requérante au camp de Samos pendant la période où, d’après le Gouvernement, ce camp avait atteint sa capacité maximale. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à cet égard.


Texte intégral du document.

Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE D.S. c. GRÈCE
(Requête no 2080/19)
ARRÊT
STRASBOURG
30 novembre 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire D.S. c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar, juges,
et de Sophie Piquet, greffière adjointe de section f.f.,
Vu :
la requête (no 2080/19) contre la République hellénique et dont une ressortissante iraquienne, Mme D.S. (« la requérante »), née en 1998 et résidant à Samos, représentée par Me A. Konstantinou et Me V. Papadopoulos, avocats à Athènes, a saisi la Cour le 11 janvier 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement »), représenté par son agent Mme Niki Marioli et ses délégués, M. Κonstantinos Georghiadis et Mme Zacharoula Chatzipavlou, assesseurs du Conseil juridique de l’État auprès de la Cour européenne des droits de l’homme,
la décision de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par la requérante,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne les conditions de vie lors de la rétention administrative de la requérante dans le commissariat de police de Sidirokastro, le PROKEKA (centre de détention des étrangers en vue de leur expulsion) de Tavros et le camp de Samos et l’absence de recours effectif pour contester celles-ci, ainsi que la restriction géographique imposée à la requérante. Par ailleurs, elle concerne la légalité et les modalités procédurales de sa rétention administrative en vue de son éloignement et les défis procéduraux à cet égard.

2. La requérante est d’origine kurde et de confession yézidie. Avant de fuir l’Iraq, elle vivait à Shingal, ville connue pour les exactions commises par l’État islamique à l’égard des populations de confession yézidie. Ses parents bénéficient de la protection internationale et vivent en Allemagne. Le 28 mai 2020, elle a été reconnue comme refugiée et elle s’est vue accorder l’autorisation de séjour sur le territoire grec.

I. LA PROCÉDURE ENGAGÉE CONTRE LA REQUÉRANTE

A. Quant à l’arrestation et la mise en rétention administrative en vue d’expulsion

3. Le 11 mai 2018, la requérante a été arrêtée pour être entrée illégalement dans le pays. Le même jour, le directeur de la police de Samos ordonna la détention provisoire de la requérante pour trois jours, décision qui lui fut remise immédiatement.

4. Par une décision du 14 mai 2018, le directeur de la police de Samos ordonna la rétention administrative de la requérante, aux fins de son expulsion vers la Türkiye. Ladite décision lui fut remise et elle déposa sa demande de protection internationale le jour même.

5. Le 8 juin 2018, le directeur général de la police de la Région de l’Égée décida la suspension de la procédure d’expulsion de la requérante jusqu’à la fin de l’examen de la demande d’asile, en lui interdisant de quitter l’île de Samos et lui ordonnant de rester dans les locaux du camp.

6. Par une décision du 6 juillet 2018, le commandant du camp de Samos déclara la fin de la procédure d’enregistrement, il estima également que la requérante n’appartenait pas à un groupe vulnérable.

7. Le 13 décembre 2018, la requérante fut arrêtée et placée en détention au commissariat de police de Sidirokastro, dans la ville de Serres, sur le fondement de son entrée et son séjour irréguliers dans le pays et pour avoir méconnu l’interdiction de quitter l’île de Samos (paragraphe 5 ci‑dessus). Elle y séjourna jusqu’au 20 décembre 2018. Selon la requérante, elle tentait de rejoindre son frère, qui résidait dans une structure d’accueil hébergeant des Yézidis demandeurs d’asile.

8. Le 14 décembre 2018, le directeur général de la police de la Région de l’Égée du nord, révoqua la décision du 8 juin 2018 (paragraphe 5 ci-dessus), ce qui entraîna l’applicabilité de la décision initiale d’expulsion de la requérante du 14 mai 2018 (paragraphe 4 ci-dessus). La décision en question lui fut remise le lendemain.

9. Faisant suite à la mise en application de la procédure d’expulsion, la requérante fut transférée le 21 décembre 2018 au PROKEKA (centre de détention des étrangers en vue de leur expulsion) de Tavros, dans lequel elle demeura jusqu’au 15 janvier 2019.

10. Le 14 janvier 2019, la requérante formula des objections contre sa détention devant le tribunal administratif du Pirée. Par une décision du 16 janvier 2019, ledit tribunal rejeta le recours en se fondant sur le fait que la requérante n’avait pas démontré qu’elle avait une résidence stable et connue. De plus, ses allégations quant aux conditions de détention furent également rejetées par le tribunal, comme non circonstanciées.

11. Le 15 janvier 2019, la requérante fut transférée au camp de Samos.

12. À la suite de la demande de la requérante de poursuivre l’examen de sa demande d’asile (paragraphe 16 ci-dessous), par une décision du 16 janvier 2019, le directeur de la police de Samos demanda au directeur général de la police de la Région de l’Égée d’ordonner la suspension de la décision d’expulsion de la requérante jusqu’à ce que la décision définitive sur sa demande d’asile soit rendue, lui interdisant en même temps de quitter Samos et l’obligeant à résider dans les locaux du camp de Samos.

13. Par une décision du 21 janvier 2019, le directeur général de la police de la Région de l’Égée décida la suspension de la procédure d’expulsion de la requérante jusqu’à la fin de l’examen de la demande d’asile, en lui interdisant de quitter l’île de Samos et lui ordonnant de rester dans les locaux du camp. La requérante introduisit un recours en annulation contre ladite décision auprès du tribunal administratif de Mytilène, en demandant également la suspension de son exécution et la prise de mesures provisoires, pour que la restriction géographique sur l’île de Samos soit levée. Les demandes de mesures provisoires et de suspension furent rejetées le 28 février 2019 et le 19 mars 2019 respectivement. À ce propos, le Gouvernement affirme qu’au moment de la production des observations, le recours en annulation n’avait pas encore été examiné par le tribunal.

14. Le 17 avril 2019, la requérante fut transférée dans un appartement à Samos, sous la protection du UNHCR.

B. Quant à la demande de protection internationale

15. Le 14 mai 2018, la requérante introduisit une demande de protection internationale auprès des autorités, qui lui délivrèrent une carte de demandeur de protection internationale et une restriction géographique dans l’île de Samos lui fut imposée. Selon le Gouvernement, ladite carte a expiré le 10 août 2018 car la requérante ne s’est pas présentée devant les autorités compétentes pour la renouveler, ce qui a provoqué l’interruption de l’examen de sa demande en vertu de la décision du 13 décembre 2018 prise par l’office régional pour les demandes d’asile.

16. Le 10 janvier 2019, la requérante déposa une demande de poursuite de l’examen de sa demande d’asile, qui fut rejetée le 18 février 2019 par l’office régional pour les demandes d’asile de Samos. Ladite décision fut remise à la requérante le lendemain et elle déposa un recours pour la contester le 4 mars 2019. Le 8 août 2019, ledit recours fut rejeté par les autorités.

17. Par une décision du 20 août 2019, le directeur général de la police de la Région de l’Égée révoqua la décision du 21 janvier 2019 (paragraphe 13 ci‑dessus), ce qui entraîna à nouveau une procédure d’expulsion à l’encontre de la requérante, qui fut transférée au commissariat de police pour cette raison.

18. Le 22 août 2019, la requérante introduisit un recours en annulation avec une demande de suspension de son éloignement devant la cour d’appel administrative du Pirée, ce qui empêcha son retour en Türkiye. Au vu de son recours, le directeur régional de la police de Samos ordonna la suspension de la décision d’expulsion jusqu’à ce qu’une décision par ladite cour soit rendue.

19. Le 11 décembre 2019, la requérante déposa une nouvelle demande de protection internationale et elle reçut à nouveau une carte d’asile avec une restriction géographique. Selon le Gouvernement, le 22 avril 2020, une autre carte lui fut délivrée, pour une durée de six mois, sans aucune restriction géographique.

20. Le 28 mai 2020, elle se vit reconnaître le statut de réfugiée à la suite de la décision de l’office régional pour les demandes d’asile de Samos. Par la suite, le 1er juin 2020, elle reçut l’autorisation de séjour sur le territoire grec.

II. LES CONDITIONS DE VIE

A. Dans le Commissariat de Police de Sidirokastro

21. La requérante soutient que, lors de son séjour dans le commissariat de police de Sidirokastro, elle n’est jamais sortie de sa cellule, il n’y avait pas de repas chauds et la somme d’argent qu’elle recevait n’était pas suffisante. Par ailleurs, elle relève qu’il lui était impossible de communiquer avec l’extérieur, aucune carte téléphonique ne lui ayant été distribuée.

22. Le Gouvernement soutient que la requérante est demeurée dans le commissariat en cause pendant huit jours, soit du 13 décembre 2018 au 20 décembre 2018. S’agissant des sorties hors de la cellule, il affirme qu’il n’existait pas de telle possibilité. Selon lui, les détenus percevaient un montant de 5,87 euros pour leurs dépenses personnelles.

B. Dans le PROKEKA de Tavros

23. La requérante soutient que la cellule était sale, froide, humide et dépourvue d’aération et de lumière naturelle. Elle partageait sa cellule avec trois ou quatre codétenues et la cellule était ouverte et donnait sur un couloir, excluant ainsi l’intimité. Elle dormait dans un lit sale, sans drap ni couverture et elle prenait ses repas sur le lit. Par ailleurs, elle affirme qu’il lui était permis de sortir à l’extérieur du bâtiment sans aucune possibilité de faire de l’activité physique. Concernant les conditions sanitaires, elle n’a reçu aucun produit d’hygiène, ni de vêtements ou chaussures. S’agissant de son état de santé mentale, elle soumet deux certificats médicaux qui attestent qu’elle souffrait de dépression à cause de ses expériences difficiles lors de son trajet migratoire.

24. Le Gouvernement conteste la version de la requérante. Il soumet que la requérante a séjourné dans le PROKEKA de Tavros du 21 décembre 2018 au 15 janvier 2019, à savoir pendant vingt-six jours. Il soutient que la cellule avait accès à la lumière naturelle et à l’air frais et que le nettoyage des locaux était effectué régulièrement. S’agissant de sa capacité officielle, il relève que la cellule pouvait accueillir jusqu’à cinq personnes. Par rapport à la sortie des détenues, il relève qu’elles pouvaient profiter de la cour pendant quelques heures chaque jour. Il allègue également que toutes les exigences d’hygiène, que ce soit la fourniture de produits d’hygiène, vêtements et l’accès aux installations sanitaires, ont été satisfaites. Pour ce qui est de la santé mentale de la requérante, il affirme qu’elle a bénéficié d’un accompagnement psychologique par l’équipe des médecins du centre.

C. Dans le camp de Samos

25. La requérante soutient qu’elle a résidé dans le camp de Samos pendant une période du 11 mai 2018 au 10 août 2018 et du 16 janvier 2019 au 17 avril 2019 (paragraphe 14 ci-dessus). Elle dénonce les conditions de surpopulation extrême qu’elle a dû subir, et, plus particulièrement, elle met l’accent sur le fait qu’elle était une femme seule dans un camp surpeuplé. Elle relève qu’elle a dû rester sous une tente, s’exposant ainsi aux températures froides et la privant de toute sécurité et intimité. Selon elle, cette tente n’était même pas fournie par les autorités du camp, mais elle a dû l’acheter elle-même. Par la suite, elle soutient qu’elle a été transférée vers une tente plus grande, d’une capacité de trente personnes environ. Elle allègue qu’à cause de la surpopulation, elle n’avait pas suffisamment accès aux installations sanitaires, et que l’accès à la nourriture était également très limité.

26. Pendant la deuxième période de son séjour dans le camp, la requérante soutient qu’elle a à nouveau séjourné sous une tente, ce qui l’exposait aux mêmes risques inhérents aux conditions météorologiques, et à l’absence de sécurité et d’intimité. Le 18 janvier 2019, soit deux jours après son transfert, son avocat déposa une demande auprès des autorités du camp pour qu’un logement lui soit fourni et pour lui assurer un accompagnement psychologique avec un professionnel. Pour autant qu’il s’agisse de la surpopulation, elle affirme que les conditions n’avaient pas changé et qu’elle était à nouveau exposée aux défaillances que celles-ci comportaient. S’agissant de sa santé mentale, elle allègue qu’elle n’a reçu aucune assistance psychologique, bien que ses représentants en eussent fait la demande auprès des autorités à maintes reprises.

27. Le Gouvernement conteste la version de la requérante. En premier lieu, il soutient que la requérante est bien arrivée le 11 mai 2018, mais, à une date non précisée, elle a quitté le camp. Il relève que, du fait que la capacité du camp avait été atteinte, la requérante a été placée provisoirement sous une tente. Les autorités auraient pris en considération le fait que la requérante était une femme non accompagnée et elle a été placée, le plus tôt possible, sous un chapiteau où un lit était à sa disposition. S’agissant du traitement médical, il allègue que des examens ont été effectués mais il ne produit aucun document à cet effet.

28. Quant à la deuxième période de son séjour, le Gouvernement affirme que la requérante a été placée sous une tente lorsque la capacité du camp a été atteinte, à savoir 3 669 personnes à l’époque du litige, tout en ayant accès aux autres services du camp. Selon lui, tous les besoins fondamentaux de la requérante quant au logement, l’accès à l’eau, la nourriture, les installations sanitaires et le linge, ont été assurés.

III. RAPPORTS ET DOCUMENTS PERTINENTS CONCERNANT LA SITUATION AU CAMP DE SAMOS

29. Concernant les rapports et les documents pertinents établis pour la période du litige, portant sur la situation dans le camp de Samos, la Cour se réfère à l’arrêt A.D. c. Grèce ([comité], no 55363/19, §§ 17-20, 4 avril 2023).

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

30. Le Gouvernement soutient que la détention de la requérante pour la période du 13 décembre 2018 au 15 janvier 2019 a eu lieu dans le cadre d’une procédure d’expulsion administrative jusqu’à ce que les procédures de son retour à Samos, puis en Türkiye, soient conclues. Il affirme que la rétention administrative a été fondée sur la décision d’expulsion du 14 mai 2018, selon la procédure de réadmission, avec la mesure de détention, conformément aux dispositions de la loi no 3386/2005 (paragraphe 4 ci‑dessus). Il affirme qu’en tous cas la période de détention en vue de l’expulsion administrative du 13 décembre 2018 au 15 janvier 2019 ne saurait être considérée comme excessive, car elle n’a pas dépassé le plafond de six mois prévus par la loi.

31. La requérante soutient que sa mise en rétention administrative pour la période en question n’était pas régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention car elle était fondée sur une circulaire de police. De plus, elle estime que la détention après le 10 janvier, à la suite de sa demande de poursuite de l’examen de la demande d’asile était arbitraire étant donné qu’elle se fondait sur la décision d’expulsion, qui était impossible au vu de sa demande d’achever l’instruction de sa demande d’asile (paragraphe 16 ci‑dessus).

32. En ce qui concerne les principes généraux relatifs à l’application de l’article 5 § 1 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles posées par la présente, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 64 et 74, CEDH 2008, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 73, Recueil 1996-V, Barjamaj c. Grèce, no 36657/11, §§ 36-38, 2 mai 2013 et J.A. et autres c. Italie, no 21329/18, §§ 79-83, 30 mars 2023).

33. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note, tout d’abord, que la situation litigieuse tombe sous le coup de l’alinéa f) de l’article 5 § 1 de la Convention et trouve un fondement en droit interne (voir H.A. c. Grèce, [comité] no 58424/11, § 50, 21 janvier 2016 et E.K. c. Grèce, no 73700/13, § 94, 14 janvier 2021). Or, elle relève que la détention de la requérante servait à l’empêcher de séjourner sur le territoire grec de manière irrégulière et à garantir son éventuelle expulsion.

34. La Cour observe que la détention de la requérante était ordonnée, selon la loi no 3907/2011, pour une durée ne pouvant pas dépasser six mois. S’agissant de l’allégation de la requérante selon laquelle la détention du 10 janvier 2019 au 15 janvier 2019 était arbitraire, la Cour est d’avis que les autorités ont agi de bonne foi car le directeur de la police de Samos a demandé le 16 janvier 2019 la suspension de la décision d’expulsion, soit cinq jours après sa démarche, ce qui a été effectivement accepté par le directeur de la police de la Région de l’Égée le 21 janvier. Or, elle relève que la décision ordonnant la suspension de la décision d’expulsion, imposait le maintien dans les locaux de Samos jusqu’à la fin de l’examen de la demande d’asile. Aux yeux de la Cour, celle-ci ne peut pas être considérée comme arbitraire aux termes de l’article 5 § 1 f) de la Convention.

35. Dans ces conditions, il convient de rejeter le grief tiré de l’article 5 § 1 f) de la Convention comme manifestement mal fondé en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

36. Le Gouvernement soutient, qu’en ce qui concerne les objections formulées le 14 janvier 2019, en application de l’article 76 de la loi no 3386/2005, portant sur la légalité de sa détention en vertu de la décision d’expulsion du 14 mai 2018, le tribunal administratif du Pirée a suffisamment motivé sa décision de rejet du 16 janvier 2019 (paragraphe 10 ci-dessus).

37. La requérante se plaint de l’inefficacité du contrôle juridictionnel de la détention en l’espèce, en invoquant l’article 5 § 4 de la Convention. Elle soutient que le tribunal n’a pas examiné son allégation concernant la poursuite de l’examen de sa demande d’asile, ayant un effet suspensif automatique quant à l’exécution de la décision d’expulsion. Elle souligne par ailleurs, que le tribunal n’a pas suffisamment répondu à son allégation portant sur les conditions de vie déplorables au sein du PROKEKA de Tavros.

38. En ce qui concerne les principes généraux régissant l’application de l’article 5 § 4 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles posées par la présente, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, notamment, Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 61, CEDH 2001-II, S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 72, 11 juin 2009, A.A. c. Grèce, no 12186/08, § 70, 22 juillet 2010, Herman et Serazadishvili c. Grèce, nos 26418/11 et 45884/11, § 71, 24 avril 2014, MD c. Grèce, no 60622/11, § 64, 13 novembre 2014 et E.K. c. Grèce, précité, § 106). La Cour réitère aussi son constat selon lequel en principe le droit interne prévoit un recours à travers duquel la mise en détention en vue de l’expulsion peut être contestée de manière effective (voir, en dernier lieu, O.S.A. et autres c. Grèce, no 39065/16, §§ 50-51, 21 mars 2019).

39. En l’occurrence, la Cour observe que dans sa décision du 16 janvier 2019, portant rejet des objections de la requérante, le président du tribunal administratif a relevé que l’intéressée risquait, d’une part, de fuir si elle était remise en liberté et, d’autre part, que sa détention était nécessaire pour un examen rapide et efficace de sa demande d’asile. De plus, le président a estimé que sa déclaration selon laquelle elle serait hébergée par un ami, ne saurait être considérée comme suffisante pour prouver l’existence d’une adresse stable, à laquelle les autorités pourraient la trouver pour poursuivre les procédures d’asile engagées. Quant au grief lié aux conditions de vie, le président l’a également rejeté au motif qu’il était vague et non établi car la requérante a invoqué des rapports du CPT ne correspondant pas à la période du litige et qu’en tous cas elle n’avait pas décrit en quoi ses conditions de vie auraient affecté sa situation personnelle dans le PROKEKA de Tavros.

40. Dans ces conditions, la Cour relève que les juridictions internes ont pris en considération toutes les allégations de la requérante et ont examiné tous les points afin de conclure au rejet de sa demande. Le président, après avoir aussi relevé l’absence de garanties concernant le risque de fuite, a conclu que les conditions pour remplacer la rétention administrative par une autre mesure moins coercitive n’étaient pas remplies. Partant, la Cour est convaincue que les juridictions internes ont examiné en profondeur la légalité de la rétention administrative de la requérante en voie d’expulsion et elle conclut que la requérante a pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5 § 4 de la Convention.

41. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention doit être rejeté comme manifestement mal fondé au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A. Le commissariat de Police de Sidirokastro et le PROKEKA de Tavros

42. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les conditions de détention de la requérante au commissariat de police de Sidirokastro.

43. La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur l’exception du Gouvernement, car cette partie du grief tiré de l’article 3 de la Convention est irrecevable pour le motif suivant.

44. Le Gouvernement soutient que la requérante a été détenue dans le commissariat de police de Sidirokastro pour une courte période de huit jours. Par ailleurs, il soutient qu’elle a été détenue dans le PROKEKA de Tavros pour une courte période de vingt-six jours, soit une période inférieure à un mois. Par conséquent, de l’avis du Gouvernement, ces périodes ne peuvent pas être considérées comme dépassant le seuil de gravité requis pour qu’il soit considéré qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

45. La requérante affirme, au contraire, qu’elle était exposée à des traitements inhumains et dégradants et renvoie à sa version des faits.

46. Les principes généraux concernant les conditions de détention dans des locaux de police de personnes mises en détention provisoire ou détenues en vue de leur expulsion, pour lesquelles la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention ont été résumés dans les arrêts De los Santos et de la Cruz c. Grèce, nos 2134/12 et 2161/12, §§ 43 – 44, 26 juin 2014, Siasios et autres c. Grèce, no 30303/07, 4 juin 2009 et Aslanis c. Grèce, no 36401/10, 17 octobre 2013, Ahmade c. Grèce, no 50520/09, §§ 101-103, 25 septembre 2012. Mis à part les déficiences particulières dans chacune des affaires précitées, la Cour a fondé son constat de violation de l’article 3 de la Convention sur la nature même des commissariats de police, lesquels sont des lieux destinés à accueillir des personnes pour une courte durée. Ainsi, des durées de détention provisoire au sein de commissariats de police comprises entre deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 de la Convention (Siasios et autres, §§ 32-33 et Aslanis § 39, précités).

47. La Cour relève qu’en l’espèce, la requérante a été détenue pendant une période allant du 13 décembre 2018 au 20 décembre 2018 dans le commissariat de Police de Sidirokastro et du 21 décembre 2018 au 15 janvier 2019 dans le PROKEKA de Tavros, soit pour une période d’un mois et deux jours au total (paragraphes 22 et 24 ci-dessus). De l’avis de la Cour, la durée de ladite période ne saurait être considérée comme susceptible d’affecter la situation personnelle de la requérante au point où le seuil de gravité aurait été atteint, conformément aux exigences de l’article 3 de la Convention.

48. Dans ces conditions, la Cour conclut que cette partie du grief tiré de l’article 3 de la Convention doit être rejetée comme manifestement mal fondée au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Le camp de Samos

1. Sur la recevabilité

49. Le Gouvernement soutient que ce grief doit être rejeté pour défaut de qualité de victime pour la période allant du 10 août 2018 au 4 mars 2019, car la requérante ne possédait pas de carte de demandeuse d’asile et ne pouvait pas être qualifiée comme telle.

50. La requérante rétorque qu’elle se trouvait dans le camp de Samos du 16 janvier au 17 avril 2019, fait également corroboré par le Gouvernement. Elle soutient qu’elle a subi des conditions de vie déplorables dans ce camp et elle invite la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement.

51. La Cour observe que la présence de la requérante dans le camp de Samos pour la période mentionnée est suffisante pour qu’elle soit qualifiée comme victime aux termes de l’article 34 de la Convention. Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

52. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

53. La requérante renvoie à sa version des faits.

54. Le Gouvernement plaide que les conditions de vie dans le camp de Samos n’atteignaient pas le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il souligne que la Grèce faisait face, à l’époque des faits, à un flux migratoire sans précédent.

55. Les principes généraux concernant les conditions de vie des demandeurs d’asile ont été résumés dans les arrêts M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 216-234, CEDH 2011, Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, §§ 93-122, CEDH 2014 (extraits), S.D. c. Grèce, no 53541/07, §§ 45-54, 11 juin 2009, Tabesh c. Grèce, no 8256/07, §§ 34-44, 26 novembre 2009 et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 158-177, 15 décembre 2016. Plus particulièrement, en ce qui concerne les conditions de vie d’une femme enceinte résidant dans le camp de Samos, la Cour se réfère à l’arrêt A.D. c. Grèce, précité.

56. La Cour note que la requérante est arrivée au camp de Samos le 11 mai 2018 et, à une date non précisée, elle en est partie. À la suite de son arrestation à Serres et en vue de la procédure d’expulsion, elle y a été à nouveau placée le 16 janvier 2019 jusqu’au 17 avril 2019. La Cour observe que les autorités du camp ont placé la requérante, une jeune femme non accompagnée à l’époque des faits, sous une tente par deux fois, et qu’elle s’y est trouvée privée de toute intimité et sécurité. Tout en prenant en considération l’afflux migratoire sans précédent pendant la période du litige, la Cour est d’avis que les autorités n’ont pas fait tout ce qu’on pourrait attendre raisonnablement d’elles afin d’assurer des conditions matérielles dignes pour la requérante.

57. Plus particulièrement, elle prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante n’a pas été qualifiée comme personne vulnérable. Or, elle observe que l’avocat de la requérante avait saisi les autorités de son état fragile et il avait demandé, depuis le moment de son arrivée, que la requérante reçoive un logement digne et une assistance psychologique (paragraphe 26 ci-dessus). En outre, la Cour souligne que les autorités ont transféré à nouveau la requérante au camp de Samos pendant la période où, d’après le Gouvernement, ce camp avait atteint sa capacité maximale (paragraphe 28 ci‑dessus).

58. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à cet égard.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 3

A. Sur la recevabilité

59. Invoquant l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3, la requérante se plaint d’une absence de recours effectif pour contester ses conditions de vie dans le commissariat de police de Sidirokastro, et dans le PROKEKA de Tavros. En outre, la requérante allègue qu’elle ne disposait pas d’un recours effectif afin de contester la restriction géographique de mouvement sur l’île de Samos, qui lui a été imposée, à la suite de la décision de suspension d’expulsion du 8 juin 2018 (paragraphe 5 ci-dessus).

60. La Cour rappelle que pour autant qu’il porte sur les conditions de vie dans le commissariat de police de Sidirokastro et le PROKEKA de Tavros, le grief tiré de l’article 3 a été rejeté pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention (paragraphes 42-48 ci-dessus).

61. Faute pour la requérante d’avoir, dans cette mesure, soulevé de grief défendable, le grief tiré de l’article 13 doit être rejeté comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 (M.B. c. France (déc.) [comité], no 72095/13, 25 août 2015).

62. S’agissant de l’allégation liée à la restriction géographique dans l’île de Samos, la Cour constate, au vu de l’ensemble des éléments en sa possession, et pour autant que les faits litigieux relèvent de sa compétence, que ce grief ne satisfait pas aux critères de recevabilité énoncés à l’article 35 et il doit être rejeté comme manifestement mal fondé en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

B. Sur le fond

63. Invoquant l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3, la requérante se plaint d’une absence de recours effectif pour contester ses conditions de vie dans le camp de Samos.

64. Cette partie du grief n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention. La Cour la déclare donc recevable. Compte tenu des considérations ci-dessus au regard du grief tiré de l’article 3 de la Convention (paragraphes 53-58 ci‑dessus), la Cour conclut que l’État a manqué à ses obligations découlant de l’article 13 de la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65. La requérante demande une somme de 42 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle ne réclame aucune somme au titre des frais et dépens. Le Gouvernement soutient que la somme réclamée au titre du dommage moral est excessive et injustifiée.

66. La Cour octroie à la requérante la somme de 10 000 EUR pour tout dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne les conditions de vie dans le camp de Samos et l’absence d’un recours effectif à cet égard et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 13 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois la somme de 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Sophie Piquet                 Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe f.f.               Présidente

Dernière mise à jour le novembre 30, 2023 par loisdumonde

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