AFFAIRE GÎRBU c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA – 72146/14 et 5 autres requêtes

Les requérants se plaignent de l’inexécution des décisions de justice internes ordonnant aux autorités de l’État de leur fournir des logements en location (« spațiu locativ »).


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GÎRBU ET AUTRES c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 72146/14 et 5 autres requêtes – voir liste en annexe)
ARRET
STRASBOURG
5 octobre 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gîrbu et autres c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Frédéric Krenc, président,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Viktoriya Maradudina, greffière adjointe de section f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent des requêtes dirigées contre la République de Moldova et dont la Cour a été saisie en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux différentes dates indiquées dans le tableau joint en annexe.

2. Les requêtes ont été communiquées au gouvernement moldave (« le Gouvernement »).

EN FAIT

3. La liste des requérants et les précisions pertinentes sur les requêtes figurent dans le tableau joint en annexe.

4. Les requérants se plaignent de l’inexécution des décisions de justice internes ordonnant aux autorités de l’État de leur fournir des logements en location (« spațiu locativ »). Ils invoquent aussi l’absence d’un recours interne effectif pour la non-exécution des décisions de justice définitives.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

5. Le 1er septembre 2015, la Cour avait décidé de joindre la requête no 72146/14 aux requêtes nos 16000/10 et autres (Ialtexgal Aurica S.A. c. République de Moldova et 60 autres requêtes (déc.), nos 16000/10 et autres, 1er septembre 2015). Elle estime cependant nécessaire de la disjoindre du groupe des requêtes en question.

6. En même temps, compte tenu de la similitude des six présentes requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 ET DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

7. Les requérants se plaignent de l’inexécution ou de l’exécution tardive de décisions de justice internes rendues en leur faveur et de l’absence de recours effectif en droit interne. Ils invoquent, expressément ou en substance, l’article 6 § 1 et l’article 13 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1.

8. Le Gouvernement soutient que la requête no 44686/19 est abusive. Il fait remarquer que le requérant dans cette requête avait omis de porter à la connaissance de la Cour des informations relatives à la réception du paiement des indemnités alloués au requérant par les décisions de la Cour suprême de justice du 16 septembre 2020 et du 16 décembre 2020, adoptées après la communication de la requête au Gouvernement et faisant droit à une demande en révision de l’agent du Gouvernement.

9. La Cour rappelle qu’une requête ne peut être rejetée pour abus de requête que dans des circonstances précises (voir, entre autres, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014, et Şevcenco et Timoşin c. République de Moldova (déc.) nos 35215/06 et 43414/08, §§ 23-26, 21 avril 2020). En l’espèce, la Cour constate que le requérant a informé la Cour sur l’issue de la procédure de réparation après l’examen de la demande de révision et a affirmé maintenir sa qualité de victime au vu d’un dédommagement insuffisant alloué. L’exécution des décisions rendues dans cette procédure n’a jamais fait l’objet des allégations du requérant et la Cour ne peut pas donc accueillir l’argument du Gouvernement que ce manquement serait un abus de requête.

10. Il s’ensuit que l’exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée.

11. Le Gouvernement excipe ensuite par rapport à toutes les requêtes la perte de la qualité de victime des requérants faisant valoir les indemnités qui leur ont été allouées dans les procédures de réparation engagées devant les tribunaux internes.

12. Les principes généraux applicables en matière de perte de qualité de victime dans les affaires de non-exécution ont été rappelés dans Cristea c. République de Moldova (no 35098/12, §§ 25 et 27-31, 12 février 2019).

13. En l’espèce, la Cour note que les tribunaux nationaux ont reconnu en substance la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 et ont alloué des dommages à titre de réparation morale et matérielle pour les périodes de non-exécution dénoncées par les requérants. En ce qui concerne la requête no 52032/16, elle constate que le montant alloué à la requérante, à titre de réparation morale, est largement inférieur à ceux octroyés par la Cour dans des affaires similaires. Par ailleurs, dans le reste des requêtes, la Cour constate que les décisions internes définitives en faveur des intéressés ne sont toujours pas exécutées, malgré plusieurs condamnations de l’État à verser des indemnités. Pour les raisons évoquées, la Cour estime que le recours indemnitaire interne n’a pas offert aux requérants un redressement adéquat et qu’ils peuvent toujours se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention (Cristea, précité, §§ 34-35 et, mutatis mutandis, Balan c. la République de Moldova (déc.), no 44746/08, §§ 20-21, 24 janvier 2012).

14. Constatant par ailleurs que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

15. La Cour rappelle que l’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6. Elle renvoie par ailleurs à sa jurisprudence concernant l’inexécution ou l’exécution tardive de décisions de justice internes définitives (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II).

16. Dans l’arrêt de principe Cristea (précité), la Cour a conclu à la violation au sujet de questions similaires à celles qui font l’objet de la présente affaire.

17. La Cour note en outre que les décisions de justice visées dans les présentes requêtes ont ordonné aux autorités municipales d’attribuer aux requérants des logements en location en raison de leur statut professionnel Dès lors, elle considère que ces décisions on fait naître au profit des requérants des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

18. Après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant à la recevabilité et au bien-fondé des griefs en question. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce les autorités n’ont pas déployé tous les efforts nécessaires pour faire exécuter pleinement et en temps voulu les décisions de justice rendues en faveur des requérants.

19. Il s’ensuit que ces griefs sont recevables et révèlent une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

20. Quant au grief tiré par les requérants sur le terrain de l’article 13 de la Convention, la Cour estime, au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue au paragraphe 18 ci-dessus, qu’elle a statué sur les principales questions juridiques soulevées dans cette affaire, et qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ce point (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

21. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

22. Eu égard aux documents en sa possession et à sa jurisprudence (Cristea, précité), la Cour estime raisonnable d’allouer les sommes indiquées dans le tableau joint en annexe. Elle tient compte des sommes déjà allouées par les instances nationales, ainsi que des preuves présentées par les requérants concernant les dépenses engagées pour la location des logements de substitution pendant la période de non-exécution qui n’a pas été couverte dans les procédures de réparation internes.

23. La Cour constate en outre que l’État défendeur demeure tenu d’exécuter les décisions de justice qui restent exécutoires conformément au droit interne.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de disjoindre la requête no 72146/14 des requêtes nos 16000/10 et autres ;

2. Décide de joindre les six présentes requêtes ;

3. Déclare les requêtes recevables ;

4. Dit que ces requêtes révèlent une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’inexécution ou de l’exécution tardive de décisions de justice internes ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

6. Dit que l’État défendeur doit, dans les trois mois, assurer par des moyens appropriés l’exécution des décisions de justice internes encore pendantes visées dans le tableau joint en annexe ;

7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes indiquées dans le tableau joint en annexe, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

a) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Viktoriya Maradudina                Frédéric Krenc
Greffière adjointe f.f.                  Président

_____________

ANNEXE

Liste de requêtes concernant des griefs tirés de l’article 6 § 1 et l’article 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1

(inexécution ou exécution tardive de décisions de justice internes et absence de recours effectif à cet égard)

No. Numéro et date d’introduction de la requête Nom du requérant et année de naissance Nom et ville du représentant Nom de la juridiction interne

Titre exécutoire

Date de la décision

Date de début de l’inexécution Date de fin de l’inexécution

Délai d’exécution

Procédure de réparation

Nom de la juridiction interne

Date de la décision

Indemnisation octroyée (en euros)

Montant alloué pour dommage matériel par requérant

(en euros)

[1]

Montant alloué pour dommage moral par requérant

(en euros)

[2]

Montant alloué pour frais et dépens par requête

(en euros)[3]

1. 72146/14

26/10/2014

Boris GÎRBU

1970

Bîzgu Anatolie

Chișinău

Cour d’appel de Chișinău

Obligation des autorités municipales d’attribuer au requérant un logement en location (« spațiu locativ ») en tant qu’ancien combattant, 05/04/2011

 

05/04/2011

 

en cours

Plus de 12 année(s) et 2 mois et 23 jour(s)

 

1) Cour suprême de justice, 30/04/2014

– Rejet de l’action pour la période 2011-2013 ;

2) Cour suprême de justice, 20/09/2017

Indemnisation octroyée pour la période 2013-2016 :

– Dommage moral : 760 EUR ;

– Dommage matériel : 4 250 EUR ;

3) Cour suprême de justice, 03/06/2020

Indemnisation octroyée pour la période 2016-2019 :

Dommage moral : 1 020 EUR ;

Dommage matériel : 5 000 EUR.

3 084 250
2. 40547/15

07/08/2015

Ion ŢURCAN

1960

Pelin Valeriu

Chișinău

Tribunal de Chișinău

Attribution d’un logement en location (« spațiu locativ ») au requérant en tant que militaire. Par une décision explicative du 7 avril 2015, la cour d’appel précisa que l’attribution du logement s’effectue selon l’ordre de la liste des demandeurs de logements, 21/06/2001

21/06/2001

 

en cours

Plus de 22 année(s) et 7 jour(s)

 

Cour suprême de justice,

04/06/2014

Indemnisation octroyée pour la période 2002-2012 ;

– Dommage moral :2 500 EUR ;

– Dommage matériel : rejeté (absence des preuves confirmant la location d’un appartement).

3. 51218/15

09/10/2015

Viorel PRISACARI

1974

Gherman Lilia

Chişinău

Décision de la Cour d’appel de Chişinău du 10/11/2009 concernant l’attribution d’un logement en location en tant que membre des troupes de carabiniers, 10/11/2009

 

10/11/2009

 

en cours

Plus de 13 année(s) et 7 mois et 15 jour(s)

 

Cour suprême de justice, 22/04/2015

Indemnisation octroyée pour la période 2009-2014 :

– Dommage moral : 1 060 EUR.

600 500
4. 52032/16

26/08/2016

Ana PÎNTEA

1985

 

 

Arrêt de la Cour d’appel de Chişinău concernant l’attribution d’un logement en location en tant qu’employé du ministère de la Justice, 14/04/2009 14/04/2009

 

02/09/2014

5 année(s) et 4 mois et 20 jour(s)

 

Cour suprême de justice, 11/05/2016

– Dommage moral : 460 EUR.

1 200
5. 55072/16

07/09/2016

Maxim CAMINSCHI

1982

Grecu Denis

Chişinău

Cour suprême de justice

Obligation des autorités municipales de fournir au requérant un logement en location (« spațiu locativ ») en tant que policier, 22/06/2011

22/06/2011

 

en cours

Plus de 12 année(s) et 6 jour(s)

 

Cour suprême de justice, 06/04/2016

Indemnisation octroyée pour la période 2011-2015 :

– Dommage moral : 450 EUR

– Dommage matériel : rejeté (absence de contrat de location inscrit au registre public).

2 500 1 200 90
6. 44686/19

12/08/2019

Gheorghe ALEXEI

1982

Ceban Alina

Chișinău

Cour d’appel de Chişinău

Obligation des autorités locales de fournir au requérant un logement en location (« spațiu locativ ») en tant que policier, 27/04/2011

27/04/2011

 

en cours

Plus de 12 année(s) et 1 mois et 2 jour(s)

 

1) Cour suprême de justice, 16/09/2020 et 16/12/2020

Indemnisation octroyée pour la période 2011-2017 :

– Dommage moral : 1 650 EUR ;

– Dommage matériel : 12 030 EUR ;

2) Cour suprême de justice, 07/04/2021

Indemnisation octroyée pour la période 2017-2019 :

– Dommage moral : 150 EUR ;

– Dommage matériel : 4 050 EUR.

3 400 500

[1] Plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

[2] Plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la partie requérante.

[3] Plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la partie requérante.

Dernière mise à jour le octobre 5, 2023 par loisdumonde

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