AFFAIRE BARET ET CABALLERO c. FRANCE – 22296/20 et 37138/20

Les deux requêtes concernent le refus d’exporter les gamètes du mari défunt de la première requérante et les embryons du couple que formaient la seconde requérante et son mari décédé vers l’Espagne, pays qui autorise la procréation post mortem. Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu, et que l’État défendeur n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE BARET ET CABALLERO c. FRANCE
(Requêtes nos 22296/20 et 37138/20)
ARRÊT

Art 8 • Vie privée • Interdiction légale absolue de la procréation post mortem sur le territoire national et de l’exportation de gamètes et embryons à cet effet vers l’Espagne l’autorisant • Art 8 applicable • Absence de consensus européen • Distinctions avec l’affaire Pejřilová c. République tchèque • Interdiction absolue de l’insémination post mortem visant la sauvegarde d’intérêts généraux relevant de considérations d’ordre moral ou éthique • Interdiction d’exportation visant à faire obstacle au risque de contournement de l’interdiction de procréation post mortem • Absence de différence selon que les demandes d’assistance médicale à la procréation concernent l’insémination ou le transfert d’embryons après la mort • Contrôles de conventionnalité in abstracto de la loi et in concreto des conséquences engendrées par son application par le Conseil d’État • Requérantes ayant pour seule intention de contourner la loi française et ne faisant état d’aucune circonstance particulière susceptible de permettre d’écarter son application • Requérantes sans lien avec l’Espagne • Consentement de l’époux décédé ou présence d’un embryon ne suffisant pas à établir une atteinte excessive à leur droit au respect de leur volonté • Aucune raison de se départir de l’interprétation de la loi retenue par les juridictions internes • Juste équilibre ménagé entre les intérêts concurrents • Ample marge d’appréciation non outrepassée

STRASBOURG
14 septembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Baret et Caballero c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 22296/20 et 37138/20) dirigées contre la République française et dont deux ressortissantes de cet État, françaises, Mmes Léa Baret et Laurenne Caballero (« les requérantes ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 mai 2020 et le 14 août 2020 respectivement,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 8 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête no 37138/20 pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juillet 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les deux requêtes concernent le refus d’exporter les gamètes du mari défunt de la première requérante et les embryons du couple que formaient la seconde requérante et son mari décédé vers l’Espagne, pays qui autorise la procréation post mortem.

EN FAIT

2. La requérante Mme Baret est née en 1992 et réside à Saint-Raphaël. Elle est représentée par Me D. Simhon, avocat à Paris. La requérante Mme Caballero est née en 1992 et réside à Langolen. Elle est représentée par Me N. Josselin, avocat à Quimper.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M.F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

I. Requête no 22296/20

4. La requérante et M.B. conclurent un pacte civil de solidarité le 25 février 2016, après onze années de vie commune. En septembre de la même année, M.B. se vit diagnostiquer une tumeur cérébrale. Compte tenu du traitement de chimiothérapie susceptible d’altérer sa fertilité, il effectua un dépôt de paillettes de sperme au sein du service de biologie de la reproduction du Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) de l’hôpital de la Conception à Marseille.

5. Le 30 janvier 2019, la requérante et M.B. se marièrent. Le 1er mars 2019, ils bénéficièrent d’un premier cycle d’insémination intra-utérine avec une partie des paillettes conservées au CECOS. Cette tentative se solda par un échec. Le deuxième cycle d’insémination prévu fut interrompu en raison du décès de M.B. le 23 mars 2019. Dans un testament rédigé au moment du mariage, M.B. avait désigné la requérante comme l’unique décisionnaire de l’utilisation ou de la destruction de ses paillettes s’il venait à mourir avant une grossesse, précisant que, dans ce cas, il aimerait qu’elle « puisse avoir recours à la procréation post mortem, peut-être dans un autre pays ».

6. Par courrier du 25 mai 2019, la requérante sollicita auprès du CECOS l’exportation des gamètes de son mari défunt vers un établissement de santé espagnol pour recourir à une assistance médicale à la procréation (AMP) post mortem (voir, sur la loi espagnole, paragraphe 37 ci-dessous). Le 3 juin 2019, le CECOS lui répondit que la demande devait être adressée à l’Agence de biomédecine, compétente pour y donner ou non suite (article L. 2141-11-1 du code de la santé publique, paragraphe 20 ci-dessous), et qu’il suspendait l’application des dispositions du code de la santé publique (CSP) relatives à la cessation de la conservation des gamètes en cas de décès. Par courrier du 10 janvier 2020, il transmit à l’Agence de biomédecine la demande d’exportation, en précisant qu’une AMP post mortem ne pouvait être tentée en Espagne que dans les douze mois suivant le décès soit, en l’espèce, jusqu’au 23 mars 2020.

7. Le 4 février 2020, la requérante demanda au juge des référés du tribunal administratif (TA) de Marseille, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (CJA), d’enjoindre à l’Assistance publique‑Hôpitaux de Marseille (APHM) de prendre toutes mesures utiles en vue de permettre l’exportation des gamètes de M.B. afin de mener à bien l’AMP en Espagne.

8. Sa requête fut rejetée par une ordonnance du 10 février 2020 au motif que le délai de deux mois accordé à l’Agence de biomédecine pour statuer sur la demande du 10 janvier 2020 n’avait pas expiré et que, dès lors, l’APHM n’avait pas commis aucune illégalité manifeste en opposant le refus litigieux :

« Dès lors qu’il n’appartient qu’à l’Agence de biomédecine, qui n’a pas été mise en cause par la requérante devant le juge des référés, de donner l’autorisation d’exportations de gamètes, l’APHM n’a pas commis d’illégalité grave et manifeste en n’autorisant pas ce transfert. Par suite les conclusions aux fins d’injonction dirigées contre l’APHM tendant à ce qu’il prenne toutes mesures utiles pour autoriser le transfert de gamètes vers l’Espagne sont manifestement mal fondées. »

9. La requérante releva appel de l’ordonnance du 10 février 2020. À l’appui de cet appel, elle fit valoir l’incompatibilité de la loi française avec les stipulations de la Convention, eu égard aux évolutions de la conception de la famille, reflétées dans le projet de loi relative à la bioéthique en cours de discussion devant l’Assemblée nationale et le Sénat prévoyant l’ouverture de l’AMP aux femmes seules et aux couples de femmes (voir, sur les débats et l’aboutissement du processus législatif, paragraphes 26 et 27 ci-dessous). Elle souligna la contrariété d’une telle évolution avec l’interdiction de la procréation post mortem et se référa à cet égard aux avis du Conseil d’État et du Comité consultatif national d’éthique rendus en 2018 (paragraphes 23 et 24 ci-dessous). Enfin, elle fit valoir que l’interdiction de l’insémination post mortem et de l’exportation des gamètes déposés en France à de telles fins prévues par les articles L. 2142-1 et L. 2141-11-1 du code de la santé publique (CSP, paragraphe 20 ci-dessous) portaient une atteinte excessive à son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, compte tenu de l’ancienneté du couple qu’elle formait avec son mari, du projet parental qu’ils avaient défini ensemble et de la poursuite souhaitée de celui‑ci y compris après sa mort. Elle se référa à cet égard à la décision Mme Gonzalez Gomez du Conseil d’État (voir, sur cette décision, paragraphes 29 à 31 ci‑dessous).

10. L’appel contre cette ordonnance fut rejeté par une ordonnance du Conseil d’État du 28 février 2020 qui confirma la solution retenue par le premier juge en rappelant que le refus de l’APHM fondé sur la compétence de l’Agence de biomédecine pour faire suite à la demande de la requérante n’était pas manifestement illégal :

« 6. En premier lieu, ainsi que l’a estimé le juge des référés du [TA] de Marseille, en s’abstenant de faire droit à la demande d’exportation, dont elle avait en outre saisi le 10 janvier 2020 l’Agence de biomédecine, compétente pour y donner ou non suite en application de l’article L. 2141-11-1 du code de la santé publique, l’APHM n’a pas, contrairement à ce qui est soutenu, porté une atteinte grave et manifestement illégale aux droits protégés par l’article 8 (…). »

En outre, il ajouta, par des motifs surabondants, que ce refus n’était pas manifestement contraire à l’article 8 de la Convention au terme du raisonnement suivant :

« 7. En second lieu, et en tout état de cause, l’interdiction posée par l’article L. 2141‑2 du code de la santé publique d’utiliser, en cas de décès du mari, les gamètes de celui-ci au profit de sa veuve, relève de la marge d’appréciation dont chaque État dispose pour l’application de la Convention (…) et elle ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention. Les dispositions de l’article L. 2141‑11-1 de ce même code qui interdisent également que des gamètes conservés en France puissent faire l’objet d’un déplacement, s’ils sont destinés à être utilisés, à l’étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national, visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2 et ne méconnaissent pas davantage, par elles-mêmes, les exigences nées de l’article 8 de la convention européenne.

8. Toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la Convention (…) ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette Convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la Convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive.

9. La demande tendant à ce que les gamètes de [M.B.] soient déplacées vers un établissement médical espagnol résulte d’un projet parental auquel celui-ci avait consenti de son vivant. Toutefois, il n’est pas contesté que la demande d’exportation en Espagne n’est fondée que sur la possibilité légale d’y faire procéder à une insémination artificielle post-mortem, [la requérante], de nationalité française, n’entretenant aucun lien avec l’Espagne et ne faisant état d’aucune circonstance particulière de nature à établir que la décision contestée porterait une atteinte excessive aux stipulations de l’article 8 de la Convention (…) ».

II. Requête no 37138/20

11. La requérante et son mari ont eu deux enfants nés en octobre 2014 et décembre 2018, le second par fécondation in vitro (FIV) alors que ce dernier était atteint d’une leucémie aigüe lymphoblastique de type T. En vue de poursuivre leur projet familial, la requérante et son mari avaient en effet engagé des démarches pour recourir à une AMP. Cinq de leurs embryons avaient été ainsi conservés au Centre hospitalier universitaire de Brest à partir des 17 et 18 février 2018.

12. Le 30 janvier 2019, le mari de la requérante attesta de son souhait que cette dernière puisse utiliser les embryons conservés s’il venait à mourir. Le 15 février 2019, le couple donna son accord au renouvellement de la conservation des embryons.

13. À la suite de la mort de son mari le 21 avril 2019, la requérante prit contact avec le centre de reproduction assistée de l’hôpital de Barcelone et entreprit des démarches en vue d’une AMP avec transfert des embryons.

14. Le 22 août 2019, le Centre hospitalier universitaire de Rennes lui adressa un courrier concernant l’autoconservation de ses embryons et lui rappela, à cette occasion, qu’en vertu de la loi française, le transfert d’embryon post mortem n’était pas autorisé.

15. Le 16 décembre 2019, la requérante demanda au juge des référés du TA de Rennes, sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA, d’enjoindre au directeur du centre hospitalier de prendre des mesures utiles afin de permettre l’exportation des embryons conservés vers l’établissement espagnol précité.

16. Par une ordonnance du 20 décembre 2019, le juge des référés rejeta sa requête :

« 2. M. Caballero est décédé le 21 avril 2019. Par la suite, Mme Caballero s’est rapprochée du centre de reproduction de Barcelone en Espagne pour envisager un transfert d’embryon. Elle a pris contact avec le centre hospitalier universitaire de Brest qui, par courrier du 22 août 2019, lui a indiqué que « le transfert d’embryon post mortem n’est pas autorisé. » Dès lors qu’il n’est pas contesté qu’elle a bien demandé au centre hospitalier brestois d’envisager l’exportation de ses embryons vers l’établissement barcelonais, ce courrier du 22 août 2019 peut être regardé comme valant refus de procéder à une telle exportation.

(…)

5. Les dispositions mentionnées aux points 3 et 4 [notamment les articles L. 2141-2 et L. 2141-9 du CSP] ne sont pas incompatibles avec les stipulations de l’article 8. L’interdiction posée par l’article L. 2141-2 [du CSP] de procéder, en cas de décès du mari, à un transfert d’embryon au profit de sa veuve, relève de la marge d’appréciation dont chaque État dispose, dans sa juridiction, pour l’application de la [CEDH] et elle ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention. Les dispositions de l’article L. 2141-9 de ce même code, qui interdit également que des embryons conservés en France puissent faire l’objet d’une exportation, s’ils sont destinés à être utilisés, à l’étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national, visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2 et ne méconnaissent pas davantage, par elles-mêmes, les exigences nées de l’article 8 (…).

6. Toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la CEDH ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. (…)

7. Il résulte de l’instruction que M. et Mme Caballero, déjà parents de deux petites filles nées de leur union, avaient le projet d’avoir au moins un nouvel enfant. Dans un courrier du 30 janvier 2019 que son état de santé ne lui permettait pas de rédiger et de signer de manière manuscrite, M. Caballero a fait état de ce projet parental et de son souhait que son épouse puisse, s’il venait à décéder prématurément, utiliser les embryons conservés, précisant qu’il savait que c’était autorisé en Espagne et non en France, et indiquant en revanche qu’il ne voulait pas que ses paillettes soient utilisées ou étudiées mais qu’il voulait qu’elles soient détruites. Toutefois, malgré ce projet et la volonté ainsi exprimée, Mme Caballero, qui est de nationalité française et réside en France, ne se prévaut d’aucun lien particulier avec l’Espagne, pays dans lequel un établissement de santé est en mesure de procéder à un transfert d’embryon post‑mortem. Ainsi, le projet de transfert d’embryon à l’étranger poursuivi par Mme Caballero a pour effet de contourner les dispositions législatives françaises qui font obstacle à sa réalisation. Dans ces conditions, compte tenu des intérêts légitimes qui fondent la législation française actuellement en vigueur, et eu égard à la circonstance que deux enfants sont nés de l’union de M. et Mme Caballero, la décision contestée ne porte pas au droit de Mme Caballero au respect de sa vie privée et familiale garanti par les stipulations de l’article 8 de la CEDH, une atteinte excessive. Cette décision de refus ne porte donc pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. (…)».

17. La requérante releva appel de l’ordonnance du 20 décembre 2019. Devant le Conseil d’État, invoquant l’article 8 de la Convention et l’arrêt Parrillo c. Italie ([GC], no 46470/11, CEDH 2015), elle souligna que sa demande concernait les embryons du couple, comprenant son patrimoine génétique. Un aspect important de son identité biologique étant en cause, cela devait selon elle, primer sur l’interdiction de transfert des embryons vers l’Espagne. Elle soutint que la condition d’urgence était remplie dès lors que le délai pour tenter une AMP post mortem en Espagne expirait le 21 avril 2020.

18. Par un mémoire en défense, le centre hospitalier universitaire de Brest conclut au rejet de l’appel. L’Agence de biomédecine présenta également des observations en ce sens.

19. Le 24 janvier 2020, le Conseil d’État rejeta, en ces termes, l’appel formé par la requérante :

« (…)

6. L’interdiction posée par l’article L. 2141-2 du code de la santé publique de procéder, en cas de décès du mari, à un transfert d’embryon au profit de sa veuve, relève de la marge d’appréciation dont chaque état dispose pour l’application de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et elle ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention, ni au droit de propriété en l’absence de droit patrimonial sur le corps humain, ses éléments et ses produits. Les dispositions de l’article L. 2141-9 de ce même code qui interdisent également que des embryons conservés en état puissent faire l’objet d’un déplacement, s’ils sont destinés à être utilisés, à l’étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national, visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2 et ne méconnaissent pas davantage, par elles-mêmes, les exigences nées de l’article 8 de la convention européenne.

7. Toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive.

8. Il résulte de l’instruction que la demande tendant à ce que les embryons issus des gamètes du couple soient déplacés vers un établissement médical espagnol résulte d’un projet parental auquel le mari de Mme A. a consenti de son vivant. Toutefois, il n’est pas contesté que la demande de déplacement en état n’est fondée que sur la possibilité légale d’y faire procéder à un transfert d’embryon post-mortem, Mme A., de nationalité française, n’entretenant aucun lien avec l’Espagne et ne faisant état d’aucune circonstance particulière. À cet égard, le fait que l’objet du litige concerne non les gamètes de son mari mais les embryons conçus grâce à ses propres gamètes ne constitue pas une circonstance de nature à établir que la décision contestée porterait une atteinte excessive aux stipulations de l’article 8 de la [CEDH] ».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. L’interdiction de l’Assistance medicale À la procrÉation post mortem

A. Les dispositions pertinentes du code de la santé publique (CSP)

20. Aux termes des dispositions pertinentes du CSP applicables à l’époque des faits :

Article L. 2141-2

« L’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à la demande parentale d’un couple.

Elle a pour objet de remédier à l’infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement diagnostiqué ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité.

L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer, mariés ou en mesure d’apporter la preuve d’une vie commune d’au moins deux ans et consentant préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation. »

Article L. 2141-4

« I.-Les deux membres du couple dont des embryons sont conservés sont consultés chaque année par écrit sur le point de savoir s’ils maintiennent leur projet parental.

II.-S’ils n’ont plus de projet parental ou en cas de décès de l’un d’entre eux, les deux membres d’un couple, ou le membre survivant, peuvent consentir à ce que :

1o Leurs embryons soient accueillis par un autre couple dans les conditions fixées aux articles L. 2141-5 et L. 2141-6 ;

2o Leurs embryons fassent l’objet d’une recherche dans les conditions prévues à l’article L. 2151-5 ou, dans les conditions fixées par cet article et l’article L. 1125-1, à ce que les cellules dérivées à partir de ceux-ci entrent dans une préparation de thérapie cellulaire à des fins exclusivement thérapeutiques ;

3o Il soit mis fin à la conservation de leurs embryons.

Dans tous les cas, le consentement ou la demande est exprimé par écrit et fait l’objet d’une confirmation par écrit après un délai de réflexion de trois mois. En cas de décès de l’un des membres du couple, le membre survivant ne peut être consulté avant l’expiration d’un délai d’un an à compter du décès, sauf initiative anticipée de sa part.

(…)

IV.-Lorsque les deux membres d’un couple, ou le membre survivant, ont consenti, dans les conditions prévues aux articles L. 2141-5 et L. 2141-6, à l’accueil de leurs embryons et que ceux-ci n’ont pas été accueillis dans un délai de cinq ans à compter du jour où ce consentement a été exprimé par écrit, il est mis fin à la conservation de ces embryons. »

Article L. 2141-9

« Seuls les embryons conçus avec les gamètes de l’un au moins des membres d’un couple et dans le respect des principes fondamentaux prévus par les articles 16 à 16-8 du code civil peuvent entrer sur le territoire où s’applique le présent code ou en sortir. Ces déplacements d’embryons sont exclusivement destinés à permettre la poursuite du projet parental de ce couple ; ils sont soumis à l’autorisation de l’Agence de la biomédecine. »

Article L. 2141-11

« Toute personne dont la prise en charge médicale est susceptible d’altérer la fertilité, ou dont la fertilité risque d’être prématurément altérée, peut bénéficier du recueil et de la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux, en vue de la réalisation ultérieure, à son bénéfice, d’une assistance médicale à la procréation, ou en vue de la préservation et de la restauration de sa fertilité. Ce recueil et cette conservation sont subordonnés au consentement de l’intéressé et, le cas échéant, de celui de l’un des titulaires de l’autorité parentale, ou du tuteur, lorsque l’intéressé, mineur ou majeur, fait l’objet d’une mesure de tutelle. »

Article L. 2141-11-1

« L’importation et l’exportation de gamètes ou de tissus germinaux issus du corps humain sont soumises à une autorisation délivrée par l’Agence de la biomédecine.

Seul un établissement, un organisme ou un laboratoire titulaire de l’autorisation prévue à l’article L. 2142-1 pour exercer une activité biologique d’assistance médicale à la procréation peut obtenir l’autorisation prévue au présent article.

Seuls les gamètes et les tissus germinaux recueillis et destinés à être utilisés conformément aux normes de qualité et de sécurité en vigueur, ainsi qu’aux principes mentionnés aux articles L. 1244-3, L. 1244-4, L. 2141-2, L. 2141-3 et L. 2141-11 du présent code et aux articles 16 à 16-8 du code civil, peuvent faire l’objet d’une autorisation d’importation ou d’exportation.

Toute violation des prescriptions fixées par l’autorisation d’importation ou d’exportation de gamètes ou de tissus germinaux entraîne la suspension ou le retrait de cette autorisation par l’Agence de la biomédecine. »

Article L. 2141-18

« (…) II.- La personne majeure, dont les gamètes ou les tissus germinaux sont conservés pour la préservation de la fertilité, en application de l’article L. 2141-11, est consultée chaque année par écrit sur le point de savoir si elle maintient cette modalité de conservation.

Si elle ne souhaite plus la maintenir, elle peut alors consentir en application de l’article L. 1211-2 :

1o À ce que ses gamètes fassent l’objet d’un don en application du chapitre IV du titre IV du livre II de la première partie du code après vérification des conditions précisées à la présente section ; si elle fait partie d’un couple, le consentement de l’autre membre du couple est également recueilli en application de l’article L. 1244-2 ;

2o À ce que ses gamètes ou ses tissus germinaux fassent l’objet d’une recherche dans les conditions des articles L. 1243-3 et L. 1243-4 ;

3o À ce qu’il soit mis fin à la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux.

Dans tous les cas, le consentement est exprimé par écrit au moyen du document de consultation mentionné au premier alinéa du II et fait l’objet d’une confirmation par écrit après un délai de réflexion de trois mois à compter de la date de signature du consentement initial. Le consentement est révocable jusqu’à l’utilisation des gamètes ou des tissus germinaux ou jusqu’à ce qu’il soit mis fin à leur conservation.

III.- Il est mis fin à la conservation des gamètes ou des tissus germinaux en cas de décès de la personne. Il en est de même si, n’ayant pas répondu à la consultation selon les modalités fixées par l’arrêté prévu aux articles R. 2142-24 et R. 2142-27, elle n’est plus en âge de procréer (…). »

B. Les évolutions de la législation bioéthique relative à l’AMP post mortem

21. L’interdiction de la procréation post mortem remonte aux origines de la législation bioéthique, en 1994, et a été réitérée à l’occasion des révisions intervenues en 2004 et en 2011.

22. Dans la perspective de la révision de la loi relative à la bioéthique, engagée postérieurement, plusieurs rapports ont recommandé de maintenir l’interdiction de l’insémination post mortem mais d’autoriser, sous certaines conditions, le transfert d’embryon post mortem.

23. Ainsi, dans son avis no 113 intitulé « La demande d’assistance médicale à la procréation après le décès de l’homme faisant partie du couple » (10 février 2011), réitéré dans son avis no 129 adopté le 18 septembre 2018, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) s’est prononcé en faveur du maintien de l’interdiction de l’AMP réalisée avec les gamètes d’une personne décédée en raison notamment du « caractère plus difficilement vérifiable du consentement du père au moment même de la procréation et [de] la non-présence d’un embryon qui procéderait des deux membres du couple et concrétiserait ainsi le projet parental ». En revanche, il a préconisé l’autorisation du transfert d’embryon post mortem pour les raisons suivantes :

« Contexte général (…)

Au moment de la révision de la loi du 6 août 2004, les différents rapports préparatoires publiés à ce jour reviennent sur cette interdiction. Si aucun d’entre eux ne recommande la levée de l’interdiction de l’insémination ou de la fécondation in vitro post mortem, ils considèrent, à l’exception du rapport du Conseil d’état, que le transfert d’embryons post mortem pourrait être autorisé sous certaines conditions précises. Tous ces textes soulignent le dilemme éthique qui oppose le fait de faire naître délibérément un enfant orphelin de père, à la souffrance de la femme qui souhaite poursuivre le projet parental de son couple et qui n’a d’autre choix que la destruction des embryons ou le don à un autre couple. Cette impossibilité du transfert post mortem a même été qualifiée de « violence » par les citoyens des États généraux de la bioéthique pour qui « l’autorisation donnée à une femme de poursuivre une grossesse est apparue comme une évidence ».

(…)

Conclusion (…)

Les couples engagés dans une procédure d’[AMP] qui a donné lieu à la cryoconservation d’embryons dits « surnuméraires » ont seuls le pouvoir de décider du sort de ces embryons. Si l’homme décède, c’est à la femme qu’il revient de prendre toute décision sur le devenir de l’embryon cryoconservé sauf, paradoxalement, celle de demander son transfert in utero dans l’espoir de mener à bien une grossesse. La loi lui interdit, en effet, de poursuivre le projet parental dans lequel elle s’était engagée avec son conjoint décédé. Mais alors qu’on lui oppose un refus, elle va être confrontée à une situation d’autant plus douloureuse qu’elle sera contrainte à faire un choix impossible. La loi ne lui laisse pas d’autres alternatives que de demander la destruction de l’embryon, ou bien de le donner pour la recherche, ou encore de consentir à son accueil par un autre couple. Cette éventualité peut paraître particulièrement cruelle si le transfert de l’embryon est son ultime chance d’être mère, notamment en raison de son âge ou de son infertilité.

La liberté de procréer relève de la sphère privée […], il peut y avoir à l’origine du souhait de la femme de poursuivre ou non le projet parental, des motivations multiples sur la nature et la valeur desquelles il n’est pas possible de porter un jugement d’ordre général. Cependant, la femme qui décide d’entreprendre une grossesse grâce à une [AMP] va devoir demander le concours de la société. La responsabilité de celle-ci est donc engagée et il est légitime qu’elle pose les conditions de réalisation d’un tel projet pour que soit, notamment, préservé l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle aura contribué à faire naître tout en sachant qu’il sera privé de père.

C’est pourquoi la majorité des membres du CCNE considère que le transfert in utero d’un embryon après le décès de l’homme faisant partie du couple devrait pouvoir être autorisé si la demande de la femme répond aux conditions suivantes : l’homme aura dû de son vivant, exprimer sa volonté en donnant son consentement après au transfert – après son décès – d’un embryon cryoconservé (…) ; un délai de réflexion minimum devra être respecté après le décès, de façon à ce que la femme ne soit prise dans un moment où elle est en état de grande vulnérabilité. Pendant cette période, un accompagnement devra lui être proposé (…). Ce délai devra être soumis à une durée maximum de façon à ce que la naissance éventuelle d’un enfant ne soit pas trop éloignée du décès du père ; des modifications devront être apportée à notre droit de façon que la filiation paternelle de l’enfant soit assurée ».

24. Pour sa part, dans l’étude intitulée « Révision de la loi bioéthique : quelles options pour demain ? » remise au Premier ministre le 6 juillet 2018, le Conseil d’État a examiné tout à la fois les arguments en faveur de l’autorisation de la procréation post-mortem et les difficultés qu’elle pourrait entraîner :

« L’autorisation de l’AMP post mortem semble soulever des difficultés de quatre ordres.

D’abord, elle permettrait de faire naître un enfant alors que son père est décédé avant même sa conception, s’agissant des gamètes, ou avant le début de sa gestation, s’agissant des embryons. Il ne serait donc élevé que par un seul parent, ce qui constitue une vulnérabilité en soi.

En outre, le fait de naître dans un contexte de deuil est une situation qui pourrait marquer le « récit identitaire » de l’enfant nécessairement impacté par le deuil de son père.

Dans un tel contexte, il peut également être difficile de créer les conditions d’une décision apaisée de la part de la mère, celle‐ci pouvant être à la fois influencée par des pressions familiales et par l’impact d’un deuil très récent, ce qui rend nécessaire de laisser passer plusieurs mois après le décès avant de recueillir le consentement de la femme.

Enfin, sur le plan juridique, si cette technique était autorisée, il conviendrait d’aménager le droit de la filiation et le droit des successions afin d’intégrer pleinement l’enfant à la lignée du défunt, tout en rappelant que cela n’a ni pour objet, ni pour effet, de faire de l’embryon ou des gamètes conservés des sujets de droit.

D’autres arguments plaident quant à eux en faveur d’une autorisation de l’AMP post mortem.

La demande d’AMP post mortem peut s’analyser comme la poursuite d’un projet parental déjà concrétisé malgré le décès de l’homme. Elle consacrerait le rôle accru reconnu à l’expression de la volonté en matière de filiation et de procréation.

À cet égard, l’ouverture de l’AMP aux femmes seules rendrait difficilement justifiable de refuser une AMP post mortem à celle dont le conjoint vient de décéder alors que les embryons ou les gamètes du couple ont été conservés. Cela reviendrait à demander à la femme de procéder au don ou à la destruction de ses embryons, tout en lui offrant la possibilité de procéder seule à une insémination avec le sperme d’un donneur. Si la conception d’un enfant sans père est autorisée, il paraîtrait difficile de refuser l’utilisation des embryons du couple, ou des gamètes de l’homme, alors qu’ils ont été conservés dans le cadre d’un projet parental. Dans cette hypothèse, l’injonction faite à la femme de renoncer à ses embryons pourrait apparaître arbitraire.

En outre, on peut se demander s’il n’est pas préférable pour l’enfant d’être issu d’une AMP post mortem, ce qui lui permettrait d’avoir une filiation bilinéaire et de s’inscrire dans un double lignage, de créer des liens avec sa famille paternelle et de connaître l’histoire et l’identité de son père, que d’un don de gamètes anonyme.

Sur cette question, aucun argument juridique n’oriente le législateur, qui devra se prononcer en opportunité et en cohérence avec l’ensemble des règles applicables à l’AMP. »

25. Saisi pour avis sur le projet de loi relatif à la bioéthique (paragraphe 26 ci-dessous), le Conseil d’État a préconisé, le 18 juillet 2019, la levée de l’interdiction de l’AMP post mortem pour les raisons et aux conditions suivantes :

« Par ailleurs, le texte maintient également la condition tenant au fait d’être en vie au moment de la réalisation de l’AMP, ce qui écarte toute possibilité de recourir à l’AMP à l’aide des gamètes d’un homme décédé ou des embryons conservés par un couple dont l’homme est décédé. Cette situation aboutit à ce qu’une femme dont l’époux est décédé doive renoncer à tout projet d’AMP avec les gamètes de ce dernier ou les embryons du couple, alors qu’elle sera autorisée à réaliser une AMP seule, avec tiers donneur. Le Conseil d’État estime qu’il est paradoxal de maintenir cette interdiction alors que le législateur ouvre l’AMP aux femmes non mariées. Certes le principe d’égalité n’est pas méconnu dès lors que la femme seule et la femme dont le conjoint ou le concubin est décédé sont placées dans des situations différentes, notamment au regard de leur capacité à consentir librement à une AMP et au regard de la filiation de l’enfant. Dans un souci de cohérence d’ensemble de la réforme, le Conseil d’État recommande cependant au Gouvernement d’autoriser le transfert d’embryons et l’insémination post mortem, dès lors que sont remplies les deux conditions suivantes : d’une part une vérification du projet parental afin de s’assurer du consentement du conjoint ou concubin décédé ; d’autre part un encadrement dans le temps (délai minimal à compter du décès et délai maximal) de la possibilité de recourir à cette AMP. »

26. S’appuyant sur ces différents travaux, le gouvernement a, le 24 juillet 2019, déposé un projet de loi prévoyant de supprimer l’exigence d’une infertilité pathologique à laquelle était subordonnée la possibilité de recourir à l’AMP et d’élargir cette dernière aux couples de femmes et aux femmes non mariées. Ce projet ne prévoyait pas de revenir sur l’interdiction absolue de l’AMP post mortem en raison des enjeux éthiques spécifiques en cause et des difficultés juridiques que sa levée serait susceptible d’entraîner. À ce titre sont notamment évoqués par le Gouvernement le risque de pressions familiales ou sociales sur les veuves, la possibilité d’un récit identitaire de l’enfant marqué par le contexte de deuil ou, sur un autre plan, le risque de susciter des débats sur le statut de l’embryon.

27. La loi a été définitivement adoptée, en troisième lecture, par l’Assemblée nationale le 29 juin 2021, à la suite de deux lectures dans les deux chambres du Parlement et d’une commission mixte paritaire qui, du fait d’importants désaccords de fond entre les deux chambres, n’était pas parvenue à élaborer un texte commun. Le texte adopté par l’Assemblée nationale a ouvert l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules, et a maintenu l’interdiction de la conception posthume. Au cours des débats, une cinquantaine d’amendements en faveur de l’AMP post mortem avaient été déposés devant l’Assemblée nationale et le Sénat. Ces amendements ont tous été rejetés. Promulguée le 2 août 2021, la loi no 2021-1017 relative à la bioéthique est entrée en vigueur le 4 août 2021.

II. La jurisprudence administrative

28. Le juge administratif a été saisi de nombreux litiges relatifs au refus opposé aux demandes d’exportation en vue de réaliser une AMP post mortem.

A. Le Conseil d’État

29. La décision Mme Gonzalez Gomez (CE, ass. const., no 396848, 31 mai 2016) concerne une ressortissante espagnole ayant résidé en France avec son époux, ressortissant italien, avant le décès de celui-ci. Le couple avait décidé de procéder au dépôt et à la conservation des gamètes du mari, alors gravement malade, en vue de la réalisation d’un projet parental par AMP. Après le décès de son époux, l’intéressée est retournée vivre en Espagne auprès de sa famille et elle a demandé l’exportation de ses gamètes en Espagne aux fins d’une fécondation in vitro, la loi espagnole autorisant la conception posthume dans les douze mois du décès du conjoint (paragraphe 37 ci-dessous).

30. Dans cette décision, le Conseil d’État a, dans un premier temps, admis la compatibilité de principe avec l’article 8 de la Convention de la loi française prohibant l’insémination post mortem. Ce contrôle de conventionnalité in abstracto de la loi a porté tant sur la prohibition absolue de la conception posthume que sur l’interdiction corrélative d’exporter des gamètes à des fins prohibées sur le territoire national :

« (…) 8. Les dispositions mentionnées aux points 6 et 7 [les articles L. 2142-1 et L. 2141-11-1 du code de la santé publique] ne sont pas incompatibles avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, en particulier, de son article 8. D’une part en effet, à la différence de la loi espagnole qui autorise l’utilisation des gamètes du mari, qui y a préalablement consenti, dans les douze mois suivant son décès pour réaliser une insémination au profit de sa veuve, l’article L. 24141-2 du code de la santé publique prohibe expressément une telle pratique. Cette interdiction relève de la marge d’appréciation dont chaque Etat dispose, dans sa juridiction, pour l’application de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et elle ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention.

D’autre part, l’article L. 2141-11-1 de ce même code interdit également que les gamètes déposés en France puissent faire l’objet d’une exportation, s’ils sont destinés à être utilisés, à l’étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national. Ces dernières dispositions, qui visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2, ne méconnaissent pas davantage par elles-mêmes les exigences nées de l’article 8 de cette convention. »

31. Il a, dans un second temps, au terme d’un contrôle in concreto des effets produits, au cas d’espèce, par la mise en œuvre de cette loi, jugé que le refus opposé à la requérante portait, eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention. Il a en effet admis que la ressortissante espagnole ne cherchait pas, en demandant le transfert des gamètes dans son pays de nationalité, à contourner la loi française, et a décidé que la mise en œuvre de cette dernière, dans ces circonstances particulières, entraînait des conséquences manifestement disproportionnées :

« 9. Toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive.

10. Dans la présente affaire, il y a lieu pour le Conseil d’État statuant comme juge des référés d’apprécier si la mise en œuvre de l’article L. 2141-11 du code de la santé publique n’a pas porté une atteinte manifestement excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de Mme C.A. garanti par l’article 8 de la Convention (…).

11. Il résulte de l’instruction que Mme C. A. et M. B. avaient formé, ensemble, le projet de donner naissance à un enfant. En raison de la grave maladie qui l’a touché, et dont le traitement risquait de le rendre stérile, M. B. a procédé, à titre préventif, à un dépôt de gamètes dans le centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme de l’hôpital Tenon, afin que Mme C. A. et lui-même puissent, ultérieurement, bénéficier d’une assistance médicale à la procréation. Mais ce projet, tel qu’il avait été initialement conçu, n’a pu aboutir en raison de la détérioration brutale de l’état de santé de M. B., qui a entraîné son décès le 9 juillet 2015. Il est, par ailleurs, établi que M. B. avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes, y compris à titre posthume en Espagne, pays d’origine de Mme C. A., si les tentatives réalisées en France de son vivant s’avéraient infructueuses. Dans les mois qui ont précédé son décès, il n’était, toutefois, plus en mesure, en raison de l’évolution de sa pathologie, de procéder, à cette fin, à un autre dépôt de gamètes en Espagne. Ainsi, seuls les gamètes stockés en France dans le Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme de l’hôpital Tenon sont susceptibles de permettre à Mme C. A., qui réside désormais en Espagne, d’exercer la faculté, que lui ouvre la loi espagnole de poursuivre le projet parental commun qu’elle avait formé, dans la durée et de manière réfléchie, avec son mari. Dans ces conditions et en l’absence de toute intention frauduleuse de la part de la requérante, dont l’installation en Espagne ne résulte pas de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables à la réalisation de son projet que la loi française, mais de l’accomplissement de ce projet dans le pays où demeure sa famille qu’elle a rejointe, le refus qui lui a été opposé sur le fondement des dispositions précitées du code de la santé publique – lesquelles interdisent toute exportation de gamètes en vue d’une utilisation contraire aux règles du droit français – porte, eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par les stipulations de l’article 8 de [la Convention]. Il porte, ce faisant, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. »

32. Appliquant la même méthode de contrôle en deux temps dans trois décisions des 24 janvier 2020 (no 437328), 28 février 2020 (no 438854) et 17 mai 2023 (no 473666), le Conseil d’État a considéré que les demandes tendant à ce que des gamètes ou embryons soient déplacés vers un établissement médical autorisant la procréation post mortem devaient être rejetées au motif qu’elles n’étaient formulées que dans le but de contourner la loi française. Il en a déduit que la mise en œuvre de cette dernière dans les circonstances particulières des espèces ne portait pas une atteinte excessive aux droits garantis par l’article 8 de la Convention.

33. La première décision du Conseil d’État est ainsi motivée :

« (…) Il résulte de l’instruction que la demande tendant à ce que les embryons issus des gamètes du couple soient déplacés vers un établissement médical espagnol résulte d’un projet parental auquel le mari de Mme A…… a consenti de son vivant. Toutefois, il n’est pas contesté que la demande de déplacement en Espagne n’est fondée que sur la possibilité légale d’y faire procéder à un transfert d’embryon post mortem, Mme A……, de nationalité française, n’entretenant aucun lien avec l’Espagne et ne faisant état d’aucune circonstance particulière. À cet égard, le fait que l’objet du litige concerne non les gamètes de son mari mais les embryons conçus grâce à ses propres gamètes ne constitue pas une circonstance de nature à établir que la décision contestée porterait une atteinte excessive aux stipulations de l’article 8 (…). »

34. La deuxième décision, rendue par le Conseil d’État le même jour que l’ordonnance de la requête no 22296/20, est ainsi motivée :

« (…) Il résulte de l’instruction que la demande tendant à ce que les gamètes de M. A… et les embryons issus des gamètes du couple soient déplacés vers un établissement médical situé dans l’Union européenne résulte d’un projet parental auquel le mari de Mme A… a consenti de son vivant. Toutefois, il n’est pas contesté que la demande de déplacement dans un pays de l’Union européenne n’est fondée que sur la possibilité légale d’y faire procéder à une insémination artificielle ou à un transfert d’embryon post-mortem, Mme A…, de nationalité française, n’entretenant aucun lien avec un autre pays européen que la France et ne faisant état d’aucune circonstance particulière. À cet égard, le fait que l’objet du litige concerne non seulement les gamètes de son mari mais également les embryons conçus grâce à ses propres gamètes, ni la perte in utero d’un enfant conçu antérieurement au décès de M. A…, ne constituent des circonstances de nature à établir que les refus opposés à Mme A… porteraient une atteinte excessive aux stipulations de l’article 8 (…) ».

35. La troisième décision, rendue postérieurement à l’intervention de la loi relative à la bioéthique du 2 août 2021, reprend la même motivation :

« (…)

Sur la compatibilité à la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales des dispositions législatives applicables :

7. D’une part, le législateur, s’il a ouvert, en modifiant l’article L. 2141-2 du code de la santé publique par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, la possibilité pour une femme non mariée d’accéder à l’assistance médicale à la procréation, a maintenu l’interdiction, lorsque le couple est formé d’un homme et d’une femme, de réaliser une insémination artificielle en cas de décès du conjoint ayant procédé, avant son décès, à la conservation de ses gamètes en vue d’une procréation artificielle par sa conjointe à la suite de son décès. Cette appréciation relève de la marge d’appréciation dont chaque État dispose pour l’application de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Par suite, contrairement à ce qu’il est soutenu, l’interdiction d’une insémination artificielle à la suite du décès du conjoint ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention.

8. D’autre part, les dispositions de l’article L. 2141-11-1 du code de la santé publique, qui interdisent l’exportation de gamètes conservées en France si elles sont destinées à être utilisées, à l’étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national, visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2 du même code. Elles ne méconnaissent pas davantage, par elles-mêmes, les exigences nées de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Sur l’appréciation de l’atteinte portée en l’espèce au droit de Mme B au respect de sa vie privée et familiale :

(…)

10. Il résulte de l’instruction, notamment des éléments recueillis à l’audience, que la demande de Mme B résulte d’un projet parental construit et réfléchi, soutenu par la famille de Mme B comme de M. C et souhaité par l’époux décédé, qui y avait consenti de son vivant. Il n’est toutefois pas contesté que la demande d’exportation des gamètes vers un Etat étranger n’est fondée que sur la possibilité légale de faire procéder dans un Etat étranger à une insémination artificielle post-mortem, Mme B, de nationalité française, ne faisant pas état de lien particulier avec un quelconque Etat étranger. Une telle demande ne peut donc qu’être regardée comme tendant à faire obstacle à l’application des dispositions de la loi française. (…) ».

B. Les tribunaux administratifs

36. Les juges des tribunaux administratifs ont également été amenés à se prononcer, à titre définitif, sur des demandes de conception post mortem. Le Gouvernement fait référence à deux décisions, l’une enjoignant au centre hospitalier de Rennes de prendre toutes les mesures utiles afin de permettre l’exportation de gamètes dans un établissement européen autorisant l’insémination post mortem (TA Rennes, ord., no 1604451, 11 octobre 2016), l’autre refusant de faire droit à une demande d’exportation de gamètes vers l’Espagne, compte tenu de l’intention de la requérante de contourner la loi française (TA Toulouse, no 1405903, 13 octobre 2016).

III. DROIT COMPARÉ

37. Selon le Gouvernement, la loi espagnole autorise la procréation post mortem à la double condition de l’existence d’un consentement du défunt, celui-ci étant présumé si un processus d’AMP a déjà été engagé avant le décès, et de la réalisation de cette dernière dans les douze mois qui suivent le décès.

38. Il est renvoyé à la partie de droit comparé de l’arrêt Pejřilová c. République tchèque (no 14889/19, §§ 21 et 45, 8 décembre 2022) dans laquelle figure une étude de droit comparée fournie par le Gouvernement tchèque. Il ressort de cette étude qu’il n’y pas de communauté de vues entre les États membres sur la procréation post mortem.

39. Pour sa part, dans ses observations datées du 12 juillet 2021, le Gouvernement français fait valoir qu’il existe, au sein de l’Union européenne des législations différentes : l’Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l’Italie, la Lettonie, le Portugal, la Slovénie et la Suède interdiraient la procréation post mortem alors que, selon des modalités variables et à des conditions plus ou moins strictes, la Belgique, Chypre, l’Estonie, la Hongrie, l’Irlande, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, le Royaume-Uni et l’Espagne l’autoriseraient. Dans le reste du monde, l’AMP post mortem serait autorisée en Afrique du Sud, en Australie, au Brésil, aux Etats-Unis, en Inde et en Israël, mais interdite dans d’autres pays, notamment la Corée du sud, Hong-Kong, le Japon, la Norvège, la Suisse, Singapour et Taiwan. Il s’appuie sur le tableau de droit comparé de l’Étude précitée au paragraphe 24 ci-dessus ainsi que sur une étude de l’Agence de biomédecine (Encadrement international de la bioéthique, actualisation 2018, p. 43-44).

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

40. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

41. Les requérantes soutiennent que les refus litigieux qui se fondent sur l’interdiction de la procréation posthume posé par l’article L. 2141-2 du code de la santé publique et l’interdiction d’exporter des gamètes ou des embryons à des fins prohibées par la loi française prévue par l’article L. 2141-11-1 du même code emportent violation de leurs droits au titre de l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

42. La Cour note que le Gouvernement ne met pas en cause la recevabilité des requêtes. En particulier, il ne conteste pas l’applicabilité de l’article 8 de la Convention.

43. S’agissant de cette dernière, il suffit à la Cour de rappeler que la notion de vie privée au sens de l’article 8 recouvre le droit au respect de la décision d’une personne de devenir ou de ne pas devenir parent (Evans c. Royaume‑Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007-I, Dickson c. Royaume‑Uni [GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007-V, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 163 et 215, 24 janvier 2017). La décision d’un couple de concevoir un enfant et d’avoir recours à une AMP relève de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 82, CEDH 2011, Pejřilová, précité, § 25, ainsi que les références citées, et Petithory Lanzmann c. France (déc.), no 23038/19, § 18, 12 novembre 2019). En outre, la possibilité pour une personne d’exercer un choix conscient et réfléchi quant au sort à réserver à ses embryons touche un aspect intime de sa vie personnelle et relève à ce titre de son droit à l’autodétermination, et donc de sa vie privée (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 159, CEDH 2015).

44. L’article 8 de la Convention, sous l’angle du droit au respect de la vie privée, trouve donc à s’appliquer en l’espèce. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu, pour la Cour, de se prononcer sur la question de savoir si l’interdiction litigieuse affecte également la vie familiale protégée par cette disposition.

45. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérantes

i. Requête no 22296/20

46. La requérante soutient que l’interdiction litigieuse constitue une ingérence dans ses droits garantis par l’article 8 de la Convention, a fortiori en présence du consentement certain de son mari à l’AMP, y compris après sa mort.

47. Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle une telle ingérence aurait pour but légitime la protection des « droits et liberté d’autrui » en ce qu’elle viserait l’intérêt de l’enfant à ne pas naître sans père, elle rétorque que si la fécondation par AMP est effectuée juste avant le décès du conjoint, l’enfant naîtra orphelin de père, avec les mêmes risques d’instrumentalisation et de récit identitaire marqué par ce décès que si elle a lieu postérieurement à ce décès. En suivant ce raisonnement, l’État devrait alors interdire l’AMP aux couples dont l’un des partenaires présente une grave maladie, ce qui n’est pas son choix ni celui des autres États européens. Elle ajoute que depuis la reconnaissance de l’accès de l’AMP aux femmes seules (paragraphes 25 et 27 ci-dessus), l’enfant à naître se voit, dans une telle hypothèse, privé d’ascendance paternelle connue. Elle fait valoir que l’intérêt de l’enfant serait mieux protégé dans le cadre d’une insémination post mortem qui lui permet de s’inscrire dans une double lignée, de connaître l’histoire de son père, de tisser des liens avec sa famille paternelle et surtout de se savoir issu d’un amour réciproque comme d’un projet parental commun à son père et à sa mère. Ensuite, le Gouvernement ne saurait soutenir que l’interdiction litigieuse a pour but de protéger la dignité de la personne humaine qui impose le recueil du consentement libre et éclairé des deux parents. Aux yeux de la requérante, l’autonomie de la volonté doit prévaloir sur tout autre considération. Or, en ce qui la concerne, elle aurait toujours désiré poursuivre le projet parental conjointement défini avec son mari. En outre, l’affirmation selon laquelle le consentement à une AMP donné par un homme de son vivant ne serait plus susceptible d’être regardé comme libre et éclairé s’il produisait des effets après le décès, sans que l’homme n’ait eu la possibilité de le révoquer, serait erronée : d’une part, une AMP « aboutie » produit en tout état de cause des effets sans que l’époux ne puisse révoquer son consentement car ce dernier ne peut imposer une interruption de grossesse à sa compagne ; d’autre part, un tel raisonnement reviendrait in fine à priver d’effet tous les testaments après le décès de leur rédacteur.

48. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la requérante souligne que la notion de famille s’est considérablement élargie au point qu’est désormais autorisée l’AMP pour les femmes seules, ce qui rendrait incohérent, comme cela a été indiqué par le Conseil d’État (paragraphe 24 ci-dessus), le maintien de l’interdiction de l’insémination post mortem. Par ailleurs, à supposer même les buts poursuivis légitimes, l’interdiction litigieuse ne serait pas nécessaire dès lors que la possibilité de recourir à une fécondation post mortem est encadrée dans le temps et que, comme déjà indiqué plus haut, le consentement de son mari n’a pas été mis en cause.

ii. Requête no 37138/20

49. La requérante soutient que le refus opposé au transfert d’embryons post mortem constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale. Elle réfute l’affirmation du Gouvernement selon laquelle l’article 8 serait applicable à un refus d’insémination artificielle mais ne garantirait pas un droit à procréer, faisant valoir que la finalité de l’insémination est bien de donner la vie. Elle ajoute que l’ingérence est d’autant plus caractérisée que le refus de la France porte sur le transfert d’embryons conçus du vivant de son mari et comportant leur patrimoine génétique.

50. La requérante souligne que si cette ingérence est prévue par la loi, cette dernière ne constitue pas un obstacle incontournable à l’exportation de gamètes ou d’embryons aux fins d’une AMP post mortem permise dans d’autres pays. Elle se réfère à cet égard à la jurisprudence du Conseil d’État et des tribunaux administratifs (paragraphes 29 à 31 et 36 ci-dessus).

51. La requérante considère que les buts légitimes avancés par le Gouvernement tenant tant à la protection de l’enfant à naître qu’à celle de la protection de la dignité de la personne humaine sont empreints de préjugés qui portent atteinte au droit au respect de sa vie privée et familiale. Son objectif serait uniquement de poursuivre un projet familial engagé avec son mari du vivant de celui-ci et auquel il avait pleinement consenti, et sur la réalisation duquel elle a eu le temps de réfléchir après le décès.

52. S’agissant de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence, la requérante soutient, tout d’abord, que la large marge d’appréciation accordée à l’État français doit être relativisée par le fait que sa demande vise l’exportation d’embryons en vue d’un transfert post mortem dans un pays qui autorise cette pratique. Elle souligne ensuite que l’enjeu de son affaire n’est pas celui de la possibilité d’être mère génétique, mais d’utiliser les embryons contenant le patrimoine génétique du couple qu’elle a formé avec son défunt mari. Elle fait valoir que les circonstances particulières retenues par le juge administratif, dans un jugement du 11 octobre 2016, pour autoriser l’exportation de gamètes vers un pays pratiquant la procréation post mortem ne sont pas différentes des siennes (paragraphe 36 ci-dessus). Enfin, elle considère que chaque fois qu’un homme a exprimé, de son vivant, son consentement au transfert in utero d’un embryon après son décès, cette circonstance devrait l’emporter sur l’interdiction de procréer à titre posthume.

b) Le Gouvernement

53. Le Gouvernement conteste l’existence d’une ingérence en l’espèce dès lors que les requérantes ne seraient pas privées, du fait du refus de transfert des gamètes ou des embryons vers un pays autorisant l’AMP post mortem, de la possibilité d’être un parent génétique. Il souligne que si la Cour a reconnu l’applicabilité de l’article 8 à un refus d’insémination artificielle, qui concerne « la vie privée et familiale » des requérants, c’est dans la mesure où « ces notions incluent le droit au respect de la décision de devenir parents génétiques » (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007-V). Le droit des requérantes ne s’étendrait pas au droit de concevoir un enfant avec les gamètes de leurs compagnons décédés.

54. Dans le cas où la Cour considérerait que l’interdiction critiquée constitue une ingérence, le Gouvernement soutient que celle-ci est prévue par la loi, à savoir les articles L. 2141-2 et 2141-11-1 du CSP, et poursuit le but légitime de « protection des droits et libertés d’autrui », en l’espèce ceux de l’enfant à naître et de ses parents.

55. D’après lui, l’interdiction répond en premier lieu à la nécessité de préserver l’intérêt de l’enfant à naître en évitant qu’il naisse dans un contexte de deuil de son père, risquant de marquer son récit identitaire, et qu’il soit susceptible d’être instrumentalisé en tant que figure de remplacement du père disparu. Il y aurait lieu aussi de protéger le droit de l’enfant de connaître ses parents et d’être élevé par eux tel que garanti par l’article 7 de la Convention internationale des droits de l’enfant. En second lieu, elle viserait à la protection de la dignité de la personne humaine, qui impose le recueil du consentement libre et éclairé des deux parents, ce que compliquent le décès de l’un et le deuil de l’autre. Le consentement à une AMP donné par un homme de son vivant ne serait plus libre et éclairé s’il produisait ses effets après le décès, sans que l’homme ait eu la possibilité de le révoquer. Le consentement de la femme, donné dans un contexte de deuil récent, pouvant la fragiliser, notamment face à d’éventuelles pressions, serait également susceptible d’être mis en question. La continuation du projet parental pourrait s’apparenter à un déni de décès plutôt qu’à un projet monoparental choisi délibérément et de manière éclairée.

56. S’agissant de la nécessité de l’interdiction, le Gouvernement fait valoir qu’il y a lieu de reconnaître une ample marge d’appréciation à l’État, en l’absence de communauté de vues aux niveaux international et européen sur les questions moralement et éthiquement délicates soulevées en l’espèce. Compte tenu de cette marge d’appréciation, il soutient que l’État a ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence, dont il convient de ne pas se séparer. À cet égard, il renvoie, d’une part, aux choix opérés par le législateur tels que rappelés au paragraphe 26 ci-dessus, et, défend, d’autre part, le caractère proportionné de l’ingérence pour les motifs suivants.

57. En premier lieu, l’interdiction n’a pas pour effet de priver les requérantes de la possibilité de devenir mère génétique. En second lieu, le juge interne a apprécié l’existence ou l’absence de circonstances permettant de renverser une forme de présomption d’intention frauduleuse de la part des requérantes, qui cherchaient à se voir appliquer des dispositions législatives étrangères plus permissives que la loi française. Or, cet examen n’a pas permis d’établir que des circonstances exceptionnelles justifiaient d’écarter, aux cas d’espèce, la loi française, en l’absence de lien particulier des requérantes avec l’Espagne ou de toute autre circonstance qui aurait été de nature à caractériser une atteinte excessive au droit protégé par l’article 8 de la Convention. Aucune raison sérieuse ne justifierait d’en juger autrement pour la Cour.

58. Enfin, le Gouvernement soutient qu’il n’est pas paradoxal d’ouvrir l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules tout en maintenant la prohibition de la conception posthume, l’ouverture de l’une ne commandant pas celle de l’autre en raison de la différence des situations : une femme qui s’engage volontairement dans un projet monoparental et qui conçoit, dès l’origine, un équilibre familial, dans ce cadre, ne serait pas placée dans la même situation qu’une femme qui partageait un projet parental avec son conjoint, interrompu par le décès de ce dernier.

2. Appréciation de la Cour

a) Observations préliminaires

59. Dans l’arrêt Pejřilová, précité, concernant une requérante qui s’était vu opposer le rejet de sa demande tendant à recourir à l’AMP à l’aide des gamètes de son conjoint décédé au motif que la loi interne n’autorisait ce mode d’insémination que pour les couples et entre vifs, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention. En l’absence d’un consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe sur la procréation post mortem, elle a jugé qu’il n’y avait aucune raison de se départir de l’interprétation retenue par les juridictions internes de la loi exigeant le renouvellement du consentement de l’époux avant chaque tentative de fécondation artificielle. Elle a ainsi considéré que le droit au respect de la décision de la requérante d’avoir un enfant partageant les gènes de son époux décédé ne devait pas se voir accorder plus de poids que les intérêts généraux légitimes protégés par la législation en cause (§§ 46 et 62). Elle a souligné la compatibilité avec l’article 8 du choix opéré par le législateur d’interdire de manière absolue la procréation post mortem, c’est-à-dire sans mise en balance des intérêts au cas par cas, dans un souci de cohérence et de sécurité juridique (§ 58). Parmi les éléments pesant dans la balance, elle a relevé que la législation tchèque n’interdisait pas à une personne de se rendre à l’étranger pour y obtenir une fécondation post mortem dans un pays qui l’autorise, sous réserve des garanties tenant au consentement éclairé préalable de l’homme décédé (§ 60).

60. En l’espèce, et comme dans l’affaire Pejřilová (§§ 43 à 46), il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation, dès lors que le recours aux techniques d’AMP soulève des questions morales et éthiques sensibles et qu’il n’existe pas de communauté de vue claire entre les États membres du Conseil de l’Europe sur la question de la procréation post mortem (voir, également, les éléments de droit comparé cités aux paragraphes 38 et 39 ci-dessus).

61. En revanche, les présentes affaires se différencient de l’affaire Pejřilová sur deux points. En premier lieu, à la différence de la législation tchèque qui se borne à prohiber la conception post mortem sur le territoire national, l’interdiction, dans la législation française, d’exporter des gamètes ou embryons conservés en France vers un pays étranger à des fins qui sont prohibées sur le territoire national (comparer avec l’arrêt Pejřilová, § 60), exclut, en principe, la possibilité de recourir à une insémination post mortem dans un pays où elle est légalisée. En second lieu, dans l’affaire no 37138/20, la requérante demande la possibilité de recourir à l’AMP à l’aide des embryons conservés par le couple qu’elle formait avec son défunt époux et non, comme dans la requête no 22296/20 ou l’affaire Pejřilová, des gamètes du conjoint décédé. Or, la conservation d’un embryon témoigne d’un projet parental plus engagé auquel il convient d’accorder une attention particulière du point de vue de l’existence et de l’identité de la femme en question (Parrillo, précité, § 158, et, également, paragraphe 23 ci-dessus).

62. En outre, la Cour relève que les requérantes invoquent le caractère excessif de cette interdiction au regard du nouveau dispositif législatif français qui aurait, selon elles, une influence sur l’appréciation des faits. Elle note cependant que la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique a été adoptée postérieurement aux décisions du Conseil d’État statuant sur leurs requêtes. Elle doit donc rechercher si les refus d’autoriser le transfert de France vers l’Espagne des gamètes et embryons de leurs maris défunts étaient justifiés à la date des faits litigieux. Toutefois, dans la mesure où les travaux parlementaires étaient en cours au moment de la saisine des juridictions internes et qu’ils ont été invoqués par les requérantes, elle prendra aussi en considération, pour son examen, les développements intervenus à la suite de l’intervention de la loi de 2021.

b) Sur l’observation de l’article 8

i. Sur l’existence d’une « ingérence »

63. La Cour rappelle que la possibilité pour une femme d’exercer un choix conscient et réfléchi quant au sort à réserver à ses embryons touche un aspect intime de sa vie personnelle et relève, à ce titre, de son droit à l’autodétermination, et partant de sa vie privée (Parrillo, précité, 159). Elle considère qu’il en est de même du projet d’une femme dont le conjoint est décédé et qui souhaite recourir à l’AMP à l’aide des gamètes de celui-ci. Dans les présentes affaires, le refus opposé aux requérantes d’exporter les gamètes ou embryons conservés en France vers l’Espagne constitue une ingérence dans leur droit de tenter de procréer en recourant aux techniques d’AMP (Pejřilová, précité, § 47) afin de poursuivre le projet parental engagé du vivant de leur mari.

64. Quant à la circonstance, avancée par le Gouvernement en défense, que les requérantes conservent la possibilité de devenir parent génétique en concevant un enfant avec un autre homme ou les gamètes d’un donneur, la Cour la prendra en compte, au stade de la mise en balance des droits concurrents qu’elle effectuera afin d’apprécier le caractère proportionné des restrictions litigieuses.

65. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les refus litigieux qui se fondent sur les interdictions posées par les articles L. 2141-2 et L. 2414-11 du CSP et qui ont eu pour effet de faire obstacle à la réalisation d’une insémination et d’un transfert d’embryon post mortem dans un pays qui les autorise ont entraîné des conséquences caractérisant l’existence d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée des requérantes.

ii. Sur la base légale de l’ingérence

66. Selon la jurisprudence de la Cour, les mots « prévue par la loi » figurant à l’article 8 § 2 imposent non seulement que la ou les mesures incriminées aient une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible. Pour satisfaire à la condition de prévisibilité, la loi doit énoncer avec suffisamment de précision les conditions dans lesquelles une mesure peut être appliquée, et ce pour permettre aux personnes concernées de régler leur conduite en s’entourant au besoin de conseils éclairés (voir, par exemple, Mennesson c. France, no 65192/11, § 57, CEDH 2014 (extraits)).

67. Par ailleurs, s’agissant de l’appréciation de la prévisibilité de la loi au regard de la jurisprudence, la Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils ont été récemment rappelés dans l’affaire Sanchez c. France ([GC], no 45581/15, §§ 125 à 128, 15 mai 2023).

68. Elle rappelle en particulier qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 144, 27 juin 2017). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018, Lia c. Malte, no 8709/20, § 57, 5 mai 2022).

69. En l’espèce, la Cour relève que l’Agence de biomédecine est la seule autorité compétente, en vertu des articles L. 2141-9 et L. 2141-11-1 du CSP, pour autoriser l’exportation de gamètes ou le déplacement transfrontalier d’embryons (paragraphe 20 ci-dessus). Elle considère que, dans les deux présentes affaires, cette autorité doit être regardée comme étant intervenue pour opposer un refus aux requérantes, dans la mesure où, dans la première, elle a été saisie, en vertu des dispositions précitées, d’une demande d’autorisation d’exportation de gamètes par l’hôpital (paragraphes 6, 8 et 10 ci-dessus) et, dans la seconde, elle a présenté des observations devant le Conseil d’État en concluant au rejet de l’appel de la requérante (paragraphe 18 ci-dessus).

70. Par ailleurs, la Cour constate que les requérantes ne mettent pas en cause l’accessibilité et la prévisibilité des articles L. 2141-2, L. 2141-9 et L. 2141-11-1 du CSP en tant qu’ils posent clairement une interdiction absolue tant de l’insémination post mortem que de l’exportation des gamètes ou embryons destinés à être utilisés à l’étranger à des fins qui sont prohibées sur le territoire national, leur permettant ainsi de prévoir qu’elles étaient visées par ces deux interdictions. L’une d’entre elles fait néanmoins valoir que l’interprétation de la « loi » par le Conseil d’État, dans la décision Gonzalez Gomez (paragraphes 29 à 31 ci-dessus), et par un tribunal administratif dans une décision du 11 octobre 2016 (paragraphe 36 ci-dessus), serait source d’insécurité juridique.

71. La Cour qui renvoie aux développements ci-dessus s’agissant de la décision Gonzalez Gomez considère que cette dernière n’est pas de nature à remettre en cause la prévisibilité de la loi au sens de la Convention.

72. En effet, elle rappelle qu’elle a maintes fois souligné que le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse. Un certain doute à propos de cas limites ne suffit donc pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation ; il y va de la fonction de décision des tribunaux (Sanchez, précité, §§ 125 et 126).

73. Elle constate qu’eu égard à son office, rappelé au point 2 de la décision Gomez Gonzalez, le juge interne ne s’est pas limité à un contrôle in abstracto de la base légale de la décision litigieuse mais a également exercé un contrôle concret de la conventionnalité des conséquences engendrées par l’application de cette loi pour décider que le refus litigieux était incompatible avec le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par la Convention à raison de son caractère disproportionné dans les circonstances de l’espèce. Or, un tel contrôle concret des effets attachés, dans une situation donnée, à la mise en œuvre de la loi, effectué préalablement à la saisine de la Cour dans le cadre du principe de subsidiarité (voir, sur le contrôle de conventionnalité, Charron et Merle-Montet c. France (déc.), no 22612/15, 16 janvier 2018 ; Graner c. France, no 84536/17, 5 mai 2020), ne saurait avoir pour effet de rendre l’interprétation ou l’application de celle-ci par les juridictions internes imprévisible ou arbitraire.

74. De l’ensemble de ces considérations, la Cour déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».

iii. Sur la légitimité du but poursuivi

75. La Cour relève que les requérantes et le Gouvernement ne s’accordent pas sur les buts légitimes poursuivis par l’ingérence litigieuse. Le Gouvernement invoque celui de la « protection des droits et liberté d’autrui » qu’impliquent le respect de la dignité des personnes et le libre arbitre ainsi que l’intérêt de l’enfant à naître. Les requérantes font valoir qu’en tout état de cause, ces buts ne sont en rien contrariés par les projets parentaux libres et éclairés qu’elles avaient formés avec leur mari avant leur décès.

76. En premier lieu, la Cour qui note, qu’à la date des demandes et des refus litigieux, la possibilité de recourir à l’AMP était subordonnée à la vérification du projet parental et du consentement de chacun des membres du couple, considère, comme dans les affaires Evans et Pejřilová précités, (§§ 89 et 52 respectivement), que dans les circonstances des espèces, les ingérences litigieuses ont visé à garantir le respect de la dignité humaine et du libre arbitre et à atteindre un juste équilibre entre les intérêts des différentes parties prenantes à une AMP.

77. En second lieu, la Cour relève que les interdictions litigieuses découlent de la conception de la famille, telle qu’elle prévalait à la date des faits litigieux, qui s’est notamment traduite par le refus du législateur d’autoriser le recours à l’AMP, alors conçu comme devant se borner à remédier à l’infertilité d’un couple, pour faire naître un enfant sans père. Ainsi que l’indiquent plusieurs rapports et études cités dans la partie de droit interne ou le système d’accès à l’AMP examiné dans l’affaire Pejřilová, la conception posthume soulève des « questions éthiques mêlées à des considérations d’intérêt public pouvant se rattacher, entre autres, à la situation des enfants à naître » (§ 50).

78. Dans ces conditions la Cour admet que les ingérences litigieuses répondaient aux buts légitimes de la « protection des droits et libertés d’autrui » et de « la protection de la morale ».

iv. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

1) Principes généraux

79. La Cour renvoie aux principes généraux tel qu’ils ont été énoncés dans les affaires S.H. et autres et Parrillo précités (respectivement §§ 91 à 97 et §§ 168 à 173) et rappelés dans l’affaire Pejřilová (§§ 55 et 58).

80. Elle rappelle en particulier que les choix opérés par le législateur dans le domaine délicat de la procréation artificielle n’échappent pas à son contrôle. Il lui incombe d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les divers intérêts légitimes en jeu (S.H. et autres, précité, § 97, Parillo, précité, §§ 188 et 197). En outre, malgré l’ample marge d’appréciation dont les États contractants bénéficient dans ce domaine, le cadre juridique mis en place doit être cohérent (idem, § 100, Evans, précité, § 89, Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, §§ 64 et 71, 28 août 2012).

2) Application en l’espèce

81. D’une part, la Cour ne dispose d’aucun élément de nature à la faire douter de la volonté libre et éclairée des requérantes de poursuivre les projets parentaux qu’elles avaient formés avec leurs conjoints décédés. Elle note que les projets en question et les consentements auxquels leurs réalisations étaient subordonnées n’ont pas été remis en cause par les juridictions internes. Elle constate que seule la poursuite des techniques d’AMP engagées du vivant de ces derniers leur aurait permis de voir respecter leur décision d’avoir un enfant partageant leur patrimoine génétique. Au vu de l’importance du droit à l’autodétermination personnelle, la Cour considère que les interdictions litigieuses soulèvent une question cruciale pour les requérantes et sérieuse au regard du droit au respect de leur vie privée.

82. D’autre part, elle relève que la loi française interdit depuis 1994, de manière absolue, la procréation post mortem. Les articles L. 2141-2, L. 2141‑9 et L. 2141-11-1 interdisent l’insémination posthume et l’exportation des gamètes ou embryons à l’étranger s’ils sont destinés à être utilisés à des fins qui sont prohibées sur le territoire national. Elle rappelle au demeurant que, tout en précisant que cela ne faisait pas obstacle à l’exercice d’un contrôle in concreto de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée des requérantes, le Conseil d’État a admis la compatibilité, dans son principe, de l’interdiction absolue avec l’article 8 de la Convention au motif « qu’elle relève de la marge d’appréciation dont chaque État dispose, dans sa juridiction, pour l’application de la [CEDH] ». À cet égard, la Cour rappelle qu’il n’existe pas de consensus européen sur le point de savoir si la conception posthume doit être ou non autorisée (paragraphes 38, 39 et 60 ci-dessus) et que, partant, une ample marge d’appréciation doit être accordée à l’État défendeur.

83. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il revient à la Cour de rechercher si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu, à savoir l’intérêt personnel des requérantes à poursuivre leur projet parental, et les motifs d’intérêt général d’ordre éthique avancés par le législateur et le Gouvernement.

84. En premier lieu, s’agissant du caractère absolu de l’interdiction de l’insémination post mortem, la Cour rappelle que cette dernière vise la sauvegarde d’intérêts généraux relevant de considérations d’ordre moral ou éthique. Elle note que cette interdiction relève d’un choix politique remontant à la première loi bioéthique de 1994 et qui a été constamment réitéré à l’occasion des révisions périodiques de celle-ci et, récemment, en 2021, dans le cadre de débats législatifs approfondis. Elle constate que le processus législatif a abouti au maintien du statu quo, compte tenu des enjeux éthiques spécifiques liés à la procréation post mortem. Elle rappelle que lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question de société.

85. La Cour relève ensuite qu’il résulte clairement des dispositions législatives applicables et de la jurisprudence du Conseil d’État que l’interdiction d’exportation des gamètes ou des embryons déposés et conservés en France est le corollaire de l’interdiction de l’insémination posthume sur le territoire national. L’interdiction d’exportation, qui revient à exporter l’interdiction de la procréation post mortem, vise ainsi à faire obstacle au risque de contournement du respect des dispositions du code de la santé publique posant cette interdiction. De l’avis de la Cour, il n’y a rien d’incohérent avec l’objectif ainsi défini du législateur à admettre que l’interdiction d’exportation litigieuse est compatible par principe avec le droit au respect de la vie privée, sauf à vider de sa substance l’interdiction absolue de l’insémination post mortem.

86. S’il est vrai que l’argument avancé par le Gouvernement quant à la possibilité pour les requérantes de concevoir un enfant avec un autre homme ou avec les gamètes d’un donneur pour justifier de la nécessité de l’ingérence est inopérant au regard de l’objet du grief qu’elles soulèvent devant la Cour, les éléments qu’il développe sur les raisons du choix du législateur en faveur d’une interdiction absolue et sur l’application qui en a été faite par le juge administratif sont décisifs pour l’examen de la compatibilité des refus litigieux avec l’article 8. D’une part, et jusqu’à l’intervention de la loi de 2021, le législateur s’est efforcé de concilier la volonté d’élargir l’accès à l’AMP, compte tenu des avancées médicales, scientifiques et technologiques, et le respect des préoccupations de la société quant aux questionnements éthiques délicats soulevés par la perspective de la conception posthume. D’autre part, et ainsi que l’a jugé le Conseil d’État, l’interdiction d’exportation des gamètes ou des embryons procède du souci de ménager un équilibre entre les intérêts concurrents à la lumière de l’objectif visé par le législateur de ne pas rendre possible une forme de « dumping » éthique.

87. En deuxième lieu, la Cour considère que les développements qui précèdent sont également pertinents en ce qui concerne l’interdiction du transfert d’embryon post mortem. Elle observe que les révisions successives de la loi bioéthique n’ont jamais conduit à établir une différence selon que les demandes d’AMP concernent l’insémination ou le transfert d’embryons après la mort. Le refus d’établir une distinction entre les deux situations, en dépit des propositions formulées en ce sens (paragraphe 23 ci-dessus), révèlent la sensibilité et la complexité des enjeux soulevés par la question de l’ouverture de l’AMP post mortem. Le Conseil d’État a également précisé que le contrôle de la compatibilité des dispositions litigieuses et de leur mise en œuvre avec l’article 8 ne différait pas dans le cas d’un litige concernant les embryons (paragraphes 19 et 33 ci-dessus). Pour sa part, la Cour rappelle qu’elle ne reconnaît pas à l’embryon la qualité de sujet de droit autonome (Vo c. France [GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII, Evans, précité, §§ 54-56). Dans ces conditions, elle considère que le législateur, en optant pour une interdiction du transfert d’embryons après la mort n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation.

88. Enfin, et en troisième lieu, la circonstance qu’une loi soit reconnue dans son principe comme compatible avec les exigences attachées au respect de l’article 8 ne dispense pas, y compris lorsque comme en l’espèce elle pose une interdiction générale et absolue, d’examiner les effets produits, dans une situation donnée, par l’application de cette loi. La Cour souligne que c’est ainsi que le Conseil d’État a exercé son contrôle des circonstances des deux présentes affaires conformément à la méthodologie qu’il a arrêtée dans sa décision Gonzalez Gomez. Il a relevé qu’en présentant les demandes litigieuses, les requérantes avaient pour seule intention de contourner la loi française et ne faisaient état d’aucune circonstance particulière susceptible de permettre d’écarter l’application de celle-ci. Il a constaté qu’elles n’avaient pas de lien avec l’Espagne et que les seules circonstances du consentement de l’époux décédé ou de la présence d’un embryon ne suffisaient pas à établir une atteinte excessive à leur droit au respect de leur volonté. Pour sa part, et en l’absence de toute autre circonstance particulière invoquée par les requérantes devant elle, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de se départir des solutions retenues par le juge interne.

v. Conclusion

89. Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu, et que l’État défendeur n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

90. Néanmoins, la Cour reconnaît que l’ouverture, depuis 2021, par le législateur de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules pose de manière renouvelée la pertinence de la justification du maintien de l’interdiction dénoncée par les requérantes. La Cour rappelle en effet que malgré l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de bioéthique, le cadre juridique mis en place par ces États doit être cohérent (S.H. et autres, précité, § 100, Costa et Pavan, §§ 64 et 71).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 septembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik           Georges Ravarani
Greffier                             Président

___________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Ravarani ;

– opinion concordante de la juge Elósegui.

G.R.
V.S.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE RAVARANI

Ce n’est pas sans grandes difficultés que je me suis résolu à voter avec mes Collègues en faveur d’une non-violation de l’article 8 de la Convention dans la présente affaire. Je vais dans la suite donner les raisons de mon vote et expliquer en quoi ont consisté mes interrogations.

Les raisons de mon vote. L’arrêt traite d’une question épineuse aux forts enjeux éthiques, à savoir la procréation post mortem moyennant don de gamètes ou fécondation in vitro. Il n’y a pas de consensus européen en la matière et – l’arrêt insiste lourdement sur ce point – les États membres jouissent d’une ample marge d’appréciation à ce sujet.

À une époque où le rôle subsidiaire de la Cour en matière de sauvegarde des droits fondamentaux est souligné avec insistance, surtout par certains États, les juges de Strasbourg outrepasseraient leur rôle et agiraient sans la légitimité requise s’ils imposaient leurs choix à un législateur qui, dans une matière aux enjeux moraux de premier ordre où des considérations spécifiques au contexte national peuvent être importantes, s’est engagé dans des débats approfondis et a opté pour une solution qui, certes, peut prêter à controverse, mais qui tient compte de tous les intérêts légitimes en lice.

Si j’ai donc voté avec mes Collègues pour une non-violation, c’est par déférence envers le travail du législateur français et parce que j’ai conscience de mon rôle limité dans ce contexte.

Ceci ne saurait cependant m’empêcher d’expliquer pourquoi j’éprouve un profond malaise en présence des situations auxquelles se trouvent confrontées les requérantes dans la présente affaire.

La législation applicable. Lorsque le caractère pathologique de l’infertilité d’un couple a été médicalement constaté, le droit français prévoit la possibilité, pour remédier à cette infertilité, d’un recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP). Cependant, la loi interdit, de manière absolue, non seulement la conception post mortem sur le territoire national, mais aussi l’exportation de gamètes ou d’embryons à des fins prohibées en France.

Des rapports émanant respectivement du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé et du Conseil d’État ont mis en évidence les difficultés de l’interdiction de la procréation post mortem et surtout de l’interdiction du transfert d’embryons post mortem, mais, lors du vote de la loi no 2021-1017 relative à la bioéthique le 29 juin 2021, le législateur, tout en ouvrant l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules, a maintenu l’interdiction de la conception posthume.

La situation des requérantes. S’étant vu diagnostiquer une tumeur cérébrale et devant se soumettre à une chimiothérapie, le mari de Madame Baret avait effectué en 2016 un dépôt de paillettes de sperme en vue d’un futur projet parental. Trois ans plus tard, Madame Baret bénéficia d’une insémination intra-utérine avec le sperme de son mari. Le premier cycle échoua, et le deuxième cycle fut interrompu en raison du décès du mari au cours du même mois. Dans un testament rédigé au moment du mariage, le mari avait désigné la requérante comme l’unique décisionnaire de l’utilisation ou de la destruction de ses paillettes de sperme s’il venait à mourir avant une grossesse, en précisant que, dans ce cas, il aimerait qu’elle « puisse avoir recours à la procréation post mortem, peut-être dans un autre pays ».

Madame Caballero et son mari avaient deux enfants, nés respectivement en 2014 et 2018, lorsqu’ils décidèrent de poursuivre leur projet familial. Le mari étant gravement malade, cinq de leurs embryons furent conservés dans une institution spécialisée. Au début de l’année 2019, le mari attesta de son souhait que la requérante puisse utiliser les embryons conservés s’il venait à mourir. Il décéda trois mois plus tard, avant l’implantation d’un embryon dans l’utérus de l’intéressée.

Les deux veuves engagèrent ensuite des démarches auprès des autorités en vue du transfert en Espagne, État qui autorise la procréation post mortem, des gamètes de son mari pour l’une et des embryons pour l’autre. Elles se virent cependant l’une comme l’autre opposer un refus au motif que la loi française interdisait la procréation post mortem et que l’exportation de gamètes ou d’embryons était interdite en cas de décès du mari.

Toutes les actions en justice qu’elles engagèrent contre ces décisions devant les juridictions administratives échouèrent. Dans les deux cas, en dernière instance, le Conseil d’État débouta les requérantes en soulignant le caractère absolu de l’interdiction de la procréation post mortem en France, notant par des motifs surabondants que cette interdiction n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention. Il précisa que, dans des circonstances particulières, une interdiction d’exporter les gamètes ou embryons pouvait certes constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice des droits garantis par la Convention, notamment dans le cas où l’épouse avait des liens étroits avec le pays de destination et où aucune intention frauduleuse ne pouvait être décelée dans la demande d’exportation. Dans le cas des requérantes, cependant, le Conseil d’État ne décela pas pareil lien, et il en conclut que la demande d’exportation ne tendait qu’à contourner la loi française.

La légitimité de l’interdiction. Estimant que les refus qui leur furent opposés étaient contraires à l’article 8 de la Convention, les deux requérantes ont saisi la Cour. Elles faisaient valoir que l’interdiction litigieuse s’analysait en une ingérence dans leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention, que son but était empreint de préjugés et donc d’une légitimité discutable, et que l’interdiction n’était ni nécessaire ni proportionnelle.

Le Gouvernement a non seulement contesté qu’il s’agît d’une ingérence, argument sur lequel il n’y a pas lieu de s’étendre, mais il a en outre soutenu que l’interdiction poursuivait un but légitime de « protection des droits et libertés d’autrui », en l’espèce ceux de l’enfant à naître et de ses parents. Selon lui, cette interdiction répondait en premier lieu à la nécessité de préserver l’intérêt de l’enfant en évitant qu’il naisse dans un contexte de deuil de son père, qui risquerait de marquer son récit identitaire, et qu’il soit susceptible d’être instrumentalisé en tant que figure de remplacement de son père disparu. Il ajoutait qu’il y avait lieu également de protéger le droit de l’enfant de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

Outre que cet argument, qui frôle le procès d’intention, est extrêmement hypothétique, il ne saurait valoir, tout simplement parce que, selon une jurisprudence constante de la Cour, l’enfant à naître n’a pas encore de personnalité (Vo c. France [GC], no 53924/00, 8 juillet 2004) et par conséquent n’a pas d’intérêts propres.

En second lieu, l’interdiction viserait la protection de la dignité de la personne humaine, qui impose le recueil du consentement libre et éclairé des deux parents, ce que compliquerait le décès de l’un et le deuil de l’autre.

Si le but allégué est certes légitime en soi, comment contester le fait que dans les deux cas d’espèce le consentement du mari était extrêmement clair, et qu’il avait en outre été donné par écrit ?

Tout en acceptant la légitimité du but qui consiste à assurer que chacun des membres du couple ait donné son consentement éclairé, l’arrêt considère que l’interdiction est justifiée également pour une autre raison, à savoir la « conception de la famille » telle qu’elle prévalait à la date des faits litigieux, qui s’est notamment traduite par le refus du législateur d’autoriser le recours à l’AMP pour faire naître un enfant sans père, étant donné que l’on considérait alors que cette procédure ne devait être employée que pour remédier à l’infertilité d’un couple. Il souligne que la conception posthume soulève des « questions éthiques mêlées à des considérations d’intérêt public pouvant se rattacher, entre autres, à la situation des enfants à naître ».

Voilà une justification particulièrement difficile à accepter, en tout cas dans le contexte de la France. S’il est parfaitement légitime, dans l’abstrait, d’essayer de procurer à un enfant à naître une mère et un père présents et d’éviter que, dès sa naissance, l’enfant ne soit orphelin, l’argument ne saurait valoir dans le contexte français depuis que la loi autorise l’AMP aux femmes seules et qu’elle autorise l’insémination par des gamètes de tiers donneurs. Où est en effet la cohérence d’une législation qui, comme l’a résumé parfaitement le Conseil d’État dans l’étude intitulée Révision de la loi bioéthique : quelles options pour demain ?, citée par extraits au paragraphe 24 de l’arrêt, « reviendrait à demander à la femme de procéder au don ou à la destruction de ses embryons, tout en lui offrant la possibilité de procéder seule à une insémination avec le sperme d’un donneur. Si la conception d’un enfant sans père est autorisée, il paraîtrait difficile de refuser l’utilisation des embryons du couple, ou des gamètes de l’homme, alors qu’ils ont été conservés dans le cadre d’un projet parental. Dans cette hypothèse, l’injonction faite à la femme de renoncer à ses embryons pourrait apparaître arbitraire » ? Le Gouvernement a entendu se dédouaner en soutenant « qu’il n’est pas paradoxal d’ouvrir l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules tout en maintenant la prohibition de la conception posthume, l’ouverture de l’une ne commandant pas celle de l’autre en raison de la différence des situations : une femme qui s’engage volontairement dans un projet monoparental et qui conçoit, dès l’origine, un équilibre familial, dans ce cadre, ne serait pas placée dans la même situation qu’une femme qui partageait un projet parental avec son conjoint, interrompu par le décès de ce dernier. » L’argument de la différence de situations peine à convaincre. On peut toujours jouer sur la différence de situations, mais le fait est que, dans les deux cas, une femme seule donnera naissance à un enfant sans père présent, autrement dit un enfant orphelin.

La nécessité et la proportionnalité de l’ingérence. Insistant sur l’ample marge d’appréciation des autorités nationales en la matière, le Gouvernement a soutenu que l’État français avait ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence. Il a ajouté que l’interdiction n’avait pas pour effet de priver les requérantes de la possibilité de devenir mères génétiques. Il a de plus argué que le juge interne avait apprécié l’existence ou l’absence de circonstances permettant de renverser « une forme de présomption d’intention frauduleuse » de la part des requérantes, qui, en sollicitant l’autorisation d’exporter respectivement les gamètes et les embryons en question, cherchaient à se voir appliquer des dispositions législatives étrangères plus permissives que la loi française.

L’arrêt insiste sur le fait que, malgré l’ample marge d’appréciation dont les États contractants bénéficient dans ce domaine, le cadre juridique mis en place doit être cohérent. Or, justement, où est la cohérence d’un système qui prive une femme de la possibilité de porter un enfant provenant des gamètes de son conjoint et qui, dans le même temps, lui permet de devenir mère d’un enfant conçu avec les gamètes d’un tiers donneur ? Dans les deux cas, l’enfant sera orphelin.

Plus grave encore, comment peut-on, dans une situation de détresse extrême où une femme veut continuer le projet parental librement décidé avec son conjoint et envisage dès lors de le réaliser dans un pays qui autorise la procréation post mortem, parler d’intention frauduleuse ? Il ne faut pas oublier que dans l’arrêt Pejřilová c. République tchèque (no 14889/19, § 60, 8 décembre 2022), qui traitait de la même problématique, la Cour a relevé, parmi les éléments pesant dans la balance, le fait que la législation tchèque n’interdisait pas à une personne de se rendre à l’étranger pour y obtenir une fécondation post mortem dans un pays où celle-ci était autorisée, sous réserve des garanties tenant au consentement éclairé préalable de l’homme décédé. Il est alors difficile de comprendre comment l’arrêt peut souscrire à l’affirmation des autorités françaises selon laquelle « l’interdiction d’exportation des gamètes ou des embryons procède du souci de ménager un équilibre entre les intérêts concurrents à la lumière de l’objectif visé par le législateur de ne pas rendre possible une forme de « dumping » éthique » (paragraphe 86 de l’arrêt).

Finalement, l’arrêt lui-même souligne que l’interdiction de l’exportation de gamètes et d’embryons post mortem n’est pas aussi absolue que le prétendent les autorités françaises. En effet, il se réfère à la jurisprudence du Conseil d’État, qui se livre à un examen de proportionnalité et qui, s’appuyant sur l’article 8 de la Convention, passe outre à l’interdiction d’exporter les gamètes ou embryons lorsqu’elle peut « entraîner des conséquences manifestement disproportionnées » (§ 88 de l’arrêt). Une appréciation in concreto des deux affaires présentes aurait pu, dès lors, conduire à un résultat moins sévère pour les requérantes.

Conclusion. Voici deux femmes qui avaient conçu avec leurs maris respectifs des projets parentaux communs, lesquels n’ont pas pu aboutir à temps à cause du décès – prévisible et prévu – des maris. Elles ont été privées de la possibilité de mener à bien ces projets par une législation extrêmement sévère. On leur a proposé de se faire inséminer au moyen de gamètes provenant de tiers donneurs. Il est difficile de mesurer pour laquelle des deux la proposition était plus cruelle : pour Madame Baret, qui n’avait pas d’enfant et qui avait prévu d’avoir un enfant avec son mari, ou pour Madame Caballero, dont les enfants auraient pu avoir un frère ou une sœur issu des mêmes parents qu’eux et qui aurait vraisemblablement pu parfaitement s’intégrer dans la famille existante, au lieu d’un frère ou une sœur ayant un père anonyme, ou du moins parfaitement étranger à la famille, qui n’aurait pas davantage été présent que le mari décédé de l’intéressée. Ce qui laisse vraiment perplexe, c’est l’incohérence de la réglementation qui privilégie un orphelin issu d’un don de gamètes d’un tiers donneur – selon toute vraisemblance anonyme (Gauvin-Fournis et Silliau c. France, nos 21424/16 et 45728/17, 7 septembre 2023) – par rapport à un orphelin dont les parents avaient conçu un projet parental et qui aurait pu, le cas échéant, s’intégrer dans une famille existante.

 

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ELÓSEGUI

1. Je souscris au vote unanime dans cette affaire ainsi qu’au raisonnement exposé sur le respect de la marge d’appréciation de la France en la matière. Cette opinion concordante est motivée par mon désaccord portant spécifiquement sur le dernier paragraphe de l’arrêt, qui est un obiter dictum et ne fait donc partie ni de la conclusion de non-violation de l’article 8 de la Convention ni du raisonnement de l’arrêt (ratio decidendi). Je suis d’avis que la Cour n’aurait pas dû ajouter ce paragraphe, même comme obiter dictum, car en réalité il contredit ce qui est dit précédemment et affaiblit l’arrêt : « Néanmoins, la Cour reconnaît que l’ouverture, depuis 2021, par le législateur de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules pose de manière renouvelée la pertinence de la justification du maintien de l’interdiction dénoncée par les requérantes. La Cour rappelle en effet que malgré l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de bioéthique, le cadre juridique mis en place par ces États doit être cohérent (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 100, CEDH 2011, Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, §§ 64 et 71, 28 août 2012) » (paragraphe 90 de l’arrêt).

2. Par ailleurs, ce paragraphe m’inquiète car je crois qu’il outrepasse notre rôle de juges dans le cas d’espèce et que, de manière confuse et embrouillée il contribue à indiquer à l’État français quelque chose qui va au-delà de cette affaire, sans aucune nécessité pour la Cour de se substituer au législateur. En fait, l’affaire montre que le Parlement français a pris en compte la situation en cause et que, malgré tout, il a décidé de légiférer dans le sens choisi, considérant que la situation d’une femme célibataire et celle d’une veuve voulant accéder à l’insémination post mortem ne sont pas comparables ou analogues. Pour cette raison, je souhaite personnellement prendre mes distances avec cette façon de procéder, avec tout le respect dû à mes collègues qui sont d’un autre avis.

3. Comme je l’ai indiqué tout récemment dans une autre opinion concordante, relative à une autre affaire française en rapport avec la loi relative à la bioéthique, les évolutions législatives en ces matières conduisent parfois à des systèmes juridiques peu cohérents ou à des sensibilités différentes selon la situation qu’ils tentent de résoudre (voir mon opinion concordante dans l’affaire Gauvin-Fournis et Silliau c. France, no 21424/16, 7 septembre 2023). Dans la présente espèce, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu violation du droit des requérantes au respect de leur vie privée ou de leur droit au respect de leur vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention du fait que la législation et les tribunaux français avaient refusé l’exportation des gamètes et embryons de leurs défunts maris vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées.

4. Bien qu’il s’agisse d’une affaire différente, relevons que la même section de la Cour a statué dans l’affaire Pejřilová c. République tchèque (no 14889/19, 8 décembre 2022), dans laquelle j’ai siégé, et a conclu à l’unanimité à la non-violation de l’article 8. Dans cette affaire, une veuve s’était vu opposer le rejet de son souhait de se faire inséminer à l’aide du sperme congelé de son mari décédé, au motif que le droit interne n’autorisait ce mode d’insémination que pour les couples et entre vifs. L’intention du législateur est de protéger le libre arbitre de l’homme qui a consenti à la procréation assistée ainsi que le droit de l’enfant à naître de connaître ses parents. Le consentement explicite du mari disparu aurait été nécessaire dans ce cas. Bien que la législation de la République tchèque n’autorise pas ce mode d’insémination dans ce pays, elle autorise le transfert vers un autre pays s’il existe un consentement implicite de la partie concernée. Parmi les éléments ayant pesé dans la balance, la Cour a relevé que la législation tchèque n’interdisait pas à une personne de se rendre à l’étranger pour y obtenir une fécondation post mortem dans un pays qui l’autorise, sous réserve des garanties tenant au consentement éclairé préalable de l’homme décédé (paragraphe 60 de l’arrêt Pejřilová). En l’absence de consensus européen, l’ample marge d’appréciation de l’État a été respectée.

5. Les deux présentes requêtes concernent le refus d’exporter, d’une part, les gamètes du défunt mari de la première requérante et, d’autre part, les embryons du couple que formaient la seconde requérante et son mari décédé vers l’Espagne, pays qui autorise la procréation post mortem. Dans la seconde requête, le grief tiré d’une discrimination entre veuves (article 14 combiné avec l’article 8), selon qu’elles sont ressortissantes françaises ou ayant un lien de nationalité avec le pays d’exportation des gamètes, a été rejeté.

6. L’un des arguments fondamentaux du législateur français pour n’autoriser en aucune façon la fécondation in vitro post mortem sur le territoire français (et l’exportation de gamètes ou d’embryons vers un autre pays à cette fin) touche aux droits des enfants et au fait de naître orphelin de père. Le législateur et les tribunaux français ont tenu compte du fait qu’un couple marié a pu réaliser un projet vital antérieur et conserver du sperme ou des gamètes pour plus tard, dans l’éventualité où, en raison d’une maladie ou d’un handicap physique, l’un des deux membres du couple se trouverait dans l’incapacité de procréer. Cependant, une fois l’un des deux membres du couple décédé, la fécondation post mortem pose d’une part le problème de la validité éventuelle du consentement préalable, qui n’est parfois pas très clair, et d’autre part la question des droits d’un tiers, c’est-à-dire d’un enfant qui pourrait naître grâce à ces gamètes mais d’une mère veuve.

7. Le législateur français a exposé ses raisons à l’issue d’un débat démocratique et il les a réitérées récemment (paragraphes 21-23 de l’arrêt), et les tribunaux ont également examiné le cas spécifique (paragraphe 57 de l’arrêt). Par conséquent, à partir du moment où la Cour a accepté ces motifs dans les deux cas d’espèce dont elle est saisie, eu égard également à d’autres changements législatifs qui ont permis aux couples de même sexe et aux femmes célibataires de procréer – dans ce dernier cas seules – en recourant aux techniques de procréation assistée, et une fois admis que les divergences éventuelles relèvent de la marge d’appréciation des États (paragraphes 26-27, 47 et 58 de l’arrêt), j’estime qu’il n’appartient pas à la Cour de livrer une quelconque indication pour l’avenir, ni de porter un jugement de valeur sur d’éventuelles incohérences et sur la manière de les résoudre en prenant le parti d’indiquer que la fécondation in vitro post mortem devrait être autorisée. En effet, je ne pense pas que l’idée qui sous-tend le paragraphe en question soit d’assimiler les deux types de situations interdisant aux femmes seules la fécondation in vitro.

8. Indépendamment des idées particulières que chaque juge nourrit sur la manière d’établir tout un système juridique en assurant sa cohérence, et compte tenu du fait que les opinions peuvent être très différentes quant à la comparabilité de ces situations – la condition d’orphelin d’un enfant né par insémination d’une mère célibataire ou par insémination post mortem d’une mère veuve –, j’estime qu’il ne nous appartient pas, à nous juges siégeant à Strasbourg, d’indiquer une manière précise de légiférer après avoir affirmé que l’État dispose d’une large marge d’appréciation en ces matières. Pour cette raison, au-delà de la résolution du cas d’espèce et de la réponse aux allégations spécifiques, nous devons garder le silence sur ce que nous n’avons pas été appelés à résoudre. La séparation des pouvoirs touche également le judiciaire par rapport au législatif. Le juge détient un grand pouvoir, mais il doit résister à la tentation de s’ériger en législateur. S’il y a démocratie, celle‑ci doit respecter les processus démocratiques d’élaboration des lois, à moins qu’ils ne soient contraires à la Convention.

9. Enfin, je voudrais ajouter qu’un autre argument qui a parfois été soulevé en faveur de la fécondation post mortem consiste à dire que l’enfant ainsi engendré, même s’il n’a pas de père, connaît l’identité de celui-ci ainsi que sa propre origine biologique, par opposition aux autres situations dans lesquelles le donneur de gamètes est resté anonyme. Cependant, cet argument a perdu de son poids puisque, depuis les dernières modifications législatives intervenues en France en 2021, le donneur ne peut plus rester anonyme et l’enfant engendré à l’aide de ces techniques a le droit s’il le souhaite, à sa majorité, de connaître l’identité du donneur et, d’une certaine manière, ses propres origines. La nouvelle loi a donc levé l’anonymat des donneurs (arrêt Gauvin-Fournis et Silliau précité, § 50). Désormais, tout donneur consent au moment du don à ce que l’enfant, en atteignant la majorité, puisse accéder à son identité ou à des données non identifiantes (idem).

10. Certes, dans le cas des couples qui ont eu recours à ces techniques pour des raisons d’infertilité, il est évident que l’enfant aura, légalement et socialement, un père et une mère, et qu’il grandira avec les deux figures parentales (dans la plupart des cas). L’enfant ignorera peut-être que l’un des deux n’est pas son père ou sa mère biologique, à moins qu’ils lui aient révélé la vérité. Sans doute y a-t-il une plus grande similitude avec la fécondation post mortem, quant aux conséquences pour l’enfant d’une mère célibataire ou d’une femme veuve lorsqu’il veut accéder à la vérité parce qu’il aura grandi sans père. Cependant, je crois que le fait de creuser dans un sens ou dans un autre une fois qu’il a été conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention parce qu’il a été considéré que tout cela relevait de la marge d’appréciation de l’État, ou le fait de livrer in abstracto des indications obiter dictum, va au-delà de ce qui revient au juge examinant le cas d’espèce. Dans ce dernier cas, il aurait été approprié de voter pour la violation et de formuler une opinion dissidente contre la conclusion de non-violation livrée dans le présent arrêt.

Dernière mise à jour le septembre 14, 2023 par loisdumonde

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