GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SANCHEZ c. FRANCE
(Requête no 45581/15)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Amende pénale faute pour un élu d’avoir supprimé, de son mur Facebook accessible au public et utilisé lors de sa campagne électorale, les propos islamophobes de tiers condamnés à ce titre • Prévisibilité de la loi • Devoirs et responsabilités des personnalités politiques utilisant les réseaux sociaux à des fins politiques et électorales • Impact des propos haineux accru et plus dommageable dans un contexte électoral et marqué par les tensions • Nécessité d’une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués • Mise en place souhaitée d’un contrôle minimum a posteriori ou filtrage préalable de l’hébergeur ou du titulaire du compte pour identifier et supprimer des propos illicites dans un délai raisonnable, même en l’absence d’une notification de la partie lésée • Choix délibéré du requérant, rompu à la communication publique et ayant une expertise dans le domaine numérique, de rendre public l’accès à son forum • Faute d’action malgré avoir été informé des commentaires litigieux • Aucune question liée à la fréquentation potentiellement trop importante d’un compte • Contrôle de proportionnalité de la Cour en fonction du niveau de responsabilité de la personne concernée et compte tenu de ses notoriété et représentativité • Condamnation pénale proportionnée
STRASBOURG
15 mai 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sanchez c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Georgios A. Serghides,
Lətif Hüseynov,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Saadet Yüksel,
Ana Maria Guerra Martins,
Mattias Guyomar,
Andreas Zünd, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 juin 2022 et 8 février 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45581/15) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Julien Sanchez (« le requérant ») a saisi la Cour le 15 septembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me D. Dassa-Le Deist, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été successivement représenté par M. F. Alabrune, puis par M. D. Colas, directeurs des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue une violation de l’article 10 de la Convention, en raison de sa condamnation pénale pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes ou d’une personne à raison d’une religion déterminée, faute pour lui d’avoir promptement supprimé les propos tenus par des tiers sur le mur de son compte Facebook.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 9 janvier 2018, le grief concernant l’article 10 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. Le 2 septembre 2021, une chambre de cette section composée de Síofra O’Leary, présidente, Mārtiņš Mits, Ganna Yudkivska, Stéphanie Mourou-Vikström, Ivana Jelić, Arnfinn Bårdsen, Mattias Guyomar, juges, et de Victor Soloveytchik, greffier de section, a rendu son arrêt. Elle a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable et a conclu, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 10 de la Convention.
6. Le 29 novembre 2021, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Le 17 janvier 2022, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
9. Des observations ont également été reçues des gouvernements slovaque et tchèque, de Media Defence, d’Electronic Frontier Foundation et d’European Information Society Institute, que le président de la Grande Chambre avait autorisés à intervenir en qualité de tierces parties dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et 71 § 1 et 44 § 3 du règlement).
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 juin 2022.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. T. Stehelin, co-agent ;
M. B. Chamouard, co-agent ;
M. J.-B. Desprez,
Mme M. Blanchard,
Mme P. Reparaz,
Mme A. Roux, conseillers ;
– pour le requérant
Me D. Dassa-Le-Deist,
Me S. Josserand, conseils.
La Cour a entendu M. Stehelin, ainsi que Mes Dassa-Le Deist et Josserand en leurs déclarations et réponses aux questions posées par les juges.
INTRODUCTION
11. La requête concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation pénale du requérant, à l’époque élu local et candidat aux élections législatives, pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes ou d’une personne à raison d’une religion déterminée, faute pour lui d’avoir promptement supprimé les propos tenus par des tiers sur le mur de son compte Facebook.
EN FAIT
Les circonstances DE L’ESPÈCE
12. Le requérant est né en 1983 et réside à Beaucaire.
13. Il est maire de sa ville de résidence depuis 2014 et préside le groupe Rassemblement national (anciennement « Front national » ou « FN », jusqu’en 2018) au Conseil régional d’Occitanie. Le site Internet de la mairie de Beaucaire consacre une page de présentation au requérant, dans laquelle il est également précisé que ce dernier, dans le cadre de sa « vie professionnelle », s’est occupé « de la stratégie Internet du FN (…) pendant 7 ans ». À l’époque des faits, il était le candidat du Front national aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes. F.P., alors député européen et premier adjoint au maire de Nîmes, était l’un de ses adversaires politiques.
14. Le 24 octobre 2011, le requérant « posta » sur le mur de son compte Facebook, qu’il gérait personnellement et dont l’accès était ouvert au public, un billet concernant F.P., et qui se lisait comme suit :
« Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député Européen UMP Nîmois [F.P.], dont le site qui devait être lancé aujourd’hui affiche en une un triple 0 prédestiné… »
15. Une quinzaine de commentaires furent publiés par des tiers à la suite de ce billet. Parmi eux, celui de S.B., qui réagit le jour même à cet article, en ajoutant le commentaire suivant sur le mur du compte Facebook du requérant :
« Ce GRAND HOMME a transformer NIMES en ALGER , pas une rue sans son KHEBAB et sa MOSQUEE; DEALERS et PROSTITUES REIGNENT EN MAITRE, PAS ETONNANT QU IL EST CHOISI BRUXELLES CAPITAL DU NOUVEL ORDRE MONDIAL CELUI DE LA CHARIA…MERCI L UMPS AU MOINS CA NOUS FAIT ECONOMISER LE BILLET D AVION ET LES NUITS D HOTELS…. J ADORE LE CLUB MED version gratuite…Merci FRANCK et KISS A LEILLA….ENFIN UN BLOG QUI NOUS CHANGE LA VIE… » (sic)
16. Un autre lecteur, L.R., écrivit également les trois commentaires suivants :
« des bars a chichas de partout en centre ville et des voilées … voila ce que c’est nimes la ville romaine soi disant…l’UMP et le PS sont des alliés des musulmans. » (sic)
« un trafic de drogue tenu par les musulmans rue des lombards qui dure depuis des années … avec des cameras dans la rue …, un autre trafic de drogue au vu de tout le monde avenue general leclerc ou des racailles vendent leur drogue toute la journée sans que la police intervienne et devant des colleges et lycées , des caillassages sur des voitures appartenant à des « blancs » route d’arles aux feu sans arret… nimes capitale de l’insécurité du languedoc roussillon. » (sic)
« prout l’elu au develloppement economique lol develloppement economique hallal boulevard gambetta et rue de la republique ( islamique ). » (sic)
17. Dans la matinée du 25 octobre 2011, Leila T. (qui semblait désignée par le prénom « Leilla » évoqué dans le commentaire de S.B. – paragraphe 15 ci-dessus), compagne de F.P., prit connaissance de ces commentaires. Se sentant insultée directement et personnellement par des propos qu’elle qualifia de « racistes », qui associaient son prénom, selon elle « à consonance maghrébine », à la politique de son compagnon, elle se rendit immédiatement au salon de coiffure géré par S.B., qu’elle connaissait personnellement. Ce dernier, qui ignorait le caractère public du mur Facebook du requérant, supprima son commentaire aussitôt après le départ de Leila T., ce qu’elle confirmera ultérieurement lors de son audition par les gendarmes.
18. Le 26 octobre 2011, Leila T. écrivit au procureur de la République de Nîmes pour déposer plainte contre le requérant, S.B. et L.R., en raison des propos publiés sur le mur du compte Facebook du premier, tout en joignant des impressions d’écran pour attester des commentaires litigieux.
19. Le 27 octobre 2011, le requérant mit sur le mur de son compte Facebook un message invitant les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », sans intervenir sur les commentaires qui y étaient publiés.
20. Leila T. fut entendue par les gendarmes le 6 décembre 2011. Elle déclara avoir découvert les commentaires le matin du 25 octobre 2011, alors qu’elle était dans le bureau de son compagnon, député européen et premier adjoint au maire de Nîmes. Elle précisa que leur relation était de notoriété publique, que les propos tenus sur le mur du compte Facebook du requérant, accessible à tous, associaient son prénom à consonnance maghrébine à celui de son compagnon et à sa politique, le tout rattaché à des propos à caractère raciste. Elle indiqua qu’après avoir découvert les faits, elle s’était immédiatement rendue au salon de coiffure tenu par S.B., à qui elle avait fait part de son indignation. Selon elle, S.B. était très surpris et n’avait manifestement pas connaissance du caractère public de ce mur Facebook, mais il avait confirmé qu’il parlait bien d’elle lorsqu’il écrivait « Merci Frank et kiss à Leilla ». Elle ajouta avoir été raccompagnée à la mairie par l’épouse du préfet, qui passait là par hasard et avait constaté son état d’énervement. Au cours du trajet, elle s’était reconnectée sur Facebook et avait constaté que le commentaire de S.B. avait déjà été retiré. Les investigations sur le mur du compte Facebook du requérant permirent de constater, le même jour, que les propos du requérant et les commentaires de L.R. y figuraient toujours, tandis que celui publié par S.B. avait effectivement disparu.
21. Par ailleurs, L.R. fut identifié par les gendarmes au cours de l’investigation comme étant un employé de la ville de Nîmes. Entendu par les gendarmes le 23 janvier 2012, il indiqua exercer les fonctions d’attaché de campagne électorale du requérant et contesta le caractère raciste de ses propos ou tout appel à la haine raciale. Expliquant n’avoir à aucun moment voulu diriger ses propos contre Leila T., il précisa avoir entre-temps supprimé les commentaires dans lesquels F.P. aurait pu se reconnaître ou se faire reconnaître.
22. Au cours de son audition du 25 janvier 2012, S.B. déclara aux gendarmes avoir ignoré le caractère public du mur du compte Facebook du requérant et supprimé ses commentaires aussitôt après l’intervention de Leila T. devant son salon de coiffure. Il ajouta avoir informé le requérant de cette altercation le jour même.
23. Le 28 janvier 2012, le requérant fut également entendu par les enquêteurs. Rappelant avoir été candidat à Nîmes contre F.P., le compagnon de Leila T., il expliqua ne pas pouvoir surveiller la multitude de commentaires publiés chaque semaine sur le mur de son compte Facebook. Il indiqua notamment : ne pas être l’auteur des propos ; n’avoir pas eu le temps de supprimer le commentaire de S.B., qui était déjà intervenu ; n’avoir pris connaissance de ceux de L.R. qu’au moment de sa convocation à la gendarmerie, précisant être prêt à les supprimer si la justice le lui demandait ; qu’il consultait le mur de son compte Facebook tous les jours, mais qu’il ne lisait pas souvent les commentaires, trop nombreux compte tenu d’un nombre d’« amis » s’élevant à plus de 1 800 personnes susceptibles de « poster » des commentaires 24h/24, préférant « poster » des thèmes pour informer ses lecteurs ; que Leila T. n’était pas citée nominativement et qu’il n’avait découvert son prénom qu’à l’occasion de la plainte déposée par elle ; que Leila T. l’avait déjà personnellement pris à partie dans un bureau de vote ; qu’elle aurait dû lui téléphoner pour demander de supprimer ces commentaires, ce qui aurait permis d’« économiser » une plainte, mais que son but était certainement de déstabiliser sa candidature face à son compagnon ; qu’à la place, Leila T. s’était rendue dans le salon de coiffure de S.B., qu’elle connaissait, pour l’insulter et le menacer devant des témoins ; enfin, qu’il connaissait L.R. et S.B., militants de son parti, qui n’y exerçaient aucune fonction. Évoquant ses propres origines étrangères, il ajouta n’avoir jamais fait preuve d’un quelconque racisme ou d’une discrimination envers quiconque, et ne voir aucun appel au meurtre ou à la violence dans les propos litigieux, qui demeuraient selon lui dans les limites de la liberté d’expression de tout citoyen. Il souligna la suppression du caractère public du mur de son compte Facebook quelques jours avant cette audition, afin de le rendre uniquement accessible à ceux qui choisissaient d’être ses amis et d’éviter tout nouvel incident qui ne serait pas de son fait. Postérieurement à cette audition, les enquêteurs purent confirmer que la page Facebook du requérant n’était effectivement plus accessible au public.
24. Le requérant, S.B. et L.R. furent cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Nîmes pour la mise en ligne des propos litigieux sur le mur du compte Facebook du requérant, constitutifs des faits de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes, notamment Leila T., en raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. Les citations visaient les articles 23, alinéa 1er, 24, alinéa 8, et 65-3 de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.
25. Par un jugement du 28 février 2013, le tribunal correctionnel de Nîmes déclara le requérant, S.B. et L.R. coupables des faits reprochés et condamna chacun d’entre eux au paiement d’une amende de 4 000 euros (EUR). Le requérant fut condamné sur le fondement des articles 23, alinéa 1er, 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982. S.B. et lui furent en outre solidairement condamnés à payer 1 000 EUR à Leila T., partie civile, en réparation de son préjudice moral. En revanche, le tribunal estima ne pas devoir prononcer la peine d’inéligibilité requise par le ministère public.
26. Dans son jugement, le tribunal jugea tout d’abord que :
« Les propos rapportés définissent parfaitement le groupe de personnes concernées, ne serait-ce que par les phrases : « L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans » et « un trafic de drogue tenu par les musulmans », la mention associée des termes « Khebab », « Mosquée », « Charia », « Bars à chichas », « développement économique hallal », achevant de caractériser, aux yeux de ses rédacteurs, le groupe visé.
L’assimilation dans ce même dialogue, des membres du groupe concerné, explicitement, « celui des musulmans », avec « dealers et prostitués (sic) », qui « reignent en maître » (sic), « des racailles qui vendent leur drogue toute la journée », ou encore les auteurs de « caillassages sur des voitures appartenant à des blancs » tend clairement, tant par son sens que par sa portée, à susciter un fort sentiment de rejet envers le groupe de personnes de confession musulmane, réelle ou supposée. »
27. Le tribunal estima en outre que Leila T. pouvait être considérée comme provoquée par les propos litigieux, compte tenu des références à son compagnon, cité à plusieurs reprises dans la conversation et apostrophé par les termes « Merci Frank et kiss à Leilla », de nature à les assimiler aux responsables supposés de la transformation de « Nimes en Alger » et de susciter à leur égard haine ou violence.
28. S’agissant du requérant, le tribunal rappela qu’il se déduisait de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en a eu connaissance. Il écarta les arguments du requérant, selon lequel il n’avait pas le temps de lire les commentaires et n’était pas au courant des propos de S.B. et L.R., aux motifs que : d’une part, les commentaires ne pouvaient être publiés sur son mur qu’après qu’il avait autorisé ses « amis » à y avoir accès, soit 1 829 personnes au 25 octobre 2011, et qu’il lui appartenait de s’assurer de la teneur de leurs propos ; d’autre part, il ne pouvait ignorer que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement encore la surveillance. Il conclut en relevant qu’ayant pris l’initiative de créer un service de communication au public par voie électronique en vue d’échanger des opinions et ayant laissé les commentaires litigieux encore visibles le 6 décembre 2011 selon les enquêteurs, le requérant n’avait pas promptement mis fin à cette diffusion. Le tribunal en conclut que le requérant ne pouvait « qu’être déclaré coupable en qualité d’auteur principal ». Il déclara S.B. et L.R. coupables en qualité de complices des faits retenus à l’encontre du requérant, précisant que la qualité en vertu de laquelle ils étaient susceptibles d’être poursuivis avait été débattue à l’audience.
29. Le requérant et S.B. interjetèrent appel. Ce dernier se désista par la suite.
30. Par un arrêt du 18 octobre 2013, la cour d’appel de Nîmes confirma le jugement sur la culpabilité des prévenus, réduisant l’amende infligée au requérant à 3 000 EUR. Elle le condamna également à verser 1 000 EUR à Leila T., au titre des frais et dépens à hauteur d’appel.
31. Dans sa motivation, la cour d’appel jugea que le tribunal correctionnel avait considéré à juste titre que les propos définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes tendait à susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers ce groupe. Relevant que le texte fondant les poursuites visait la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, elle jugea :
« (…) Attendu que le texte fondant les poursuites vise la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes ; que l’expression « kiss à Leilla », désignant [L.T.], et associée à [F.P.], adjoint à la mairie de Nîmes, et désigné par les écrits comme ayant contribué à abandonner la ville de Nîmes aux mains des musulmans et donc à l’insécurité, est de nature à associer cette dernière à la transformation de la ville et donc de susciter à son égard haine ou violence ; qu’en fonction de ces éléments, ces deux textes constituent une provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne, la compagne de [F.P.], [L.T.], à raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté musulmane ; que le délit prévu à l’article 24 [alinéa] 8 de la loi du 29 juillet 1881 est parfaitement établi ; (…) »
32. Se référant ensuite aux dispositions de l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 et aux faits de l’espèce, la cour d’appel se prononça comme suit :
« Attendu qu’il est constant et non contesté que ces deux textes ont été publiés sur le mur public tenu par [le requérant] sur le réseau social Facebook, par deux de ses amis, [S.B.] et [L.R.], le 24 octobre 2011 ; que l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 modifié par la loi du 21 juin 2004, stipule que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne, ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en a eu connaissance ; qu’en l’espèce, aucun élément de la procédure ne permet d’établir que le prévenu ait été informé, avant leur publication, de la teneur de ces articles ; que, cependant, [le requérant], élu du Front National, personnage public, a sciemment rendu public son mur Facebook et a donc autorisé ses amis à y publier des commentaires ; que, par cette démarche volontaire, il est devenu responsable de la teneur des propos publiés ; que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante ; qu’il ne peut soutenir ne pas avoir eu connaissance des propos publiés sur son site le 24 octobre, alors même qu’il a déclaré, lors de l’enquête, qu’il le consultait tous les jours ; qu’il n’a pas retiré cependant lesdits commentaires qui le seront par [S.B.] lui-même ; qu’alerté par ce dernier sur la réactivité de la partie civile, il n’a pas plus supprimé le commentaire de [L.R.], qui sera encore présent sur son site lors de la consultation par les enquêteurs le 6 décembre 2011 ; qu’il ne peut être considéré, ainsi que l’a justement constaté le tribunal, comme ayant promptement mis fin à la diffusion des propos litigieux ; qu’il a légitimé sa position en stipulant que de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression ; que c’est donc délibérément qu’il les a maintenus sur son mur ; qu’en l’état de ces éléments, c’est à juste titre que le tribunal a retenu le prévenu dans les liens de la prévention et que le jugement déféré sera confirmé sur la culpabilité (…) »
33. Le requérant se pourvut en cassation, invoquant notamment l’article 10 de la Convention. Dans le cadre d’un moyen unique de cassation, il soutint : que pour être constituée, l’infraction reprochée nécessitait que les propos comportent une exhortation ou une incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ne devant pas uniquement susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers un groupe ou une personne ; que la seule crainte d’un risque de racisme ne pouvait priver les citoyens de la liberté de s’exprimer sur les conséquences de l’immigration dans certaines villes ou certains quartiers, les commentaires ayant précisément dénoncé la transformation de la ville de Nîmes par l’immigration d’origine maghrébine et de confession musulmane ; que la citation à comparaître devant le tribunal était irrégulière ; enfin, que les propos incriminés ne visaient nullement Leila T. et avaient été dénaturés par la cour d’appel.
34. Par un arrêt du 17 mars 2015, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, notamment au regard de l’article 10 de la Convention, par les motifs suivants :
« (…) d’une part, le délit de provocation (…) est caractérisé lorsque, comme en l’espèce, les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les textes incriminés tendent à susciter un sentiment de rejet ou d’hostilité, la haine ou la violence, envers un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée ; (…) d’autre part, le texte précité entrant dans les restrictions prévues au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la méconnaissance du principe de la liberté d’expression affirmé par le paragraphe 1er dudit article ne saurait être invoquée ; (…) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. Le droit interne
A. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
35. Les dispositions pertinentes, dans leur rédaction applicable à l’époque des faits commis par le requérant, étaient rédigées comme suit :
Article 23
« Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet.
Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative de crime prévue par l’article 2 du code pénal. »
Article 24 (alinéas 8 et 10-12)
« (…)
Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.
(…)
En cas de condamnation pour l’un des faits prévus par les deux alinéas précédents, le tribunal pourra en outre ordonner :
1o Sauf lorsque la responsabilité de l’auteur de l’infraction est retenue sur le fondement de l’article 42 et du premier alinéa de l’article 43 de la présente loi ou des trois premiers alinéas de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, la privation des droits énumérés aux 2o et 3o de l’article 131-26 du code pénal pour une durée de cinq ans au plus ;
2o L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l’article 131-35 du code pénal.
(…) »
B. La loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle
36. Institué par la loi no 85-1317 du 13 décembre 1985, l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 a permis de transposer le régime de responsabilité dite « en cascade », prévu par l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans le champ de la communication audiovisuelle, puis de la communication au public par voie électronique. Il a été modifié par les lois no 92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal (pour une référence à l’article 121-7 du code pénal, en lieu et place à l’article 60 dudit code), no 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (dite « LCEN », qui a substitué, à la notion de « communication audiovisuelle », celle plus large de « communication au public par voie électronique ») et no 2009‑669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (dite « HADOPI I »). Dans le cadre de l’examen de cette dernière, un cinquième alinéa fut ajouté à l’article 93-3, à la suite d’un amendement proposé en vue, d’une part, de « créer un statut d’éditeur de presse en ligne, assorti d’un régime de responsabilité adapté » et, d’autre part, d’« adapter parallèlement le régime de responsabilité éditoriale des services de communication en ligne » (Assemblée Nationale, amendement No 201 Rect.) :
« En effet, le dispositif de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 présume le directeur de publication responsable à titre principal des délits de presse commis sur le service de communication au public en ligne qu’il publie, lorsque les messages ont fait l’objet d’une fixation préalable. Cette présomption apparaît délicate à mettre en œuvre pour les espaces de participation personnelle (forums de discussion, blogs) faisant appel à la contribution et à la participation des internautes.
Aussi est-il proposé de prévoir que les contributions des internautes donnent lieu à un régime de responsabilité atténué, quel que soit le type de modération adopté, et qu’elles n’engagent pas la responsabilité du directeur de publication à titre principal, sauf s’il avait effectivement connaissance du contenu mis à la disposition du public. »
37. L’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, dans sa rédaction applicable à l’époque des faits, se lisait ainsi :
« Au cas où l’une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication ou, dans le cas prévu au deuxième alinéa de l’article 93-2 de la présente loi, le codirecteur de la publication sera poursuivi comme auteur principal, lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public.
À défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal.
Lorsque le directeur ou le codirecteur de la publication sera mis en cause, l’auteur sera poursuivi comme complice.
Pourra également être poursuivie comme complice toute personne à laquelle l’article 121-7 du code pénal sera applicable.
Lorsque l’infraction résulte du contenu d’un message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur ou le codirecteur de publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message. »
C. Le régime juridique applicable au « producteur »
1. La notion de « producteur »
38. La Cour de cassation a précisé la notion de producteur, retenant cette qualification pour une personne ayant pris l’initiative de créer un service de communication par voie électronique en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance (Cass. crim., 8 décembre 1998, publié au Bulletin des arrêts de la chambre criminelle – « Bull. crim. » –, no 335 ; voir également les deux arrêts de principe du 16 février 2010 : Cass. crim., pourvoi no08‑86.301, Bull. crim., no 30 – concernant la responsabilité, en qualité de producteur, du dirigeant d’une société exploitant un site Internet en raison de la diffusion de plusieurs textes sur le forum de discussion, et Cass. crim., pourvoi no 09-81.064, Bull. crim., no 31 – concernant la responsabilité, en qualité de producteur, du président d’une association pour la diffusion de propos litigieux sur le blog de cette dernière). Cette définition du « producteur » a été consacrée par le Conseil constitutionnel qui, dans une décision du 16 septembre 2011 (paragraphe 40 ci-dessous), s’est exprimé comme suit :
« Considérant qu’il résulte de ces dispositions, telles qu’interprétées par la Cour de cassation dans ses arrêts du 16 février 2010 (…), que la personne qui a pris l’initiative de créer un service de communication en ligne en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance peut être poursuivie en sa qualité de producteur »
2. L’engagement de la responsabilité du « producteur »
39. Dans ses deux arrêts du 16 février 2010 précités (paragraphe 38 ci‑dessus), la Cour de cassation a également confirmé que, selon l’article 93‑3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, lorsqu’une infraction prévue par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, à défaut de l’auteur du message, le producteur du service sera poursuivi comme auteur principal, même si ce message n’a pas été fixé préalablement à sa communication au public (Bull. crim., nos 30 et 31). En outre, dans l’une de ces affaires, la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’une cour d’appel qui avait relaxé, sans avoir recherché s’il pouvait être poursuivi en qualité de producteur, le responsable d’un blog qui se voyait reprocher le commentaire publié par un tiers, alors que ce dernier était identifié (Cass. crim., 16 février 2010, pourvoi no 09‑81.064, Bull. crim., no 31 ; voir également, concernant la suite de cette procédure, Cass. crim., 30 octobre 2012, pourvoi no 10-88.825, Bull. crim., no 233). Dans son rapport, le conseiller rapporteur de la Cour de cassation, examinant les questions qui se posaient dans le cadre de l’examen du premier pourvoi en cassation (no 09-81.064, ayant donné lieu à l’arrêt du 16 février 2010), s’exprima comme suit concernant la question de « l’indépendance des poursuites » :
« Cette fluidité des rôles dans la chaîne des acteurs de l’Internet autorise-t-elle le ministère public, ou la victime d’une infraction de presse, à « choisir » la personne poursuivie dans la liste de l’article 93-3 ?
Littéralement, l’article 93-3, comme les articles 42 et 43 de la loi de 1881, assigne à chacun une place déterminée (auteur principal, complice), selon un mécanisme rigide (« à défaut… » : c’est-à-dire : « en l’absence de… », « faute de… », sans que les raisons de cette absence soient explicitées : personne non identifiée, immunité, absence délibérée de mise en cause de l’échelon précédent…). Mais il y a déjà longtemps que la jurisprudence a adopté ici un principe « d’indépendance des poursuites », selon lequel :
« Aucune disposition de la loi sur la liberté de la presse ne subordonne à la mise en cause de l’auteur de l’écrit la poursuite, à titre d’auteur principal, du directeur de la publication ou celle, à quelque titre que ce soit, d’autres personnes pénalement responsables en application des articles 42 et 43 de ladite loi » (par ex. : Cass. crim. 16 juillet 1992, no 91-86.156 ; pour d’autres applications : Cass. crim. 20 janvier 1987, 20 octobre 2005, ou Cass. Civ. 1ère 12 juillet 2006). »
40. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui portait sur la différence de traitement entre, d’une part, le directeur de publication, seul visé par le dernier alinéa de l’article 93-3 inséré par la loi no 2009-669 du 12 juin 2009 et, d’autre part, le producteur, qui n’est pas cité dans cet alinéa. Dans une décision du 16 septembre 2011 (no 2011-164 QPC), le Conseil constitutionnel a déclaré l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle conforme à la Constitution, sous la réserve suivante :
« 7. Considérant, par suite, que, compte tenu, d’une part, du régime de responsabilité spécifique dont bénéficie le directeur de la publication en vertu des premier et dernier alinéas de l’article 93-3 et, d’autre part, des caractéristiques d’Internet qui, en l’état des règles et des techniques, permettent à l’auteur d’un message diffusé sur Internet de préserver son anonymat, les dispositions contestées ne sauraient, sans instaurer une présomption irréfragable de responsabilité pénale en méconnaissance des exigences constitutionnelles précitées, être interprétées comme permettant que le créateur ou l’animateur d’un site de communication au public en ligne mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, voie sa responsabilité pénale engagée en qualité de producteur à raison du seul contenu d’un message dont il n’avait pas connaissance avant la mise en ligne ; que, sous cette réserve, les dispositions contestées ne sont pas contraires à l’article 9 de la Déclaration de 1789. »
41. Dans sa jurisprudence, la chambre criminelle de la Cour de cassation a par la suite tiré les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2011 (paragraphe 40 ci-dessus), dans un arrêt du 31 janvier 2012 (pourvoi no 10‑80.010, Bull. crim., no 233 ; cf. également, dans le même sens, Cass. crim., 30 octobre 2012, pourvoi no 10-88.825) :
« Il se déduit de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 modifiée, interprété selon la réserve émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC No 2011-64 du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en a eu connaissance.
Encourt dès lors l’annulation l’arrêt qui déclare le créateur d’un forum de discussion en ligne coupable de diffamation, à raison du message émis sur cet espace de contributions personnelles par un utilisateur du site, sans rechercher si, en sa qualité de producteur au sens du texte susvisé, il avait eu connaissance, préalablement à sa mise en ligne, du contenu de ce message ou si, dans le cas contraire, il s’était abstenu d’agir avec promptitude pour le retirer dès qu’il en avait eu connaissance ; (…) »
D. Autres éléments pertinents de droit interne
1. La jurisprudence de la Cour de cassation
42. La Cour de cassation a jugé que l’utilisation d’Internet est englobée dans la formule « tout moyen de communication au public par voie électronique » (Cass. crim., 6 mai 2003, Bull. crim., no 94, et Cass. crim., 10 mai 2005, Bull. crim., no 144), tout en développant une jurisprudence sur la notion de publicité, laquelle est établie lorsque les destinataires ne sont pas liés entre eux par une communauté d’intérêts et que les propos incriminés sont diffusés par un site accessible au public (Cass. crim., 26 février 2008, pourvoi no 07-87.846, et 26 mars 2008, pourvoi no 07-83.672). Elle a ainsi pu estimer que des injures publiées sur le mur du compte Facebook d’une prévenue, qui n’étaient accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, constituaient des injures privées et non publiques (Cass. crim., 10 avril 2013, pourvoi no 11-19.530).
43. Le régime de responsabilité en cascade, qui a vocation à s’appliquer quand le directeur de la publication ou l’auteur des propos ne sont pas identifiés, n’exclut pas l’indépendance des poursuites, qui permet de choisir de poursuivre tous les responsables lorsqu’ils sont identifiés ou seulement l’un d’eux. Dès lors, le régime de la responsabilité en cascade et le principe de l’indépendance des poursuites s’appliquent sans préjudice de l’un et de l’autre. À ce titre, la Cour de cassation estime, s’agissant du principe de l’indépendance des poursuites, qu’aucune disposition de la loi sur la liberté de la presse ne subordonne à la mise en cause de l’auteur de l’écrit litigieux la poursuite, à titre d’auteur principal, du directeur de publication ou celle, à quelque titre que ce soit, d’autres personnes pénalement responsables en application de cette loi. Dans un arrêt du 16 juillet 1992, la chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi fait expressément application de ce principe en rejetant le pourvoi dirigé contre l’arrêt d’une cour d’appel ayant condamné le directeur de la publication d’un périodique, en qualité d’auteur principal, et l’auteur de l’article litigieux, en qualité de complice, pour délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, prévu et réprimé par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 (pourvoi no 91-86.156, Bull. crim., no 273). Par ailleurs, dans un arrêt du 20 janvier 1987, elle en a fait de même en cassant l’arrêt d’une cour d’appel, reprochant à cette dernière d’avoir annulé la citation introductive d’instance des parties civiles au motif notamment que celles-ci n’avaient pas poursuivi l’auteur de l’article incriminé et n’avaient pas précisé à quel titre le directeur de la publication était poursuivi du chef de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (pourvoi no 84-94.444, Bull. crim., no 30).
44. Concernant le délit de provocation à la haine ou à la violence, la Cour de cassation juge de manière constante que les propos poursuivis doivent être de nature à susciter immédiatement chez le lecteur, contre les personnes visées, des réactions de rejet, voire de haine et de violence (Cass. crim., 21 mai 1996, Bull. crim., no 210) ou encore que les juges doivent constater que tant par son sens que par sa portée, le texte litigieux tend soit à susciter un sentiment d’hostilité ou de rejet, soit à inciter le public à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (Cass. crim., 16 juillet 1992, Bull. crim., no 273, Cass. crim., 14 mai 2002, pourvoi no 01-85.482, Cass. crim., 30 mai 2007, pourvoi no 06-84.328, Cass. crim., 29 janvier 2008, pourvoi no 07-83.695, et Cass. crim., 3 février 2009, pourvois nos 06-83.063 et 08-82.402). Les propos peuvent également être sanctionnés s’ils sont implicites (Cass. crim., 16 juillet 1992, Bull. crim., no 273).
2. La législation postérieure aux circonstances de l’espèce
45. La LCEN (paragraphe 36 ci-dessus) précise les conditions dans lesquelles les « hébergeurs », à savoir les « personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services », à l’instar par exemple de Facebook, sont réputés avoir eu connaissance des messages incriminés. Ces personnes ne peuvent voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services « si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible », la « connaissance des faits litigieux [étant] présumée acquise » lorsque le contenu litigieux leur est préalablement notifié selon les modalités détaillées par l’article 5 de la loi. L’article 6 de la LCEN prévoit cependant que les hébergeurs « ne sont pas des producteurs au sens l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle ». De plus, dans une décision du 10 juin 2004 (no 2004-496 DC), le Conseil constitutionnel a précisé que les dispositions de la loi du 21 juin 2004 « ne sauraient avoir pour effet d’engager la responsabilité d’un hébergeur qui n’a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge ».
46. Par ailleurs, la loi no 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (et qui a fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel, no 2020-801 DC du 18 juin 2020, déclarant contraires à la Constitution de nombreuses dispositions) a créé un Observatoire de la haine en ligne. Ce dernier a pour mission de suivre et d’analyser l’évolution en la matière, en associant les opérateurs (en particulier les réseaux sociaux comme Facebook), associations, administrations et chercheurs concernés par la lutte et la prévention contre de tels faits. Des groupes de travail sont chargés de la réflexion autour de la notion de contenus haineux, de l’amélioration de la connaissance de ce phénomène, de l’analyse des mécanismes de diffusion et des moyens de lutte, ainsi que de la prévention, de l’éducation et de l’accompagnement des publics.
47. Cette loi est également à l’origine de la création d’un pôle national de lutte contre la haine en ligne, au sein du tribunal judiciaire de Paris, qui est devenu effectif au mois de janvier 2021. Sa compétence s’exerce en fonction de la complexité de la procédure ou de l’importance du trouble à l’ordre public, pouvant notamment résulter du retentissement médiatique important de l’affaire ou de sa sensibilité particulière (Circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte contre la haine en ligne – CRIM 2020 23 E1 24.11.2020).
48. Enfin, la loi no 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui comporte un volet sur les discours de haine en ligne, a créé un nouveau délit pour lutter contre la haine en ligne (nouvel article 223-1-1 du code pénal, qui réprime le fait de révéler, de diffuser ou de transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser aux fins de l’exposer ou d’exposer les membres de sa famille à un risque direct d’atteinte à la personne ou aux biens que l’auteur ne pouvait ignorer). Elle impose également, anticipant le règlement européen « Digital Services Act » (paragraphe 75 ci-dessous), un nouveau régime de modération des contenus illicites aux plateformes en ligne jusqu’à la fin de l’année 2023 (procédures de traitement des demandes judiciaires, information du public sur le dispositif de modération, évaluation des risques, etc.) sous la supervision d’une autorité administrative indépendante, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM).
II. Les instruments internationaux
A. La communication sur Internet
1. Conseil de l’Europe
49. Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques, ouvert à la signature le 28 janvier 2003, est entré en vigueur le 1er mars 2006. Il prévoit ce qui suit en ses articles 2 et 3 :
Article 2 – Définition
« 1 Aux fins du présent Protocole, l’expression :
« matériel raciste et xénophobe » désigne tout matériel écrit, toute image ou toute autre représentation d’idées ou de théories qui préconise ou encourage la haine, la discrimination ou la violence, contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique, ou de la religion, dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments, ou qui incite à de tels actes. (…) »
Article 3 – Diffusion de matériel raciste et xénophobe par le biais de systèmes informatiques
« 1. Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour ériger en infractions pénales, dans son droit interne, lorsqu’ils sont commis intentionnellement et sans droit, les comportements suivants :
la diffusion ou les autres formes de mise à disposition du public, par le biais d’un système informatique, de matériel raciste et xénophobe.
2. Une Partie peut se réserver le droit de ne pas imposer de responsabilité pénale aux conduites prévues au paragraphe 1 du présent article lorsque le matériel, tel que défini à l’article 2, paragraphe 1, préconise, encourage ou incite à une discrimination qui n’est pas associée à la haine ou à la violence, à condition que d’autres recours efficaces soient disponibles.
(…) »
50. Le rapport explicatif de ce Protocole additionnel apporte notamment les précisions suivantes :
« 2. Alors que les développements technologiques, économiques et commerciaux rapprochent les peuples du monde entier, la discrimination raciale, la xénophobie et d’autres formes d’intolérance continuent d’exister dans nos sociétés. La mondialisation présente des risques pouvant conduire à l’exclusion et à l’accroissement des inégalités, très souvent sur une base raciale et ethnique.
3. En particulier, l’apparition de réseaux de communication globale comme Internet offre à certaines personnes des moyens modernes et puissants pour soutenir le racisme et la xénophobie et pour diffuser facilement et largement des contenus exprimant de telles idées.
(…)
Article 2 – Définition
Paragraphe 1 – « Matériel raciste et xénophobe »
(…)
12. La définition contenue à l’article 2 fait référence au matériel écrit (par exemple, textes, livres, magazines, déclarations, messages, etc.), aux images (par exemple, illustrations, photos, dessins, etc.) ou à toute autre représentation d’idées ou de théories, de nature raciste et xénophobe, dans un format tel qu’il puisse être conservé, traité et transmis par le biais d’un système informatique.
13. La définition contenue à l’article 2 de ce Protocole se réfère à un comportement auquel le contenu du matériel peut mener, plutôt qu’à l’expression de sentiments/de convictions/d’aversions contenue dans le matériel en question. (…)
14. Ce matériel doit préconiser et encourager la haine, la discrimination ou la violence ou inciter à de tels actes. « Préconiser » se réfère à un plaidoyer en faveur de la haine, de la discrimination ou de la violence, « encourager » se réfère à promouvoir ou aider la haine, la discrimination ou la violence et « inciter » se réfère à presser d’autres à agir avec haine, discrimination ou violence.
(…)
16. Le point de savoir si un traitement est ou non discriminatoire doit être examiné à la lumière des circonstances particulières. En ce qui concerne plus particulièrement la discrimination raciale, une indication pour l’interprétation de ce terme peut être trouvée à l’article 1 du CERD qui établit que « discrimination raciale » vise « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».
(…)
17. La haine, la discrimination ou la violence peuvent être dirigés contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de leur appartenance à un groupe caractérisé par « race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, ou la religion, dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments ».
(…)
Article 3 – Diffusion de matériel raciste et xénophobe dans les systèmes informatiques
27. Cet article exige des États Parties d’incriminer la diffusion ou les autres formes de mise à disposition du public de matériel raciste et xénophobe par le biais d’un système informatique.
28. Par « diffusion », il faut entendre l’action consistant à disséminer du matériel raciste et xénophobe à autrui, tandis que la « mise à disposition » désigne l’action consistant à mettre du matériel raciste et xénophobe en ligne pour qu’il soit utilisé par autrui. Cette expression englobe par ailleurs la création ou la compilation d’hyperliens visant à faciliter l’accès à ce matériel.
(…)
31. Échanger du matériel raciste et xénophobe dans un chat-room, le distribuer dans des newsgroups ou des forums de discussion, sont des exemples de mise à disposition du public d’un tel matériel. Dans ce cas, le matériel est accessible à toute personne. Même lorsque l’accès à ce matériel exigerait une autorisation par le biais d’un mot de passe, le matériel en question serait accessible au public lorsque cette autorisation est donnée à tout le monde ou à toute personne qui présente certains critères. Afin de déterminer si la mise à disposition ou la diffusion était ou non au public, la nature de la relation entre les personnes concernées devrait être prise en considération.
(…) »
51. Le 28 mai 2003, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté, à la 840e réunion des Délégués des Ministres, la Déclaration sur la liberté de la communication sur l’Internet. En ses parties pertinentes, cette déclaration se lit ainsi :
« Principe 7 : Anonymat
Afin d’assurer une protection contre les surveillances en ligne et de favoriser l’expression libre d’informations et d’idées, les États membres devraient respecter la volonté des usagers de l’Internet de ne pas révéler leur identité. Cela n’empêche pas les États membres de prendre des mesures et de coopérer pour retrouver la trace de ceux qui sont responsables d’actes délictueux, conformément à la législation nationale, à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et aux autres traités internationaux dans le domaine de la justice et de la police. »
52. Dans sa Recommandation CM/Rec (2007) 16 aux États membres sur des mesures visant à promouvoir la valeur de service public de l’Internet (adoptée le 7 novembre 2007), le Comité des Ministres a noté que l’Internet pouvait, d’une part, considérablement favoriser l’exercice de certains des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, d’autre part, entraver ces mêmes droits, ainsi que d’autres. Il a recommandé aux États membres de définir les limites des rôles et des responsabilités de toutes les principales parties prenantes dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication, en élaborant un cadre juridique clair.
53. Le 16 avril 2014, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation CM/Rec (2014) 6 aux États membres sur un Guide des droits de l’homme pour les utilisateurs d’Internet. En ses parties pertinentes, ce guide est ainsi libellé :
Liberté d’expression et d’information
« Vous avez le droit de rechercher, d’obtenir et de communiquer les informations et les idées de votre choix, sans ingérence et sans considération de frontière. Cela signifie que :
1. vous avez le droit de vous exprimer en ligne et d’accéder à l’information et aux opinions et propos d’autres personnes. Ce droit s’applique également aux discours politiques, aux points de vue sur les religions et aux convictions et expressions accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives mais aussi à celles qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter autrui. Vous devriez tenir dûment compte de la réputation et des droits des autres, notamment de leur droit à la vie privée ;
2. des restrictions peuvent s’appliquer aux propos qui incitent à la discrimination, à la haine ou à la violence. Ces restrictions doivent alors entrer dans un cadre légal, être étroitement définies et appliquées sous contrôle judiciaire ;
(…)
6. vous devriez être libre de ne pas divulguer votre identité en ligne, par exemple en utilisant un pseudonyme. Toutefois, vous devriez être conscient que, même dans ce cas, les autorités nationales peuvent prendre des mesures conduisant à la révélation de votre identité. »
54. Le 7 mars 2018, la Recommandation CM/Rec (2018) 2 du Comité des Ministres aux États membres sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’Internet a également été adoptée. Elle précise notamment ce que l’on entend par « intermédiaires d’Internet » :
« 4. Une grande diversité d’acteurs, communément appelés « intermédiaires d’Internet » dont le nombre ne cesse de s’étendre, facilitent les interactions sur l’Internet entre les personnes physiques et entre les personnes physiques et morales en exerçant des fonctions diverses et en proposant des services variés. Certains connectent les utilisateurs à l’Internet, assurent le traitement d’informations et de données ou hébergent des services en ligne, y compris pour du contenu généré par les utilisateurs. D’autres agrègent des informations et permettent de faire des recherches ; ils donnent accès à des contenus et des services conçus ou gérés par des tiers, les hébergent et les indexent. Certains facilitent la vente de biens et de services, notamment de services audiovisuels, et rendent possibles d’autres transactions commerciales, y compris les paiements.
5. Les intermédiaires sont susceptibles de remplir plusieurs fonctions en parallèle. Il arrive également qu’ils contrôlent les contenus et les classent, y compris au moyen de techniques de traitement automatisé des données personnelles et, partant, peuvent exercer certaines formes de contrôle qui influencent l’accès des utilisateurs aux informations en ligne, à l’instar des médias, ou encore qu’ils assurent d’autres fonctions qui se rapprochent de celles des éditeurs. Les services d’intermédiaires peuvent aussi être fournis par les médias traditionnels, par exemple lorsque de l’espace pour des contenus générés par les utilisateurs est proposé sur leurs plateformes. Le cadre règlementaire qui régit la fonction d’intermédiaire n’exclut pas l’existence d’autres cadres applicables aux autres activités proposées par la même entité. »
2. Autres sources internationales
55. Dans son rapport du 16 mai 2011 au Conseil des droits de l’homme (A/HRC/17/27), le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a dit ceci :
« 25. Les types légitimes d’information susceptibles de restriction comprennent la pédopornographie (afin de protéger les droits des enfants), le discours haineux (pour protéger les droits des communautés qui en sont la cible), la diffamation (pour protéger les droits et la réputation d’autrui d’attaques infondées), l’incitation publique et directe à commettre un génocide (pour protéger les droits d’autrui) et l’apologie de la haine ethnique, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, l’hostilité et la violence (afin de protéger les droits d’autrui dont le droit à la vie).
(…)
43. Le rapporteur spécial estime que la censure ne devrait jamais être déléguée à une entité privée et que nul ne devrait être tenu pour responsable d’un contenu diffusé sur Internet s’il n’en est pas l’auteur. En effet, aucun État ne devrait utiliser les intermédiaires ou les forcer à censurer en son nom (…) »
56. Dans son rapport thématique sur le discours haineux en ligne remis à la 74e session de l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2019 (A/74/486), il a déclaré ce qui suit :
« 57. Les États devraient aborder le problème des discours haineux sous deux angles. Premièrement, ils devraient faire en sorte que les droits de l’homme soient protégés dans le cadre des échanges en ligne, comme ils le sont lors d’échanges en personne. Les propos haineux, quels qu’ils soient, ne doivent en aucun cas être punis plus durement lorsqu’ils sont tenus en ligne que lorsqu’ils sont tenus en personne. Deuxièmement, les gouvernements ne devraient pas exiger d’intermédiaires qu’ils prennent des mesures, sous menace de sanctions judiciaires ou extrajudiciaires, si le droit international des droits de l’homme interdit aux États de prendre ces mêmes mesures. Conformément à ces principes et aux règles mentionnées ci-dessus, les États devraient au moins prendre les mesures qui suivent pour lutter contre les discours haineux en ligne :
a) Définir rigoureusement dans leurs lois les formes d’expression interdites au titre du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, s’abstenir d’ériger en infraction pénale l’emploi de ces expressions, sauf dans les cas les plus graves (comme celui des appels à la haine nationale, raciale ou religieuse constitutifs d’une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence) et relayer les interprétations du droit des droits de l’homme présentées dans le Plan d’action de Rabat ;
(…)
d) Revoir les textes régissant la responsabilité des intermédiaires, ou en adopter de nouveaux, pour les mettre en totale conformité avec les normes relatives aux droits de l’homme, et s’abstenir d’exiger des entreprises qu’elles restreignent la liberté d’expression de leurs utilisateurs s’ils ne sont pas eux-mêmes en droit d’imposer directement ces restrictions par voie législative ; (…) »
57. Dans une déclaration conjointe adoptée le 21 décembre 2005, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias et le rapporteur spécial de l’Organisation des États américains (OEA) pour la liberté d’expression se sont exprimés ainsi :
« Nul ne devrait être tenu pour responsable de contenus sur Internet dont il n’est pas l’auteur, à moins d’avoir fait siens ces contenus ou d’avoir refusé d’obéir à une décision de justice lui enjoignant de les retirer. »
58. Dans une déclaration conjointe sur la liberté d’expression et l’Internet du 1er juin 2011, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, le Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, le Rapporteur spécial de l’OEA pour la liberté d’expression et le Rapporteur spécial sur la liberté d’expression et l’accès à l’information de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), ont indiqué, concernant la responsabilité des intermédiaires, que ceux qui fournissent simplement des services techniques sur Internet, comme l’accès, la recherche, la transmission et la sauvegarde de l’information, ne devraient pas être tenu responsables pour le contenu généré par des tiers, pour autant qu’ils n’interviennent pas dans ce contenu et qu’ils ne refusent pas d’obtempérer à une décision de justice leur demandant de supprimer ce contenu, s’ils ont la capacité technique de le faire.
59. Dans le rapport annuel 2013 du 31 décembre 2013 (OEA/Ser.L/V/II.149. Doc. 50), le Représentant Spécial pour la liberté d’expression de la Commission interaméricaine des droits de l’homme a estimé que les auteurs des propos litigieux devraient être tenus pour responsables, plutôt que les intermédiaires.
B. Le discours de haine
1. Conseil de l’Europe
a) Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
60. L’Annexe à la Recommandation R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997, prévoit en particulier ce qui suit :
« Champ d’application
Les principes énoncés ci-après s’appliquent au discours de haine, en particulier à celui diffusé à travers les médias.
Aux fins de l’application de ces principes, le terme ‘discours de haine’ doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration.
(…)
Principe 1
Une responsabilité particulière incombe aux gouvernements des États membres, aux autorités et institutions publiques aux niveaux national, régional et local, ainsi qu’aux fonctionnaires, qui devraient s’abstenir d’effectuer des déclarations, en particulier à travers les médias, pouvant raisonnablement être prises pour un discours de haine ou comme un discours pouvant faire l’effet d’accréditer, de propager ou de promouvoir la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de discrimination ou de haine fondées sur l’intolérance. Ces expressions doivent être prohibées et condamnées publiquement en toute occasion.
(…)
Principe 6
Le droit et la pratique internes dans le domaine du discours de haine devraient tenir dûment compte du rôle que les médias jouent pour communiquer des informations et des idées exposant, analysant et expliquant les exemples concrets de discours de haine et le phénomène général qui sous-tend ce discours, ainsi que le droit du public à recevoir ces informations et idées.
À cette fin, le droit et la pratique internes devraient établir une claire distinction entre, d’une part, la responsabilité de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des professionnels des médias qui contribuent à leur diffusion dans le cadre de leur mission de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. »
61. Dans la Recommandation CM/Rec (2022) 16 sur la lutte contre le discours de haine, adoptée le 20 mai 2022, le Comité des Ministres s’exprime ainsi :
« (…)
Soulignant que, pour prévenir et combattre efficacement le discours de haine, il est indispensable d’identifier et de comprendre ses causes sous-jacentes et son contexte sociétal plus large, ainsi que ses diverses expressions et les différents effets qu’il produit sur les personnes visées ;
Notant que le discours de haine est un phénomène profondément enraciné, complexe et multidimensionnel, qui prend de nombreuses formes dangereuses et qui peut être diffusé très rapidement et largement sur Internet, et que la disponibilité persistante du discours de haine en ligne exacerbe son impact, y compris hors ligne ;
Constatant que le discours de haine a des effets négatifs, multiples et de gravité variable sur les personnes, les groupes et les sociétés, notamment parce qu’il suscite peur et humiliation chez les personnes visées et qu’il décourage la participation au débat public, ce qui est préjudiciable à la démocratie ;
Conscient que des personnes et des groupes peuvent être visés par un discours de haine pour différents motifs, ou pour une combinaison de motifs, et reconnaissant que ces personnes et ces groupes ont besoin d’une protection spéciale, sans porter atteinte aux droits d’autres personnes ou groupes ;
(…)
Gardant à l’esprit que le discours de haine est défini et compris de différentes manières aux niveaux national, européen et international, et qu’il est essentiel de parvenir à une conception commune de ce phénomène, de sa nature et de ses implications, et d’élaborer des politiques et des stratégies plus efficaces pour le combattre ;
Considérant que les mesures de lutte contre le discours de haine devraient être adaptées et proportionnées à son niveau de gravité ; certaines formes de discours de haine justifient des réponses pénales, tandis que d’autres appellent une réponse relevant du droit civil ou administratif, ou doivent être traitées par des mesures de nature non juridique, comme l’éducation et la sensibilisation, ou par une combinaison de différentes approches et mesures ;
(…)
Gardant à l’esprit que les intermédiaires d’Internet peuvent faciliter le débat public, en particulier grâce aux outils et services numériques qu’ils mettent à disposition, soulignant dans le même temps que ces outils et services peuvent être utilisés pour diffuser rapidement et largement des quantités inquiétantes de propos haineux, et précisant que les intermédiaires d’Internet devraient veiller à ce que leurs activités n’aient pas d’effets négatifs directs ou indirects sur les droits de l’homme dans l’environnement numérique et devraient remédier à ces effets lorsqu’ils se produisent ;
Reconnaissant que les mesures législatives et politiques destinées à prévenir et à combattre le discours de haine en ligne devraient être régulièrement réexaminées afin de prendre en compte l’évolution rapide de la technologie et des services en ligne et, plus généralement, les technologies numériques et leur influence sur les flux d’informations et de communications dans les sociétés démocratiques contemporaines ; et reconnaissant que ces réexamens devraient prendre en considération la position dominante de certains intermédiaires d’Internet, les asymétries de pouvoir entre certaines plateformes numériques et leurs utilisateurs ainsi que l’influence de ces dynamiques sur les démocraties ;
(…)
Recommande aux gouvernements des États membres :
(…)
2. de prendre des mesures appropriées pour encourager les institutions nationales des droits de l’homme, les organismes de promotion de l’égalité, les organisations de la société civile, les médias, les intermédiaires d’Internet et les autres parties prenantes à adopter les mesures qui sont formulées à leur intention dans les principes et lignes directrices annexés à la présente recommandation, pour les soutenir dans cette démarche ;
3. de protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales dans l’environnement numérique, notamment en coopérant avec les intermédiaires d’Internet, conformément à la Recommandation CM/Rec (2022) 16 sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’Internet, et aux autres normes applicables du Conseil de l’Europe ; (…) »
62. L’Annexe à la Recommandation CM/Rec (2022) 16 apporte notamment les précisions suivantes :
« (…)
2. Aux fins de la présente recommandation, le discours de haine est entendu comme tout type d’expression qui incite à, promeut, diffuse ou justifie la violence, la haine ou la discrimination à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes, ou qui les dénigre, en raison de leurs caractéristiques personnelles ou de leur statut réels ou attribués telles que la «race», la couleur, la langue, la religion, la nationalité, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, le handicap, le sexe, l’identité de genre et l’orientation sexuelle.
3. Étant donné que le discours de haine couvre une série d’expressions haineuses, qui diffèrent par leur gravité, par les préjudices qu’elles causent et par leur impact sur les membres de groupes particuliers dans divers contextes, les États membres devraient s’assurer qu’une série de mesures correctement calibrées est en place pour prévenir et combattre efficacement le discours de haine. Une telle approche globale devrait être pleinement conforme à la Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour), et devrait faire la distinction entre :
a. i. le discours de haine interdit par le droit pénal ; et
ii. le discours de haine qui n’atteint pas le niveau de gravité requis pour engager la responsabilité pénale, mais qui relève néanmoins du droit civil ou administratif ; et
b. les formes d’expression offensantes ou préjudiciables qui ne sont pas suffisamment graves pour être légitimement restreintes en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme, mais qui requièrent néanmoins des réponses alternatives, décrites ci-dessous, telles que: des contre-discours et autres contre-mesures ; des mesures favorisant le dialogue et la compréhension interculturels, également par le biais des médias et des réseaux sociaux ; et des activités pertinentes d’éducation, de partage d’informations et de sensibilisation.
4. Pour évaluer la gravité d’un discours de haine et déterminer quel type de responsabilité il conviendrait, le cas échéant, d’associer à cette expression spécifique, les autorités des États membres et les autres parties prenantes devraient suivre les orientations fournies par la jurisprudence pertinente de la Cour et prendre en compte les facteurs suivants et les relations entre eux : le contenu du discours ; le contexte politique et social au moment où le discours a été tenu ; l’intention de l’auteur ; le rôle et le statut de l’auteur dans la société ; la manière dont le discours est diffusé ou amplifié ; sa capacité à entraîner des conséquences dommageables, notamment l’imminence de celles-ci ; la nature et la taille de l’audience, et les caractéristiques du groupe ciblé.
(…)
Législation relative au discours de haine en ligne
(…)
19. Les États membres devraient s’assurer que des mécanismes sont en place pour le signalement des cas de discours de haine en ligne aux pouvoirs publics et aux acteurs privés, notamment aux intermédiaires d’Internet, et que des règles claires ont été élaborées pour le traitement de ces signalements.
20. Les procédures et conditions de retrait de contenu ainsi que les règles et responsabilités imposées aux intermédiaires d’Internet devraient être transparentes, claires, prévisibles et soumises à une procédure régulière. (…)
21. Les États membres devraient prendre en compte les différences notables de taille, de nature, de fonction et de structure organisationnelle des intermédiaires d’Internet dans l’élaboration, l’interprétation et l’application du cadre législatif régissant leurs responsabilités (…) afin d’empêcher d’éventuels effets disproportionnés sur les petits intermédiaires d’Internet.
(…)
24. Les États membres devraient disposer d’un système permettant la divulgation des données relatives aux abonnés dans les cas où les autorités compétentes estiment que des propos haineux en ligne sont contraires à la loi et où les auteurs et les diffuseurs sont inconnus des autorités compétentes. (…)
Intermédiaires d’Internet
(…)
32. Les intermédiaires d’Internet devraient soigneusement calibrer leurs réponses aux contenus identifiés comme haineux, en fonction de leur gravité (…) et concevoir et appliquer des alternatives au retrait des contenus dans les cas moins graves de discours de haine.
(…)
34. Les intermédiaires d’Internet devraient nommer un nombre suffisant de modérateurs de contenu et veiller à ce que ces derniers soient impartiaux, disposent d’une expertise adéquate, soient régulièrement formés et reçoivent un soutien psychologique approprié. (…) »
63. Les Ministres des Affaires étrangères du Conseil de l’Europe ont également lancé, lors de leur 118ème session ministérielle, un « Livre blanc sur le dialogue interculturel, Vivre ensemble dans l’égale dignité » (2008). Ce document entend « répondre au besoin toujours plus fort de préciser dans quelle mesure le dialogue interculturel peut contribuer à valoriser la diversité tout en maintenant la cohésion sociale ». Il « affirme avec force, au nom des gouvernements des 47 États membres du Conseil de l’Europe, que notre avenir commun dépend de notre capacité à protéger et développer les droits de l’homme, tels qu’entérinés dans la Convention européenne des Droits de l’Homme, la démocratie et la primauté du droit et à promouvoir la compréhension mutuelle ». Il « défend l’idée que la démarche interculturelle offre un modèle de gestion de la diversité culturelle ouvert sur l’avenir. Il propose une conception reposant sur la dignité humaine de chaque individu (ainsi que sur l’idée d’une humanité commune et d’un destin commun). S’il faut construire une identité européenne, celle-ci doit reposer sur des valeurs fondamentales partagées, le respect de notre patrimoine commun et la diversité culturelle ainsi que le respect de la dignité de chaque individu ».
b) Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE)
64. La Résolution 1605 (2008) sur les communautés musulmanes européennes face à l’extrémisme, adoptée le 15 avril 2008, invite notamment les États membres du Conseil de l’Europe :
« 9.1. à prendre des mesures fermes contre la discrimination dans tous les domaines ;
9.2. à condamner et à combattre l’islamophobie ;
9.3. à agir résolument contre les discours de haine et toutes les autres formes de comportement contraires aux valeurs fondamentales des droits de l’homme et de la démocratie, même lorsque leurs auteurs invoquent des motifs religieux pour tenter de les justifier ;
(…) »
65. Par ailleurs, l’APCE « appelle les dirigeants et les personnalités qui influencent l’opinion à agir de façon responsable afin d’éviter d’encourager la discrimination et l’islamophobie » (point 10 de la Résolution).
66. De plus, dans sa Résolution 1743 (2010) sur l’islam, l’islamisme et l’islamophobie en Europe, adoptée le 23 juin 2010, l’APCE s’exprime comme suit :
« Islam, islamisme et islamophobie en Europe
(…)
12. L’Assemblée déplore qu’un nombre croissant de partis politiques en Europe exploite et attise la peur de l’islam en menant des campagnes politiques qui privilégient une vision simpliste et des clichés négatifs à propos des musulmans d’Europe en assimilant souvent l’islam à l’extrémisme. L’incitation à l’intolérance et parfois même à la haine envers les musulmans est inadmissible. L’Assemblée invite les États membres à mener une action politique conforme à la Recommandation de politique générale no 5 (2000) de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) sur la lutte contre l’intolérance et les discriminations envers les musulmans. Elle rappelle qu’il appartient aux États membres de rejeter de tels discours politiques attisant la peur et la haine des musulmans et de l’islam, tout en se conformant aux prescriptions de la Convention, en particulier à son article 10.2.
(…) »
c) Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)
67. Les passages pertinents de la Recommandation de politique générale no 15 de l’ECRI sur la lutte contre le discours de haine, adoptée le 8 décembre 2015, se lisent comme suit :
« La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) :
(…)
Notant les différentes manières dont la notion de discours de haine est définie et comprise aux niveaux national et international et les différentes formes que ce discours peut prendre ;
Considérant qu’aux fins de la présente Recommandation de politique générale, par discours de haine, on entend le fait de prôner, de promouvoir ou d’encourager sous quelque forme que ce soit, le dénigrement, la haine ou la diffamation d’une personne ou d’un groupe de personnes ainsi que le harcèlement, l’injure, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation ou la menace envers une personne ou un groupe de personnes et la justification de tous les types précédents d’expression au motif de la « race », de la couleur, de l’origine familiale, nationale ou ethnique, de l’âge, du handicap, de la langue, de la religion ou des convictions, du sexe, du genre, de l’identité de genre, de l’orientation sexuelle, d’autres caractéristiques personnelles ou de statut ;
(…)
Reconnaissant aussi que les formes d’expression qui sont offensantes, choquantes ou troublantes ne peuvent être assimilées, pour ce seul motif, au discours de haine et que les mesures prises pour lutter contre l’utilisation de ce discours devraient servir à protéger les personnes et les groupes de personnes et non pas des convictions, des idéologies ou des religions particulières ;
Reconnaissant que le recours au discours de haine tend à refléter ou à promouvoir l’hypothèse injustifiée que l’auteur est de quelque manière que ce soit supérieur à la personne ou au groupe de personnes visées ;
Reconnaissant que le recours au discours de haine peut avoir pour but d’inciter autrui à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées, ou des actes dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils aient cet effet, et que cette forme de discours est particulièrement grave ;
(…)
Reconnaissant que l’usage du discours de haine semble être en augmentation, notamment grâce aux communications électroniques qui amplifient son impact, mais que son ampleur exacte reste difficile à déterminer faute de signalement systématique des faits et de collecte de données à cet égard, tendance qu’il y a lieu de combattre en apportant un soutien approprié aux personnes visées ou touchées ;
(…)
Reconnaissant que les responsables politiques, religieux et communautaires ainsi que les autres personnalités de la vie publique ont une responsabilité particulièrement importante à cet égard, car leur statut leur permet d’influencer un large auditoire ;
Consciente du rôle particulier que peuvent jouer toutes les formes de médias, en ligne et hors ligne, aussi bien pour diffuser le discours de haine que pour le combattre ;
(…)
Recommande aux gouvernements des États membres :
10. de prendre des mesures appropriées et efficaces en droit pénal contre le recours, dans un cadre public, au discours de haine lorsque celui-ci a pour but d’inciter à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées, ou lorsque l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il ait cet effet, pourvu qu’aucune autre mesure moins restrictive ne soit efficace et que le droit à la liberté d’expression et d’opinion soit respecté, en menant les actions suivantes :
a. veiller à ce que les infractions soient clairement définies et tiennent dûment compte de la nécessité d’une sanction pénale ;
b. veiller à ce que le cadre de ces infractions soit défini de manière à pouvoir s’adapter aux évolutions technologiques ;
c. veiller à ce que les poursuites pour ces infractions soient menées de façon non discriminatoire et ne servent pas à réprimer toute critique visant des politiques officielles, l’opposition politique ou des croyances religieuses ;
d. garantir la participation effective des personnes visées par le discours de haine dans le cadre des procédures concernées ;
e. prévoir des sanctions qui tiennent compte à la fois des conséquences graves du discours de haine et de la nécessité d’une réponse proportionnée ;
f. contrôler l’efficacité des enquêtes ouvertes à la suite des plaintes et des poursuites engagées contre les auteurs, en vue de renforcer ces enquêtes et ces poursuites ;
(…) ».
68. Dans son « Exposé des motifs », l’ECRI apporte les précisions suivantes :
« (…)
14. La Recommandation reconnaît en outre que, dans certains cas, le discours de haine a ceci de caractéristique qu’il peut avoir pour but, ou dont on peut raisonnablement attendre qu’il ait pour effet, d’inciter autrui à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées. L’élément incitatif suppose, et cela ressort clairement de la définition ci-dessus, qu’il existe soit une intention manifeste à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent de survenue de tels actes en conséquence de l’usage du discours en question.
15. L’intention d’inciter à commettre de tels actes peut être établie dès lors que l’auteur du discours de haine invite sans équivoque autrui à le faire ; elle peut aussi être présumée au regard de la virulence des termes employés et d’autres circonstances pertinentes, telle la conduite antérieure de l’auteur du discours. Toutefois, il n’est pas toujours facile de prouver l’existence de cette intention, notamment quand les propos portent officiellement sur des faits supposés ou quand du langage codé est employé.
(…) »
69. La Recommandation de politique générale no 5 de l’ECRI (révisée) sur la prévention et la lutte contre le racisme et la discrimination envers les musulmans, adoptée le 8 décembre 2021, encourage l’adoption d’un certain nombre de mesures particulières dans ce cadre :
« I. Préambule
(…)
Convaincue que la coexistence pacifique des religions dans une société pluraliste est basée sur le respect de l’égalité et de la non-discrimination entre les religions dans un État démocratique, avec une séparation claire entre les lois de l’État et les institutions religieuses ;
(…)
Regrettant vivement que soit parfois présentée une image de l’islam et des musulmans, reproduisant des stéréotypes hostiles qui font percevoir cette religion et ses fidèles ou celles et ceux qui sont perçus comme tels comme une menace ;
Rejetant toute vision déterministe de l’islam et reconnaissant la grande diversité intrinsèque des pratiques de cette religion ;
Observant la hausse significative du racisme et de la discrimination envers les musulmans dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe, et soulignant que cette recrudescence revêt également des formes contemporaines et qu’elle a accompagné de près l’actualité mondiale, notamment les attentats terroristes du 11 septembre 2001, et l’intensification de la lutte contre le terrorisme, la situation au Moyen-Orient et la migration croissante en provenance de pays à majorité musulmane vers l’Europe ;
Fermement convaincue que la haine et les préjugés qui visent les communautés musulmanes et qui peuvent se manifester sous diverses formes, non seulement par des attitudes négatives, mais aussi, à des degrés divers, par des actes discriminatoires, des discours de haine et des crimes de haine, doivent être activement combattus dans le cadre de la lutte contre le racisme ;
(…)
Rappelant la nécessité pour les États membres de favoriser l’intégration des nouveaux membres de leurs sociétés dans le cadre d’un processus fonctionnant à double sens et d’assurer l’inclusion de leurs populations issues de la diversité et établies de longue date afin de contribuer à la prévention de réactions racistes, discriminatoires ou xénophobes dans certains segments de la société en réponse au climat créé par la lutte contre le terrorisme ou l’extrémisme religieux, ou tout en relevant les défis d’une migration croissante ;
Observant que le racisme et la discrimination envers les musulmans revêtent souvent un caractère intersectionnel fondé sur plusieurs motifs, comme la religion, l’origine nationale ou ethnique et le genre ;
(…)
C. Formes contemporaines de racisme et de discrimination envers les musulmans
(…)
Stigmatisation
(…)
22. (…) le discours de haine en ligne visant en particulier les musulmans a beaucoup augmenté ces dernières années et reste très répandu. Sur les plateformes de médias sociaux notamment, les propos antimusulmans incendiaires sont courants ; les diabolisations de communautés musulmanes abondent, de même que les théories du complot accusant les musulmans d’envahir l’Europe, les discours spécifiques à la pandémie de Covid-19, et les incitations à la violence contre eux. Les personnes identifiables en ligne comme musulmanes constatent que leur identité musulmane est prise pour cible dans le monde virtuel ; elles sont en butte à des insultes et à des menaces, même sur des questions sans rapport avec leur foi ou leur communauté, ce qui dissuade certaines de se connecter. L’ECRI a observé que les flambées de discours de haine en ligne suivent le plus souvent des événements extérieurs ou sont « déclenchées » par de tels événements, comme des attentats terroristes, ou des déclarations qui suscitent des tensions en ne faisant pas la différence entre critiquer une religion et offenser les fidèles de cette religion.
(…)
Violence motivée par la haine
33. Les rapports de monitoring de l’ECRI mettent en évidence l’existence de la violence motivée par la haine envers les musulmans. Les attaques vont de la profanation de cimetières, de locaux religieux et de mosquées au meurtre et à l’attentat terroriste meurtrier, en passant par l’insulte, y compris dans la sphère publique, la menace et l’agression physique contre des hommes musulmans ou supposés musulmans. Les données émanant de certains pays conduisent à penser que les femmes musulmanes sont souvent victimes d’actes de violence — comme se faire arracher son voile ou son foulard, ou encore se faire cracher dessus. L’ECRI appelle toujours à prévenir et à sanctionner fermement les agressions de cette nature, car ce type d’humiliation publique porte atteinte à la dignité humaine, provoque peur et isolement et fait obstacle à l’intégration et à l’inclusion. Comme indiqué précédemment, les femmes et les hommes musulmans sont en butte au discours de haine envers les musulmans, en ligne et hors ligne, et font l’objet d’insultes et d’hostilités ; et il semblerait que la probabilité de manifestations d’hostilité antimusulmanes augmente après des attaques terroristes perpétrées par ceux qui prétendent agir de la sorte au nom de l’Islam.
34. De manière générale, les actes de violence envers les musulmans ne sont souvent pas enregistrés et restent insuffisamment signalés. Victimes et témoins s’abstiennent généralement de les dénoncer par crainte de représailles ou par manque de confiance dans les autorités. L’ECRI constate que les infractions pénales motivées par la haine contre les musulmans peuvent se répéter si les autorités ne réagissent pas comme il se doit, et que l’absence de poursuites peut être perçue comme un signe d’impunité. Elle a insisté à plusieurs reprises dans ce contexte pour que les autorités prennent des mesures pour que la justice fonctionne efficacement dans le cadre de ses réponses aux infractions pénales inspirées par la haine envers les musulmans. Ces mesures consistent notamment à surveiller et à enregistrer correctement les incidents, à collecter des données uniformes et fiables, à renforcer les capacités des forces de l’ordre et des services chargés des poursuites pour qu’ils identifient les actes motivés par les préjugés et enquêtent efficacement à leur sujet, à mettre en place des dispositifs d’assistance aux victimes et à déployer des mesures de confiance pour améliorer les rapports entre les forces de l’ordre et les communautés musulmanes.
(…)
III. Recommandations
L’ECRI note que le racisme et la discrimination envers les musulmans s’expriment à des formes et des degrés divers et sous des formes considérablement différentes d’un État membre du Conseil de l’Europe à l’autre. Les recommandations qui suivent, lesquelles prennent en compte les constatations pertinentes faites dans le cadre des activités de suivi par pays de l’ECRI, ne doivent pas être comprises comme relevant d’une approche « uniforme ». Elles cherchent à présenter toute une série d’actions que les gouvernements sont invités à envisager et, le cas échéant, à adapter – dans le cadre d’une coopération avec les communautés concernées – en fonction des circonstances prévalant dans leur pays.
L’ECRI recommande aux gouvernements des États membres :
(…)
B. Prévention
(…)
16. d’encourager les acteurs politiques, les leaders d’opinion et autres personnalités publiques à prendre publiquement et fermement position contre le racisme antimusulman, en condamnant ses diverses manifestations, y compris toutes ses formes contemporaines, et en déclarant clairement que le racisme antimusulman ne sera jamais toléré ;
(…)
26. d’établir des règles à l’intention des sociétés de l’Internet, y compris les réseaux sociaux, les opérateurs de télécommunications et les fournisseurs de services Internet afin que soient mis en place des systèmes efficaces de détection et de suppression du discours de haine en ligne visant les musulmans, en conformité avec les normes internationales relatives aux droits humains, et travailler avec les réseaux sociaux sur le développement d’initiatives, en particulier dans le domaine de l’éducation, qui pourraient contribuer à diffuser des récits équilibrés sur les musulmans et l’islam sur les plateformes appartenant aux réseaux sociaux ;
27. d’assurer au niveau local, régional et national la formation continue des personnels appartenant aux forces de l’ordre, des procureurs, des juges et autres acteurs de la justice à la lutte contre le racisme antimusulman et à sa prévention, y compris la reconnaissance et l’enregistrement des crimes de haine à caractère antimusulman, sous une forme reconnue comme bonne pratique par les organismes européens et autres organisations internationales ;
(…)
D. Poursuites / Application des lois
(…)
51. de veiller à ce que le droit pénal prenne en compte les préjugés antimusulmans et pénalise les actes antimusulmans ci-après dès lors qu’ils sont intentionnels :
(…)
f. les insultes publiques et la diffamation de personnes ou de groupes de personnes au motif qu’elles sont musulmanes ou perçues comme telles ;
g. les menaces visant des personnes ou des groupes de personnes au motif qu’elles sont musulmanes ou perçues comme telles ;
h. l’expression publique, dans un but raciste, d’une idéologie qui dévalorise ou dénigre un ensemble de personnes au motif qu’elles sont musulmanes ou perçues comme telles, ou qui incite à la haine envers un tel groupe ;
(…)
52. de faire en sorte que les crimes et délits antimusulmans soient réprimés de la même manière qu’ils soient commis en ligne ou autrement, qu’ils fassent dûment l’objet de poursuites pénales et d’autres mesures efficaces, et que les propos de haine illicites à l’encontre des musulmans soient promptement et systématiquement supprimés par les fournisseurs de services Internet, conformément au cadre juridique et non juridique applicable ; (…) »
70. Dans son rapport sur la France adopté le 8 décembre 2015 (CRI (2016)1), l’ECRI relève un climat d’intensification de l’intolérance et d’aggravation des comportements racistes au cours des dernières années. Elle recommande que soient érigées en infractions 1) l’expression publique d’une idéologie prônant la supériorité d’un ensemble de personnes, ou qui calomnie ou dénigre un tel ensemble de personnes, et 2) la création ou la direction d’un groupement qui promeut le racisme, le soutien à ce groupement ou la participation à ses activités (§ 10). L’ECRI note une dégradation de la tolérance envers la diversité depuis 2009, comme l’avait constaté la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans son rapport, publié le 12 juin 2014, sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Année 2013, La documentation française), ainsi que la prévalence de stéréotypes antisémites, notamment dans divers segments de la société française (sympathisants du Front national, une partie de la population d’origine arabe et des sympathisants du Front de gauche). Elle relève que le discours de haine a débouché sur un passage à des actes de violence raciste, notamment par des groupes extrémistes.
d) Représentant spécial de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe sur les crimes de haine antisémites et anti-musulmans et toute forme d’intolérance religieuse
71. Le Représentant spécial de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe a organisé une consultation des organisations musulmanes. Les résultats ont fait l’objet d’un document de travail (juillet 2021) qui se conclut ainsi :
« En résumé, la propagation de la discrimination, de l’incitation à la violence et des menaces de mort en ligne est une préoccupation croissante parmi les minorités en Europe, notamment la communauté musulmane. Comme d’autres types d’intolérance raciste et antireligieuse, le phénomène du sentiment et de la haine antimusulmans est complexe. Il est clair, cependant, qu’il est en augmentation et qu’il est dangereux parce que la haine en ligne mène à la violence et au meurtre. Il faut donc le traiter de toute urgence. »
2. Nations Unies
a) Conseil des droits de l’homme
72. Dans son rapport présenté en application de la Résolution 16/4 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (A/67/357, 7 septembre 2012), le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, s’est notamment exprimé comme suit :
« 46. S’il est possible que certaines de ces notions se recoupent, le Rapporteur spécial estime que les éléments suivants sont essentiels pour déterminer si des propos constituent une incitation à la haine : le danger réel et imminent de violence résultant des propos tenus ; l’intention de celui qui les prononce d’inciter à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence ; et le contexte dans lequel ces propos sont tenus doit faire l’objet d’un examen rigoureux par le système judiciaire, sachant que le droit international interdit certaines formes de propos en raison des conséquences qu’ils peuvent avoir et non pour leur contenu en tant que tel, ce qui est profondément offensant pour une population pouvant ne pas l’être pour une autre. Ainsi, toute étude du contexte doit aller systématiquement de pair avec un examen de divers facteurs tels que l’existence ou non de tensions chroniques entre des communautés religieuses ou raciales, la discrimination du groupe visé, le ton et le contenu des propos, la personne qui incite à la haine, et les moyens de diffuser des propos haineux. Une déclaration faite par une personne à l’intention d’un groupe restreint d’abonnés à Facebook n’a par exemple pas le même poids qu’une déclaration publiée sur un site Web à grande audience. De même, une expression artistique doit être évaluée d’après sa valeur et son contenu artistiques, l’art pouvant être utilisé pour provoquer des sensations fortes sans intention d’inciter à la violence, à la discrimination ou à l’hostilité.
47. Par ailleurs, alors que l’État est censé interdire par la loi tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence en vertu du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte, il n’est pas tenu de réprimer cette forme d’expression. Le Rapporteur spécial souligne que seuls les cas les plus graves et les plus extrêmes d’incitation à la haine qui dépassent le seuil à sept critères devraient être sanctionnés.
48. Dans d’autres cas, le Rapporteur spécial estime que les États devraient adopter des textes au civil prévoyant divers recours, y compris des recours de procédure (par exemple, garantir l’accès à la justice et veiller au bon fonctionnement des institutions nationales) et des recours quant au fond (par exemple, prévoir des réparations qui soient suffisantes, rapides et proportionnées à la gravité de l’expression, pouvant aller de la restauration de la réputation à des mesures visant à empêcher une récidive et l’octroi d’une indemnisation financière).
49. De plus, si certaines formes d’expression peuvent susciter des inquiétudes sur le plan de la tolérance, de la civilité et du respect d’autrui, dans certains cas, les sanctions pénales ou civiles ne sont pas justifiées. Le Rapporteur spécial tient à réaffirmer que le droit à la liberté d’expression recouvre aussi des formes d’expression qui sont offensives, dérangeantes et choquantes. Ainsi, étant donné que tous les types de propos inflammatoires, haineux ou offensifs ne constituent pas une incitation à la haine, il ne faut pas faire l’amalgame entre ces deux formes d’expression. »
b) Comité pour l’élimination de la discrimination raciale
73. La Recommandation Générale no 35 du 26 septembre 2013, relative à la lutte contre les discours de haine raciale, fournit des orientations concernant les prescriptions de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale eu égard aux discours de haine raciale, l’objectif étant d’aider les États parties à s’acquitter de leurs obligations. Il y est notamment précisé :
« 6. En ce qui concerne la pratique du Comité, les discours de haine raciale comprennent toutes les formes de discours spécifiques visées à l’article 4 qui sont dirigées contre des groupes reconnus par l’article premier de la Convention, lequel interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, notamment les peuples autochtones, les groupes fondés sur l’ascendance et les immigrés ou non-ressortissants tels que les migrants, les domestiques, les réfugiés et les demandeurs d’asile, ainsi que les propos visant les femmes de ces groupes et d’autres groupes vulnérables. Compte tenu du principe de l’intersectionnalité et du fait que « la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi » ne devrait pas être interdite ni punie, l’attention du Comité a aussi porté sur les discours de haine proférés contre des personnes appartenant à certains groupes ethniques qui professent ou pratiquent une religion différente de celle de la majorité, tels que les manifestations d’islamophobie, d’antisémitisme et autres manifestations de haine dirigées contre des groupes ethnoreligieux, ainsi que les manifestations extrêmes de haine telles que l’incitation au génocide et terrorisme. Le Comité s’est aussi déclaré préoccupé par les stéréotypes et la stigmatisation dont sont victimes des membres de groupes protégés, et a formulé des recommandations à ce sujet.
7. Les discours de haine raciale peuvent prendre de nombreuses formes et ne sont pas seulement des remarques directement liées à la race. Comme cela est le cas en ce qui concerne la discrimination visée à l’article premier de la Convention, un langage direct peut être employé pour s’attaquer à des groupes raciaux ethniques et dissimuler ainsi son objectif premier. Conformément aux obligations qui leur incombent en vertu de la Convention, les États parties doivent prêter l’attention voulue à toutes les manifestations de discours de haine raciale et prendre des mesures efficaces pour les combattre. Les principes énoncés dans la présente recommandation s’appliquent aux discours de haine raciale, qu’ils émanent de personnes ou de groupes, quelle que soit la forme dans laquelle ils se manifestent, à l’oral ou à l’écrit, diffusés par le biais de médias électroniques tels qu’Internet et les réseaux sociaux, ainsi qu’à des formes non verbales d’expression telles que des symboles, des images et des comportements racistes lors de rassemblements sportifs, notamment des manifestations sportives.
(…)
15. (…) Pour qualifier les actes de discrimination et d’incitation de délits punissables par la loi, le Comité considère que les éléments ci-après devraient être pris en compte :
• Le contenu et la forme du discours − déterminer si le discours est provocateur et direct, comment il est construit et sous quelle forme il est distribué, et le style dans lequel il est délivré ;
• Le climat économique, social et politique dans lequel le discours a été prononcé et diffusé, notamment l’existence de formes de discrimination à l’égard de groupes ethniques et autres, notamment des peuples autochtones. Les discours qui dans un contexte sont inoffensifs ou neutres peuvent s’avérer dangereux dans un autre ; dans ses indicateurs sur le génocide, le Comité a insisté sur l’importance du lieu lorsqu’il s’agit d’évaluer la signification et les effets potentiels des discours de haine raciale ;
• La position et le statut de l’orateur dans la société et l’audience à laquelle le discours est adressé. Le Comité ne cesse d’appeler l’attention sur le rôle joué par les personnalités politiques et autres décideurs dans l’apparition d’un climat négatif envers les groupes protégés par la Convention, et a encouragé ces personnes et organes à témoigner d’une attitude plus positive envers la promotion de la compréhension et l’harmonie interculturelles. Le Comité est pleinement conscient de l’importance particulière de la liberté d’expression dans les domaines politiques mais sait aussi que l’exercice de cette liberté comporte des responsabilités et des devoirs particuliers ;
• La portée du discours − notamment la nature de l’audience et les modes de transmission : si le discours a été diffusé via les médias classiques ou Internet, ainsi que la fréquence et la portée de la communication, en particulier lorsque la répétition du discours témoigne de l’existence d’une stratégie délibérée visant à susciter l’hostilité envers des groupes ethniques et raciaux ;
• Les objectifs du discours − le discours consistant à protéger ou à défendre les droits fondamentaux de personnes et de groupes ne devrait pas faire l’objet de sanctions pénales ou autres.
(…) »
C. Le droit de l’Union européenne et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE)
74. La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, adoptée le 28 novembre 2008 par le Conseil de l’Union européenne (JO L 328, p. 55‑58) est présentée aux paragraphes 82 et suivants de l’arrêt Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, CEDH 2015 (extraits)).
75. Par ailleurs, la Commission européenne a lancé, en mai 2016, un code de conduite avec quatre grandes entreprises des technologies de l’information (Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube), dans le but de réagir à la prolifération des discours de haine à caractère raciste et xénophobe en ligne. L’objectif de ce code est de veiller à ce que les demandes de suppression de contenu soient traitées rapidement. À ce jour, la Commission a procédé à six évaluations de suivi du code de conduite et présenté ses résultats chaque année de 2016 à 2021. Elle a en outre rendu publique, le 1er mars 2018, la Recommandation (UE) 2018/334 sur les mesures destinées à lutter de manière efficace contre les contenus illicites en ligne (JO L 63, 6 mars 2018). Enfin, le 15 décembre 2020, la Commission a notamment publié le projet de règlement « Digital Services Act » (DSA – Règlement européen sur les services numériques), avec pour objectif de parvenir à son adoption en 2022, qui doit permettre la mise en œuvre d’un nouveau cadre de régulation, en introduisant dans l’ensemble de l’Union européenne une série de nouvelles obligations harmonisées pour les services numériques (COM/2020/825 final). Le 23 avril 2022, le DSA a fait l’objet d’un accord provisoire entre le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen. Il est entré en vigueur le 16 novembre 2022.
76. Concernant la jurisprudence de la CJUE, celle-ci a dit pour droit, dans son arrêt Unabhängiges Landeszentrum für Datenschutz Schleswig-Holstein contre Wirtschaftsakademie Schleswig-Holstein GmbH du 5 juin 2018 (C‑210/16, EU:C:2018:388), que l’administrateur d’une page fan hébergée sur Facebook (une page fan étant, à la différence d’un compte utilisateur personnel, un compte professionnel qui permet de promouvoir une entreprise ou une organisation sur Facebook, tout en fonctionnant selon un ensemble de stratégies spécifiques pour améliorer et mesurer l’interaction avec les visiteurs) doit être qualifié de responsable du traitement des données des personnes qui visitent sa page et qu’il existe dès lors une responsabilité conjointe avec l’exploitant du réseau social à ce titre, au sens de la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JO L 281 du 23 novembre 1995, p. 31–50).
77. Dans son arrêt Fashion ID du 29 juillet 2019 (C-40/17, EU:C:2019:629), elle a considéré que le gestionnaire d’un site Internet, en l’espèce une entreprise de vente de vêtements de mode en ligne, qui insère un module « j’aime » du réseau social Facebook, peut être considéré comme responsable, au sens de la directive 95/46, des opérations de collecte et de communication des données personnelles des visiteurs de son site Internet.
78. Dans l’arrêt Glawischnig-Piesczek contre Facebook Irlande du 3 octobre 2019 (C-18/18, EU:C:2019:821), la CJUE a dit pour droit que la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (JO L 178 du 17 juillet 2000, p. 1-16), notamment l’article 15, paragraphe 1, de celle-ci, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction d’un État membre puisse enjoindre à un hébergeur, à l’instar de Facebook, de supprimer les informations qu’il stocke et dont le contenu est identique à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, quel que soit l’auteur de la demande de stockage de ces informations. Elle peut également enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations qu’il stocke et dont le contenu est équivalent à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, pour autant que la surveillance et la recherche des informations concernées par une telle injonction sont limitées à des informations véhiculant un message dont le contenu demeure, en substance, inchangé par rapport à celui ayant donné lieu au constat d’illicéité et comportant les éléments spécifiés dans l’injonction et que les différences dans la formulation de ce contenu équivalent par rapport à celle caractérisant l’information déclarée illicite précédemment ne sont pas de nature à contraindre l’hébergeur à procéder à une appréciation autonome de ce contenu. Enfin, une juridiction peut encore enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations visées par l’injonction ou de bloquer l’accès à celles-ci au niveau mondial, dans le cadre du droit international pertinent.
D. Éléments de droit comparé
79. Il ressort des informations dont dispose la Cour que la prise en compte de la responsabilité individuelle des titulaires de comptes sur les réseaux sociaux, à l’égard de commentaires publiés par d’autres sur leurs « murs » ou comptes, est une question qui n’a pas fait l’objet d’un traitement spécifique dans trente‑quatre États membres du Conseil de l’Europe, à savoir : l’Albanie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie‑Herzégovine, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Grèce, la Hongrie, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, le Luxembourg, Malte, la République de Moldova, le Monténégro, les Pays‑Bas, la Macédoine du Nord, la Norvège, la Pologne, la République slovaque, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume‑Uni, Saint‑Marin, la Serbie, la Slovénie, la Suède et la Turquie. À ce jour, seuls six de ces États (l’Allemagne, l’Autriche, la Croatie, la Roumanie, la Suède et la Turquie), ainsi que la Suisse (arrêt du Tribunal fédéral du 7 avril 2022, affaire 6B_1360/2021) l’ont abordée d’une manière ou d’une autre. Certaines juridictions nationales ont interprété les normes juridiques applicables aux hébergeurs ou aux prestataires de services intermédiaires sur Internet comme constituant le fondement de l’imputation d’une telle responsabilité. Dans les vingt-huit autres États membres, il n’existe pas de dispositions juridiques, de règles ou de pratiques judiciaires traitant explicitement de cette question. Ainsi, il ne semble pas y avoir toujours de place pour l’imputation d’une forme quelconque de responsabilité dans ce contexte. En revanche, dans d’autres pays, cette responsabilité peut, en théorie, être imputée par référence à des dispositions générales de droit civil, administratif ou pénal, ou bien sur le fondement de dispositions plus spécifiques relatives aux obligations des hébergeurs et prestataires de services intermédiaires sur Internet. Il faut en même temps garder à l’esprit que ces situations sont essentiellement hypothétiques, étant donné qu’elles ne se sont encore jamais produites en pratique.
80. En ce qui concerne le « discours de haine », si cette notion n’est en tant que telle définie que dans la législation de trois des États membres (l’Albanie, le Monténégro et la Serbie), les autres prévoient l’interdiction et la répression de certaines formes d’expression, parmi lesquelles figure l’« incitation à la haine ». Certains éléments doivent être présents pour que l’expression de la haine soit punissable. En particulier, celle-ci doit être publique, dirigée contre un groupe (ou une personne appartenant à ce groupe) présentant des caractéristiques protégées, intentionnelle, et atteindre un certain niveau de gravité ou être susceptible d’entraîner des conséquences préjudiciables.
III. Les conditions d’utilisation du réseau social Facebook
81. À l’époque des faits, une « déclaration des droits et responsabilité » régissait les relations de Facebook avec ses utilisateurs, l’accès à ce réseau social valant acceptation de cette déclaration. Il y était notamment indiqué ceci au point 2.4 : « avec le paramètre ‘tout le monde’, vous permettez à tout le monde, y compris aux personnes qui n’utilisent pas Facebook, d’accéder à ces informations et de les utiliser, mais aussi de les associer à leur auteur par son nom et l’image de son profil ». La déclaration contenait également une interdiction des propos « haineux » (terme remplacé par l’expression « discours de haine », puis « discours haineux » lors des modifications ultérieures – Partie III, point 12 « Discours incitant à la haine », de la dernière version des « Standards de la communauté »).
82. En outre, aucune disposition légale n’imposait au détenteur d’une page personnelle sur un réseau social de mettre en place un filtrage préalable des messages qui peuvent y être publiés par des tiers et la possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook n’existait pas. En revanche, ce réseau social permet dorénavant aux administrateurs des pages de son réseau de mettre en œuvre un contrôle ex ante ou ex post sur les contenus mis en ligne par des tiers.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
83. Le requérant allègue que sa condamnation pénale, en raison de propos publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook, est contraire à l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. L’arrêt de la chambre
84. La chambre a estimé que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, qui était prévue par la loi et avait pour but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui.
85. Quant à la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique », la chambre a examiné le contexte des commentaires, les mesures appliquées par le requérant pour retirer les commentaires déjà publiés, la possibilité que les auteurs soient tenus pour responsables plutôt que le requérant et, enfin, les conséquences de la procédure interne pour ce dernier.
86. Elle a notamment relevé que les commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant, que celui-ci avait rendu public, étaient de nature clairement illicite. Tout en relevant le contexte électoral et tenant compte du support utilisé, à savoir le mur d’un compte Facebook, elle a considéré que les conclusions des juridictions internes concernant ces publications étaient pleinement justifiées.
87. De plus, après avoir noté que le requérant ne s’est vu reprocher que son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook, ainsi que le contexte politique local particulier, la chambre a considéré, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur, que la décision des juridictions internes de condamner le requérant, faute d’avoir promptement supprimé les propos illicites publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook utilisé dans le cadre de sa campagne électorale, reposait sur des motifs pertinents et suffisants. Dès lors, elle a jugé que l’ingérence litigieuse pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 de la Convention.
B. Thèses des parties
1. Le requérant
88. Le requérant rappelle qu’il a été condamné en sa qualité de « producteur », au sens du droit français, sans qu’aucune notification lui demandant de retirer les propos litigieux ne lui ait été adressée. Il soutient que sa connaissance tant des commentaires que de leur caractère illicite n’a pas été démontrée. Il souligne également le fait qu’il utilisait un compte Facebook en qualité d’élu local et que les propos litigieux ont été mis en ligne par des auteurs à la fois identifiés et condamnés, sa propre condamnation venant donc en doublon avec la leur. Il précise que les fonctionnalités de Facebook ne permettaient pas, à l’époque des faits, de censurer des commentaires avant leur publication et que l’obligation de contrôle qui pèse sur le titulaire d’un compte Facebook, au regard de l’arrêt de la chambre, est très lourde et le place dans une situation de conflits d’intérêts inconciliables.
89. Selon le requérant, au vu de l’ampleur de la tâche, le responsable d’un profil Facebook est inévitablement amené à se transformer en censeur en raison du risque de poursuites pénales, y compris en présence de propos qui ne seraient pas de toute évidence illicites. Il considère que l’affaire porte en réalité sur la question des propos virulents, polémiques ou désagréables, qui ne dépassent pas pour autant les limites admissibles de la liberté d’expression en matière politique, en particulier lorsqu’ils sont tenus en période électorale.
90. S’agissant de la légalité de sa condamnation pénale, il soutient que les exigences d’accessibilité, de précision et de prévisibilité de la loi font défaut. Il précise que si le fondement de sa condamnation est l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, c’est en réalité l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, ayant permis de retenir sa responsabilité en qualité de producteur au sens de cette disposition, qui est en jeu dans la présente affaire.
91. Le requérant insiste sur le fait que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 prévoit une dualité des intervenants, ainsi qu’une cascade de responsabilité introduisant une hiérarchie dans les poursuites, qui a pour effet de ne permettre la mise en cause du producteur qu’à défaut de pouvoir poursuivre le directeur de publication et, à défaut, les auteurs. Or, il note que le directeur de publication faisait défaut en l’espèce et qu’il a été poursuivi en qualité de producteur, alors que les deux auteurs des commentaires litigieux avaient pourtant été identifiés et condamnés. Il en déduit que l’application de la loi et sa condamnation en qualité de producteur n’était pas prévisible. Il ajoute que la notion de producteur n’est pas définie par la loi s’agissant des réseaux sociaux.
92. Il soutient en outre que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 ne précise pas non plus à quelles conditions le producteur est réputé avoir eu connaissance des propos illicites. Il estime incohérent de ne pas exiger une mise en demeure préalable au producteur, pour assurer la sécurité juridique, comme le prévoit la loi no 2004-575 du 21 juin 2004 pour un hébergeur.
93. Par ailleurs, il conteste le fait que sa condamnation pénale aurait poursuivi un but légitime, dès lors que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 n’a vocation à mettre en cause le producteur que si le directeur de publication et les auteurs font défaut, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
94. Quant à la nécessité de l’ingérence, le requérant se plaint d’avoir été condamné pour le premier message, pourtant retiré moins de vingt‑quatre heures après sa mise en ligne par l’auteur lui-même. S’agissant des commentaires de L.R., il soutient que les juges n’ont démontré ni qu’il en avait connaissance ni qu’ils étaient manifestement illicites, se contentant d’invoquer une présomption d’obligation générale de contrôle renforcé qui reposerait sur sa qualité d’homme politique. Il ajoute avoir retiré ces commentaires dès qu’il avait été informé de leur existence, au moment de sa convocation par les services de police.
95. Le requérant observe ensuite que les propos litigieux sont repris du programme politique de son parti, qui n’a jamais été interdit, et qu’ils dénoncent une politique favorable à l’installation de commerces communautaires, ce qui relève du discours et de la critique politiques qui doivent pouvoir être évoqués sur les réseaux sociaux. Il estime qu’ils sont licites, le langage employé étant vif, sans être vulgaire ni injurieux, et les internautes pouvant recourir à une certaine dose d’exagération ou de provocation.
96. Le requérant rappelle qu’il est un homme politique, ce qui l’amène à évoluer dans un environnement délicat et impose de trouver l’équilibre entre la protection de la réputation d’autrui et les intérêts de la libre discussion des questions politiques, notamment en période électorale, moment clé de la vie des partis et des responsables politiques. Internet et les réseaux sociaux contribuent à simplifier le discours et l’écueil de l’auto-censure doit absolument être évité, afin de ne pas supprimer toute critique vis-à-vis d’une politique officielle et d’une opposition politique. Il expose qu’Internet permet notamment un mouvement ascendant, du citoyen en direction de l’homme politique pour l’interpeller et lui faire part de ses inquiétudes, de ses positions et de ses critiques. La transposition du droit de la presse serait donc inadaptée et, en outre, avec un système de monologues interactifs, chaque intervenant devrait être seul responsable de ses propos.
97. De plus, le requérant estime qu’un filtrage ne serait pas souhaitable, compte tenu de l’émergence d’une démocratie électronique. En revanche, une mise en demeure d’avoir à retirer un commentaire litigieux, que ce soit par exemple par une lettre recommandée électronique ou par un mécanisme de signalement, lui paraît de nature à établir la connaissance du commentaire par le titulaire du compte et à vérifier sa bonne foi par un retrait immédiat.
98. Il évoque enfin la nécessité de recourir à d’autres moyens que la voie pénale pour répondre aux critiques politiques.
99. Le requérant déduit de ce qui précède que les motifs invoqués par les juridictions nationales pour le condamner n’étaient ni pertinents ni suffisants.
2. Le Gouvernement
100. Le Gouvernement reconnaît l’existence d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, qu’il qualifie d’indirecte, dès lors que ce ne sont pas ses propos qui étaient à l’origine de sa condamnation et que ce n’est pas lui qui avait transmis les propos litigieux au public. Il en déduit qu’elle ne concerne en l’espèce que les limitations éventuelles portées à la possibilité pour le requérant d’ouvrir un espace de discussion libre, permettant à des tiers de s’exprimer et de réagir sur son mur Facebook, soit un domaine limité de son expression politique.
101. Il estime cependant que l’ingérence en cause était prévue par la loi, qu’elle poursuivait des buts légitimes et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.
102. Concernant la légalité de cette ingérence, il rappelle notamment les termes de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation illustrant différents cas dans lesquels l’infraction a été regardée comme constituée ou non. Il précise en outre que des propos racistes peuvent ne pas constituer une incitation à la haine lorsqu’ils ne contiennent pas, même de façon implicite, d’appel ou d’exhortation à la discrimination, la haine ou la violence, soulignant que les juges recherchent la finalité du discours. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce les juridictions internes, saisies par Leila T., ont rendu des décisions motivées, en faisant application des critères habituels. Il ajoute que le contexte politique et l’existence d’une campagne électorale ont expressément été pris en compte.
103. Concernant l’imputabilité de l’infraction, le Gouvernement rappelle que le requérant a été condamné en sa qualité de « producteur » au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, qui prévoit deux cas de figure, selon que le message a fait ou non l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public. Il précise que la définition du « producteur » ne résulte pas de la loi, mais de la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel, et il renvoie à la décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2011 (QPC, no 2011-164), ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour de cassation qui en a tiré les conséquences. Il soutient en outre que la Cour a déjà jugé que la responsabilité pénale du producteur n’est pas contraire à la Convention (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004-II).
104. Le Gouvernement considère que le requérant a été poursuivi en raison d’un comportement particulier, directement lié à son statut de producteur, titulaire du compte, tandis que les auteurs ont été poursuivis et condamnés comme complices, conformément à l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982.
105. Il estime que le débat politique n’est pas exempt de restrictions dans la jurisprudence de la Cour, la responsabilité pénale des hommes politiques pouvant être engagée pour des propos haineux tenus lors de réunions politiques, dès lors qu’ils ont été proférés publiquement. Il précise que la responsabilité d’un homme politique comme d’un particulier, concernant les propos illicites tenus par des tiers sur leur mur Facebook, peut être engagée indifféremment sur le terrain pénal ou civil. Le Gouvernement tient également à souligner que si la responsabilité d’un parti politique pour des propos illicites publiés par des tiers sur son compte, créé dans le cadre de son activité sur un réseau ou un média social, serait susceptible d’être engagée, en revanche une personne morale ne peut, sauf exceptions, être poursuivie pour des infractions à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En tout état de cause, son éventuelle responsabilité n’exclut pas celle des personnes physiques auteur ou complices des faits reprochés.
106. Par ailleurs, le Gouvernement expose qu’il existe une pluralité de modes d’expression politique, chacun faisant l’objet d’un encadrement et d’une réglementation. S’agissant des pages sur les réseaux sociaux et de la communication politique, il note qu’elles bénéficient d’une très large diffusion, qui dépasse le cercle des sympathisants et le cadre d’une réunion politique, tout en restant accessibles de manière pérenne. Il souligne la spécificité des réseaux sociaux comme outils de communication politique, par opposition aux réunions ou rassemblements politiques. En droit français, contrairement à ce qui est prévu pour les propos tenus lors de ces derniers, les propos haineux proférés sur Internet relèvent d’un régime différent, en ce que la responsabilité de l’auteur de propos haineux ne pourra être engagée que subsidiairement à celle du « directeur de publication » ou du « producteur » d’un site de communication en ligne. Il le justifie par le fait que l’utilisation des réseaux sociaux diffère de certains modes plus traditionnels de communication politique, avec une diffusion large et durable dans le temps, à destination d’un public étendu qui va bien au-delà d’une réunion politique : partant, en raison d’un risque de propagation des discours de haine d’autant plus grand, il serait particulièrement risqué de ne pas encadrer leur diffusion sur Facebook. Il considère d’ailleurs que le compte Facebook du requérant est plus proche d’un grand portail exploité à titre professionnel et à des fins commerciales que d’autres types de forum sur Internet, tels que définis dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, CEDH 2015). Dans ce cadre, le requérant n’avait qu’une obligation : supprimer les passages illicites rapidement après en avoir pris connaissance. Il précise qu’aucune disposition n’imposait la mise en place d’un filtrage préalable des messages et qu’il n’existait pas de possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook. Il en déduit que la responsabilité prévue à l’article 10 § 2 de la Convention doit conduire les producteurs, en particulier lorsqu’ils sont candidats à des élections ou des élus, à n’ouvrir un espace de discussion que s’ils sont en mesure d’assurer une modération minimale des contributions.
107. De plus, le Gouvernement reconnaît que l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 ne précise pas à quelles conditions le directeur de publication ou le producteur est réputé avoir la connaissance effective des messages, à la différence des hébergeurs soumis aux dispositions de la loi no 2004-575 du 21 juin 2004, qui précise des règles de notification des contenus illicites. Il indique qu’une jurisprudence de plusieurs tribunaux de première instance considère que la promptitude du retrait impose une réaction très rapide et que la Cour de cassation a précisé que la connaissance des propos doit être établie.
108. S’agissant de l’objectif poursuivi par l’ingérence, le Gouvernement considère qu’elle poursuivait au moins un but légitime au sens de l’article 10 de la Convention, à savoir la protection des droits d’autrui.
109. Quant à la nécessité de l’ingérence et le contexte dans lequel les commentaires ont été rendus, il considère que les juridictions internes ont correctement appliqué l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 en retenant la qualification de provocation à la haine, la page Facebook du requérant étant non seulement ostensiblement présentée comme celle d’un homme politique, élu local du Front National en campagne électorale, mais également délibérément ouverte à tout détenteur d’un compte Facebook. Il en déduit une responsabilité d’autant plus grande en sa qualité d’homme politique.
110. Il estime en outre que l’ingérence litigieuse était proportionnée et seule de nature à permettre en pratique de supprimer les commentaires litigieux, restés accessibles au public, les victimes ne disposant pas des moyens nécessaires pour y parvenir. Il soutient que le requérant aurait pu modifier les paramètres de son compte pour réguler les propos sur son compte Facebook et qu’il lui suffisait, pour ne plus nuire à Leila T. et sans risquer d’entraver le déroulement de sa campagne électorale, de supprimer les commentaires dont il avait parfaitement connaissance et qui ne relevaient pas du débat local.
111. Enfin, le Gouvernement relève que le requérant a été condamné à une amende réduite par la cour d’appel, sans autre conséquence pour lui.
3. Observations des tiers intervenants
a) Le gouvernement slovaque
112. Le gouvernement slovaque observe notamment que l’ère des médias sociaux a déplacé le débat public sur Internet. En outre, les attaques répétées des principes démocratiques, de la dignité humaine et de la vie privée, dissimulées sous le voile de la liberté d’expression, devraient être exclues de sa protection. L’État devrait être autorisé à les combattre en criminalisant les discours haineux.
113. S’agissant de l’impact des médias sociaux et de leur utilisation par le personnel politique, le gouvernement slovaque observe qu’ils sont devenus un outil de combat politique et d’influence du public. Pour illustrer cet argument, il fournit des données statistiques obtenues pour la Slovaquie et analysées par un journal slovaque, selon lesquelles, pour un pays de 5,45 millions d’habitants, les trois politiciens slovaques les plus populaires auraient respectivement rassemblé, en 2021, 11, 4,2 et 4,1 millions d’interactions sur les réseaux sociaux (les deux derniers ayant une orientation politique d’extrême droite). De même, en 2020, le maire d’une commune slovaque de 5 000 habitants, connu pour ses positions de résistance aux mesures prises par le gouvernement contre la pandémie de Covid-19, aurait rassemblé 125 000 interactions sur sa page Facebook, puis presque 1,5 millions l’année suivante. Il ajoute que les politiciens sont aussi les auteurs de messages qui rencontrent un large succès sur les réseaux sociaux.
114. Dans ce contexte, le gouvernement slovaque considère que la responsabilité pénale des politiciens pour des discours haineux diffusés sur les médias sociaux devrait être abordée avec une extrême attention.
b) Le gouvernement tchèque
115. Le gouvernement tchèque soutient en particulier que la portée de la responsabilité partagée par l’auteur des propos, la plateforme numérique ou le média social, ainsi que par les tiers, devrait être clarifiée par la Cour, afin que les obligations incombant à chacun soient raisonnablement prévisibles.
116. À ses yeux, la responsabilité d’un réseau social ou d’une plateforme ne devrait pas être négligée, afin de ne pas imposer une charge disproportionnée au titulaire d’un compte. Il s’interroge également sur la portée des obligations positives incombant aux États lorsque les auteurs des propos litigieux sont connus.
117. En outre, soulignant le risque d’effet dissuasif des sanctions pénales, notamment dans un contexte électoral, il estime nécessaire d’envisager d’autres procédures et des sanctions de moindre intensité.
c) Media Defence et Electronic Frontier Foundation
118. Media Defence et Electronic Frontier Foundation soutiennent entre autres que les critères établis dans l’arrêt Delfi AS (précité), ne devraient pas être appliqués aux utilisateurs de plateformes numériques (comme Facebook) agissant comme simples intermédiaires qui, selon certaines études, seraient les plus affectés par une modération erronée.
119. À leurs yeux, les différents utilisateurs des média sociaux ne devraient pas être obligés de trancher la question de savoir si les publications des tiers sur leur compte sont licites, cette tâche devant relever de la seule compétence des juridictions nationales, ou de surveiller les contenus produits par des tiers. Leur responsabilité ne devrait être engagée qu’en cas de connaissance avérée du contenu illicite.
d) European Information Society Institute (EISi)
120. EISi souligne la nécessité de fixer les limites de la responsabilité des médiateurs de discours tout en examinant l’interaction entre les différents acteurs d’un écosystème numérique complexe. À ses yeux, le fait d’engager la responsabilité pénale du titulaire d’un mur Facebook faute de prompte réaction, sans notification préalable, à l’égard de propos haineux tenus par des auteurs identifiables, est disproportionné et présente un risque d’effet dissuasif. La responsabilité devrait être partagée entre les auteurs des propos s’ils sont connus et les autres acteurs impliqués, selon une approche « graduelle et différenciée ».
121. EISi fait notamment valoir que les particularités des médias sociaux les rendent incompatibles avec un contrôle éditorial similaire à celui de la presse et qu’il n’est pas possible d’exiger la surveillance de tous les commentaires dans les vingt-quatre heures suivant leur publication, sauf à imposer une charge excessive. Il préconise un modèle de responsabilité prévoyant le retrait des propos après une notification préalable, sous réserve que l’intermédiaire n’ait pas lui-même incité à la tenue des propos illicites.
C. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence
122. Les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. La Cour ne voit pas de raisons de conclure différemment (voir, dans le même sens, Delfi AS, précité, § 118).
123. Pour être conforme à la Convention, cette ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».
2. Sur la légalité de l’ingérence
a) Les principes généraux
124. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, § 158, 5 avril 2022, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017, et Delfi AS, précité, § 120).
125. En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. Ainsi, ne méconnaît pas, en elle-même, l’exigence de prévisibilité une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 94, 20 janvier 2020 et les références citées). La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient‑elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 143, Delfi AS, précité, § 121, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑I). Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (NIT S.R.L., précité, § 160, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144, et Delfi AS, précité, § 122).
126. Un certain doute à propos de cas limites ne suffit donc pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004‑I).
127. La Cour a également conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (NIT S.R.L., précité, § 159, Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 115, CEDH 2015). Il reste que le caractère inédit, au regard notamment de la jurisprudence, de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi, dès lors que la solution retenue faisait partie des interprétations possibles et raisonnablement prévisibles (voir, mutatis mutandis, X et Y c. France, no 48158/11, § 61, 1er septembre 2016, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, et Soros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011).
128. Le pouvoir qu’a la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, NIT S.R.L., précité, § 160, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144, et Kudrevičius et autres, précité, § 110). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (NIT S.R.L., précité, § 160, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, et Centre pour la démocratie et l’état de droit c. Ukraine, no 10090/16, § 108, 26 mars 2020, avec d’autres références). En tout état de cause, ce n’est pas à la Cour de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Delfi AS, précité, § 127, et Gorzelik et autres, précité, § 67).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
129. La Grande Chambre relève d’emblée que la condamnation du requérant a été prononcée sur le fondement des articles 23, alinéa 1er, et 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881, et 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982. À l’instar de la chambre (voir le paragraphe 71 de son arrêt), elle rappelle qu’une condamnation pénale sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (voir, notamment, Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010, Soulas et autres c. France, no 15948/03, § 29, 10 juillet 2008, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, 24 juin 2003, et Bonnet c. France (déc.), no 35364/19, § 32, 25 janvier 2022) et elle ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce.
130. S’agissant plus spécialement de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, elle note que celui‑ci fixe un cadre juridique qui a connu une évolution en trois temps (paragraphe 36 ci-dessus).
131. Le Gouvernement fait valoir à ce titre que l’article 93‑3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 prévoit deux cas de figure, selon que le message a fait ou non l’objet d’une « fixation préalable » (paragraphe 103 ci‑dessus). La Cour note que l’absence de fixation préalable a précisément motivé la modification apportée par la loi no 2009‑669 du 12 juin 2009 (paragraphe 36 ci-dessus), avec l’ajout d’un cinquième et dernier aliéna dans l’article 93-3, destiné à encadrer spécifiquement la responsabilité du directeur de publication dans cette hypothèse. Finalement, outre la réforme de 2009 modifiant l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982, tant le Conseil constitutionnel que la Cour de cassation ont étendu le bénéfice du dernier alinéa de l’article 93-3 au producteur (paragraphes 40 et 41 ci-dessus).
132. Le requérant soutient cependant, outre le fait que la notion de producteur ne serait pas définie par la loi s’agissant des réseaux sociaux, que l’application de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et sa condamnation en qualité de producteur n’étaient pas prévisibles et que le principe de sécurité juridique imposerait une mise en demeure préalable au producteur (paragraphes 90 et 91 ci‑dessus).
133. La Cour souligne notamment le fait que, saisi d’une QPC qui portait sur la différence de traitement entre, d’une part, le directeur de publication, seul visé par le dernier alinéa de l’article 93-3 inséré par la loi no 2009-669 du 12 juin 2009 et, d’autre part, le producteur, le Conseil constitutionnel a apporté des précisions essentielles dans une décision no 2011-164 QPC du 16 septembre 2011 (paragraphe 40 ci‑dessus). En effet, en premier lieu, s’agissant de la définition de la notion de « producteur », il s’est référé à l’interprétation retenue par la Cour de cassation dans des arrêts du 16 février 2010 (paragraphe 38 ci-dessous). En second lieu, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d’interprétation, afin que l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 ne puisse pas être interprété comme permettant que le créateur ou l’animateur d’un site de communication au public en ligne mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, voie sa responsabilité pénale engagée en qualité de producteur à raison du seul contenu d’un message dont il n’avait pas connaissance avant la mise en ligne. Autrement dit, sa réserve d’interprétation permet d’appliquer au producteur le même régime de responsabilité atténuée que celui octroyé au directeur de publication par le cinquième et dernier alinéa de l’article 93-3.
134. La Cour constate, en premier lieu, que la définition du producteur, au sens de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, fait l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, reprise par le Conseil constitutionnel (paragraphes 38, 40 et 133 ci-dessus), et ce en des termes clairs et exempts d’ambiguïté. Partant, elle estime qu’aucune question ne se pose à cet égard concernant la légalité de l’ingérence.
135. S’agissant, en second lieu, de l’application de l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 et de son régime de responsabilité en cascade, la Cour relève d’emblée que l’affaire Radio France et autres (précitée), invoquée par le Gouvernement (paragraphe 103 ci‑dessus), concernait une hypothèse différente, étrangère à la présente affaire, à savoir la présomption de responsabilité d’un directeur de la publication dans le domaine de l’audiovisuel, lorsque le message litigieux faisait l’objet d’une « fixation préalable » à sa diffusion.
136. La Cour rappelle combien il est important que les incriminations pénales visant les expressions qui suscitent, encouragent ou justifient la violence, la haine ou l’intolérance définissent clairement et précisément la portée des infractions pertinentes, et que ces dispositions soient interprétées strictement. Elle renvoie également aux préconisations du Comité des Ministres, qui insistent sur le fait que les règles et responsabilités imposées aux intermédiaires d’Internet devraient être « transparentes, claires [et] prévisibles » (paragraphe 62 ci-dessus). Les Hautes Parties contractantes se doivent d’en tenir compte lorsqu’elles adaptent la règlementation existante ou qu’elles adoptent de nouvelles normes, au fur et à mesure de l’évolution des nouvelles technologies, à l’instar d’Internet.
137. La Cour note que le régime de la responsabilité en cascade, qui vise à résoudre le problème posé par l’anonymat de l’auteur pour la victime éventuelle d’une infraction, a été confirmé par la Cour de cassation dans sa jurisprudence dès 2010 (paragraphe 39 ci‑dessus).
138. En l’espèce, les auteurs ont non seulement été identifiés, mais également poursuivis avec le requérant et condamnés comme complices de celui-ci. À cet égard, la Cour relève que, préalablement à la condamnation du requérant, la jurisprudence de la Cour de cassation permettait déjà d’envisager que la responsabilité du seul producteur puisse être recherchée dans l’hypothèse d’infractions à la loi sur la presse pour des propos tenus par un tiers clairement identifié. Le principe de l’indépendance des poursuites, déjà appliqué par plusieurs formations de la Cour de cassation dans différentes hypothèses (paragraphe 43 ci-dessus), s’applique sans préjudice de la mise en œuvre du régime de la responsabilité en cascade (paragraphe 39 ci-dessus) qui vise une hypothèse différente, à savoir celle où l’auteur du message litigieux ne peut être poursuivi, quel qu’en soit le motif. Ainsi, la Cour note que, dans un arrêt antérieur aux faits de l’espèce, en date du 16 février 2010 (pourvoi no 09-81.064, Bull. crim., no 31), la Cour de cassation avait cassé l’arrêt d’une cour d’appel qui avait relaxé, sans avoir recherché s’il pouvait être poursuivi en qualité de producteur, le responsable d’un blog qui se voyait reprocher le commentaire publié par un tiers, alors que ce dernier était identifié (paragraphe 39 ci‑dessus). Elle souligne également que, par sa décision en date du 16 septembre 2011, le Conseil constitutionnel a admis la conformité à la Constitution de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, en alignant le régime de la responsabilité du producteur sur celui du directeur de la publication (paragraphes 40 et 133 ci‑dessus).
139. En conséquence, la Cour prend note de l’interprétation de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 et son application par les juridictions internes, au regard de l’état du droit interne applicable à l’époque des faits (paragraphes 35 et suivants ci-dessus), et considère qu’elles n’ont été ni arbitraires ni manifestement déraisonnables.
140. Enfin, concernant la question du moment auquel le producteur est censé avoir eu connaissance des propos illicites, la Cour constate que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 ne l’aborde effectivement pas (paragraphe 37 ci‑dessus), laissant dès lors les juges du fond se prononcer au cas par cas. De plus, à l’époque des faits, le droit interne ne prévoyait aucune démarche préalable de la victime auprès du producteur, à la différence de ce qui existait pour les hébergeurs, à l’instar de Facebook (paragraphe 45 ci‑dessus). La Cour réaffirme que ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine (paragraphe 128 ci-dessus). L’absence d’un système de notification préalable au producteur ne saurait donc, en soi, soulever une difficulté au regard de la légalité de l’ingérence, et ce quelle que soit la différence de régime susceptible d’être relevée avec les hébergeurs (paragraphe 45 ci-dessus). La Cour rappelle d’ailleurs que dans l’hypothèse où les commentaires déposés par des tiers se présentent sous la forme d’un discours de haine, les États contractants peuvent être fondés, pour protéger les droits et intérêts des individus et de la société dans son ensemble, à engager la responsabilité des portails d’actualités sur Internet responsables sans que cela n’emporte violation de l’article 10 de la Convention, si ces portails ne prennent pas de mesures pour retirer les commentaires clairement illicites sans délai après leur publication, et ce même en l’absence de notification par la victime alléguée ou par des tiers (Delfi AS, précité, § 159). Bien que la situation du requérant ne puisse être assimilée à celle d’un portail d’actualité sur Internet (voir paragraphe 180 ci-dessous), la Cour ne voit pas de raison de s’écarter de cette conclusion dans le cas d’espèce. Le fait que les principes posés dans une loi doivent faire l’objet d’une interprétation judiciaire n’est pas, en lui-même, nécessairement contraire à l’exigence selon laquelle la loi doit être libellée en termes suffisamment précis, la fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux servant précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes (paragraphes 126 et suivants ci-dessus).
141. La question de la responsabilité du titulaire d’un compte Facebook, en l’espèce un homme politique en campagne électorale, en raison de propos diffusés sur son mur, en particulier dans un contexte politique et en période électorale, ne faisait pas encore l’objet d’une jurisprudence spécifique au moment des faits litigieux. Néanmoins, comme la Cour l’a rappelé précédemment, une certaine indétermination quant aux conséquences de l’application d’une loi à des cas limites ne saurait suffire à entraîner la méconnaissance de l’exigence de la prévisibilité de sa mise en œuvre (paragraphe 126 ci-dessus), de même que le fait qu’il s’agisse de la première affaire de ce type ne rende pas en lui‑même l’interprétation de la loi imprévisible (paragraphe 127 ci-dessus). Le caractère inédit de la question juridique posée en l’espèce ne saurait donc, en soi, constituer une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi. De plus, comme la chambre l’a observé à juste titre (voir les paragraphes 69 et 72 de son arrêt), le requérant, alors qu’il était assisté d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, n’a pas soulevé cette question dans le cadre de son pourvoi en cassation, ce qui révèle qu’il n’entendait pas contester devant les juges internes la qualité du fondement légal des poursuites dont il faisait l’objet. En tout état de cause, la Cour note que le requérant ne démontre pas en quoi l’interprétation retenue par les juridictions internes eût été arbitraire ou manifestement déraisonnable (paragraphes 127 et 128 ci-dessus) et que, bien au contraire, compte tenu de ce qui précède, elle faisait partie des interprétations possibles et raisonnablement prévisibles.
142. Au regard de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 était formulé avec une précision suffisante, au sens de l’article 10 de la Convention, pour permettre au requérant de régler sa conduite dans les circonstances de l’espèce.
3. Sur l’existence d’un ou de plusieurs buts légitimes
143. Le requérant conteste le fait que sa condamnation pénale aurait poursuivi un but légitime, dans la mesure où l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 n’aurait vocation à fonder les poursuites à l’encontre du producteur que si le directeur de publication et les auteurs font défaut.
144. Tout en renvoyant à ses conclusions relatives à la légalité de l’ingérence sur ce point (paragraphes 135-139 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne fait pas de doute, eu égard aux raisons avancées par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant (paragraphes 26-28 et 31-32 ci-dessus), que l’ingérence poursuivait non seulement le but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui, mais également celui d’assurer la défense de l’ordre et la prévention du crime (voir, a contrario, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 153, CEDH 2015 (extraits)).
4. Sur la nécessité dans une société démocratique
a) Les principes généraux
i. La liberté d’expression
145. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence donnée sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi beaucoup d’autres, NIT S.R.L., précité, § 177, Perinçek, précité, §§ 196-197, et Delfi AS, précité, § 131) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (…)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (…) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (…) »
ii. Le débat dans le domaine politique
1) La protection du débat politique
146. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique (NIT S.R.L., précité, § 178, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, et Fleury c. France, no 29784/06, § 43, 11 mai 2010). Il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique et la Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII). Partant, la marge d’appréciation dont disposent les autorités pour juger de la « nécessité » d’une mesure litigieuse dans ce contexte est donc particulièrement restreinte (voir, entre autres, Tête c. France, no 59636/16, § 63, 26 mars 2020, Willem c. France, no 10883/05, § 32, 16 juillet 2009, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103).
147. La liberté d’expression est tout particulièrement précieuse pour un élu du peuple, les partis politiques et leurs membres actifs et, partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent dès lors à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 242, 22 décembre 2020, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011, et Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009).
2) L’existence d’une certaine responsabilité et des limites à ne pas franchir
148. Si le discours politique exige un degré élevé de protection, la liberté de discussion politique ne revêt pas pour autant un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité́ avec la liberté d’expression telle que la consacre l’article 10 (Selahattin Demirtaş, précité, § 245, Féret, précité, § 63, et Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236).
149. Dès lors que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste, il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (Féret, précité, § 64, avec les autres références citées). Cependant, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est toutefois permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Fleury, précité, § 45, et Willem, précité, § 33).
150. Il reste qu’une personnalité politique a également des devoirs et des responsabilités. La Cour a ainsi jugé qu’il est d’une importance cruciale que les responsables politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance (Erbakan c. Turquie, no 59405/00, § 64, 6 juillet 2006) et qu’ils devraient être particulièrement attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes, car leur objectif ultime est la prise même du pouvoir (Féret, précité, § 75). En particulier, l’incitation à l’exclusion des étrangers constitue une atteinte fondamentale aux droits des personnes et devrait par conséquent justifier des précautions particulières de tous, y compris des responsables politiques (Féret, précité, § 75). De fait, des propos susceptibles de susciter un sentiment de rejet et d’hostilité envers une communauté se situent hors limite de la protection assurée par l’article 10 (Le Pen c. France (déc.), no 45416/16, § 34 et suivants, 28 février 2017).
151. Une telle responsabilité n’exclut bien sûr pas d’aborder des sujets délicats ou sensibles, mais il ne faut pas perdre de vue que les partis politiques ont le droit de défendre leurs opinions en public, même si certaines d’entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population. Ils peuvent donc prôner des solutions aux problèmes liés à l’immigration. Toutefois, ils doivent éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et de saper la confiance dans les institutions démocratiques (Féret, précité, § 77).
3) Le contexte électoral
152. Dans le contexte d’une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu’en d’autres circonstances (Desjardin c. France, no 22567/03, § 48, 22 novembre 2007, et Brasilier c. France, no 71343/01, § 42, 11 avril 2006). L’une des principales caractéristiques de la démocratie est d’ailleurs la possibilité qu’elle offre de résoudre les problèmes par un débat public (Dareskizb Ltd c. Arménie, no 61737/08, § 77, 21 septembre 2021). De manière générale, en période pré-électorale, le débat sur les candidats et leurs programmes contribue au droit du public de recevoir des informations et renforce la capacité des électeurs à faire des choix éclairés entre les candidats (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 130, 21 février 2017).
153. En outre, si les partis politiques doivent bénéficier d’une large liberté d’expression dans un contexte électoral, afin de tenter de convaincre leurs électeurs, en cas de discours raciste ou xénophobe, un tel contexte contribue à attiser la haine et l’intolérance car, par la force des choses, les positions des candidats à l’élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L’impact d’un discours raciste et xénophobe devient alors plus grand et plus dommageable (Féret, précité, § 76).
iii. Le discours de haine
154. Dans son arrêt Perinçek (précité, §§ 204-208), la Cour a rappelé les principes applicables concernant les appels à la violence et les discours de haine, résumés dans l’arrêt Erkizia Almandoz c. Espagne (no 5869/17, §§ 40‑41, 22 juin 2021) :
« 40. Dans le but de trancher si un discours de haine a eu lieu, il échet de prendre en compte un certain nombre de facteurs, qui ont été systématisés, entre autres, dans l’affaire Perinçek (précitée, §§ 204-207, avec les références citées) :
i. Le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu. Si tel est le cas, la Cour reconnaît généralement qu’une certaine forme d’ingérence visant de tels propos peut se justifier.
ii. La question de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. Lorsqu’elle examine cette question, la Cour est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres.
iii. La Cour tient également compte de la manière dont les propos ont été formulés et de leur capacité – directe ou indirecte – à nuire.
41. Dans le cadre des affaires susmentionnées, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. La Cour aborde donc ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek, précitée, § 208). »
155. Par ailleurs, comme indiqué dans l’arrêt Féret (précité, § 73 ; voir, également, Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, § 52, 11 février 2020), dont les circonstances s’inscrivaient dans un contexte politique et de campagne électorale :
« (…) l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l’incitation à la discrimination, comme cela a été le cas en l’espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population. Les discours politiques qui incitent à la haine fondée sur les préjugés religieux, ethniques ou culturels représentent un danger pour la paix sociale et la stabilité politique dans les États démocratiques (…) »
156. La question des propos visant des groupes particuliers en raison de leur origine ou de leur religion n’est d’ailleurs pas nouvelle (voir, en particulier, Le Pen, précitée (no 18788/09), et Soulas et autres, précité, § 36 et suivants). Lorsque les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV et les références citées). De plus, les propos visant à propager, provoquer ou justifier la haine sur un fondement d’intolérance, notamment d’intolérance religieuse, échappent à la protection de l’article 10 de la Convention (E.S. c. Autriche, no 38450/12, 25 octobre 2018, § 43).
157. Dans son arrêt Soulas (précité, § 42), la Cour a rappelé l’un des enseignements de l’arrêt Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, série A no 298, § 30), selon lequel il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations. Elle a par ailleurs régulièrement jugé que l’ampleur variable des problèmes auxquels les États pouvaient faire face dans le cadre des politiques d’immigration et d’intégration commande de leur laisser une marge d’appréciation assez large pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de pareille ingérence (Le Pen, précitées, et Soulas, précité, § 38). En effet, le discours de haine n’est pas toujours ouvertement revendiqué comme tel. Il peut prendre des formes diverses, avec non seulement des propos ouvertement agressifs et injurieux qui assument pleinement une remise en cause des valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination (qui peuvent donner lieu à l’application de l’article 17 de la Convention ; voir, parmi beaucoup d’autres, Ayoub et autres c. France, nos 77400/14 et 2 autres, 8 octobre 2020, et les nombreuses jurisprudences citées aux §§ 92-101), mais également des déclarations implicites qui, sous couvert de précautions de langage ou hypothétiques (Smajić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 48657/16, 16 janvier 2018), s’avèrent tout autant haineuses.
iv. Internet et les réseaux sociaux
1) Généralités
158. Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression, en ce qu’il fournit des outils essentiels pour la participation à des activités et des discussions concernant des questions politiques et des débats d’intérêt général (Vladimir Kharitonov c. Russie, no 10795/14, § 33, 23 juin 2020, et Melike c. Turquie, no 35786/19, § 44, 15 juin 2021).
159. La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS, précité, § 110, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009, et Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012). Compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS, précité, § 133), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016).
160. La Cour a constaté que les sites web ont permis « l’émergence d’un journalisme citoyen » puisque des informations politiques ignorées par les médias traditionnels sont divulguées par leur biais à un grand nombre de personnes et deviennent accessibles à un grand nombre d’utilisateurs de l’Internet qui peuvent les regarder, les partager et les commenter (Cengiz et autres c. Turquie, nos 48226/10 et 14027/11, § 52, CEDH 2015 (extraits)). D’une manière générale, le recours aux nouvelles technologies, notamment dans le domaine politique, est maintenant acté, qu’il s’agisse d’Internet ou encore d’applications mobiles qui peuvent être mises « à la disposition des électeurs [par un parti politique] afin que ceux-ci puissent communiquer leurs opinions politiques », « mais aussi faire passer lui-même un message politique » ; autrement dit, une application mobile peut devenir un outil permettant aux électeurs d’exercer leur liberté d’expression » (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, §§ 88-89).
161. Cependant, les avantages de cet outil d’information, réseau électronique desservant des milliards d’usagers partout dans le monde (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits)), s’accompagnent d’un certain nombre de risques : les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Bonnet, précitée, § 43, Société Éditrice de Mediapart et autres c. France, no 281/15 et 34445/15, § 88, 14 janvier 2021, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018, Cicad c. Suisse, no 17676/09, § 59, 7 juin 2016, et Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63).
162. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021). Compte tenu de la nécessité de protéger les valeurs qui sous‑tendent la Convention et considérant que les droits qu’elle protège respectivement en ses articles 10 et 8 méritent un égal respect, il y a lieu de ménager un équilibre qui préserve l’essence de l’un et l’autre de ces droits. Ainsi, tout en reconnaissant les avantages importants qu’Internet présente pour l’exercice de la liberté d’expression, la Cour a considéré qu’il fallait en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations des droits de la personnalité (Delfi AS, précité, § 110).
2) Responsabilité du fait des tiers sur Internet
163. La Cour a pour la première fois été appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution qu’est Internet dans l’affaire Delfi AS (précitée, § 111), qui concernait la mise en cause de la responsabilité, en l’occurrence exclusivement civile, d’une société propriétaire d’un grand portail d’actualités sur Internet, en raison de commentaires illicites formulés par des tiers à la suite de la publication d’un article publié sur ledit portail. Dans cette affaire, pour examiner la question de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions internes ont jugé la société requérante responsable des commentaires déposés par des tiers avaient emporté violation de la liberté d’expression de l’intéressée, la Cour s’est appuyée sur les éléments suivants : premièrement le contexte des commentaires, deuxièmement les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, troisièmement la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante et, quatrièmement, les conséquences de la procédure interne pour la société requérante (Delfi AS, précité, §§ 142-143 ; voir aussi, pour une application de ces critères dans un contexte différent, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, §§ 69-70, 2 février 2016).
164. En raison de la nature particulière de l’Internet, les « devoirs et responsabilités » que doit assumer un portail d’actualités, aux fins de l’article 10, peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d’un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers (Delfi AS, précité, § 113 ; voir également, Orlovskaya Iskra, précité, § 109).
165. Sur la base de ces critères, la Cour a jugé que la condamnation à des dommages-intérêts d’un portail d’actualités Internet pour des propos insultants « postés » sur son site par des tiers anonymes était justifiée, au regard de l’article 10 de la Convention, en retenant notamment le caractère extrême des commentaires, constitutifs d’un discours de haine et d’une incitation à la violence (Delfi AS, précité, § 162).
166. Dans l’hypothèse d’un commentaire publié sur le blog d’une association, il est également important d’examiner la taille de cette structure, ainsi que le caractère lucratif ou non de son activité, afin d’évaluer la probabilité qu’elle suscite un grand nombre de commentaires ou que ces derniers soient largement lus (Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, § 31, 7 février 2017 ; voir, a contrario, Delfi AS, précité, §§ 115-116). Dans la mise en balance du droit d’une personne au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 de la Convention et du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10, la nature du commentaire doit également entrer en ligne de compte, afin de savoir s’il constituait un discours de haine ou une incitation à la violence, ainsi que les mesures prises à la suite de la demande de retrait de la personne visée par les propos litigieux (Pihl, précitée, § 37, et Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zr, précité, §§ 76 et 80-83).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
167. La Grande Chambre rappelle que, dans son arrêt, la chambre s’est exprimée ainsi pour présenter la démarche qu’elle entendait suivre dans son raisonnement :
« 79. La Cour observe que les juridictions internes ont déclaré le requérant pénalement coupable de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en général, L.T. en particulier, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. (…)
80. À la lumière du raisonnement des juges internes, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence constante, déterminer si leur décision de tenir le requérant pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances de la cause (voir, s’agissant d’un grand portail d’actualités sur Internet, Delfi AS, précité, § 142). Pour ce faire et apprécier la proportionnalité de la sanction contestée, elle examinera le contexte des commentaires, les mesures appliquées par le requérant pour retirer les commentaires déjà publiés, la possibilité que les auteurs soient tenus pour responsables plutôt que le requérant et, enfin, les conséquences de la procédure interne pour ce dernier (voir, notamment, Delfi AS, précité, § 142-143, et Jezior c. Pologne [comité], no 31955/11, § 53, 4 juin 2020). »
168. La Grande Chambre ne voit pas de raison de s’écarter de cette approche, qu’elle adoptera également pour examiner la présente affaire.
i. Le contexte des commentaires
1) La nature des commentaires litigieux
169. Tout en renvoyant à son rappel de jurisprudence sur la question (paragraphes 154-157 ci-dessus), la Cour relève tout d’abord qu’il n’existe pas de définition universelle du « discours de haine » (voir, concernant les travaux du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, paragraphes 60 et suivants ci-dessus).
170. La Cour rappelle ensuite que la présente affaire concerne la publication de plusieurs commentaires litigieux émanant de deux auteurs différents. Le premier avait été publié par S.B., qui évoquait « Leilla » (sic) et « Franck » (paragraphe 15 ci‑dessus). À cet égard, la Cour note que Leila T., la compagne de F.P., s’est estimée personnellement visée. Les trois autres commentaires émanaient d’un même auteur, L.R.
171. La Cour estime nécessaire d’examiner le contenu des propos litigieux, à la lumière notamment des motifs retenus par les juridictions internes.
172. À cet égard, elle note tout d’abord que le tribunal correctionnel, dans son jugement du 28 février 2013, a dans un premier temps relevé que les commentaires définissaient « parfaitement » un groupe de personnes déterminées, à savoir celui des musulmans, avec des phrases comme « L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans » ou « un trafic de drogue tenu par les musulmans », mais aussi en y associant des termes comme « khebab », « mosquée », « charia », « bars à chichas », « develloppement economique hallal » (paragraphes 15, 16 et 26 ci‑dessus). La Cour partage ce point de vue, tout en ajoutant que les mots « des voilées », tirés d’un commentaire de L.R., désignent également sans équivoque les musulmans (paragraphe 16 ci‑dessus).
173. La Cour constate ensuite que le groupe de personnes de confession musulmane est également associé, sans aucun doute au regard de la construction des commentaires litigieux, à des termes objectivement injurieux et blessants. Il en va ainsi de la référence, après l’évocation de la transformation de « Nimes en Alger », aux « khebabs » et à la « mosquée », aux « dealers et prostitués [qui] règnent en maître » ou encore de certains passages, à savoir « un autre trafic de drogue », « des racailles [qui] vendent leur drogue toute la journée », « des caillassages sur des voitures appartenant à des « blancs » » (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, l’amalgame est encore plus frappant lorsqu’il est expressément fait référence à « un trafic de drogue tenu par les musulmans » (souligné par la Cour ; paragraphe 16 ci‑dessus), le choix des mots étant pour le moins éclairant et de nature à contribuer à la volonté d’assimiler un groupe, pris dans sa globalité en raison de sa religion, avec la délinquance.
174. Certes, s’agissant des commentaires de L.R., le requérant maintient devant la Cour qu’ils seraient licites et qu’ils ne dépasseraient pas les limites admissibles de la liberté d’expression en matière politique, ajoutant que les propos litigieux sont repris du programme politique de son parti, qui n’a jamais été interdit (paragraphes 89 et 95 ci-dessus).
175. La Cour reconnaît que lesdits commentaires s’inscrivaient dans un contexte très spécifique, puisqu’ils émanaient d’un citoyen qui s’exprimait en période électorale, sur le mur Facebook d’un candidat dont il partageait les idées et dont il était par ailleurs attaché de campagne électorale (paragraphe 21 ci-dessus), à propos de la situation locale qu’il entendait dénoncer dans des termes dont le requérant ne s’est pas distancié (paragraphes 23 et 95 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour admet que ces commentaires traduisaient une volonté de dénoncer des dysfonctionnements locaux, voire une souffrance sociale susceptible d’appeler une réponse politique, notamment en raison des actes de délinquance dont serait victime une partie de la population. Elle ne conteste pas davantage le fait qu’il faille tenir compte des spécificités de la communication sur certains portails Internet, où les commentaires relèvent fréquemment, comme en l’espèce, d’un registre de langue courant, voire familier ou vulgaire (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt, précité, § 77).
176. Il reste que, dans un contexte électoral, l’impact d’un discours raciste et xénophobe devient plus grand et plus dommageable, comme la Cour vient de le rappeler (paragraphe 153 ci-dessus). Cela est d’autant plus vrai dans les circonstances de l’espèce, dès lors que le contexte politique et social était difficile, en particulier au niveau local avec « des tensions manifestes au sein de la population, qui ressortent notamment des commentaires litigieux, mais également entre les protagonistes », le requérant et F.P., son adversaire politique, comme l’a justement relevé la chambre (voir le paragraphe 91 de son arrêt). En l’occurrence, interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat, à savoir des commentaires publiés sur le mur du compte Facebook d’un homme politique en campagne électorale, les propos litigieux relevaient assurément d’un discours de haine, eu égard à leur contenu, leur tonalité générale, ainsi que la virulence et la vulgarité de certains des termes employés. La diffusion de tels propos et commentaires ne se limitait d’ailleurs pas aux adhérents et sympathisants du parti représenté par le requérant, la réaction de Leila T. témoignant de ce qu’elle dépassait au contraire le cadre strictement militant.
177. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les commentaires litigieux publiés par S.B. et L.R. sur le mur du compte Facebook du requérant étaient clairement illicites.
178. En outre, peu importe que ces commentaires correspondent, comme le prétend le requérant, au programme politique de son parti. La Cour rappelle à cet égard que si les partis politiques ont le droit de défendre leurs opinions en public, même si certaines d’entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population, notamment en prônant des solutions aux problèmes liés à l’immigration, ils doivent toutefois éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et de saper la confiance dans les institutions démocratiques (Féret, précité, § 77).
2) Le contexte politique et la responsabilité particulière du requérant en raison de propos publiés par des tiers
179. Dans l’arrêt Delfi AS (précité), en délimitant le cadre de son examen pour définir la portée de son appréciation, la Cour a considéré que l’affaire concernait un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales (ibidem, précité, § 115). En revanche, elle a précisé que son contrôle ne porterait pas sur « d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes », notamment « les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs » (ibidem, précité, § 116).
180. En l’espèce, la Cour considère que le compte Facebook du requérant ne saurait être assimilé à un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales », comme le soutient le gouvernement défendeur (paragraphe 106 ci-dessus). S’il ne fait guère de doute qu’il relève de la catégorie des « autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes » évoqués dans l’arrêt Delfi AS (précité, § 116), les spécificités de la présente affaire conduisent la Cour à aborder cette question au regard des « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qui incombent aux personnalités politiques lorsqu’elles décident d’utiliser les réseaux sociaux à des fins politiques, notamment à des fins électorales, en ouvrant des forums accessibles au public sur Internet afin de recueillir leurs réactions et leurs commentaires. En effet, le requérant n’est pas un simple particulier et il souligne lui-même le fait qu’il utilisait ce compte en sa qualité d’élu local (paragraphe 88 ci-dessus), à des fins politiques et dans un contexte électoral (paragraphes 89, 95 et 96 ci-dessus). En outre, la Cour relève que le requérant, professionnel de la politique, disposait également d’une certaine expertise professionnelle dans le domaine numérique. En effet, sur la page du site Internet de la mairie de Beaucaire qui est consacrée au requérant en sa qualité de maire, il est expressément précisé, concernant sa « vie professionnelle », qu’il s’est occupé « de la stratégie Internet du FN (…) pendant 7 ans » (paragraphe 13 ci-dessus).
181. La Cour constate tout d’abord que le billet initialement publié par ce dernier sur le mur de son compte Facebook est exempt de termes injurieux et ne soulève pas de difficulté à ce titre (paragraphe 14 ci-dessus). Les autorités internes lui ont uniquement reproché son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés par des tiers.
182. De plus, elle note que la mise en jeu d’une responsabilité en raison d’actes commis par des tiers peut varier en fonction des modalités du contrôle ou du filtrage à effectuer par les internautes qualifiés de producteur et qui sont de simples utilisateurs de réseaux sociaux ou de comptes ne poursuivant aucune finalité commerciale. Il n’existe d’ailleurs pas de consensus sur cette question au sein des États membres (paragraphe 79 ci-dessus).
183. La Cour considère toutefois que l’engagement de la responsabilité d’une personne en qualité de producteur, au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, ne soulève pas de difficulté dans son principe, dès lors que des garanties existent dans la mise en œuvre de sa responsabilité et qu’elle intervient dans un cadre de responsabilité partagée entre les différents intervenants, à l’instar par exemple des hébergeurs.
184. En effet, Internet étant devenu l’un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression (paragraphes 158 et suivants ci-dessus), la Cour considère que des ingérences dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doivent faire l’objet d’un examen particulièrement attentif, dès lors qu’elles sont susceptibles d’avoir un effet dissuasif, porteur d’un risque d’auto-censure. Il reste que la dénonciation d’un tel risque ne doit pas faire oublier l’existence d’autres dangers pour l’exercice et la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier ceux susceptibles d’être engendrés par la tenue de propos illicites, diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, qui peuvent être diffusés comme jamais auparavant (paragraphes 161 et 162 ci‑dessus). C’est pourquoi il faut en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations alléguées (voir, mutatis mutandis, Delfi AS, précité, § 110).
185. La Cour constate qu’à l’époque des faits, le titulaire d’un compte Facebook utilisé à des fins non commerciales ne maîtrisait pas totalement la gestion des commentaires. Outre le fait qu’il n’y avait pas de procédé de filtrage préalable à sa disposition, si ce n’est en rendant son compte non public (paragraphes 82 et 106 ci-dessus), la surveillance effective de tous les commentaires, en particulier pour un compte connaissant une fréquentation très importante, était de nature à imposer une disponibilité ou le recours à des moyens significatifs, voire considérables. Néanmoins, le fait de décharger les producteurs de toute responsabilité risquerait de faciliter ou d’encourager les abus et des dérives, qu’il s’agisse des discours de haine et des appels à la violence, mais également des manipulations, des mensonges ou encore de la désinformation. Aux yeux de la Cour, si les professionnels qui créent et mettent les réseaux sociaux au service des autres utilisateurs ont nécessairement des obligations (voir, notamment, paragraphe 75 ci-dessus), il devrait s’agir d’une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués, le cas échéant en prévoyant que le niveau de responsabilité et les modalités de son engagement soient gradués en fonction de la situation objective de chacun.
186. La Cour relève d’ailleurs que le droit français se situe dans cette optique avec, s’agissant du « producteur », une responsabilité partagée soumise aux conditions du dernier alinéa de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, tandis que les hébergeurs au sens de la loi du 21 juin 2004, à l’instar de Facebook, ont une responsabilité limitée, comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2004-496 DC du 10 juin 2004 (paragraphe 45 ci-dessus).
187. Par ailleurs, les juridictions internes ont en l’espèce opposé sa qualité d’homme politique au requérant, pour en déduire l’existence d’une obligation particulière pesant sur lui (paragraphes 28 et 32 ci‑dessus). Il est vrai que, d’une manière générale, un personnage politique a des devoirs et des responsabilités (voir le rappel de jurisprudence aux paragraphes 150-151 et 153 ci-dessus), outre le fait qu’une notoriété et une représentativité importante donnent plus de résonnance et d’autorité aux mots ou aux actes de leur auteur. En raison de son statut particulier et de sa place dans la société, il est effectivement plus susceptible d’influencer les électeurs, voire de les inciter, directement ou non, à adopter des positions et des comportements qui peuvent se révéler illicites, ce qui explique que l’on puisse attendre de lui « une vigilance d’autant plus importante », pour reprendre les mots utilisés par la cour d’appel de Nîmes (paragraphe 32 ci-dessus).
188. La Cour entend cependant souligner qu’un tel constat ne doit pas être compris comme opérant une inversion des principes consacrés dans sa jurisprudence (paragraphes 146-147 ci-dessus). En effet, s’il est possible de faire peser des obligations particulières sur le requérant en raison de sa qualité d’homme politique, cela doit aller de pair avec les principes relatifs aux droits liés à son statut, auxquels la cour d’appel de Nîmes aurait utilement pu se référer pour renforcer sa motivation. Ce n’est qu’une fois ces principes effectivement pris en compte qu’il devient possible, pour les juges internes, lorsque les faits qui sont soumis à leur examen le justifient et sous réserve de motiver leur décision sur ce point, de fonder leur décision sur le fait que la liberté d’expression politique n’est pas absolue et qu’un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions » (paragraphes 148 et suivants ci‑dessus).
189. Il reste que le requérant utilisait son compte Facebook en sa qualité d’élu local et à des fins politiques, en plein contexte électoral dans lequel s’inscrivaient les commentaires litigieux (paragraphe 180 ci-dessus). Tout en renvoyant à sa jurisprudence en la matière, la Cour rappelle que les autorités nationales sont mieux placées qu’elle pour comprendre et apprécier tant les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers, que l’impact probable de certains faits qu’ils sont appelés à juger (voir, mutatis mutandis, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 63, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Maguire c. Royaume-Uni (déc.), no 58060/13, § 54, 3 mars 2015). Dans les circonstances de l’espèce, tout en rappelant avoir conclu que le contenu des commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant était clairement illicite (paragraphes 169‑177 ci‑dessus), elle considère que le tribunal correctionnel et la cour d’appel de Nîmes étaient les mieux placés pour apprécier les faits au regard du contexte local difficile et dans leur dimension politique avérée (paragraphe 176 ci-dessus). La Cour souscrit ainsi pleinement à la conclusion de la chambre selon laquelle le langage employé en l’espèce incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux (voir le paragraphe 88 de l’arrêt de la chambre).
ii. Les mesures appliquées par le requérant
190. La Cour considère tout d’abord qu’il ne fait guère de doute qu’un minimum de contrôle a posteriori ou de filtrage préalable destiné à identifier au plus vite des propos clairement illicites et à les supprimer dans un délai raisonnable, et ce même en l’absence d’une notification de la partie lésée, est souhaitable, que ce soit au niveau de l’hébergeur, en l’espèce Facebook, en sa qualité de professionnel qui crée et met un réseau social au service des utilisateurs, ou du titulaire du compte qui utilise cette plateforme pour « poster » ses propres articles ou commentaires tout en permettant aux autres utilisateurs d’y ajouter les leurs. Tout en renvoyant aux principes dégagés dans sa jurisprudence (paragraphes 158 et suivants ci-dessus), elle souligne le fait que le titulaire d’un compte ne saurait revendiquer un quelconque droit à l’impunité dans l’utilisation qu’il fait des outils numériques mis à sa disposition sur Internet et qu’il lui appartient d’agir dans les limites de ce que l’on peut raisonnablement attendre de lui (voir, également, paragraphe 185 ci-dessus).
191. En l’espèce, la Cour rappelle qu’aucune disposition n’imposait la mise en place d’un filtrage préalable des messages et qu’il n’existait pas de possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook (paragraphes 82 et 106 ci‑dessus). Cela étant, se pose la question de savoir quelles mesures le requérant devait ou pouvait raisonnablement prendre, en sa qualité de producteur au sens de l’article 93‑3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.
192. À ce titre, la Cour rappelle tout d’abord que, dans son billet initial, le requérant n’a pas adressé de message susceptible de constituer ou d’encourager un discours de haine ou un appel à la violence (paragraphes 14 et 181 ci-dessus).
193. Elle note ensuite que le requérant avait toute latitude pour décider de rendre l’accès au mur de son compte Facebook public ou non. Les juridictions internes ont ainsi pris en considération sa décision de l’avoir volontairement rendu public, la cour d’appel de Nîmes en ayant quant à elle déduit qu’il avait « donc autorisé ses amis à y publier des commentaires » (paragraphes 28 et 32 ci-dessus). La Cour, tout en partageant ce constat, estime cependant que, s’agissant d’un moyen technique mis à sa disposition par la plateforme, qui lui permettait de communiquer avec les électeurs en sa qualité d’homme politique et de candidat à une élection, la décision qu’il a prise à ce titre ne saurait, en soi, lui être reprochée. Néanmoins, compte tenu du contexte local et électoral tendu qui existait à l’époque des faits (voir, notamment, paragraphe 176 ci-dessus), une telle option était manifestement lourde de conséquences, ce que le requérant ne pouvait ignorer dans les circonstances de l’espèce. La Cour tient dès lors pour légitime le fait de distinguer, comme l’ont fait les juges internes, selon que l’accès au mur d’un compte Facebook est réservé à certaines personnes ou au contraire entièrement public. Dans cette dernière hypothèse, toute personne, et donc a fortiori un personnage politique rompu à la communication publique, doit avoir conscience d’un risque plus grand que des excès et des débordements soient commis et, par la force des choses, diffusés auprès d’une plus large audience. Il s’agit assurément d’un élément factuel important, directement lié au choix délibéré du requérant qui était, comme la Cour a eu l’occasion de le souligner, non seulement un homme politique en campagne, mais également un professionnel de la stratégie de communication sur Internet (paragraphe 13 ci-dessus).
194. En outre, la Cour rappelle que l’utilisation de Facebook était soumise à l’acceptation des conditions de ce réseau social, en particulier de la « déclaration des droits et responsabilité » que le requérant ne pouvait ignorer (paragraphe 81 ci-dessus). Elle constate d’ailleurs que si chaque utilisateur de Facebook doit veiller individuellement au respect de ces règles de fonctionnement, le requérant a néanmoins estimé devoir attirer l’attention de ses « amis » sur la nécessité de tenir des propos licites, en leur adressant un message les invitant à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires » (paragraphe 19 ci-dessus), ce qui semble démontrer qu’il avait à tout le moins conscience des problèmes posés par certaines publications sur le mur de son compte. La Grande Chambre fait d’ailleurs sien le constat de la chambre selon lequel le requérant a publié ce message d’avertissement sans supprimer les commentaires litigieux ni même, surtout, prendre la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public (voir le paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre). L’absence d’un tel contrôle minimal apparaît d’autant plus inexplicable que, dès le lendemain, le requérant avait été alerté par S.B. de l’intervention de Leila T. (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’il était ainsi effectivement informé des problèmes susceptibles d’être soulevés par les autres commentaires.
195. S’agissant précisément des commentaires litigieux, la Cour souscrit à l’analyse de la chambre concernant celui publié par S.B., lorsqu’elle relève qu’il a été « promptement retiré par [son] auteur, à savoir moins de vingt‑quatre heures après sa publication [et que], à supposer que le requérant ait effectivement eu le temps et la possibilité d’en prendre préalablement connaissance, (…) exiger de lui une intervention encore plus rapide, faute pour les autorités internes de pouvoir justifier d’une telle obligation au regard des circonstances particulières de l’espèce, reviendrait à exiger une réactivité excessive et irréaliste ».
196. Il reste que le commentaire de S.B. ne constitue que l’un des éléments à prendre en compte en l’espèce, dans le cadre d’un examen de l’ensemble des faits reprochés par les autorités internes. Le requérant a en effet été poursuivi, puis condamné, non pas en raison des propos tenus par S.B. ou L.R., mais pour ne pas avoir retiré promptement l’ensemble des commentaires illicites publiés par ces auteurs sur le mur de son compte Facebook. Lesdits commentaires ne se contentaient d’ailleurs pas de se suivre chronologiquement. Loin de ne constituer qu’un « système de monologues interactifs » comme suggéré par le requérant (paragraphe 96 ci-dessus), ils se répondaient et se complétaient à la suite de la publication par le requérant de son billet initial, ainsi qu’en atteste en particulier la référence systématique à F.P., l’adversaire politique du requérant, dans les messages publiés tant par celui-ci que par S.B. et L.R. Ainsi, pour la Cour, ils constituaient non seulement un fil de discussion, mais bien une forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène, que les autorités internes ont pu raisonnablement appréhender comme tel.
197. Il s’en déduit également, aux yeux de la Cour, que la suppression des propos de S.B. par celui-ci dans les vingt-quatre heures après leur publication ne saurait suffire à dégager le requérant de sa responsabilité à l’égard de Leila T., qui s’était constituée partie civile devant les juridictions internes. La Cour relève à ce titre que, dans son arrêt du 18 octobre 2013, la cour d’appel de Nîmes a confirmé le jugement du tribunal correctionnel sur les dispositions civiles en faveur de Leila T., ajoutant à la somme de 1 000 EUR octroyée en première instance au titre de son préjudice moral une somme d’un même montant pour les frais et dépens engagés par elle à hauteur d’appel. Or, s’il est vrai que S.B. a promptement supprimé son propre commentaire, le seul à faire directement référence à Leila T., cette suppression n’est intervenue qu’après la publication des commentaires de L.R. qui, intervenant en écho aux propos de S.B., alimentaient et, ce faisant, poursuivaient le même discours. Le billet initial du requérant a non seulement entamé un dialogue, comme la Cour l’a déjà relevé, mais également engendré des conséquences qui le dépassent en raison de la nature même des réseaux sociaux sur Internet (paragraphes 161 et suivants ci-dessus). Ainsi, cette forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène (paragraphe 196 ci-dessus) pouvait justifier la condamnation du requérant à payer certaines sommes à Leila T., partie civile, et ce en dépit de la suppression du commentaire de S.B. publié en réponse à son billet initial. Partant, au vu des considérations qui précèdent, la Cour considère que la cour d’appel de Nîmes a pu, par un raisonnement ni entaché d’arbitraire ni manifestement déraisonnable, en conclure que la suppression du message de S.B. n’était dès lors plus de nature à effacer ses conséquences à l’égard de la partie civile, Leila T. Elle souligne en effet que la responsabilité, tant pénale que civile, du requérant, n’a pas été engagée du fait de l’un ou l’autre des commentaires pris isolément.
198. La Cour rappelle, sur ce point, qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire.
199. La Cour constate par ailleurs que les juridictions internes ont rendu des décisions motivées et qu’elles se sont livrées à une appréciation raisonnable des faits en examinant la question de savoir si le requérant avait connaissance des commentaires illicites publiés sur le mur de son compte Facebook. Elle note que si le jugement du tribunal correctionnel se contente de relever que le requérant avait autorisé ses amis à avoir accès à son mur et qu’il avait « laissé les commentaires litigieux encore visibles le 6 décembre 2011 » (paragraphe 28 ci-dessus), sans chercher à démontrer que le requérant en aurait effectivement eu connaissance à cette date, ce qui était pourtant au cœur de la question débattue, l’arrêt de la cour d’appel apporte toutefois un certain nombre de précisions factuelles (paragraphe 32 ci‑dessus), à savoir : le fait que, lors de l’enquête, le requérant avait déclaré consulter son compte tous les jours ; l’absence de retrait des commentaires de S.B. ; l’alerte donnée au requérant, par S.B., de l’intervention de Leila T. à la suite de la publication de son commentaire ; enfin, le fait que le requérant avait légitimé sa position en affirmant que les commentaires litigieux lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression.
200. En ce qui concerne plus spécialement le motif tiré de la consultation quotidienne de son compte par le requérant, il est vrai que celui-ci avait également déclaré devant les enquêteurs que les commentaires publiés étaient trop nombreux pour être en mesure de les consulter régulièrement, compte tenu d’un nombre d’« amis » s’élevant à plus de 1 800 personnes susceptibles de « poster » des commentaires à tout moment (paragraphe 23 ci-dessus). Les juges internes n’ont pas cru devoir motiver leurs décisions sur ce point, alors qu’il s’agissait pourtant d’un point essentiel permettant d’évaluer la crédibilité des affirmations du requérant au regard du nombre de messages effectivement « postés » sur son mur Facebook à la suite de son billet et, en conséquence, de déterminer si l’on pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il consulte les commentaires pour en vérifier la teneur et, le cas échéant, les supprimer. La Cour note cependant qu’au cours de l’audience qui s’est tenue devant elle, le gouvernement défendeur a précisé, sans être contredit par le requérant, qu’une quinzaine de commentaires avaient été publiés à la suite de son billet du 24 octobre 2011 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Partant, la question des difficultés posées par la fréquentation potentiellement trop importante d’un compte ouvert par un homme politique, ainsi que des moyens nécessaires pour en assurer une surveillance effective, dont le gouvernement slovaque offre une illustration dans ses observations (paragraphe 113 ci‑dessus), ne se pose clairement pas en l’espèce.
201. La Cour estime au demeurant qu’une notoriété et une représentativité importante donnent nécessairement une résonance et une autorité particulières aux mots, aux actes ou aux omissions de leur auteur. Dès lors, elle estime pertinent d’opérer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée : un simple particulier dont la notoriété et la représentativité sont limitées aura moins d’obligations qu’une personne ayant un mandat d’élu local et candidate à de telles fonctions, laquelle aura à son tour moins d’impératifs qu’une personnalité politique d’envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources adaptées, permettant d’intervenir efficacement sur les plateformes de médias sociaux (voir, mutatis mutandis, Mesić c. Croatie, no 19362/18, § 104, 5 mai 2022, et Melike, précitée, § 51).
iii. La possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que le requérant
202. La Cour renvoie en premier lieu à ses conclusions relatives à la légalité de l’ingérence (paragraphes 129-139 ci-dessus), dont il ressort clairement que les faits reprochés au requérant étaient à la fois distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires illicites et régis par un tout autre régime de responsabilité, lié au statut spécifique et autonome de producteur au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, avec les exigences particulières qui en découlaient. En particulier, elle rappelle que le requérant ne démontre pas en quoi l’interprétation de ce texte et son application par les juridictions internes auraient été arbitraires ou manifestement déraisonnables (paragraphe 139 ci‑dessus).
203. En deuxième lieu, la Grande Chambre fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle le requérant n’a donc pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs (voir le paragraphe 100 de l’arrêt de la chambre). Dès lors, les questions liées à l’anonymat sur Internet et à l’établissement de l’identité des auteurs, que la Cour a dû examiner dans l’affaire Delfi AS (précitée, §§ 147-151), ne se posent pas dans la présente espèce.
204. Enfin, elle constate également qu’à de très rares exceptions près (paragraphes 55, 57‑59 ci‑dessus), les sources de droit international ne traitent pas la question de la nécessité de poursuivre les auteurs plutôt que les intermédiaires, en particulier lorsque ces derniers ne sont pas des professionnels du numérique exerçant une activité à titre commercial sur Internet, mais des utilisateurs de réseaux sociaux ou d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, à l’instar du requérant dans la présente affaire.
iv. Les conséquences de la procédure interne pour le requérant
205. La Cour rappelle tout d’abord que même en présence de mesures de caractère civil, l’imputation d’une responsabilité relativement à des propos émanant de tiers peut avoir des conséquences négatives sur l’espace réservé aux commentaires d’un portail Internet et produire un effet dissuasif sur la liberté d’expression sur Internet (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt, précité, § 86, et Pihl, précité, § 35), cet effet pouvant être particulièrement préjudiciable pour un site web non commercial (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt, précité, § 86). Le caractère pénal de la responsabilité mise en jeu, qui doit être adaptée et proportionnée à la gravité des propos, pourrait donc être perçue comme potentiellement de nature à accentuer les effets de telles répercussions sur la liberté d’expression (voir, notamment, les observations du gouvernement tchèque, paragraphe 117 ci‑dessus, ainsi que la Recommandation CM/Rec (2022) 16, paragraphe 61 ci-dessus, et son Annexe, points 3 et 4, paragraphe 62 ci‑dessus).
206. La Cour a conscience de ce qu’une condamnation pénale est susceptible, comme le soutiennent le requérant et certains tiers intervenants, d’avoir des effets dissuasifs pour les utilisateurs de Facebook, d’autres réseaux sociaux ou de forums de discussion (paragraphes 89, 117, 118 et 120 ci‑dessus). Cependant, s’il existe un mouvement en faveur de la dépénalisation de la diffamation (voir, notamment, la Recommandation 1814 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe), tel n’est pas le cas s’agissant des discours de haine et des appels à la violence. Dans l’Annexe à la Recommandation CM/Rec (2022) 16, le Comité des Ministres propose au contraire de prévoir une distinction selon la gravité du discours de haine, sans pour autant exclure le recours au droit pénal (point 3, paragraphe 62 ci‑dessus).
207. De plus, la Cour rappelle qu’il n’est pas exclu, dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence, qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine du discours politique puisse être regardée compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Otegi Mondragon, précité, § 59, et Féret, précité, §§ 34 et 80 ; voir également, concernant la liberté d’expression journalistique, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004‑XI). En outre, même lorsque le montant des amendes infligées peut paraître élevé au regard des circonstances de la cause, cela doit être apprécié à l’aune du fait que les intéressés encouraient en principe des peines d’emprisonnement (Le Pen, précitées, et Soulas et autres, précité, § 46).
208. Or, en l’espèce, la Cour relève qu’à l’époque des faits le requérant encourait jusqu’à un an d’emprisonnement et 45 000 EUR d’amende (paragraphe 35 ci-dessus). Il a cependant été condamné au seul paiement d’une amende de 4 000 EUR en première instance, montant ramené à 3 000 EUR par la cour d’appel, ainsi qu’au versement d’une somme de 1 000 EUR à Leila T. au titre de ses frais et dépens (paragraphe 30 ci‑dessus). En outre, comme la chambre l’a observé à juste titre, cette condamnation n’a pas entraîné d’autres conséquences pour le requérant (voir le paragraphe 103 de son arrêt). La Cour note en particulier que le requérant n’allègue pas avoir dû changer de comportement par la suite ni que sa condamnation eût un quelconque effet dissuasif sur l’usage de son droit à la liberté d’expression, ou encore des conséquences négatives pour son parcours politique ultérieur et dans ses relations avec les électeurs. Au demeurant, elle constate que sa condamnation par le tribunal correctionnel, confirmée par la cour d’appel de Nîmes le 18 octobre 2013, ne l’a pas empêché d’être élu maire de la ville de Beaucaire en 2014 et de continuer à exercer des responsabilités au nom de son parti politique (voir paragraphe 13 ci-dessus).
c) Conclusion
209. Compte tenu de ce qui précède, sur la base d’un examen in concreto des circonstances spécifiques de la présente affaire et eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur, la Cour estime que les décisions des juridictions internes reposaient sur des motifs pertinents et suffisants, et ce tant au regard de la responsabilité du requérant, en sa qualité d’homme politique, pour les commentaires illicites publiés en période électorale sur le mur de son compte Facebook par des tiers, eux-mêmes identifiés et poursuivis comme complices, qu’en ce qui concerne sa condamnation pénale. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
210. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 15 mai 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena Tsirli Georges Ravarani
Greffière Président
____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Kūris ;
– opinion dissidente du juge Ravarani ;
– opinion dissidente du juge Bošnjak ;
– opinion dissidente commune aux juges Wojtyczek et Zünd.
G.R.I.
M.T.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. Je trouve très judicieux les arguments que le juge Bošnjak expose dans son opinion dissidente au sujet de la prévisibilité discutable de la mesure litigieuse et de sa nécessité plutôt incertaine. J’ai beaucoup hésité au moment de décider si je devais ou non voter avec la majorité pour le constat d’une absence de violation de l’article 10 de la Convention. Ce qui a finalement fait pencher mon vote dans cette direction, c’est le manque manifeste de force de persuasion de certaines des observations du requérant, en particulier en ce qui concerne son incapacité alléguée à contrôler les commentaires postés par ses amis sur son « mur » Facebook, surtout étant donné le faible nombre de commentaires qu’avait recueillis son message. Ce qui a compté tout autant c’est que, pour apprécier la mesure en question, il faudrait tenir correctement compte des circonstances spécifiques dans lesquelles les faits se sont inscrits, c’est-à-dire le moment et le lieu, ainsi que le contexte politiquement et socialement sensible. Il ne fait aucun doute que les juridictions internes qui ont été saisies de l’affaire du requérant étaient beaucoup mieux placées pour ce faire que n’importe quelle juridiction internationale qui examine ces questions plus de onze ans après les faits. Cela étant, je ne suis pas sûr que je pourrais soutenir un constat de non-violation de l’article 10 dans des circonstances factuelles différentes.
2. Avec le recul, je pense que la Cour aurait également dû adopter une attitude plus ferme sur les propos incitant au discours de haine dans d’autres affaires, par exemple dans l’affaire Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, CEDH 2015 (extraits)). J’imagine que si cette affaire (pour laquelle je comptais parmi les juges dissidents) avait été tranchée après la présente affaire, son issue aurait été différente.
3. Quoi qu’il en soit, le régime de ce que l’on appelle la responsabilité en cascade est déconcertant, tant lorsqu’il est appliqué aux « producteurs » de la communication (comme le requérant), que par et en lui-même, parce qu’il crée les conditions préalables à une incrimination indifférenciée des titulaires de comptes sur les réseaux sociaux pour n’importe quel « manque de diligence ». Cependant, la Cour de Strasbourg n’est pas une cour constitutionnelle supranationale et elle n’est donc pas appelée à apprécier ce régime in abstracto.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE RAVARANI
1. À mon grand regret, je n’ai pas pu voter en faveur du constat formulé dans le dispositif de l’arrêt, alors que je souscris à la majeure partie du raisonnement qui y est exposé.
2. En effet, malgré certaines réticences, je suis en mesure de me rallier au constat de la légalité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, et plus particulièrement de la prévisibilité de la condamnation du requérant comme producteur sur le fondement des articles 23, alinéa 1er, et 24, alinéa 8, de la loi modifiée du 29 juillet 1881, et 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982. Mes réticences s’expliquent par l’absence de définition légale de la notion de producteur, cette notion étant une création de la jurisprudence qui, et cela a entraîné mon adhésion, était bien établie au moment des faits.
3. Je suis la majorité également dans son constat de non-violation de l’article 10 de la Convention par les juridictions nationales en ce qui concerne les messages postés sur le mur Facebook du requérant par L.R. En effet, alors que la loi exige, au cas où le producteur n’a pas connaissance du contenu d’un message illicite avant sa mise en ligne, qu’il retire ce message « promptement » dès le moment où il en a connaissance, il se dégage des faits de l’espèce que les messages litigieux ont été publiés par L.R. le 24 octobre 2011 et que les investigations ont fait apparaître qu’ils y figuraient encore le 6 décembre 2011, et surtout que le requérant a déclaré le 28 janvier 2012 aux enquêteurs être prêt à les retirer si la justice le lui demandait (paragraphe 23 de l’arrêt). Le caractère de promptitude n’était dès lors manifestement pas rempli.
4. En revanche, le message posté par S.B. fut retiré par son auteur le lendemain de sa mise en ligne, à savoir le 25 octobre 2011. Il est vrai que ce n’est pas le requérant qui a procédé lui-même au retrait mais il serait difficile de le lui reprocher étant donné qu’il en aurait été matériellement incapable. Par ailleurs, le caractère prompt du retrait du message, moins de 24 heures après sa mise en ligne, ne saurait être contesté non plus. La majorité reconnaît elle-même qu’on ne pouvait faire plus vite (paragraphe 195 de l’arrêt).
Que fait l’arrêt pour maintenir le message de S.B. en jeu ? Il estime (au paragraphe 197) que :
« s’il est vrai que S.B. a promptement supprimé son propre commentaire, le seul à faire directement référence à Leila T., cette suppression n’est intervenue qu’après la publication des commentaires de L.R. qui, intervenant en écho aux propos de S.B., alimentaient et, ce faisant, poursuivaient le même discours. Le billet initial du requérant a non seulement entamé un dialogue, comme la Cour l’a déjà relevé, mais également engendré des conséquences qui le dépassent en raison de la nature même des réseaux sociaux sur Internet (…). Ainsi, cette forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène (…) pouvait justifier la condamnation du requérant (…) ».
5. Or, la loi pénale est d’interprétation stricte. La loi française requiert, au cas où le message est connu du producteur, que celui-ci le retire promptement. Avec tout le respect que je dois à la majorité, il me semble que là, on s’engage dans des pirouettes intellectuelles et dans la pure conjecture pour punir le requérant pour un message posté sur son mur puis retiré promptement. En effet, d’où tire-t-on l’affirmation que les messages « se répondaient » et qu’ils constituaient un « dialogue itératif » (paragraphe 196 de l’arrêt), les deux auteurs ne se référant pas l’un à l’autre ? Pareillement, il est étonnant de lire la référence à l’affirmation, par la cour d’appel de Nîmes, de « l’absence de retrait des commentaires de S.B. » (paragraphe 199 de l’arrêt), alors que le contraire est vrai.
Un tel raisonnement constitue, à mon avis, une extension inadmissible d’une incrimination pénale par une juridiction internationale qui ne cesse de répéter qu’elle ne joue pas le rôle d’une quatrième instance.
6. Il est vrai que l’arrêt insiste sur le fait « que le commentaire de S.B. ne constitue que l’un des éléments à prendre en compte en l’espèce, dans le cadre d’un examen de l’ensemble des faits reprochés par les autorités internes » et que « [l]e requérant a en effet été poursuivi, puis condamné, non pas en raison des propos tenus par S.B. ou L.R., mais pour ne pas avoir retiré promptement l’ensemble des commentaires illicites publiés par ces auteurs sur le mur de son compte Facebook » (paragraphe 196 de l’arrêt). Ceci ne semble tout simplement pas vrai. Le requérant a été spécifiquement condamné pour le commentaire posté par S.B. Pour preuve, il a été condamné à verser à Leila T., solidairement avec S.B., 1 000 euros en réparation du préjudice moral subi par celle-ci (paragraphe 25 de l’arrêt), et 1 000 euros, au titre des frais et dépens à hauteur d’appel (paragraphe 30 de l’arrêt). Or, Leila T. avait été visée par le seul message de S.B.
7. Prenant dès lors en compte l’ensemble des faits sur lesquels la Cour était appelée à se prononcer, et non seulement ceux relatifs aux messages de L.R., je me suis trouvé dans l’obligation de me distancier du constat, dressé par la majorité, selon lequel les juridictions nationales « se sont livrées à une appréciation raisonnable des faits » (paragraphe 199 de l’arrêt), étant encore une fois précisé que, hormis le volet « S.B. », je peux souscrire à ce constat. Le dispositif de l’arrêt faisant l’amalgame en concluant à une non-violation de l’article 10 à propos de tous les faits de l’espèce et en ne distinguant pas entre les comportements reprochés au requérant au titre du message de S.B. d’une part, et de ceux de L.R. d’autre part, je n’ai pas pu voter en faveur du constat global de non-violation formulé dans le dispositif.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE BOŠNJAK
(Traduction)
1. Avec tout le respect dû à la majorité, je dois dire mon désaccord avec son constat d’absence de violation de l’article 10 dans la présente affaire. C’est non sans un certain embarras que j’opte pour cette position. En effet, je ne puis souscrire à plusieurs des arguments avancés à titre principal par le requérant, en particulier celui consistant à dire que les propos postés par L.R. et S.B. relèvent du discours et de la critique politiques qui doivent pouvoir être évoqués sur les réseaux sociaux, surtout en période de campagne électorale, et que l’obligation de contrôle qui pèse sur le titulaire d’un compte Facebook concernant les messages postés par des tiers constitue un fardeau excessif (paragraphes 88-89). Toutefois, je ne suis toujours pas convaincu par deux positions adoptées par la majorité dans le présent arrêt, à savoir que a) la condamnation du requérant sur le fondement de l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 (ci-après « l’article 93-3) était prévisible, et que b) la condamnation du requérant pour le message posté par S.B. était proportionnée.
1. Sur le point de savoir si la condamnation du requérant était prévisible
2. Avant d’analyser ce point, j’observe que le requérant n’a pas soulevé la question de la prévisibilité de sa condamnation dans son pourvoi devant la Cour de Cassation (paragraphe 33 du présent arrêt). Il apparaît de plus qu’il n’en a rien fait non plus durant les premières phases de la procédure interne qui le visait. Le gouvernement défendeur n’ayant pas excipé d’un non‑épuisement au sujet de cet argument, la Grande Chambre a implicitement décidé de ne pas tenir compte de cette circonstance lorsqu’elle a statué sur l’affaire. Je dirais que la Grande Chambre aurait très bien pu en tenir compte, pour deux raisons. En premier lieu, je considère qu’il est grand temps que dans une affaire donnée la Cour examine, d’office et même en l’absence d’une exception formulée par l’État défendeur, si le requérant a soulevé la question, au moins en substance, lors des recours internes qu’il a intentés et s’il a ainsi offert aux autorités internes, en particulier aux juridictions suprêmes, une possibilité suffisante d’examiner la violation alléguée. En second lieu, et c’est encore plus important, le fait qu’un requérant n’ait pas avancé qu’une disposition appliquée à son détriment pendant la procédure interne était imprévisible jette un doute considérable sur le point de savoir si tel était véritablement le cas. Il est plus probable que le requérant pensait que l’argument de l’imprévisibilité serait efficace devant la Cour, alors qu’il n’avait pas espéré en tirer pareil bénéfice devant les juridictions internes.
3. En l’espèce, la majorité a manqué une bonne occasion de franchir un pas important dans sa jurisprudence et elle a décidé de ne pas désamorcer d’emblée un argument de ce type avancé par le requérant en question. La Grande Chambre a au contraire examiné son bien-fondé. Je suis au regret de devoir exprimer mon désaccord avec les conclusions de la majorité sur ce point.
4. Le requérant a été condamné sur le fondement de l’article 93-3, lequel a transposé le régime de responsabilité dite « en cascade », qui était prévu par l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (ci‑après la « loi de 1881 »), dans le champ de la communication audiovisuelle, puis de la communication au public par voie électronique. En vertu du premier alinéa de l’article 93-3, le directeur de la publication (ou dans certains cas le codirecteur de la publication) sera poursuivi comme auteur principal dans le cas où l’une des infractions prévues par la loi de 1881 est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, si le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public. En vertu du cinquième alinéa de l’article 93-3, le directeur de publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message litigieux ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message.
5. Le deuxième alinéa de l’article 93-3 dispose qu’à défaut du directeur de la publication, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal. Tel apparaît être l’élément central du régime de responsabilité en cascade, dont le but est de permettre de ne pas laisser impunies les infractions pénales commises dans les médias.
6. Dans la présente espèce, le requérant a été condamné en qualité de producteur. Devant la Cour, il avançait qu’en application du régime de responsabilité en cascade, le producteur ne pouvait être poursuivi que s’il n’était pas possible de poursuivre le directeur de la publication ou, à défaut, les auteurs. Il soulignait qu’il n’y avait certes pas de directeur de publication dans la présente affaire, mais que les deux auteurs des commentaires litigieux, à savoir S.B. et L.R., avaient bien été identifiés, poursuivis et condamnés.
7. Par conséquent, la principale question juridique qui se pose en l’espèce est celle de savoir s’il était prévisible que le requérant pouvait être poursuivi et condamné alors que S.B. et L.R. étaient tous les deux aussi poursuivis et condamnés. La majorité dit que c’était le cas. Avec tout le respect que je lui dois, je ne suis pas d’accord.
8. Suivant la logique de la responsabilité en cascade, la disposition du deuxième alinéa de l’article 93-3 semble subordonner l’ouverture de poursuites contre le producteur à l’absence de l’auteur. Si le troisième alinéa de ce même article permet expressément de poursuivre à la fois le directeur de la publication et l’auteur (ce dernier en tant que complice), aucune solution identique ou similaire n’est prévue pour un scénario dans lequel l’auteur et le producteur seraient présents. De là à conclure, a contrario, qu’il est impossible de poursuivre le producteur lorsque l’auteur lui-même est identifié et poursuivi, il n’y a qu’un pas à franchir.
9. Faute d’une disposition légale permettant de mettre en cause la responsabilité pénale à la fois du producteur et de l’auteur, la majorité s’appuie sur l’interprétation et l’application que font les juridictions suprêmes françaises de l’article 93-3. La jurisprudence interne jugée pertinente par la majorité est reproduite aux paragraphes 39 à 43 de l’arrêt. J’estime toutefois que la jurisprudence interne telle qu’invoquée par la majorité n’étaye pas la conclusion à laquelle celle-ci parvient.
10. Premièrement, et surtout, il apparaît qu’il n’existe pas une seule affaire interne, outre celle du requérant, où un tribunal aurait dit, que ce fût dans sa ratio decidendi ou par obiter dictum, qu’un producteur pouvait être poursuivi et condamné même si l’auteur était poursuivi lui aussi.
11. Deuxièmement, la majorité considère que le régime de responsabilité en cascade n’empêche pas les tribunaux d’appliquer le principe de l’indépendance ou de l’autonomie des poursuites, lequel permet à ses yeux d’engager une procédure contre divers acteurs de la chaîne, qu’un autre acteur ait été poursuivi ou non. À cet égard, elle invoque un arrêt de la Cour de Cassation du 16 juillet 1992 (pourvoi no 91-86.156, Bull. crim., no 273, cité au paragraphe 43 de l’arrêt) qui a confirmé la possibilité de poursuivre à la fois le directeur de la publication et l’auteur en qualité de complices. Pareille position de la Cour de Cassation n’est guère surprenante, étant donné la clause explicite du troisième alinéa de l’article 93-3. Cette disposition ne régit toutefois pas le scénario dans lequel l’auteur et le producteur seraient présents (voir le paragraphe 8 de la présente opinion séparée ci-dessus), ce qui constitue la question essentielle soulevée par la présente espèce. À cet égard, il est révélateur que ni la Cour de Cassation ni aucune autre juridiction française n’indique que le principe de l’indépendance ou de l’autonomie des poursuites soit applicable à la fonction de producteur.
12. Troisièmement, la majorité fait référence à un arrêt de la Cour de Cassation du 16 février 2010 (pourvoi no 09-81.064, Bull. crim., no 31, reproduit au paragraphe 39 du présent arrêt) dans lequel la haute juridiction française a cassé l’arrêt d’une cour d’appel qui avait relaxé un accusé sans avoir recherché s’il pouvait être poursuivi en qualité de producteur, alors même que l’auteur avait été identifié mais n’avait pas eu à rendre de comptes à la partie civile. À cet égard, je tiens à souligner ce qui suit. Dans cette affaire, contrairement à ce qui s’est produit dans la présente espèce, l’auteur n’avait pas été poursuivi. Dès lors, la position juridique adoptée dans cette affaire est clairement inapplicable au cas de notre requérant, lequel nous invite à statuer sur la prévisibilité de la base légale d’une affaire dans laquelle à la fois les auteurs et le producteur (c’est-à-dire le requérant) ont été poursuivis. De surcroît, la Cour ne connaît pas les raisons pour lesquelles l’auteur dans cette affaire, bien qu’identifié, n’avait pas été poursuivi. Il se peut que des obstacles juridiques ou factuels aient empêché la conduite de poursuites (débouchant sur une condamnation), ce qui aurait alors fait entrer en jeu le régime de responsabilité en cascade contre le producteur.
13. Enfin, la majorité attire l’attention sur la décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2011 (no 2011-164 QPC) dans laquelle le Conseil constitutionnel dit que le bénéfice du régime octroyé par les premier et dernier alinéas de l’article 93-3 au directeur de la publication (à savoir que celui-ci ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée à raison du seul contenu d’un message dont il n’avait pas connaissance avant la mise en ligne) devrait aussi s’appliquer au producteur (paragraphe 138 de l’arrêt). Cependant, le Conseil constitutionnel a adopté cette décision pour protéger les droits fondamentaux des producteurs, en faisant référence à l’article 9 de la Déclaration de 1789. En aucune manière le Conseil constitutionnel n’a, par cette décision ou par une autre, procédé à un alignement général du régime juridique applicable aux producteurs sur celui des directeurs de publication ni ouvert la porte à la possibilité de poursuivre un producteur en même temps que l’auteur d’un message litigieux.
14. Se fondant sur la jurisprudence interne susmentionnée, la majorité conclut (au paragraphe 139 de l’arrêt) que l’interprétation faite par les juridictions internes de l’article 93-3 dans l’affaire du requérant n’était ni arbitraire ni manifestement déraisonnable. Ce n’est toutefois pas à l’aune de ce critère qu’il faut mesurer les décisions de justice internes. En l’espèce, il s’agit de savoir si la condamnation du requérant aux côtés des deux auteurs était prévisible. L’examen de la prévisibilité devrait être d’autant plus rigoureux lorsque, comme en l’espèce, une condamnation pénale est en jeu (cas dans lequel l’exigence de lex certa constitue une garantie particulièrement importante) et la Cour ne devrait pas se retrancher derrière le fait que le caractère inédit de la question posée à l’époque des faits n’était pas en soi incompatible avec les exigences d’accessibilité et de prévisibilité (paragraphe 141 de l’arrêt).
15. En conclusion, la jurisprudence que la majorité invoque pour étayer le bien-fondé des poursuites et de la condamnation infligées à la fois aux auteurs et au producteur pour une infraction pénale sur le fondement de l’article 93-3 n’est à l’évidence pas pertinente dans les circonstances de l’espèce, car elle traite de questions juridiques différentes et ne pouvait donc pas, en tant que telle, avoir amené le requérant à l’époque des faits, même avec l’assistance d’un conseil juridique compétent, à prévoir que sa responsabilité pénale pouvait être mise en cause parallèlement à celle des deux auteurs identifiés. Ainsi qu’il a été expliqué aux paragraphes 5 et 8 ci‑dessus, le libellé de l’article 93-3 lui-même est tel qu’il ne permet pas de considérer que des poursuites soient possibles à la fois contre les auteurs et contre le producteur dans le cadre de la notion de responsabilité en cascade. Enfin, les juridictions internes saisies de l’affaire du requérant n’ont pas développé d’arguments propres à traiter cette question.
16. Pour ces raisons, j’estime que la condamnation pénale du requérant aux côtés de S.B. et L.R. n’était pas prévisible et qu’elle n’était donc pas prévue par la loi au sens de l’article 10 de la Convention.
2. Sur le point de savoir si la condamnation du requérant pour le commentaire posté par S.B. était nécessaire dans une société démocratique
17. Les considérations que j’ai exposées ci-dessus suffiraient à elles seules à permettre de conclure à une violation de l’article 10 de la Convention. Je souhaite toutefois signaler une autre raison qui, à mon avis, conduirait à la même conclusion. Il s’agit du fait que le requérant a été condamné pour ne pas avoir supprimé les commentaires litigieux publiés par L.R. et S.B. et donc ne pas avoir ainsi mis fin à leur diffusion.
18. Comme expliqué au premier paragraphe de la présente opinion dissidente, je ne vois rien à redire à la conclusion de la majorité selon laquelle, compte tenu de la marge d’appréciation des autorités internes, la nature des commentaires était propre à appeler une réponse répressive et que, en principe, le titulaire d’un compte Facebook public peut être tenu pour responsable des commentaires déposés par des tiers, sous réserve du respect de certaines garanties (telles que prévues par l’article 93-3 et par la jurisprudence ultérieure des juridictions suprêmes françaises, en particulier la décision du Conseil constitutionnel susmentionnée). Mon désaccord porte sur la conclusion selon laquelle le requérant aurait pu et dû supprimer le commentaire publié par S.B., compte tenu des circonstances factuelles de l’affaire telles qu’établies par les juridictions internes. À cet égard, je renvoie à l’opinion dissidente éloquente du vice-président Ravarani et j’exprime mon plein accord avec les idées qu’il expose dans cette partie, sans voir la nécessité de les répéter ou de les développer davantage dans ma propre opinion dissidente.
19. Dès lors, tout en ayant conscience de plusieurs éléments sensibles de cette affaire, je n’ai pu me rallier à la majorité et, par conséquent, j’ai voté contre son constat de non-violation de l’article 10 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES WOJTYCZEK ET ZÜND
1. Avec tout le respect dû à la majorité, nous ne sommes pas en mesure de souscrire à l’opinion selon laquelle l’article 10 n’a pas été méconnu en l’espèce. À notre avis, la loi française applicable à l’époque des faits ne remplissait pas suffisamment le critère de prévisibilité. Nous avons aussi des réserves concernant le régime même de la responsabilité pénale des personnes pour défaut de censure prompte de propos émanant de tierces personnes.
2. La présente affaire concerne la législation pénale qui régit un aspect important de la liberté d’expression. Nous avons des divergences avec la majorité sur la question de l’identification des règles conventionnelles applicables et de la jurisprudence pertinente de la Cour. L’approche adoptée dans l’arrêt se concentre sur les standards généraux de l’article 10, sans tenir compte du fait que l’ingérence contestée par le requérant revêt une nature pénale. À notre avis, si l’on veut apprécier la licéité de l’ingérence pénale dans la sphère de la liberté d’expression, il faut lire l’article 10 à la lumière de l’article 7 et des standards élaborés sur le fondement de ce dernier dans la jurisprudence de la Cour. Une ingérence pénale dans la liberté d’expression ne s’apprécie pas selon les mêmes standards qu’une ingérence non pénale. Il convient de rappeler, dans ce contexte, le standard suivant formulé par la Cour dans l’arrêt Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, § 79, CEDH 2013) :
« Il s’ensuit que la loi doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef […] »
De tels principes doivent s’appliquer aussi pour une appréciation de l’ingérence pénale dans la sphère de la liberté d’expression sur le terrain de l’article 10.
Comme le rappelle à très juste titre la majorité au paragraphe 125 :
« Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (NIT S.R.L., précité, § 160, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144, et Delfi AS, précité, § 122). »
Soucieux de concrétiser cette approche, nous souhaiterions ajouter qu’à notre avis la prévisibilité d’une disposition de la loi devrait s’apprécier du point de vue du destinataire moyen de cette disposition. Une disposition s’adressant à un destinataire professionnel devrait donc s’apprécier sur le fondement du standard du professionnel moyen, tandis qu’une disposition s’adressant à l’ensemble de la population doit s’apprécier selon le standard de l’homme ordinaire (« l’homme de la rue »).
Par ailleurs, il faut distinguer deux points : le contenu du droit applicable et le caractère des décisions prises pour son application. Le contenu du droit doit être suffisamment clair et rendre prévisible son application tandis que les décisions individuelles prises sur le fondement du droit ne doivent pas être arbitraires. Or sur ce point, la majorité semble confondre les deux standards, assimilant une loi prévisible à une loi qui a fait l’objet d’une interprétation qui n’est pas arbitraire (voir les paragraphes 128, 139, 141 in fine, 197 et 202). Il est difficile d’accepter une telle confusion. Le fait qu’une décision d’application de la loi ne soit pas entachée d’arbitraire ne signifie pas que la loi qui a été appliquée est nécessairement suffisamment claire.
De plus, selon la Cour, la jurisprudence nationale clarifiant la loi pénale doit se conformer au standard d’une interprétation accessible et raisonnablement prévisible et pas seulement à l’interdiction de l’arbitraire. Comme l’explique la Cour dans l’arrêt Del Río Prada (précité, § 93, caractères gras ajoutés) :
« L’absence d’une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible peut même conduire à un constat de violation de l’article 7 à l’égard d’un accusé (voir, pour ce qui est des éléments constitutifs de l’infraction, Pessino c. France, no 40403/02, §§ 35-36, 10 octobre 2006, et Dragotoniu et Militaru-Pidhorni c. Roumanie, nos 77193/01 et 77196/01, §§ 43-44, 24 mai 2007 ; voir, pour ce qui est de la peine, Alimuçaj c. Albanie, no 20134/05, §§ 154-162, 7 février 2012). »
Il faut souligner que l’article 7 consacre aussi le principe de la lex stricta qui « commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie » (Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 154, CEDH 2015). Ainsi la jurisprudence nationale clarifiant ou appliquant la loi pénale doit non seulement être accessible et raisonnablement prévisible, mais elle doit aussi ne pas être extensive, et en particulier elle ne doit pas utiliser l’analogie au détriment de l’accusé.
3. Nous relevons que la majorité exprime le point de vue suivant au paragraphe 129 :
« À l’instar de la chambre (voir le paragraphe 71 de son arrêt), [la Grande Chambre] rappelle qu’une condamnation pénale sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (voir, notamment, Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010, Soulas et autres c. France, no15948/03, § 29, 10 juillet 2008, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, 24 juin 2003, et Bonnet c. France (déc.), no 35364/19, § 32, 25 janvier 2022) et elle ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce. »
À notre avis, cette approche est entachée d’un vice méthodologique. Ce que la Cour est appelée à apprécier est non pas la qualité des différentes dispositions pénales, considérées une par une, isolément, mais le contenu normatif d’un ensemble de dispositions pénales, appréciées dans leur totalité. Une disposition pénale non problématique en soi peut soulever des interrogations dans un contexte différent appelant son application cumulée avec d’autres dispositions, notamment sur le fondement des renvois entre dispositions. En effet, la question de la prévisibilité de la loi ne se pose pas dans les mêmes termes pour l’auteur des propos et pour le titulaire d’un compte Facebook ou d’une autre page web ouverts aux commentaires. Toute ambiguïté de la loi devient plus aiguë pour ce dernier que pour le premier. À notre avis, la législation française applicable appelait un nouvel examen par la Cour, portant cette fois sur l’ensemble des dispositions pertinentes.
4. Nous notons que la législation applicable en l’espèce s’adresse à « tout le monde » et pas uniquement aux professionnels de la politique. Or, en appréciant la qualité du droit, la majorité souligne à plusieurs reprises que le requérant était un professionnel de la politique et de la communication sur Internet (voir les paragraphes 180, 190 et 193 de l’arrêt). À notre avis, cet élément, important pour l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence, n’est pas pertinent lorsqu’il s’agit d’apprécier la qualité du droit national applicable. C’est le point de vue de l’homme de la rue qui aurait dû être adopté en l’espèce.
5. L’analyse du droit national applicable aboutit à toute une série d’interrogations. La définition du délit incriminé est dispersée dans plusieurs textes législatifs (la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle), ce qui en soi n’est pas exclu, mais ne facilite pas la compréhension du droit par les destinataires moyens.
La loi utilise les termes de « directeur (ou codirecteur) de publication » et de « producteur » sans expliquer la relation entre les deux ; or celle-ci n’est pas claire.
La notion de producteur n’est pas définie dans le texte de la loi. Comme le rappelle la majorité au paragraphe 38 de l’arrêt, la Cour de cassation a précisé la notion de producteur, retenant cette qualification pour une personne ayant pris l’initiative de créer un service de communication par voie électronique en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance. Nous notons que la jurisprudence nationale a adopté ici une approche extensive : la loi conçue pour un domaine d’activité (l’audiovisuel) a été étendue à un autre domaine (les réseaux sociaux sur Internet) par voie jurisprudentielle. Cette jurisprudence donne ainsi l’impression d’accepter le principe de l’analogie en droit pénal.
Contrairement à ce qu’affirme la majorité au paragraphe 134 de l’arrêt, la définition du producteur retenue dans la jurisprudence n’est pas exempte d’un certain nombre d’interrogations. Une personne qui ouvre un compte Facebook avec possibilité de poster des commentaires est-elle une personne ayant pris l’initiative de créer un service de communication par voie électronique en vue d’échanger des opinions, ou plutôt une personne qui a pris l’initiative d’utiliser un service déjà créé ? Ou serait-ce plutôt la société ayant pris l’initiative de créer Facebook en tant que tel qui correspondrait à la définition retenue ? Un compte Facebook est-il un service de communication par voie électronique ? Ou serait-ce plutôt le logiciel qui fait fonctionner Facebook ? Les auteurs des commentaires postés sur un compte Facebook échangent-ils sur des thèmes définis à l’avance ou sur des thèmes non définis ? La recherche de réponses à toutes ces questions exige une analyse jurisprudentielle fouillée.
La jurisprudence pose aussi le principe de l’indépendance des poursuites (voir le paragraphe 39). Cette jurisprudence semble, du moins à première vue, fondée sur une interprétation contra legem de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle. Qui plus est, il n’est pas facile de comprendre l’articulation entre le principe de la responsabilité en cascade et celui de l’indépendance des poursuites (sur ce point, voir aussi l’opinion dissidente du juge Bošnjak).
Selon d’autres décisions de justice encore, le producteur est responsable s’il s’est abstenu d’agir promptement pour retirer les messages dès le moment où il en a eu connaissance. Toutefois, selon l’approche adoptée dans la présente affaire par les juridictions nationales, il n’est pas nécessaire d’établir avec certitude le moment où une personne a pris connaissance des commentaires postés sur son compte Facebook. Cet élément se cumule avec ceux énumérés ci-dessus pour amplifier le « flou du droit » applicable.
Il convient de noter, à titre surabondant, que le gouvernement défendeur a laissé sans réponse les principaux arguments du requérant concernant la question de la prévisibilité du droit applicable et n’a pas apporté d’éléments susceptibles de dissiper les interrogations dans ce domaine. En bref, le Gouvernement n’a pas démontré la prévisibilité du droit national applicable.
Pour notre part, nous constatons que le destinataire des règles du droit doit rechercher des éclaircissements concernant son statut non seulement dans au moins deux lois, mais aussi dans une jurisprudence abondante et très dispersée. La lecture des dispositions applicables et des décisions de justice pertinentes aboutit au constat que cet ensemble normatif est difficile à comprendre, même pour un juriste. Dans ces conditions d’accumulation d’imperfections légistiques, il est difficile de dire que le justiciable moyen peut savoir avec une certitude suffisante quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quel est le régime de cette responsabilité. À notre avis, un domaine aussi important que les réseaux sociaux appelle une législation plus lisible pour ses destinataires.
6. La législation française soulève aussi des interrogations du point de vue du principe de proportionnalité. La juge Mourou-Vikström, dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt de chambre rendu dans la présente affaire, a identifié les principaux problèmes dans ce domaine et a exprimé le point de vue suivant :
« L’application de cette responsabilité « projetée » ou « dérivée » du titulaire d’un compte Facebook, est, à mon sens, attentatoire à la libre expression des commentateurs et des titulaires de comptes, a fortiori s’il s’agit d’hommes publics ou politiques ayant un nombre très important « d’amis » (…)
Le constat d’absence de violation de l’article 10 de la Convention fait peser sur le titulaire du compte une obligation de contrôle très lourde, puisque des poursuites pénales le concernant sont en jeu. Le risque existe qu’une telle crainte ne transforme le titulaire d’un compte en véritable contrôleur, et même en censeur des propos écrits sur son mur. Confronté à un doute quant au caractère litigieux d’un propos dont il n’est pas l’auteur, le titulaire du compte sera bien évidemment enclin à supprimer ou dénoncer un message au nom d’un principe de précaution. L’effet dissuasif est bien là et la liberté d’expression s’en trouve grandement menacée. »
Nous partageons ces inquiétudes. Si le titulaire d’un compte Facebook devait passer son temps à contrôler les commentaires postés, parfois très nombreux, il serait difficile d’utiliser cet instrument comme un forum de discussion politique. La liberté d’expression serait menacée.
Nous souhaitons ajouter que le principe même d’une responsabilité pénale fondée d’une certaine façon sur les actions d’une tierce personne peut soulever des interrogations. Un système équilibré devrait au moins comporter un mécanisme de mise en demeure préalable à l’égard du titulaire d’un compte sur Facebook ou sur un autre réseau social, et prévoir un délai raisonnable pour la suppression des commentaires délictueux, avant que le titulaire du compte lui-même ne puisse être tenu pour personnellement responsable de la non-suppression de ces commentaires.
Nous partageons l’opinion selon laquelle un homme politique a des devoirs et des responsabilités particuliers (voir en particulier le paragraphe 150 de l’arrêt in principio). Toutefois, il faut noter que la jurisprudence de la Cour concernant la liberté d’expression des hommes politiques est riche et complexe. De nombreux arrêts rappellent la nécessité d’une protection renforcée de la liberté d’expression des hommes politiques, y compris des élus locaux (voir, par exemple, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Sanocki c. Pologne, no 28949/03, § 63, 17 juillet 2007, Willem c. France, no 10883/05, § 32, 16 juillet 2009, et Lacroix c. France, no 41519/12, § 43, 7 septembre 2017). Comme l’a dit la Cour, « [l]a liberté d’expression est particulièrement précieuse pour les partis politiques et leurs membres actifs, et les ingérences dans la liberté d’expression d’un homme politique, spécialement lorsqu’il s’agit d’un membre d’un parti d’opposition, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 55, 1er février 2011 ; voir également Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Dicle c. Turquie (no 3), no 53915/11, § 85, 8 février 2022). Si, comme l’affirme la majorité, le requérant est un professionnel de la politique, alors, selon la jurisprudence citée ici, cet argument plaiderait en faveur d’une protection renforcée de sa liberté d’expression.
En tout cas, si les autorités de l’État défendeur ont démontré la nécessité de poursuivre les auteurs des propos incriminés, elles n’ont pas démontré la nécessité de poursuivre le titulaire d’un compte Facebook dans les circonstances de l’espèce.
7. En conclusion, nous sommes d’avis que l’ingérence dans la sphère de la liberté d’expression du requérant ne reposait pas sur une base légale remplissant tous les critères de prévisibilité. De plus, le régime de responsabilité pour des propos émanant de tierces personnes nous semble difficile à concilier avec le principe de proportionnalité.
Dernière mise à jour le mai 16, 2023 par loisdumonde
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