DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE VANLERBERGHE c. BELGIQUE
(Requête no 28570/19)
ARRÊT
STRASBOURG
4 avril 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vanlerberghe c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Frédéric Krenc, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 28570/19) contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Marijke Vanlerberghe (« la requérante »), née en 1958 et résidant à Kortrijk, représentée par Me M. Vandermeersch, avocat à Kortrijk, a saisi la Cour le 23 mai 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La présente requête concerne la méconnaissance du droit à l’assistance d’un avocat dans la procédure pénale dirigée contre le défunt mari de la requérante, qui s’est achevée par une condamnation de ce dernier pour faux et usage de faux. Il était notamment poursuivi pour avoir falsifié, en tant que fonctionnaire auprès de l’Office national de sécurité sociale (« ONSS »), des offres de prix pour des travaux afin de favoriser des soumissionnaires avec l’intention frauduleuse d’obtenir des bénéfices personnels. Sont invoqués les articles 6 §§ 1 et 3 c) et 13 de la Convention.
2. Le 4 décembre 2008, une perquisition eut lieu dans les bureaux de l’ONSS. Le défunt mari de la requérante y était présent entre 8h55 et 15h30 et fut ensuite emmené au commissariat de police pour une audition qui commença à 16h15 et se finit à 20h40. Il fit à cette occasion des déclarations auto‑incriminantes par lesquelles il indiqua entre autres qu’il avait reçu des sommes importantes en liquide en échange de l’augmentation des offres de prix. L’audition fut interrompue à 19h10 afin de lui permettre de répondre à un appel de la requérante. Le 8 décembre 2008, une nouvelle audition eut lieu lors de laquelle il n’a pas démenti ses déclarations précédentes. Lors d’une audition du 12 décembre 2008, qui eut lieu à sa demande, il rétracta ses déclarations initiales et présenta une autre version des faits.
3. Au total, une vingtaine d’auditions furent menées par la police entre décembre 2008 et mars 2010. Au début de chaque audition, le défunt mari de la requérante fut informé que ses déclarations pouvaient être utilisées comme preuve en justice. Les auditions furent conduites hors la présence d’un avocat (paragraphe 12 ci-dessous).
4. Par un jugement du 18 novembre 2014, le tribunal correctionnel de Courtrai condamna par défaut le défunt mari de la requérante à une peine privative de liberté et au paiement d’une amende.
5. Le défunt mari de la requérante fit opposition de ce jugement. Par un jugement du 17 février 2015, le tribunal correctionnel de Courtrai condamna le défunt mari tant sur le plan pénal que sur le plan civil. Il considéra toutefois que les déclarations faites les 4 et 8 décembre 2008 ne pouvaient pas être utilisées à titre de preuves en raison de leur rétractation (paragraphe 2 ci‑dessus).
6. Le défunt mari forma appel dudit jugement. Par un arrêt du 13 décembre 2017, la cour d’appel de Gand confirma la culpabilité du défunt mari et le condamna à une peine privative de liberté d’un an avec sursis, à une amende de 1 000 euros (« EUR »), ainsi qu’à une confiscation d’une somme de 156 700,25 EUR. Sur le plan civil, il fut condamné à indemniser la partie civile.
7. La cour d’appel écarta l’exception soulevée sur la base de la jurisprudence Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008) au motif notamment que le défunt mari avait pu devant les juges de fond, avec l’assistance d’un avocat, faire toutes les déclarations qu’il jugeait nécessaires et clarifier, compléter ou retirer ses déclarations précédentes, n’avait jamais été privé de sa liberté, n’avait pas démontré qu’il se serait trouvé dans une situation de vulnérabilité particulière, et ayant toujours disposé de la liberté de mouvement, avait toujours eu accès à un avocat.
8. Quant à la privation de liberté alléguée du 4 décembre 2008, la cour d’appel releva que l’audition ce jour-là n’avait duré que 4h25, qu’elle avait eu lieu avec le consentement de l’intéressé et que celui-ci avait pu parler avec son épouse. La cour nota que le prévenu n’avait pas fait état d’une quelconque pression de la part des enquêteurs. Quant à la vulnérabilité particulière invoquée par le défunt mari, la cour d’appel rappela que celle-ci ne pouvait être déduite de sa seule qualité de suspect. Dans la mesure où le défunt mari se plaignait que, lors de l’audition du 4 décembre 2008, les enquêteurs avaient confisqué ses tranquillisants, la cour d’appel nota qu’il avait déclaré à l’issue de l’audition qu’il ne les prenait que rarement et qu’il n’en avait pas eu besoin ce jour-là de sorte qu’une privation temporaire ne constituait pas un motif de vulnérabilité.
9. Contrairement au premier juge, la cour d’appel n’écarta pas des débats les déclarations des 4 et 8 décembre 2008, soulignant le principe de la libre appréciation des preuves et estimant qu’au vu de tous les éléments du dossier, ces déclarations, contenant des aveux explicites, étaient parfaitement crédibles.
10. Le 28 décembre 2017, le défunt mari de la requérante se pourvut en cassation. Le 18 avril 2018, il décéda. La requérante reprit l’instance devant la Cour de cassation.
11. Par un arrêt du 27 novembre 2018, la Cour de cassation rejeta le moyen tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention au motif que le droit à un procès équitable, tel qu’interprété par la Cour, requiert que l’accès à un avocat ne soit accordé à un suspect lors de son audition que s’il se trouve dans une position de vulnérabilité particulière ou s’il n’est pas remédié à cette position par des mesures garantissant pleinement ses droits de la défense. Or, selon la Cour de cassation, la cour d’appel a considéré, par les motifs énoncés dans son arrêt, que le défunt mari ne s’était pas trouvé dans une telle situation lors des auditions litigieuses.
12. Les auditions dans la présente affaire ont eu lieu sous l’empire de la même législation que celle visée dans l’affaire Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, §§ 49-71, 9 novembre 2018), soit avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi du 13 août 2011 modifiant le code d’instruction criminelle et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive (« loi Salduz »). Néanmoins, la phase de jugement s’est déroulée après le 1er janvier 2012, date d’entrée en vigueur de cette loi.
APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 C) DE LA CONVENTION
13. Invoquant les articles 6 §§ 1 et 3 c) et 13 de la Convention, la requérante se plaint de l’absence de délivrance à son mari d’informations sur son droit de ne pas s’auto-incriminer, son droit au silence et son droit à l’assistance d’un avocat, ainsi que de l’absence de concertation préalable avec un avocat et de l’absence d’assistance d’un avocat lors des auditions au cours de la phase préliminaire de la procédure. La Cour estime approprié d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention uniquement.
14. Concernant, en premier lieu, la recevabilité du grief, la Cour note que la victime directe de la violation alléguée de l’article 6 était le défunt mari de la requérante. Ce dernier est décédé le 18 avril 2018, soit avant l’introduction de la présente requête par la requérante le 23 mai 2019.
15. La Cour rappelle que la notion de victime au sens de l’article 34 de la Convention s’interprète de façon autonome (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009).
16. Pour déterminer si la qualité de victime peut être reconnue à des proches parents de la victime directe pour faire valoir des griefs tirés de l’article 6 de la Convention, qui est un droit transférable, la Cour examine si ces proches ont démontré un intérêt moral à voir le défunt déchargé de tout constat de culpabilité ou à voir protéger leur réputation et celle de leur famille, et/ou avoir un intérêt matériel à raison des conséquences directes d’un constat de violation sur leurs droits patrimoniaux (Akbay et autres c. Allemagne, nos 40495/15 et 2 autres, §§ 67-77, 15 octobre 2020, et références citées). Elle tient également compte du point de savoir si les proches sont intervenus dans la procédure interne en leur nom propre (voir Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 33, série A no 123, et Ressegatti c. Suisse, no 17671/02, §§ 23‑26, 13 juillet 2006 ; a contrario, Makri et autres c. Grèce (déc.), no 5977/03, 24 mars 2005, et Biç et autres c. Turquie, no 55955/00, § 23, 2 février 2006).
17. En l’espèce, les parties conviennent que la requérante a un intérêt moral à ce qu’un arrêt de la Cour constate une violation de l’article 6 de la Convention. Le Gouvernement ne conteste pas davantage que la requérante a un intérêt matériel étant donné qu’en sa qualité de seule héritière, les décisions internes sont devenues définitives pour elle. De surcroît, la Cour note que la requérante est intervenue comme partie devant la Cour de cassation.
18. Par conséquent, la Cour estime que la requérante, en tant que veuve et unique héritière du défunt, peut se prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention d’une violation de l’article 6 de la Convention. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
19. Concernant, ensuite, le bien-fondé du grief, la Cour se réfère aux principes posés dans l’arrêt Beuze précité (§§ 119-150).
20. Comme elle l’a relevé dans l’arrêt Beuze précité, les restrictions au droit d’accès à un avocat en vigueur en Belgique à l’époque des faits avaient une portée générale et obligatoire (§§ 160-165). En l’espèce, le Gouvernement n’a pas davantage établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions litigieuses dans la présente affaire. En l’absence de raisons impérieuses, la Cour doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. Il appartient au Gouvernement de démontrer de manière convaincante que, nonobstant ces restrictions, le défunt mari de la requérante a bénéficié globalement d’un procès équitable (voir, mutatis mutandis, Beuze, précité, §§ 160-165).
21. Examinant, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence (Beuze, précité, § 150), la Cour note en premier lieu qu’il n’est pas démontré, eu égard notamment aux motifs pertinents de la cour d’appel (paragraphe 8, ci-dessus), que le défunt mari de la requérante se trouvait dans une situation particulièrement vulnérable, contrairement à ce que la requérante fait valoir. Il ne ressort pas non plus du dossier soumis à la Cour qu’une pression aurait été exercée à son encontre.
22. La Cour relève ensuite que le défunt mari de la requérante a fait des déclarations auto‑incriminantes sans l’assistance d’un avocat lors des auditions des 4 et 8 décembre 2008 qu’il a ensuite rétractées. Pour ce dernier motif, le tribunal correctionnel de Courtrai, se référant à la jurisprudence Salduz précitée, a écarté les procès-verbaux desdites auditions (paragraphes 4-5 ci-dessus). La cour d’appel de Gand a, quant à elle, confirmé la condamnation sans écarter ceux-ci, considérant que le défunt mari de la requérante avait bénéficié d’un procès équitable au vu des garanties existantes en droit belge (paragraphes 6-9 ci-dessus).
23. La Cour constate, à la lueur de la motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Gand, que les déclarations litigieuses ont joué un rôle dans le verdict de condamnation (voir, mutatis mutandis, Tonkov c. Belgique, no 41115/14, § 70, 8 mars 2022 ; voir, a contrario, Bloise c. France, no 30828/13, § 58, 11 juillet 2019) et que rien n’indique que la cour d’appel ait procédé à une analyse de l’incidence qu’ont pu avoir les déclarations auto‑incriminantes faites sans avocat sur la suite de la procédure pénale menée contre le défunt mari (voir, mutatis mutandis, Beuze précité, § 174). Cette absence d’avocat était d’autant préjudiciable au mari de la requérante que celui-ci a été privé d’une information préalable suffisamment claire du droit de garder le silence (idem, §§ 64, 146 et 180-181).
24. Rappelant qu’il y a lieu de procéder à un contrôle très strict en l’absence de raisons impérieuses (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour ne peut perdre de vue à cet égard que le défunt mari de la requérante a expressément retiré ses déclarations faites sans avocat peu de temps après les avoir émises (paragraphe 2 ci-dessus).
25. Enfin, s’il est vrai, comme le Gouvernement le met en exergue, que le tribunal correctionnel avait écarté les déclarations litigieuses mais avait néanmoins jugé le mari de la requérante coupable (paragraphe 5 ci-dessus), il n’en demeure pas moins que la cour d’appel a décidé de les prendre en considération. En tout état de cause, la Cour rappelle qu’elle a pour seule tâche de vérifier si les garanties inscrites à l’article 6 de la Convention ont été vérifiées, et il ne lui appartient pas de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence d’un individu, cette question relevant de la compétence des juridictions internes (Boutaffala c. Belgique, no 20762/19, § 70, 28 juin 2022).
26. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
27. La requérante demande 14 200 EUR au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle réclame également 25 881 EUR au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
28. Le Gouvernement estime, au cas où une constatation de violation ne suffirait pas, qu’une évaluation ex aequo et bono du dommage moral subi devrait se limiter à 3 000 EUR et qu’un remboursement des frais et dépens devrait se limiter à 8 000 EUR.
29. En l’occurrence, le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ne permet pas de conclure que la personne concernée a été condamnée à tort. Il est dès lors impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé (Beuze, précité, § 199). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour rejette dès lors la demande de la requérante.
30. En ce qui concerne les frais et dépens, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 8 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par la requérante ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothée von Arnim Egidijus Kūris
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le avril 4, 2023 par loisdumonde
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