Résumé juridique
Mars 2023
Telek c. Türkiye – 66763/17, 66767/17 et 15891/18
Arrêt 21.3.2023 [Section II]
Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée
Retrait illégal et susceptible d’arbitraire des passeports d’universitaires, pendant une durée considérable, en application de décrets-lois adoptés lors de l’état d’urgence ayant eu une incidence significative sur leur vie professionnelle universitaire et privée à l’étranger : violation
Article 2 du Protocole n° 1
Droit à l’instruction
Impossible poursuite de doctorats par des universitaires au sein d’universités à l’étranger dans lesquelles ils avaient été admis suite au retrait illégal et susceptible d’arbitraire de leurs passeports, pendant une durée considérable, en application de décrets-lois adoptés lors de l’état d’urgence : violation
En fait – À l’époque des faits, les trois requérants étaient trois universitaires dans le domaine des relations internationales dans des universités en Turquie. Dans le cadre de leurs études doctorales, le premier requérant était également inscrit à l’Institut d’études politiques de Paris et le second requérant à l’Institut universitaire européen de Florence.
En application de décrets-lois qui furent adoptés dans le cadre de l’état d’urgence ayant fait suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, les requérants furent révoqués de la fonction publique au motif qu’ils étaient considérés avoir un lien avec une organisation terroriste ou se livrant à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Consécutivement, leurs passeports furent retirés durant environ deux ans et huit mois pour les deux premiers requérants et trois ans et dix mois pour la troisième requérante. Les autorités ont inscrit sur les passeports une annotation de restriction autorisant le maintien de la mesure d’annulation et le rejet des demandes ultérieures de délivrance de nouveaux passeports conformément à la loi sur les passeports.
Les deux premiers requérants se sont trouvés privés de la possibilité de poursuivre leurs études doctorales et leurs travaux de recherche dans leurs instituts susmentionnés. La troisième requérante, qui a commencé à vivre et travailler en Allemagne après sa révocation de la fonction publique, est restée sans passeport valide, celui-ci valant pièce d’identité principale dans un pays étranger.
Ce n’est qu’à l’entrée en vigueur en octobre 2019 d’un article additionnel à la loi sur les passeports permettant, sous certaines conditions, la délivrance d’un passeport aux personnes ayant été révoquées de la fonction publique, que les requérants ont pu en obtenir un nouveau.
En droit – Article 8 :
a) Existence de l’ingérence – La Cour a déjà considéré qu’une mesure de confiscation et de non-restitution, des années durant, du passeport d’un requérant par les autorités administratives, privant l’intéressé de la possibilité de retourner dans le pays où il avait longtemps vécu et où sa famille résidait, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée. Réaffirmant qu’à l’époque actuelle, la liberté de circulation, et en particulier la liberté de circulation transfrontalière, est considérée comme essentielle pour l’épanouissement de la vie privée, la Cour ajoute que priver un individu de son passeport, en faisant ainsi obstacle à la poursuite de ses activités professionnelles normales et à l’entretien de ses relations avec son cercle habituel de connaissances, peut avoir des répercussions négatives sur sa vie privée et porter atteinte à son droit au respect de la vie privée.
Il est crucial pour un universitaire de participer à des réunions et conférences internationales, de partager et débattre de ses idées, recherches et conclusions avec ses homologues du monde entier et de rester en contact permanent avec la communauté académique. En ce sens, les mesures restrictives imposées à la liberté de circulation des universitaires sont par essence même de nature à entraver leurs activités professionnelles et le développement de leurs relations dans le domaine académique. À cet égard, les requérants avaient à l’évidence besoin de suivre des activités académiques se déroulant à l’étranger et d’y participer, et avaient également pour projet de poursuivre des études et mener des recherches dans des universités étrangères ou de vivre dans un pays étranger. Ils avaient ainsi des liens professionnels et privés étroits avec les pays dans lesquels ils souhaitaient se rendre ou résider. Dès lors, le fait qu’ils n’aient pas pu disposer d’un passeport valide pendant un laps de temps considérable, en application de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, a incontestablement eu une incidence significative sur leur vie professionnelle et privée.
Eu égard à ce qui précède, la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée.
b) Justification de l’ingérence – Ni les décrets-lois en question, ni aucune autorité ou juridiction ayant statué sur les recours des intéressés pour contester la mesure litigieuse, n’ont apporté la moindre précision quant à l’organisation avec laquelle les requérants étaient supposés avoir des liens, ou quant aux actes qu’ils étaient supposés avoir commis et qui auraient motivé pareille conclusion. En outre, les motifs et éléments factuels sous-tendant la mesure adoptée contre les requérants n’ont pas davantage été exposés, explicités ou examinés dans les actes administratifs en question ou dans les décisions rendues dans le cadre de diverses procédures menées devant les autorités nationales. En particulier, les requérants ne se sont pas vu reprocher une quelconque implication à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, ni un lien quelconque avec les groupes et organisations ayant fomenté et perpétré cette tentative de coup d’État, laquelle se trouve à l’origine de l’instauration de l’état d’urgence. Les autorités nationales n’ont donc pas fourni d’éléments circonstanciés de nature à justifier l’adoption de la mesure litigieuse contre les requérants. La Cour constitutionnelle avait fait des constats similaires dans une affaire semblable.
Quant à la loi sur les passeports, elle permet à l’administration de refuser de délivrer un passeport à une personne dont elle considère la sortie du territoire comme « gênante » au regard de la sûreté générale. La Cour a déjà considéré dans des affaires relatives à la correspondance des détenus qu’une règlementation contenant l’expression « gênant », sans apporter aucune précision quant à sa portée ni définir ce qu’il convenait d’entendre par elle, n’indiquait pas avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré.
Par ailleurs, ni l’article additionnel de la loi sur les passeports, ni les décrets-lois en question, ni aucune autre disposition légale invoquée par les autorités, ne précisent les modalités et la durée d’application de la mesure de retrait des passeports et les conditions devant être réunies pour qu’elle puisse prendre fin. De plus, la Cour constitutionnelle a censuré l’article additionnel de la loi sur les passeports au motif que cette disposition, qui réservait un pouvoir discrétionnaire à l’administration en matière de délivrance des passeports même lorsqu’étaient réunies les conditions énoncées dans son texte, était contraire à la Constitution, qui exigeaient qu’une mesure de cette nature fût ordonnée par un juge pour des motifs précis.
D’autre part, les juridictions nationales ont rejeté les recours des requérants pour contester le retrait de leurs passeports en se fondant principalement sur le motif que cette mesure avait été prise en lien avec leur révocation de la fonction publique en application de décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence, et sans procéder à un examen approfondi de la mesure en cause, dont les répercussions sur le droit au respect de la vie privée des intéressés étaient pourtant importantes. Or, des considérations de sécurité nationale dans le contexte d’un état d’urgence n’excluent pas que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne doit être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision en question et les preuves pertinentes. Ceci pour que les autorités de l’État ne portent pas arbitrairement atteinte aux droits protégés par la Convention. Dans ces conditions, les juridictions nationales ont manqué à leur obligation de vérifier si des raisons concrètes avaient justifié le retrait des passeports des requérants. Ainsi, le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a pas été adéquat et effectif.
Dès lors, le pouvoir discrétionnaire dont les autorités administratives jouissaient pour prescrire la mesure de retrait des passeports des requérants en application des dispositions du droit interne n’était subordonné à aucune condition, l’étendue et les modalités d’exercice de ce pouvoir n’étaient pas définies et aucune autre garantie spécifique n’était prévue à cet égard. Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, l’adoption de la mesure litigieuse contre les requérants par des actes de l’exécutif édictés dans le cadre de l’état d’urgence était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité.
À la lumière des considérations qui précèdent, l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi ». En outre, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 2 du Protocole n° 1 :
a) Recevabilité – Les deux premiers requérants se plaignent d’une entrave à leur accès à des études doctorales. Ayant déjà considéré que les établissements de l’enseignement supérieur, s’ils existent à un moment donné, entrent dans le champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, la Cour ne voit aucune raison d’en exclure les études doctorales menées dans de tels établissements.
Compte tenu du rôle crucial qu’elles jouent aujourd’hui dans la conduite et le progrès des recherches scientifiques dans tous les domaines, les études et les recherches avancées de spécialisation, telles que les études doctorales, constituent une partie intégrante du droit à l’instruction.
Cela étant, l’enseignement supérieur sous forme d’études doctorales qui fait l’objet du grief des requérants est en l’espèce dispensé par des universités étrangères et non par des établissements d’enseignement supérieur se trouvant en Türkiye. La présente affaire pose alors la question de savoir si l’article 2 du Protocole no 1 impose aux États une obligation de ne pas entraver l’accès à des études doctorales proposées par les établissements d’enseignement supérieur se trouvant à l’étranger, en l’occurrence dans d’autres États parties à la Convention.
L’accès à tout établissement de l’enseignement supérieur existant à un moment donné constitue un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1. En outre, il est d’une importance cruciale que la Convention, qui est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles, soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires.
La Cour souligne dans ce cadre le rôle central que jouent aujourd’hui la coopération et les échanges entre les pays en matière d’enseignement et de recherche, notamment sous la forme de la mobilité des étudiants et du personnel universitaire, en tant que composants essentiels de l’enseignement supérieur et des recherches académiques au sein du Conseil de l’Europe. Elle renvoie à cet égard à la Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne, ratifiée par la Türkiye, qui vise la reconnaissance par les États contractants, des études, des certificats, des diplômes et des titres obtenus dans un autre pays de la région européenne et qui pose en son article VI.3 le principe de reconnaissance par une Partie, d’une qualification d’enseignement supérieur délivrée par une autre Partie, entraînant comme conséquence, l’accès à des études d’enseignement supérieur complémentaires et aux préparations au doctorat. Eu égard à ce qui précède, découle de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 une obligation à la charge des États membres de ne pas entraver de manière injustifiée l’exercice du droit à l’instruction sous forme des études supérieures dans des établissements d’enseignement supérieur existant à l’étranger. Cette obligation se distingue de celle d’offrir un accès inconditionnel à de tels établissements.
Dans les circonstances de la présente espèce, à raison du retrait leurs passeports pendant une durée considérable, les requérants ont été privés de la possibilité de se rendre à l’étranger en vue d’y poursuivre, dans l’exercice de leur droit à l’instruction, des études doctorales au sein d’établissements d’enseignement supérieur étrangers dans lesquels ils avaient été admis.
b) Fond – Nonobstant les faits qu’ils ont eu accès aux universités turques pour suivre un cursus de niveau doctoral similaire et que le retrait de leurs passeports a duré deux ans et huit mois, l’impossibilité pour les requérants, en raison de cette mesure, de poursuivre des études doctorales dans les universités étrangères où ils avaient été admis pour de telles études a constitué une limitation à leur droit à l’instruction.
La conclusion à laquelle la Cour est parvenue sous l’angle de l’article 8 vaut pour le grief tiré de la violation de l’article 2 du Protocole no 1. En conséquence, la limitation apportée au droit des requérants à l’instruction ne leur était pas prévisible.
Conclusion : violation (six voix contre une).
Article 41 : 12 000 EUR à chacun des premier et second requérants pour dommage matériel et préjudice moral ; 9 750 EUR à la troisième requérante pour préjudice moral.
(Voir aussi Al‑Nashif c. Bulgarie, 50963/99, 20 juin 2002, Résumé juridique ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], 44774/98, 10 novembre 2005, Résumé juridique ; İletmiş c. Turquie, 29871/96, 6 décembre 2005, Résumé juridique ; Ali Koç c. Turquie, 39862/02, 5 juin 2007 ; Bykov c. Russie [GC], 4378/02, 10 mars 2009, Résumé juridique ; Kotiy c. Ukraine, 28718/09, 5 mars 2015, Résumé juridique ; Pişkin c. Turquie, 33399/18, 15 décembre 2020, Résumé juridique ; Vig c. Hongrie, 59648/13, 14 janvier 2021)
Dernière mise à jour le mars 21, 2023 par loisdumonde
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