Halet c. Luxembourg [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Résumé juridique
Février 2023

Halet c. Luxembourg [GC] – 21884/18

Arrêt 14.2.2023 [GC]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
Liberté de communiquer des informations

1000 EUR d’amende pénale pour la divulgation aux médias de documents confidentiels de son employeur privé relatifs aux pratiques fiscales des multinationales (Luxleaks) : violation

En fait – Le requérant était employé par la société PricewaterhouseCoopers (PwC), qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise. PwC établit notamment des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et demande auprès de l’administration fiscale luxembourgeoise des décisions fiscales anticipées (rescrits fiscaux ou ATA).

Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de ces documents confidentiels furent rendues publiques dans différents médias pour mettre en lumière des accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise entre 2002 et 2012 (affaire dite « Luxleaks »). En 2011, 45 000 pages avaient été remises au journaliste E.P. par A.D. un ancien employé de PwC. Suite aux révélations qui suivirent, le requérant avait décidé de remettre à E.P., en 2012, quatorze déclarations fiscales de sociétés multinationales et deux courriers d’accompagnement. Quelques-uns de ces seize documents furent utilisés par E.P. lors d’une seconde émission télévisée « Cash investigation » diffusée en 2013, un an après la diffusion de la première consacrée à la même question.

Le requérant a été licencié par PwC. Puis il a été condamné pénalement, les juridictions ne lui ayant pas accordé la justification du lanceur d’alerte. À l’inverse, A.D. a été acquitté en tant que lanceur d’alerte.

Par un arrêt du 11 mai 2021 (voir Résumé juridique), une chambre de la Cour a conclu, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 10 étant donné que la divulgation par le requérant aux médias des documents confidentiels de PwC était sans intérêt public suffisant pour pondérer le dommage causé à l’entreprise et que la sanction de 1000 euros (EUR) d’amende pénale était proportionnée. Le 6 septembre 2021, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du requérant.

En droit – Article 10 : La condamnation litigieuse constitue une ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression. Elle était prévue par la loi et poursuivait au moins l’un des buts légitimes à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui (PwC).

Principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour :

La notion de « lanceur d’alerte » ne fait pas l’objet, à ce jour, d’une définition juridique univoque au niveau international et européen et la Cour entend maintenir son abstention d’en consacrer une abstraite et générale. En outre, la question de savoir si une personne qui prétend être un lanceur d’alerte bénéficie de la protection offerte par l’article 10 appelle un examen qui s’effectue non de manière abstraite mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

La Cour a construit une jurisprudence protectrice des « lanceurs d’alerte », sans employer expressément cette terminologie. Dans l’arrêt Guja c. Moldova [GC], elle a défini pour la première fois la grille de contrôle permettant de déterminer si et dans quelle mesure l’auteur d’une divulgation portant sur des informations confidentielles obtenues sur son lieu de travail, pouvait invoquer la protection de l’article 10 ; et dans quelles conditions les sanctions infligées étaient de nature à porter atteinte au droit à la liberté d’expression.

Le régime protecteur de la liberté d’expression des lanceurs d’alerte est susceptible de s’appliquer lorsque l’employé du secteur privé (Heinisch c. Allemagne) ou public (Bucur et Toma c. Roumanie, Gawlik c. Liechtenstein), ou le fonctionnaire (Guja c. Moldova [GC]) concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et se trouve ainsi le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. C’est la relation de travail de facto dans laquelle s’inscrit le lancement d’alerte plutôt que le statut juridique spécifique du lanceur d’alerte qui est déterminante. La protection de celui-ci repose sur la prise en compte de caractéristiques propres à l’existence d’une relation de travail : d’une part, le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion inhérent au lien de subordination qui en découle ainsi que, le cas échéant, l’obligation de respecter un secret prévu par la loi (en effet, dans les cas où ce devoir n’existe pas, la Cour ne se penche pas sur le type de problématique qui joue un rôle central dans la jurisprudence relative aux donneurs d’alerte); d’autre part, la position de vulnérabilité notamment économique vis-à-vis de la personne, de l’institution publique ou de l’entreprise dont ils dépendent pour leur travail, ainsi que le risque de subir des représailles de la part de celle-ci. Le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des employés conduit à devoir tenir compte, dans la recherche d’un juste équilibre, des limites du droit à la liberté d’expression et des droits et obligations réciproques propres aux contrats de travail et au milieu professionnel.

Attachée à la stabilité de sa jurisprudence et à l’importance que revêt, en termes de sécurité juridique, la prévisibilité de celle-ci, la Cour a, depuis l’arrêt Guja, appliqué avec constance ses critères. Pour autant, le contexte actuel a évolué, qu’il s’agisse de la place qu’occupent les lanceurs d’alerte dans les sociétés démocratiques et du rôle de premier plan qu’ils sont susceptibles de jouer en mettant au jour des informations d’intérêt public ou du développement du cadre juridique européen et international les protégeant. La Cour estime dès lors opportun de confirmer et consolider les principes qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de protection des lanceurs d’alerte, en en affinant les six critères de mise en œuvre (ci-après) :

1) Les moyens utilisés pour procéder à la divulgation – La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement. La voie hiérarchique interne permet en principe de concilier au mieux le devoir de loyauté des employés avec l’intérêt public que présente l’information divulguée. Mais cet ordre de priorité ne revêt pas un caractère absolu. Certaines circonstances peuvent justifier le recours direct à une « voie externe de dénonciation » lorsque la voie de divulgation interne manque de fiabilité ou d’effectivité, que le lanceur d’alerte risque de s’exposer à des représailles ou lorsque l’information qu’il entend divulguer porte sur l’essence même de l’activité de l’employeur concerné. En renvoyant à la Recommandation CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur la protection des lanceurs d’alerte, la Cour souligne que le critère relatif au canal de signalement doit être apprécié en fonction des circonstances de chaque affaire, notamment afin de déterminer le canal le plus approprié.

2) L’authenticité de l’information divulguée – Il ne saurait être exigé d’un lanceur d’alerte qu’il établisse, au moment de procéder au signalement, l’authenticité des informations divulguées. Celui-ci ne saurait être exclu de la protection que lui confère l’article 10 au seul motif qu’il s’est par la suite avéré qu’elle était inexacte. Néanmoins il lui incombe d’agir de façon responsable en s’efforçant de vérifier, autant que faire se peut, l’authenticité de l’information qu’il souhaite divulguer, avant de la rendre publique.

3) La bonne foi – Pour l’apprécier, la Cour vérifie si le requérant était ou non motivé par le désir de tirer un avantage personnel de son acte, notamment un gain pécuniaire, s’il avait un grief personnel à l’égard de son employeur ou s’il était mû par une autre intention cachée. Elle peut tenir compte du contenu de la divulgation et relever « l’absence d’attaque personnelle gratuite » (Matúz c. Hongrie). Les destinataires de la divulgation constituent également un élément de son appréciation. La Cour a ainsi tenu compte du fait que l’intéressé n’avait pas « immédiatement fait intervenir les médias ni distribuer de tracts pour susciter le maximum d’intérêt dans l’opinion publique » ou encore qu’il avait tenté de remédier à la situation qu’il dénonçait d’abord au sein de l’entreprise.

Le critère de la bonne foi n’est pas sans lien avec celui de l’authenticité de l’information divulguée. À cet égard, la Cour « n’avait pas de raisons de douter que le requérant, en effectuant la divulgation litigieuse, avait agi avec la conviction que l’information était vraie et qu’il était dans l’intérêt public de la divulguer » (Gawlik c. Liechtenstein). En revanche, ne pouvait être considéré comme ayant agi de « bonne foi » un requérant dont les allégations étaient fondées sur une simple rumeur et qui ne disposait d’aucun élément de preuve à l’appui de celles-ci (Soares c. Portugal).

4) L’intérêt public que présente l’information divulguée – Dans le contexte général des affaires relatives à l’article 10, l’intérêt de l’opinion publique pour certaines informations peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter sur une obligation de confidentialité imposée par la loi. Ainsi, le fait d’autoriser l’accès du public à des documents officiels, y compris à des données fiscales, a été regardé comme visant à garantir la disponibilité d’informations aux fins de permettre la tenue d’un débat sur des questions d’intérêt général.

Dans les affaires concernant la protection des lanceurs d’alerte, la Cour s’attache à rechercher si l’information divulguée présente un « intérêt public ». Celui-ci s’apprécie tant au regard du contenu de l’information divulguée que du principe de sa divulgation.

Le périmètre des informations d’intérêt public susceptibles de relever du champ du lancement d’alerte est largement défini dans la jurisprudence de la Cour : il porte d’une part sur des actes relevant de l’« abus de fonction », des « agissements irréguliers » ainsi que « des conduites ou actes illicites » et d’autre part sur des « dysfonctionnements » ou faisant état de comportements ou de pratiques « contestables », « discutables ». Il recouvre 1) le signalement par un employé des actes, des pratiques ou des comportements illicites, sur le lieu de travail, ou 2) de ceux qui sont répréhensibles, tout en étant légaux. Et pourraient aussi en relever 3) des informations touchant au fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique et provoquant, dans le public, un débat suscitant des controverses de nature à faire naître un intérêt légitime de celui-ci à en connaître, afin de se forger une opinion éclairée sur la question de savoir si elles révèlent ou non une atteinte à l’intérêt public. Le poids de l’intérêt public va décroissant selon que le contenu des informations concerne le point 1), 2) ou 3).

Si ces informations concernent en principe les autorités ou instances publiques, elles pourraient, dans certains cas, porter sur le comportement d’acteurs privés, telles les entreprises, qui s’exposent aussi inévitablement et sciemment à un contrôle attentif de leurs actes, notamment s’agissant des pratiques commerciales, de la responsabilisation de leurs dirigeants, du non-respect des obligations fiscales, ou du bien économique au sens large.

L’intérêt public ne saurait s’apprécier indépendamment des motifs de restriction expressément prévus par l’article 10 § 2 et des intérêts qu’il vise à protéger notamment lorsque la divulgation porte sur des informations sur les activités de l’employeur mais aussi des tiers.

Par ailleurs, en sus de l’échelle nationale, il doit être apprécié sur celle supranationale – européenne ou internationale – ou pour des États tiers et leurs citoyens.

En conclusion, la seule circonstance que le public puisse être intéressé par un vaste éventail de sujets ne saurait suffire en soi à justifier que des informations confidentielles sur ces sujets soient rendues publiques. La question de savoir si une divulgation en méconnaissance d’un devoir de confidentialité sert ou non un intérêt public, de telle sorte qu’elle mérite la protection spéciale des lanceurs d’alerte, appelle un examen qui s’effectue non de manière abstraite mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

5) Le préjudice causé – Le préjudice causé à l’employeur constitue l’intérêt qu’il convient de mettre en balance avec l’intérêt public que présente l’information divulguée. Initialement forgé s’agissant d’administrations ou d’entreprises publiques, ce critère revêtait, à l’instar de l’intérêt que présentait la divulgation des informations, un caractère public. Mais des intérêts privés peuvent aussi être affectés en mettant en cause notamment une entreprise ou un employeur privé, en raison de ses activités et lui causer, ainsi qu’à des tiers, le cas échéant, un préjudice financier et/ou réputationnel. Pour autant, une telle divulgation peut également provoquer d’autres effets dommageables, en affectant, d’un même mouvement, des intérêts publics, tels que notamment le bien économique en général, la protection de la propriété, la préservation d’un secret protégé tels le secret fiscal ou le secret professionnel, ou la confiance des citoyens dans l’équité et la justice des politiques fiscales des États.

Dans ces conditions, la Cour estime nécessaire d’affiner les termes de l’opération de mise en balance à effectuer entre les intérêts concurrents en jeu : au-delà du seul préjudice causé à l’employeur, c’est l’ensemble des effets dommageables que la divulgation litigieuse est susceptible d’entraîner qu’il convient de prendre en compte pour statuer sur le caractère proportionné de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression des lanceurs d’alerte protégés par l’article 10.

6) La sévérité de la sanction – Les sanctions contre les lanceurs d’alerte peuvent prendre différentes formes aussi bien professionnelles, disciplinaires, que pénales. À cet égard, la révocation ou le licenciement sans préavis d’un requérant constituait la sanction la plus lourde possible en droit du travail au regard des répercussions très négatives sur la carrière du requérant, mais également du risque de décourager le signalement d’agissements irréguliers allant aussi à l’encontre de l’ensemble de la société. L’utilisation de la voie pénale a pu être incompatible avec l’exercice de la liberté d’expression du lanceur d’alerte, eu égard aux répercussions sur son auteur et à l’effet dissuasif vis‑à-vis d’autres personnes (Martchenko c. Ukraine). Cependant, dans de nombreux cas, selon le contenu de la divulgation et la nature du devoir de confidentialité ou de secret qu’elle méconnaît, le comportement de la personne peut légitimement constituer une infraction pénale.

Par ailleurs, un même acte pourrait donner lieu à un cumul de sanctions ou engendrer de multiples répercussions, sur le plan professionnel, disciplinaire, civil ou pénal. Ainsi, dans certaines circonstances, l’effet cumulé d’une condamnation pénale ou du montant global des sanctions financières ne saurait être considéré comme ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression. Néanmoins, la nature et la lourdeur des peines infligées constituent des éléments à prendre en compte lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression. Il en va de même de l’effet cumulé des différentes sanctions imposées à un requérant.

___________

La Cour examine le respect des différents critères Guja, de manière autonome, sans établir de hiérarchie entre eux ni d’ordre d’examen qui ayant déjà pu varier n’a jamais eu d’incidence sur l’issue de l’affaire. Toutefois, compte tenu de leur interdépendance, c’est au terme d’un examen global de l’ensemble de ces critères qu’elle se prononce sur la proportionnalité d’une ingérence.

Application de ces principes au cas d’espèce :

La présente affaire est caractérisée : d’une part, par le fait que l’employeur du requérant était une personne privée, d’autre part, par la circonstance qu’une obligation de respecter le secret professionnel prévu par la loi s’ajoutait au devoir de loyauté qui préside normalement aux relations de travail entre un employé et son employeur et enfin, par l’intervention antérieure aux divulgations litigieuses de révélations concernant les activités du même employeur effectuées par un tiers. En dépit de son contexte spécifique, elle soulève des questions similaires à celles déjà examinées par la Cour. En l’espèce, la Cour d’appel a appliqué avec diligence, un à un, les critères Guja aux circonstances de fait pour déterminer si la condamnation pénale du requérant pouvait constituer ou non une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de la liberté d’expression.

i) Quant à l’existence d’autres moyens pour procéder à la divulgation – La Cour d’appel a admis en cohérence avec la jurisprudence de la Cour que les pratiques d’optimisation fiscale au bénéfice des grandes multinationales et les déclarations fiscales préparées PwC étaient légales. Elles ne révélaient donc rien de répréhensible, au sens de la loi, qui aurait justifié que le requérant tente d’alerter sa hiérarchie. Dès lors, le respect effectif du droit de communiquer des informations présentant un intérêt public suppose d’admettre le recours direct à une voie externe de divulgation pouvant se traduire par la saisine des médias.

ii) Quant à l’authenticité de l’information divulguée et iii) Quant à la bonne foi du requérant – La Cour ne remet pas en question les conclusions de la Cour d’appel quant à « l’exactitude et l’authenticité » des documents transmis au journaliste et quant à la bonne foi du requérant.

iv) Quant à la mise en balance entre l’intérêt public que présente l’information divulguée et les effets dommageables de la divulgation –

La question en litige ne saurait être appréhendée sous l’angle d’un conflit de droits, mais appelle un examen, au regard du seul Article 10, du juste équilibre à ménager entre intérêts divergents.

– Quant au contexte de la divulgation litigieuse – Le contexte entourant une divulgation peut jouer un rôle crucial dans l’appréciation du poids de l’intérêt public que revêt la révélation de l’information par rapport aux effets dommageables qu’elle a entraînés. Le requérant a remis les documents litigieux à E.P. quelques mois après la diffusion de la première émission Cash investigation mettant en cause la pratique des ATAs et l’administration fiscale luxembourgeoise. Pour la Cour d’appel, ils n’ont pas apporté une information nouvelle et inconnue jusqu’alors, de sorte que le préjudice causé à l’employeur était « supérieur à l’intérêt général » que présentait la divulgation. Cependant, un débat public peut s’inscrire dans la continuité. Dès lors, la seule circonstance qu’un débat public sur les pratiques fiscales au Luxembourg était déjà en cours au moment où le requérant divulgua les informations litigieuses ne saurait en soi exclure que ces informations puissent, elles-aussi, présenter un intérêt public.

– Quant à l’intérêt public de l’information divulguée – Le lancement d’alerte vise non seulement à mettre au jour et attirer l’attention sur des informations présentant un intérêt public, mais cherche également à faire évoluer la situation sur laquelle portent ces informations, le cas échéant, en obtenant qu’il soit remédié aux agissements dénoncés au moyen d’actions correctives de la part des autorités publiques compétentes ou des personnes privées concernées, telles des entreprises. Or, plusieurs alertes sur un même sujet sont parfois nécessaires pour que les faits dénoncés soient effectivement pris en compte. Dès lors, la circonstance qu’un débat sur les pratiques d’évitement fiscal et d’optimisation fiscale au Luxembourg était déjà en cours au moment où les documents litigieux ont été divulgués ne saurait suffire à affaiblir leur pertinence.

Les informations litigieuses étaient de nature à « interpeller ou scandaliser », comme l’a constaté la Cour d’appel, mais elles apportaient aussi un éclairage nouveau et permettaient indéniablement de nourrir l’important débat en cours sur « l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France.

Le requérant avait choisi les déclarations fiscales divulguées non pour compléter les ATAs déjà en possession du journaliste, mais uniquement pour la notoriété des multinationales concernées. Or, ceci n’était pas dénué de pertinence et d’intérêt dans le contexte du débat préalablement engagé. La portée des déclarations fiscales informant sur la situation financière et patrimoniale d’une entreprise est beaucoup plus facile à saisir pour le grand public que les constructions juridiques et financières complexes sur lesquelles reposent les pratiques d’optimisation fiscale portant sur d’importants enjeux économiques et sociaux. En outre, le poids de l’intérêt public attaché à la divulgation litigieuse ne peut être évalué indépendamment de la place qu’occupent désormais les multinationales de dimension mondiale tant sur le plan économique que social.

La Cour d’appel s’est donc livrée à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées pour l’opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, qu’en Europe et dans les autres États dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées.

– Quant aux effets dommageables – La Cour d’appel n’a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause, mais s’est seulement attachée au préjudice subi par PwC. Elle a jugé que ce seul préjudice, dont elle n’a pas mesuré l’ampleur au regard de son activité ou de sa réputation, prévalait sur l’intérêt public que présentaient les informations divulguées, sans prendre en compte les atteintes également portées aux intérêts privés des clients de PwC (sociétés multinationales), ainsi qu’à l’intérêt public attaché à la prévention et à la sanction du vol (au regard de la soustraction frauduleuse du support des informations litigieuses) et au respect du secret professionnel (un principe d’ordre public qui vise à assurer la crédibilité de certaines professions). Ainsi, la Cour d’appel n’a pas suffisamment tenu compte, comme elle aurait dû le faire, des spécificités de la présente affaire.

– Quant au résultat de l’opération de la mise en balance – L’opération de mise en balance effectuée par les juridictions internes ne répond donc pas aux exigences que la Cour a définies à l’occasion de la présente affaire. Dans ces conditions, il lui revient d’y procéder elle-même. À cet égard, elle a reconnu que les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public. Dans le même temps, elle ne saurait ignorer que la divulgation litigieuse s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel qui liait le requérant. Ceci étant, elle relève l’importance relative des informations divulguées, eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation. Au vu des constats quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations, l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables.

v) La sévérité de la sanction – Après avoir été licencié par son employeur, certes avec préavis, le requérant a été condamné au terme d’une procédure pénale au fort retentissement médiatique, à une peine d’amende de 1000 EUR. Eu égard à la nature des sanctions infligées et à la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte, lequel n’apparaît aucunement avoir été pris en compte par la Cour d’appel et, compte tenu surtout du résultat auquel elle est parvenue au terme de la mise en balance des intérêts en présence, la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.

3) Conclusion – L’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Conclusion : violation (douze voix contre cinq).

Article 41 : 15 000 EUR pour préjudice moral.

(Voir aussi Guja c. Moldova [GC], 14277/04, 12 février 2008, Résumé juridique ; Martchenko c. Ukraine, 4063/04, 19 février 2009, Résumé juridique ; Uj c. Hongrie, 23954/10, 19 juillet 2011, Résumé juridique ; Heinisch c. Allemagne, 28274/08, 21 juillet 2011, Résumé juridique ; Bucur et Toma c. Roumanie, 40238/02, 8 janvier 2013, Résumé juridique ; Matúz c. Hongrie, 73571/10, 21 octobre 2014, Résumé juridique ; Görmüş et autres c. Turquie, 49085/07, 19 janvier 2016, Résumé juridique ; Soares c. Portugal, 79972/12, 21 juin 2016 ; Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], 17224/11, 27 juin 2017, Résumé juridique ; Gawlik c. Liechtenstein, 23922/19, 16 février 2021, Résumé juridique ; Wojczuk c. Pologne, 52969/13, 9 décembre 2021 ; Résolution 1729 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la protection des lanceurs d’alerte du 29 avril 2010 ; Recommandation CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux Etats membres sur la protection des lanceurs d’alerte du 30 avril 2014)

Dernière mise à jour le février 15, 2023 par loisdumonde

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