Macatė c. Lituanie [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Résumé juridique
Janvier 2023

Macatė c. Lituanie [GC] – 61435/19

Arrêt 23.1.2023 [GC]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
Liberté de communiquer des informations

Absence de but légitime propre à justifier la suspension temporaire de la distribution d’un recueil de contes pour enfants qui mettait en scène des couples homosexuels et l’apposition ultérieure sur ce livre d’un étiquetage le présentant comme nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans : violation

En fait – La requérante, ouvertement homosexuelle, était autrice de livres pour enfants. Elle écrivit un livre constitué de six contes, dont deux mettaient en scène le mariage de personnes de même sexe. Ce livre était destiné aux enfants de neuf à dix ans. Il avait pour but d’inciter à l’inclusion sociale de différents groupes marginalisés, notamment les Roms, les personnes d’ethnie différente, les personnes handicapées et les familles touchées par un divorce ; et il abordait des thèmes tels que l’émigration et les brimades. Peu de temps après sa publication par l’Université lituanienne des sciences de l’éducation (« l’Université »), des membres du Seimas, évoquant des plaintes qu’avaient formulées des associations représentant des familles, s’inquiétèrent de ce que des récits qui traitaient de relations homosexuelles soient présentés aux enfants. La distribution de l’ouvrage fut alors suspendue à titre temporaire. Elle reprit par la suite, mais après l’apposition sur le livre d’un étiquetage avertissant que son contenu pouvait être nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans. Cette mesure avait été prise pour donner suite aux indications de l’Inspection de la déontologie des journalistes : celle-ci avait en effet conclu que les deux contes en cause encourageaient une conception du mariage et de la fondation d’une famille différente de celle consacrée par la Constitution et le droit lituaniens et que, pour cette raison, ils renfermaient du contenu nuisible pour les mineurs au sens de l’article 4 § 2 point 16) de la loi sur la protection des mineurs contre les effets nuisibles des contenus publics (« la loi sur la protection des mineurs »). La requérante engagea sans succès une action civile contre l’éditeur.

Le 31 août 2021, la chambre de la Cour à laquelle l’affaire avait été attribuée s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre.

En droit – Article 10 :

Question préliminaire – La requérante est décédée après l’introduction de sa requête. La Cour juge que la mère de l’intéressée, qui est son héritière, a qualité pour poursuivre la procédure en son nom.

Sur le fond

a) Sur l’imputabilité à l’État défendeur des mesures litigieuses – La Cour juge que les mesures litigieuses sont imputables à l’État défendeur, pour les raisons suivantes : elles ont été adoptées par une entité de droit public, l’Université ; elles découlaient directement du droit interne, qui prévoyait que quiconque publiait ou distribuait des contenus considérés comme nuisibles pour les mineurs sans respecter les exigences en matière d’étiquetage pouvait être poursuivi pour infraction administrative, ainsi que des interventions de plusieurs autorités publiques distinctes de l’Université ; enfin, elles ont aussi été examinées et approuvées par les juridictions internes.

b) Sur l’existence d’une ingérence et la question de savoir si elle était prévue par la loi – Les mesures litigieuses s’analysent en une ingérence dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression, pour les raisons suivantes.

Tout d’abord, même si, pendant l’année où sa distribution a été suspendue, le livre est resté disponible dans les bibliothèques publiques et, pendant quelque temps, en ligne, son rappel des librairies où il était précédemment en vente a assurément réduit l’accès qu’y avaient les lecteurs.

Ensuite, l’étiquetage présentant le livre comme nuisible pour la classe d’âge à l’intention de laquelle il avait été écrit a entravé la capacité de la requérante à communiquer librement ses idées. L’ouvrage est rédigé dans une langue et un style susceptibles de plaire aux enfants, et il est raisonnable de supposer qu’à quatorze ans, les adolescents s’intéressent en général bien moins aux contes de fées. Étant donné qu’un étiquetage analogue est employé pour signaler notamment les contenus violents, sexuellement explicites ou faisant l’apologie de la consommation de drogue ou des comportements auto-agressifs, l’étiquetage d’avertissement en cause était de nature à dissuader bon nombre de parents et de personnes ayant la responsabilité d’enfants de moins de quatorze ans de laisser ceux-ci lire l’ouvrage, car il était probable qu’ils se fieraient à l’appréciation du contenu du livre faite par l’autorité publique compétente. Cet effet dissuasif risquait d’autant plus de se manifester que persistent en Lituanie des stéréotypes, des préjugés, de l’hostilité et de la discrimination envers les personnes LGBTI.

Enfin, les restrictions appliquées à ce livre pour enfants mettant en scène différentes minorités, en particulier l’étiquetage d’avertissement le présentant comme nuisible pour les mineurs de moins de quatorze ans, ont porté atteinte à la réputation professionnelle de la requérante, autrice pour enfants reconnue, et étaient susceptibles de décourager l’intéressée ainsi que d’autres auteurs de publier des œuvres semblables, ce en quoi elles ont eu un effet dissuasif.

L’ingérence avait une base en droit interne, à savoir l’article 4 § 2 point 16) de la loi sur la protection des mineurs.

c) Sur la question de savoir si l’ingérence visait un but légitime

i. Quant au but de l’ingérence – La Cour examine les deux buts invoqués par le Gouvernement.

Elle ne peut souscrire à la thèse consistant à dire que le premier de ces buts était de protéger les enfants du caractère sexuellement explicite qu’aurait eu l’un des deux contes. En effet, elle ne voit pas en quoi le passage du conte cité à l’appui de cette allégation pourrait être considéré comme sexuellement explicite. En outre, aucune des parties ni aucun des participants à l’affaire n’a invoqué, à quelque étape que ce soit de la procédure interne, les dispositions de la loi sur la protection des mineurs visant les contenus qui sont de nature érotique ou qui encouragent les relations sexuelles (points 4) et 15) de l’article 4 § 2), et les juridictions internes ne se sont pas non plus appuyées sur ces dispositions.

Le deuxième but visé par les mesures litigieuses selon le Gouvernement, qui s’appuie à cet égard sur les conclusions de la cour régionale, était de protéger les enfants de contenus qui « promouvaient » les relations homosexuelles en présentant ces relations comme supérieures aux relations hétérosexuelles et en « insultant », « dégradant » ou « dévalorisant » ces dernières. Or rien dans le texte du livre n’étaye l’allégation selon laquelle c’était là l’objectif de la requérante. Ni la cour régionale ni le Gouvernement n’ont avancé de raisons suffisantes pour justifier leur conclusion selon laquelle ces contes « encourageaient » ou « promouvaient » certains types de relations aux dépens des autres, plutôt que de viser à favoriser l’acceptation de différents types de familles. De fait, comme l’avaient admis, du moins implicitement, l’Université et le ministère de la Culture au moment de sa publication, l’ouvrage vise à encourager la tolérance et l’acceptation à l’égard de différents groupes sociaux marginalisés.

Par ailleurs, l’historique législatif de l’article 4 § 2 point 16) montre que la raison pour laquelle la référence explicite aux relations homosexuelles et bisexuelles a été retirée de son texte définitif était le désir d’éviter des critiques au niveau international. L’intention sous-jacente du législateur était cependant de restreindre la diffusion de contenus relatifs aux relations homosexuelles, étant donné que la Constitution et le code civil ne reconnaissent le mariage qu’entre un homme et une femme et que la législation lituanienne ne prévoit aucune possibilité de reconnaissance juridique des unions homosexuelles. De plus, chacun des cas dans lesquels l’article 4 § 2 point 16) a été appliqué ou invoqué concernait des contenus relatifs aux thèmes LGBTI.

Eu égard à ce qui précède, la Cour n’a aucun doute quant au fait que l’article 4 § 2 point 16) a été adopté dans le but de restreindre l’accès des enfants aux contenus présentant les relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles. Elle conclut donc que les mesures qui ont été appliquées au livre de la requérante avaient pour but d’empêcher les enfants d’accéder à ces contenus.

ii. Quant à la légitimité du but susmentionné – La Cour a déjà dit que les lois interdisant la « promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles » auprès de mineurs ne permettent pas d’avancer en direction de la concrétisation des buts légitimes que constituent la protection de la morale, la protection de la santé et la protection des droits d’autrui, et qu’en adoptant de telles lois les autorités accentuent la stigmatisation et les préjugés et encouragent l’homophobie, ce qui est incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique. La Grande Chambre tient à réaffirmer cette conclusion. Cela étant, la présente affaire est la première dans laquelle la Cour est appelée à se prononcer sur des restrictions appliquées à une œuvre littéraire évoquant des relations homosexuelles qui est directement destinée aux enfants et qui est écrite dans un style et un langage qui leur sont aisément accessibles. Dans ces conditions, la question de la légitimité du but visé par ces restrictions appelle une analyse plus détaillée.

α) Les principes généraux pertinents – Il existe un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant les enfants, directement ou indirectement, leur intérêt supérieur doit primer. À cet égard, la Cour a reconnu, dans des contextes variés, que les enfants, du fait de leur âge, sont impressionnables et plus facilement influençables que des personnes plus âgées. Elle a examiné plusieurs affaires concernant des contenus destinés aux enfants dans le contexte du droit à l’éducation garanti par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, et elle a souligné que l’État devait veiller à ce que les contenus destinés aux enfants soient diffusés de manière objective, critique et pluraliste. Elle a par ailleurs admis que les autorités internes étaient fondées à limiter l’accès des enfants à des publications dont il avait été jugé qu’elles contenaient « un encouragement à se livrer à des expériences précoces et nuisibles pour eux, voire à commettre certaines infractions pénales » ou à des publications qui renfermaient des allégations graves et préjudiciables dirigées contre les minorités sexuelles, constitutives d’un discours de haine. Cependant, elle a toujours refusé d’avaliser des politiques ou des décisions incarnant un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle.

β) L’approche adoptée par la Cour en l’espèce – En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, la Cour a déjà dit à plusieurs reprises qu’elle ne dispose d’aucune preuve scientifique ou donnée sociologique qui suggérerait que la simple mention de l’homosexualité ou un débat public ouvert sur le statut social des minorités sexuelles nuiraient aux enfants. Elle a également dit que, pour autant que les mineurs qui sont témoins de manifestations en faveur des droits des personnes LGBTI sont exposés aux idées de diversité, d’égalité et de tolérance, l’adoption de ces opinions ne pourrait que favoriser la cohésion sociale.

Dans le même sens, plusieurs organes internationaux ont critiqué les lois qui visent à restreindre l’accès des enfants aux contenus relatifs aux orientations sexuelles différentes, considérant qu’il n’existe aucune preuve scientifique que, présentés de manière objective et adaptée à l’âge des enfants, de tels contenus puissent leur être nuisibles. Ils ont souligné que ce sont au contraire l’absence de tels contenus et la stigmatisation persistante des personnes LGBTI au sein de la société qui sont nuisibles pour les enfants. Les tiers intervenants en l’espèce soutiennent en outre que les règles de droit qui présentent les contenus relatifs aux personnes LGBTI comme nuisibles pour les enfants contribuent à la discrimination, au harcèlement et à la violence que subissent les enfants qui se définissent comme LGBTI ou qui sont issus de familles homoparentales.

Dans bon nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, soit la loi intègre expressément dans les programmes scolaires un enseignement relatif aux relations homosexuelles, soit elle comprend des dispositions visant à garantir le respect de la diversité et l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’enseignement. S’il apparaît qu’il n’y a pas d’uniformité au sein des États membres en ce qui concerne l’âge auquel il est jugé approprié de communiquer aux enfants des contenus traitant des relations intimes, homosexuelles ou hétérosexuelles, ni en ce qui concerne la manière de leur communiquer de tels contenus, il est néanmoins clair qu’il n’existe de dispositions légales restreignant expressément l’accès des mineurs aux contenus relatifs à l’homosexualité ou aux relations homosexuelles que dans un État membre, la Hongrie, dont les lois ont amené la Commission européenne à ouvrir la phase contentieuse de la procédure d’infraction. En outre, dans différents contextes relatifs à l’accès des enfants à des contenus portant sur les relations homosexuelles, des juridictions suisses, américaines et canadiennes ont jugé que le simple fait que certaines personnes estiment discutables ou immoraux certains types de familles ou de relations ne peut justifier que l’on empêche les enfants d’en être informés.

L’égalité et le respect mutuel entre tous indépendamment de l’orientation sexuelle sont inhérents à toute la structure de la Convention. Il s’ensuit qu’il n’est jamais admissible au regard de la Convention d’insulter, de dégrader ou de dévaloriser des personnes au motif de leur orientation sexuelle, ni de promouvoir un type de famille aux dépens d’un autre. Cela étant, la Cour ne discerne pas pareil but ou effet dans les faits de l’espèce. Elle estime au contraire que présenter des relations solides entre personnes de même sexe comme essentiellement équivalentes aux mêmes relations entre personnes de sexe différent, ainsi que l’a fait la requérante dans ses récits, revient plutôt à promouvoir le respect et l’acceptation de tous les membres d’une société donnée à l’égard de cet aspect fondamental de leur vie.

Les mesures qui restreignent l’accès des enfants aux contenus relatifs aux relations homosexuelles au seul motif de l’orientation sexuelle dont il est question ont des répercussions sociales de plus grande ampleur. De telles mesures, qu’elles soient directement inscrites dans la loi ou adoptées par des décisions rendues au cas par cas, démontrent en effet que les autorités ont une préférence pour certains types de relations et de familles par rapport à d’autres – c’est-à-dire qu’elles estiment les relations hétérosexuelles plus acceptables et plus précieuses pour la société que les relations homosexuelles –, ce qui contribue à la persistance de la stigmatisation qui frappe ces dernières. En conséquence, même lorsque leur portée et leurs effets sont limités, pareilles restrictions sont incompatibles avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique. Lorsqu’il n’existe aucun autre motif de considérer que les contenus sur lesquels elles portent sont inappropriés ou nuisibles pour la croissance et le développement des enfants, les restrictions apportées à l’accès des enfants à des contenus relatifs aux relations homosexuelles ne visent aucun des buts qui peuvent être considérés comme légitimes, et elles sont donc incompatibles avec l’article 10 de la Convention.

d) Conclusion – Les mesures qui ont été adoptées à l’égard du livre de la requérante avaient pour but de limiter l’accès des enfants à des contenus qui représentaient les relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles, en qualifiant ces contenus de nuisibles. Partant, elles ne visaient pas un but légitime au regard de l’article 10 § 2.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 12 000 EUR à l’héritière de la requérante pour dommage moral.

(Voir aussi Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et al., 20 juin 2017, résumé juridique )

Dernière mise à jour le janvier 24, 2023 par loisdumonde

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