Note d’information sur la jurisprudence de la Cour
Décembre 2022
Arrêt 6.12.2022 [Section IV]
Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Procès équitable
Conviction based on domestic-law provisions that were manifestly contrary to directly applicable EU Regulations taking precedence over them: violation
Article 1 du Protocole n° 1
Article 1 al. 1 du Protocole n° 1
Respect des biens
Confiscation en valeur et interdiction temporaire de pêcher dans la zone économique exclusive, en lien avec une condamnation pénale contraire au droit de l’UE : violation
En fait – Commandant et propriétaire d’un navire immatriculé en Bulgarie, le requérant vit son navire arraisonné alors qu’il pêchait le turbot dans la zone économique exclusive (ZEE) de la Roumanie. Il fut poursuivi aux motifs qu’il n’était pas titulaire d’une licence de pêche roumaine et qu’il avait utilisé des filets interdits par la législation roumaine.
Les faits étant postérieurs à l’adhésion des deux pays à l’Union européenne, le requérant invoqua les règles de la politique commune des pêches. Dans son arrêt définitif (2 octobre 2013), la cour d’appel jugea cependant que les navires communautaires restaient soumis aux dispositions de la législation roumaine adoptée en application de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer ; et que les règles nationales encadrant spécifiquement la pêche au turbot n’étaient pas contraires au droit de l’UE.
Outre une peine privative de liberté et des amendes pénales, le requérant se vit infliger des sanctions complémentaires : confiscation en valeur et interdiction temporaire de pêcher dans la ZEE de la Roumanie.
Il reproche à la cour d’appel de ne pas avoir saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle d’interprétation des règles de la politique commune de la pêche, et d’avoir rendu une décision qu’il estime arbitraire au regard de ces règles.
En droit
Article 6 § 1 (pénal) :
Contrairement aux affaires où la Cour a précédemment examiné l’obligation des juridictions internes de motiver les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle, il ne s’agit pas ici du refus de la cour d’appel de renvoyer à la CJUE une demande d’interprétation du droit de l’Union qui aurait été formulée devant elle par les parties, mais de savoir si l’arrêt définitif de ladite cour était le résultat d’une erreur de droit manifeste.
En effet, la question de l’application des règles du droit de l’UE aux activités de pêche pratiquées dans la ZEE de la Roumanie en mer Noire était au cœur du litige. La cour d’appel a procédé à sa propre interprétation de ces règles, et a appliqué en l’espèce la législation interne. La Cour doit donc déterminer si la motivation de l’arrêt de la cour d’appel sur ce point est conforme aux standards de la Convention.
Les règles de la politique commune de la pêche sont définies dans un ensemble de règlements. Or, dans le système juridique de l’UE un « règlement » est, à la différence d’une « directive », obligatoire en tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre. En vertu du principe de la primauté du droit de l’Union, un tel règlement emporte cet effet direct sur le droit interne contraire.
Il s’ensuit que les dispositions de l’article 17 du règlement (CE) no 2371/2002 qui prévoient l’égalité d’accès aux eaux et aux ressources dans les eaux communautaires étaient applicables au cas du requérant. D’autre part, les autorités internes n’ont nullement fait usage du mécanisme qui était prévu par l’article 8 du même règlement, pour limiter l’accès à ces ressources.
Par ailleurs, la Commission européenne a clairement indiqué aux autorités roumaines que les poursuites engagées contre le requérant étaient contraires au droit de l’UE – en particulier aux règlements (CE) no 2371/2002 et (UE) no 1256/2010 –, en précisant que la législation nationale qui exigeait une licence de pêche roumaine et prévoyait un maillage minimal des filets était contraire aux règles de la politique commune de la pêche. La position de la Commission, qui portait spécifiquement sur le cas du requérant, a été communiquée aux autorités roumaines bien avant que la cour d’appel ne rende son arrêt définitif.
Le manquement de l’État défendeur aux obligations qui lui incombaient dans le cadre de la politique commune de la pêche a d’ailleurs fait l’objet d’une procédure d’infraction qui portait sur l’incident impliquant le requérant et d’autres incidents similaires. Cette procédure était pendante à la date à laquelle la cour d’appel a adopté son arrêt définitif et la Commission n’a mis fin à la procédure qu’après que la Roumanie a modifié sa législation interne et les règles d’accès aux eaux et ressources de la mer Noire se trouvant sous sa juridiction afin de les mettre en conformité avec le droit européen.
Au vu des dispositions du règlement (CE) no 2371/2002 et de l’opinion très claire de la Commission au sujet de l’application des règles de la politique commune de la pêche, la Cour considère qu’en condamnant le requérant alors que selon la Commission, les poursuites contre lui étaient contraires à ces règles, la cour d’appel a commis une erreur de droit manifeste. En cas de doute, la cour d’appel aurait pu saisir la CJUE au sujet de l’interprétation des règles en question.
Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que le requérant a été victime d’un « déni de justice ».
Conclusion : violation (unanimité).
Article 1 du Protocole n° 1 :
i) Applicabilité – Le requérant détenait une licence de pêche bulgare en vertu de laquelle il était autorisé à pêcher dans les eaux communautaires, dont la ZEE de la Roumanie fait partie. La pêche dans lesdites eaux en mer Noire relevant de l’exercice normal de l’activité du requérant, l’interdiction temporaire de pêcher dans cette zone a en partie vidé la licence de sa substance, même si elle restait valable. Cette interdiction a constitué une atteinte au droit du requérant au respect de ses biens – plus précisément, des intérêts économiques liés à son activité de pêche dans la ZEE de la Roumanie en mer Noire.
Conclusion : article 1 du Protocole no 1 applicable.
ii) Fond – Les sanctions d’ordre pécuniaire infligées par la cour d’appel au requérant étaient fondées sur les dispositions de l’ordonnance d’urgence du gouvernement n° 23/2008 et étaient complémentaires à la condamnation pour pêche illicite. Cependant, la Cour vient de constater que la condamnation pénale du requérant était le résultat d’une erreur de droit manifeste. Dès lors, les dispositions susmentionnées ne pouvaient servir de base légale aux sanctions complémentaires d’ordre pécuniaire infligées au requérant.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 6500 EUR, tous chefs de dommages confondus.
(Voir aussi, sur la distinction entre règlements et directives, Avotiņš c. Lettonie [GC], 17502/07, 23 mai 2016, Résumé juridique ; sur l’effet direct et la primauté des règlements, voir Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], 45036/98, 30 juin 2005, Résumé juridique ; sur la perte de substance d’une autorisation, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], 38433/09, 7 juin 2012 Résumé juridique ; sur l’atteinte aux intérêts économiques d’une activité, O’Sullivan McCarthy Mussel Development Ltd c. Irlande, 44460/16, 7 juin 2018, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le décembre 6, 2022 par loisdumonde
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