AFFAIRE POIENARU c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) 43744/17

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE POIENARU c. ROUMANIE
(Requête no 43744/17)
ARRÊT
STRASBOURG
15 novembre 2022

Cet arrêtest définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Poienaru c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comitécomposé de :
Yonko Grozev, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointede section f.f.,

Vu la requête (no 43744/17) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Antoniu-Valentin Poienaru (« le requérant »), né en 1959 et résidant à Cluj Napoca, représenté par Me Radu Chiriţă, avocat à Cluj Napoca, a saisi la Cour le 9 juin 2017en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, MmeO.-F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. Le requérant, alors fonctionnaire employé en tant que conseiller supérieur par l’Agence de paiement et d’intervention dans l’agriculture (Agenţia de PlăţișiIntervenţiepentruAgricultură – ci-après, « APIA »), institution publique qui gérait des fonds publics, y compris des fonds provenant du budget de l’Union Européenne, avait créé depuis 2008 un blog personnel sur un portail internet qui rassemblait des informations sur le financement des entreprises privées et publiques.

2. Par des courriels datés des 14 et 22 avril 2010 et cinq autres courriels de juin et juillet 2010, le requérant avertit le directeur de l’APIA de Cluj et d’autres membres de sa hiérarchie de certaines pratiques administratives observées dans son service qui, selon lui, étaient contraires au droit européen et qui auraient pu faire l’objet de sanctions de la part de la Commission européenne, entraînant une diminution des subventions versées aux agriculteurs. Il informa aussi sa hiérarchie de certaines irrégularités dans la gestion des données, qui auraient pu être un motif de plaintes de la part des agriculteurs. Faute de réponses concrètes données par sa hiérarchie aux problèmes administratifs qu’il avait soulevés, le 1er juin 2010, le requérant saisit l’Office européen de lutte antifraude. Il soutint que les directeurs de l’APIA de Cluj étaient soupçonnés de couvrir les personnes ayant commis des fraudes aux fonds européens.

3. Les 6 et 7 juillet 2010, les comptes informatiques professionnels du requérant furent bloqués par son employeur en guise de représailles, selon lui.

4. Les 3 août, 3 et 10 novembre 2010, le requérant publia sur son blog trois articles intitulés « Les chefs d’APIA appelés à se réunir » (Şefii APIA băgaţiînședinţe) ; « Un dialogue… balkanique » (Un dialog…balcanic) et « 5-4. Comme au théâtre ! » (5-4. Ca la teatru !) dans lesquels il décrivait ce qu’il considérait comme étant des irrégularités dans le travail de l’APIA. Le premier de ces articles, qui faisait référence aux recommandations faites par la Direction générale de l’agriculture de la Commission européenne contenues dans un rapport d’audit visant plusieurs irrégularités dans les procédures de paiement chez l’APIA, dont celles signalées par le requérant dans ses courriels d’avril 2010, fut repris par un journal spécialisé. Dans ses articles, le requérant critiquait la procédure d’attribution de fonds aux agriculteurs, la nomination aux fonctions de directeur de l’APIA de Cluj et la mauvaise gestion des fonds européens dans l’agriculture.

5. Le 18 novembre 2010, une enquête disciplinaire fut ouverte contre le requérant au motif qu’en publiant ses articles, il n’avait pas respecté l’obligation de loyauté des fonctionnaires publiques, imposée par la loino 188/1999 sur le statut des fonctionnaires publics et par la loi no 7/2004 sur le code de conduite des fonctionnaires publics, en vigueur à l’époque des faits.

6. À l’appui de la proposition faite par la commission de discipline dans son rapport du 27 janvier 2011, le directeur exécutif de l’APIA de Cluj infligea au requérant le 7 février 2011 la sanction disciplinaire de la révocation de la fonction publique. Dans le rapport de la commission de discipline, le seul document qui contenait des éléments de fait ayant fondé la décision de révocation du requérant, il était noté en des termes généraux que les publications dénigrantes de l’intéressé n’étaient pas fondées et qu’elles portaient atteinte à l’image de l’institution et de ses collègues, ainsi qu’à celle de son directeur exécutif, notamment s’agissant de l’article intitulé « 5‑4. Comme au théâtre ! ».

7. Le requérant contesta en justice sa révocation, en soutenant que les publications en question relevaient de la loi no 571/2004 sur la protection des agents des autorités, des institutions et des autres unités publiques qui signalaient des violations de la loi. Il invoqua aussi la liberté d’expression garantie par la Constitution. Il soutint que les publications litigieuses faisaient état de certains dysfonctionnements dans l’activité de l’institution sans qu’elles fussent une attaque à l’image de l’institution ou de ses collègues et que la sanction infligée – qui était la plus lourde prévue par la loi – était injustifiée.

8. Par un arrêt définitif du 2 novembre 2016, communiqué au requérant le 14 décembre, la cour d’appel de Cluj confirma le jugement du 9 mars 2016 rendu par le tribunal départemental de Cluj qui avait débouté le requérant de sa contestation, jugeant la révocation légale. Selon la cour d’appel, par la publication des articles litigieux sur son blog et dans la presse, le requérant avait fait des appréciations qui ne correspondaient pas à la réalité, qui n’avaient pas été prouvées et qui avaient porté atteinte au prestige et à l’image de l’institution et de la fonction du directeur exécutif. Les décisions internes ne firent aucune référence à des propos concrets extraits de ses articles. La partie pertinente de l’arrêt de la cour d’appel se lit ainsi :

« Le requérant a publié sur son blog personnel des articles concernant le recrutement à des postes temporairement vacants dans l’institution, en ayant invoqué de nombreuses irrégularités, en s’étant interrogé sur la régularité du recrutement des fonctionnaires publics dans cette institution, et en ayant ainsi porté atteinte à l’image de l’institution et aux fonctionnaires qui y travaillent. De même, il a fait référence à l’attitude du directeur exécutif par des propos qui ont gravement nui à l’image de celui-ci et sapé son autorité de chef de l’institution. »

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LACONVENTION

9. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

10. La Cour estime que la présente affaire soulève une question relative à la dénonciation par des employés de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail, effectuée sous la forme d’une divulgation d’informations dont ils auraient pris connaissance dans l’exercice de leur mission (AurelianOprea c. Roumanie, no 12138/08, § 59, 19 janvier 2016, et, a contrario, Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 62, 9 janvier 2018).

11. Les principes généraux concernant la liberté d’expression des professionnels en général et des fonctionnaires en particulier et en ce qui concerne la protection par la Convention de donneurs d’alerte qui sont des agents de la fonction publique ont été résumés dans l’arrêt Guja c. Moldova ([GC], no 14277/04, §§ 52 et 69-78, CEDH 2008).

12. En outre, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel ceux-ci avaient été tenus (News VerlagsGmbH& Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I, Antică et société « R »c. Roumanie, no 26732/03, § 50, 2 mars 2010).

13. En l’espèce, il n’est pas contesté que la révocation du requérant de la fonction publique a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, tel qu’il est garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était nécessaire, dans une société démocratique pour les atteindre. À cet égard, il n’y a pas lieu de déterminer si, en l’espèce, l’ingérence en question était prévue par la loi et si elle poursuivait un but légitime, car, en tout état de cause, elle ne s’avère pas comme étant nécessaire dans une société démocratique, pour les raisons suivantes.

14. La Cour observe d’emblée que les juridictions nationales saisies par le requérant n’ont pas indiqué précisément quels étaient les propos qui lui étaient reprochés (paragraphe 8 ci-dessus), ni examiné dans quelle mesure il pouvait bénéficier de la protection des donneurs d’alerte agents de la fonction publique, en vertu de la loi no 571/2004, invoquée par l’intéressé (paragraphe 7 ci-dessus) (Guja c. République de Moldova (no 2), no 1085/10, §§ 59‑60, 27 février 2018).

15. La Cour constate ensuite que les juridictions internes se sont bornées à conclure, sans aucune analyse, que le requérant avait « porté atteinte à l’image de l’institution et aux fonctionnaires qui y travaill[aient] » et tenu des propos ayant « gravement nui à l’image [du directeur] et sapé son autorité de chef de l’institution » (Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie, no 79671/13, § 37, 12 janvier 2021).

16. Les juridictions nationales n’ont pas non plus déterminé de manière convaincante le préjudice que le directeur de l’APIA aurait subi à la suite des publications du requérant, ni d’un point de vue personnel ni d’un point de vue professionnel (AurelianOprea, précité, § 72).

17. La Cour constate ensuite que les juridictions nationales ont centré leur analyse principalement d’une part, sur les conséquences négatives que les propos litigieux avaient eues sur « l’image » du directeur de l’Agence et d’autre part, sur le fait que le requérant n’avait pas prouvé ses allégations (voir, mutatis mutandis, Skudayeva c. Russie, no 24014/07, § 36, 5 mars 2019). Concernant ce dernier aspect, ces juridictions ont mentionné que l’intéressé avait juste exprimé des doutes « en s’étant interrogé sur la régularité du recrutement des fonctionnaires publics dans cette institution » (paragraphe 8 ci-dessus). En ce faisant, elles n’ont opéré aucune distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. Pareille approche est incompatible en soi avec les principes qui se dégagent de l’article 10 de la Convention (Gheorghe-Florin Popescu,précité, § 32, et la jurisprudence qui y est citée).

18. En outre, la Cour observe que les propostenus par le requérant dans l’article publié le 10 novembre 2010 intitulé « 5-4. Comme au théâtre ! », mentionné dans le rapport établi par la commission de discipline de l’APIA du 27 janvier 2011 (paragraphe 6 ci-dessus), tout comme dans ses deux précédents articles, portent sur des irrégularités dans le recrutement de certains fonctionnaires, la nomination aux fonctions de directeur ainsi que dans la gestion par l’APIA des fonds publics, y compris dans celle du budget de l’Union européenne (paragraphe 4 ci-dessus). Elle estime donc que ce sont des questions d’intérêt public (AurelianOprea, précité, §§ 61-64 et 69).

19. Eu égard à l’obligation de loyauté et de discrétion incombant aux fonctionnaires, la Cour note qu’avant de procéder à la publication des articles litigieux, le requérant avait porté à la connaissance de ses supérieurs les mauvaises pratiques observées dans son service, mais sans obtenir aucune réponse concrète de leur part (paragraphe 2 ci-dessus).

20. Enfin, il n’est pas contesté que la sanction de révocation infligée à l’intéressé était la plus sévère parmi les sanctions possibles en l’espèce.

21. A la lumière de ce qui précède la Cour considère que les juridictions internes n’ont pas dûment mis en balance les différents intérêts en jeu conformément aux critères établis dans sa jurisprudence et qu’elles n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

SUR l’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

22. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu’il estime avoir subi et 3 000 leiroumains au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

23. Le Gouvernement estime qu’un éventuel constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par les requérants.

24. La Cour octroie au requérant 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

25. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 600 EUR pour les frais et dépens occasionnés par la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes,à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 600 EUR (six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Crina Kaufman                          Yonko Grozev
Greffière adjointe f.f.                     Président

Dernière mise à jour le novembre 15, 2022 par loisdumonde

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