La requête concerne les mauvais traitements que le requérant dit avoir subis alors qu’il était emmené à l’hôpital dans un bus de la police avec neuf autres individus, aux fins notamment d’être soumis à un prélèvement salivaire.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GÜNGÖR c. TÜRKİYE
(Requête no 3824/17)
ARRÊT
Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Contrainte utilisée contre le requérant lors de son transport à l’hôpital dans un véhicule de police n’ayant pas été rendue strictement nécessaire par son comportement
Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Prélèvement salivaire du requérant à l’hôpital sans risque pour sa santé
Art 3 (procédural) • Investigations insuffisamment approfondies et effectives
STRASBOURG
15 novembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Güngör c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambrecomposée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Gilberto Felici,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no3824/17) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Sıtkı Güngör (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20décembre 2016,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs du requérant concernant les allégations de mauvais traitements (article 3 de la Convention) et du respect à son intégrité physique (article 8 de la Convention) et de déclarer irrecevable la requête du rôle pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les mauvais traitements que le requérant dit avoir subis alors qu’il était emmené à l’hôpital dans un bus de la police avec neuf autres individus, aux fins notamment d’être soumis à un prélèvement salivaire. Le requérant se plaint d’une violation des articles 3 et 8 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1980 et réside à Istanbul. Il est représenté par Me Ö. Gümüştaş, avocate à Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
I. L’arrestation et le prélèvement salivaire
4. À une date non indiquée, une enquête pénale fut ouverte par le procureur de la République d’Istanbul contre plusieurs dizaines d’individus, dont le requérant, pour, entre autres chefs d’inculpation, appartenance à l’organisation terroriste MLKP (« Marksist Leninist Komünist Parti », le parti communiste marxiste-léniniste), attaque avec arme à feu et détention de produits dangereux sans autorisation.
5. Par une ordonnance du 8 juin 2013, le juge ordonna une perquisition domiciliaire des personnes concernées, ainsi que la saisie d’éléments de preuve tels que des armes à feu, des munitions, des bombes et tout matériau pouvant être utilisé pour fabriquer une bombe, tous documents et toutes coupures de monnaies. Se fondant sur l’article 75 du code de procédure pénale, il ordonna également un prélèvement ADN, sous la forme d’un prélèvement salivaire, sur la personne du requérant et de soixante-trois autres individus. Les prélèvements devaient être envoyés à la direction du laboratoire d’analyses criminalistiques de la police pour analyse comparative des éléments de preuve saisis. L’ordonnance n’indiquait pas le délai ni l’autorité devant laquelle cette mesure pouvait être contestée.
6. Le 18 juin 2013 à 11 h 15, le requérant et soixante-sept autres individus furent arrêtés puis placés en garde à vue pour, notamment, aide et appartenance à l’organisation terroriste MLKP.
7. Le même jour à 13 h 45, le requérant fut examiné par un médecin. Il ressort du rapport médical établi par celui-ci que l’intéressé avait déclaré porter depuis le 31 mai 2013 un plâtre sur la partie inférieure de sa jambe gauche en raison de sa participation aux évènements de Gezi, place Taksim, et n’avoir pas subi de mauvais traitements lors de son placement en garde à vue. Le médecin indiquait que le corps du requérant ne présentait aucune nouvelle lésion traumatique externe à la suite du placement en garde à vue de l’intéressé.
8. Le 19 juin 2013 à 19 h 33, un médecin de l’hôpital de Haseki préleva un échantillon de la salive du requérant et le remit à un fonctionnaire de police.
9. Le 19 juin 2013 à 22 h 30, les dix-neuf policiers ayant accompagné le requérant et les neuf autres individus établirent un procès-verbal concernant l’utilisation de la contrainte (« zorkullanmatutanağı ») à l’égard des intéressés lors de leur transport à l’hôpital pour effectuer les prélèvements salivaires demandés. Le procès-verbal indiquait que le requérant et les autres individus avaient refusé de quitter le centre de garde à vue et qu’ils avaient résisté aux forces de l’ordre. Les policiers s’étaient adressés à eux en leur déclarant qu’en cas de résistance de leur part ils utiliseraient la force physique à leur égard de manière graduelle et proportionnellement à leur comportement, conformément à l’article 16 de la loi no 2559 sur les devoirs et pouvoirs de la police (« Polis ve Salahiyet Kanunu »). Cette déclaration des policiers aurait été enregistrée par un caméscope. Selon le procès‑verbal, les dix individus avaient scandé en particulier les slogans suivants : « Taksim est partout, la résistance [se fera] partout » ; (« Her yer Taksim her yer Direniş ») ; « Vive la révolution et le socialisme » (« Yaşasın devrim ve sosyalizm ») ; « L’oppression ne nous intimidera pas » (« Baskılar bizi yıldıramaz ») ; « L’État fasciste rendra des comptes » (« Faşist Devlet hesap verecek ») ; « Les bâtards de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi AKP – « Parti de la justice et du développement ») ne nous intimideront pas » (« AKP’nin piçleri yıldıramaz bizleri »). Ils auraient également proféré des paroles portant atteinte à l’honneur des forces de l’ordre en scandant « Salauds, Chiens » (« Şerefsizler, Köpekler »). Les policiers ajoutaient que les dix détenus avaient fait preuve de résistance physique et d’obstruction (« mukavemet ») à leur égard, et que tout cela les avait amenés à utiliser de manière graduelle la force physique à l’égard de ces individus, et à les menotter avec les mains dans le dos et les faire monter dans le véhicule de la police pour les transporter à l’hôpital. Lors du trajet, ces derniers auraient fait preuve de résistance physique à l’égard des forces de l’ordre.
10. Toujours selon le procès-verbal établi le 19 juin 2013, à leur arrivée à l’hôpital, les dix individus avaient déclaré qu’ils ne descendraient pas du véhicule de la police et qu’ils ne souhaitaient pas se soumettre aux prélèvements salivaires. Ils auraient alors attaqué les forces de l’ordre à coup de pieds et les auraient empêchés de pénétrer dans le véhicule. Les forces de l’ordre les auraient sommés de mettre un terme à leur action sous peine de se voir opposer une force graduée, y compris l’utilisation de gaz lacrymogène. Cette sommation aurait été filmée par les policiers avec un caméscope. Malgré cette sommation, les individus auraient poursuivi leur action, contraignant ainsi les forces de l’ordre à utiliser à leur égard une force graduée. Les individus auraient persisté à utiliser la force physique contre les policiers tout en proférant des injures à leur encontre. Les policiers habilités à utiliser le gaz lacrymogène y auraient eu recours contre ces individus pour briser leur résistance. Les intéressés auraient alors été immobilisés puis transférés à l’hôpital, où les prélèvements salivaires auraient été effectués.
11. Le 19 juin 2013, les fonctionnaires de police furent examinés par un médecin, lequel prescrivit une incapacité temporaire de travail de trois jours à l’un des policiers et indiqua que les trois autres avaient subi des coups (« darp »).
12. Le 19 juin 2013 à 23 h 32, l’hôpital de Haseki établit un rapport médical concernant le requérant, dans lequel il était indiqué que l’intéressé présentait un œdème de trois centimètres sur la partie occipitale de la tête.
13. Le 20 juin 2013, à 2 h 15 du matin, un procès-verbal d’entretien entre le requérant et son avocate fut établi. Il indiquait que le prélèvement salivaire avait été effectué sous la contrainte, sans que le consentement du requérant ait été demandé, et que l’intéressé présentait des blessures corporelles consécutives à l’utilisation de gaz lacrymogène.
14. Toujours le 20 juin 2013, l’avocate du requérant établit un compte rendu, signé par elle et le requérant. Elle y déclarait qu’elle n’avait pu voir son client que quarante-huit heures après son arrestation. Ce délai aurait permis la guérison des traces de blessures sur le corps de celui-ci. Dans le compte rendu, le requérant réitérait ses allégations de mauvais traitements que lui auraient infligés les forces de l’ordre lors de son transport à l’hôpital et lors du prélèvement salivaire. Il déclarait être monté dans le véhicule avec les mains menottées dans le dos et avoir été battu par les policiers dans le véhicule car il ne voulait pas se soumettre au prélèvement salivaire. Les forces de l’ordre l’auraient aspergé avec du gaz lacrymogène. Il aurait été traîné sur le sol à son arrivée à l’hôpital. Les forces de l’ordre auraient appuyé avec leurs mains sur son visage pour l’immobiliser sur le sol et pour que le médecin puisse effectuer le prélèvement salivaire. Ensuite, il aurait été emmené dans un autre bâtiment de l’hôpital, où il aurait été battu par les forces de l’ordre. Le requérant ajoutait avoir également été battu par les forces de l’ordre lors du trajet de retour à la direction de la sûreté. Il aurait été transféré au service d’orthopédie de l’hôpital et, pour sa blessure à la tête, il aurait été emmené au service de chirurgie cérébrale pour y faire une radio.
15. Le rapport médical établi le 20 juin 2013, à 13 h 58, par l’institut médicolégal d’Istanbul indiquait que le requérant avait été placé en garde à vue le 18 juin 2013, et précisait que l’intéressé portait depuis le 31 mai 2013 un plâtre sur la partie inférieure de sa jambe gauche en raison de sa participation aux évènements de Gezi, place Taksim. Il était ajouté que l’intéressé présentait une sensibilité au deuxième doigt de la main gauche et au bas gauche de la mâchoire ainsi que des œdèmes aux orteils de sa jambe plâtrée. Selon le rapport, ces blessures pouvaient être soignées par une simple intervention médicale. Le requérant aurait déclaré au médecin que le prélèvement salivaire avait été fait sous la contrainte, et qu’il avait été aspergé de gaz lacrymogène dans le véhicule de police, ce qui lui avait causé des brûlures sur la peau. L’intéressé aurait également précisé qu’il avait été battu par les forces de l’ordre. Le médecin conclut que les constats ainsi relevés ne mettaient pas en danger la vie du requérant et pouvaient être traités par une intervention médicale simple dans la mesure où les blessures étaient légères.
16. Le 20 juin 2013, à 18 h 56, assisté par un avocat commis d’office, le requérant fut entendu par les policiers de la direction de la sûreté d’Istanbul (section de la lutte contre le terrorisme). Il invoqua son droit de garder le silence.
17. Le 21 juin 2013, assisté par son conseil, le requérant fut entendu par le procureur de la République d’Istanbul. Il déclara qu’il avait été emmené à l’hôpital sous la contrainte pour subir un prélèvement salivaire. Selon lui, la police avait eu recours à une force excessive à son encontre dans le véhicule de police. Il aurait déclaré aux personnes concernées qu’il ne donnait pas son accord au prélèvement salivaire. Le requérant affirma que les policiers avaient utilisé une force excessive pour faire ce prélèvement, et avaient appuyé avec leurs mains sur sa bouche. À l’hôpital, il aurait été placé dans une pièce, puis battu par les forces de l’ordre. Il en aurait informé le médecin qui l’avait examiné. Il contesta les allégations selon lesquelles il aurait menacé ou porté atteinte à l’autorité des policiers. Il assura n’avoir exercé aucune voie de fait à l’encontre de ces derniers ni frappé les forces de l’ordre avec sa béquille. Il soutint avoir donné sa béquille à un fonctionnaire de police pour pouvoir descendre du véhicule de police. À cet égard, il demanda l’examen des enregistrements des caméras de surveillance de l’hôpital ainsi que des enregistrements faits par la police elle-même.
18. Selon le rapport médical établi le 21 juin 2013, à 11 h 37, par l’institut médicolégal d’Istanbul à la demande du procureur de la République d’Istanbul, le requérant ne présentait pas de nouvelles traces de coups et blessures externes sur le corps. L’intéressé aurait déclaré qu’il avait été placé en garde à vue le 18 juin 2013 et qu’il n’avait pas subi de mauvais traitements depuis son placement en garde à vue.
19. Le 22 juin 2013, le requérant, assisté par un avocat, fut entendu par le juge qui ordonna sa mise en détention provisoire.
20. Lors de l’introduction de la requête, l’action pénale engagée contre le requérant était pendante devant la 11ème cour d’assises d’Istanbul.
II. Le recours devant la Cour constitutionnelle
21. Le 18 juillet 2013, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, faisant valoir que le prélèvement salivaire avait été effectué sans son consentement et qu’il avait subi des mauvais traitements à cette occasion. Dans son recours, le requérant remarqua que la décision ordonnant le prélèvement salivaire n’indiquait pas l’autorité devant laquelle il pouvait la contester. Il allégua l’ineffectivité des voies de recours internes pour contester cette décision, et observa que celle-ci avait de toute façon été exécutée. Il précisa que quelques minutes seulement s’étaient écoulées entre le moment où il avait eu connaissance de la décision litigieuse et son exécution.
22. Le 21 avril 2016, la Cour constitutionnelle nota qu’à sa demande le procureur de la République l’avait informée qu’il n’y avait pas d’enquête pénale ouverte sur les allégations de mauvais traitements soulevées par le requérant. Selon la haute juridiction, le ministre de la Justice avait indiqué dans ses observations que le requérant n’avait pas déposé de plainte pour ses allégations de mauvais traitements. La Cour constitutionnelle releva que le requérant se plaignait, d’une part, de l’utilisation de gaz lacrymogène à son encontre pour le contraindre à se soumettre au prélèvement salivaire et, d’autre part, d’avoir été frappé par les fonctionnaires de police. Elle conclut, à l’unanimité, que le requérant avait rempli les conditions d’épuisement des voies de recours internes quant à ses griefs relatifs à la protection de son intégrité physique et morale, à l’existence d’une voie de recours interne effective y relative, ainsi qu’aux mauvais traitements allégués.
23. Quant au grief du requérant concernant le prélèvement salivaire, la Cour constitutionnelle constata que cet examen avait été effectué sous la contrainte, et qu’il constituait en conséquence une ingérence dans le droit du requérant au respect de son bien-être matériel et moral. Pour la haute juridiction, cette ingérence était fondée sur la décision du 8 juin 2013 par lequel le juge avait ordonné ce prélèvement et, en particulier, sur l’article 75§ 1 du code de procédure pénale. La Cour constitutionnelle constata que l’ingérence avait un but légitime, à savoir la lutte contre le crime. Concernant la nécessité et la proportionnalité de cette mesure dans une société démocratique, elle nota que le requérant était poursuivi pour un crime pour lequel la peine encourue était égale ou supérieure à deux ans d’emprisonnement. Elle estima que le requérant avait l’obligation de se soumettre (« katlanmayükümlülüğü ») au prélèvement salivaire pour que les éléments de preuve nécessaires puissent être réunis, faisant valoir que, dans le cas contraire, il serait impossible de réunir les éléments de preuve pendant l’enquête pénale. Elle ajouta que, lors du prélèvement salivaire, les policiers avaient menotté les mains du requérant et que celui-ci avait continué à résister aux forces de l’ordre.
24. La Cour constitutionnelle releva que les policiers, voyant que certains de leurs collègues avaient été blessés, avaient aspergé le requérant avec du gaz lacrymogène, conformément à l’article 16 de la loi no2559 autorisant l’utilisation de la force de manière graduée pour empêcher toute résistance. La Cour constitutionnelle estima que les forces de l’ordre avaient une marge d’appréciation s’agissant de recourir aux moyens et outils disponibles pour casser toute résistance qui leur était opposée. Considérant que la force employée par les forces de l’ordre était proportionnée au but poursuivi, elle conclut, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation du droit du requérant à son intégrité physique et morale.
25. La Cour constitutionnelle constata, à l’unanimité, qu’eu égard au constat de non-violation à raison du prélèvement salivaire effectué sur le requérant, celui-ci ne disposait pas d’un grief défendable. Elle releva que même si la décision litigieuse du 18 juin 2013 n’indiquait pas l’autorité devant laquelle le requérant pouvait la contester, l’avocat de l’intéressé avait obtenu une copie de cette décision le 20 juin 2013 et connaissait les délais et moyens pour contester cette décision. Elle conclut qu’il n’y avait pas eu violation du droit du requérant à disposer d’une voie de recours interne effective pour faire valoir son grief tiré du prélèvement salivaire.
26. Quant aux allégations de mauvais traitements concernant le fait que, après le prélèvement salivaire, le requérant aurait été emmené dans une pièce vide de l’hôpital pour y être battu (« darp ») par les fonctionnaires de police, la Cour constitutionnelle conclut, par quatre voix contre une, qu’il n’y avait pas eu violation de ce chef. Se référant à l’article 160 du code de procédure pénale, elle nota que le procureur de la République d’Istanbul n’avait pas ouvert d’enquête au sujet des allégations du requérant. Se fondant sur le procès-verbal établi par la police, elle releva qu’il ressortait du rapport médical versé au dossier que le requérant présentait une blessure de trois centimètres, survenue à la suite de l’utilisation de la contrainte à son égard. Elle estima que cette blessure avait été causée lors du transport d’un groupe de dix individus alors en garde à vue, qui devaient être emmenés à l’hôpital et qui avaient résisté aux forces de l’ordre. La Cour constitutionnelle ajouta qu’au cours de l’incident, quatre policiers avaient également été blessés et que le rapport médical n’indiquait pas d’autres blessures que la lésion de trois centimètres. Elle observa que le procureur de la République n’avait pas estimé nécessaire d’ouvrir une enquête pénale, dans la mesure où il avait considéré que les allégations selon lesquelles le requérant aurait été battu par les forces de l’ordre ne constituaient pas des griefs défendables. La Cour constitutionnelle estima qu’il n’y avait pas lieu de se départir de la conclusion à laquelle était parvenu le procureur de la République d’Istanbul. Elle conclut donc qu’il n’y avait pas de violation de ce chef.
III. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
27. L’article 75 §§ 1, 2, 3, 5 et 6 du code de procédure pénale (intitulé « Examen corporel et prélèvement sur le corps d’un suspect ou d’un accusé ») se lit ainsi :
« (1) Pour une infraction donnée, des preuves peuvent être réunies, par un examen des organes internes ou par des examens sanguins ; des échantillons biologiques tels que les cheveux, la salive et les ongles peuvent aussi être prélevés sur le corps d’un suspect ou d’un accusé ; le procureur de la République peut prendre une décision de son propre chef ou à la demande de la victime, ou bien un juge ou un tribunal peut d’office prendre une telle décision. De telles interventions ne peuvent être effectuées que par un médecin ou sous son contrôle par un autre professionnel de santé. Le procureur de la République aussi peut prendre une telle décision. La décision du procureur de la République doit être validée par un juge ou un tribunal dans un délai de vingt-quatre heures. Le juge ou le tribunal doit rendre sa décision dans les vingt-quatre heures. Les décisions qui n’ont pas été ainsi validées sont nulles et non avenues et les éléments de preuves obtenus ne peuvent pas être utilisés.
(2) S’agissant de procéder à un examen des organes internes, à une prise de sang ou à un prélèvement d’autres échantillons biologiques sur le corps [d’une personne], l’intervention [médicale] ne doit pas mettre en danger la santé de celle-ci.
(3) Les examens des organes internes, les prises de sang ou les prélèvements d’échantillons biologiques sur le corps [de toute personne] ne peuvent être effectués que par un médecin ou un autre professionnel de santé.
(5) Les personnes mises en cause pour des infractions passibles de moins de deux ans d’emprisonnement, ne peuvent pas faire l’objet d’un examen des organes internes, ni d’une prise de sang ou de prélèvements d’échantillons biologiques tels que les cheveux, la salive ou les ongles.
(6) Les décisions ordonnées par un juge ou un tribunal conformément au présent article peuvent faire l’objet d’un appel. »
28. L’article 160 § 1 du code de procédure pénale (intitulé « Devoirs du procureur de la République ayant été informé de la commission d’une infraction ») est ainsi libellé :
« Dès que le procureur de la République est informé, par dénonciation ou par toute autre manière, qu’une infraction semble avoir été commise, il doit immédiatement ouvrir une enquête pour rechercher si une telle infraction a été réellement commise ou non afin de décider s’il y a lieu d’ouvrir une action publique à ce sujet. »
29. L’article 16 § 1 de la loi no 2559 sur les devoirs et pouvoirs de la police (intitulé « Recours à la contrainte et à des armes à feu ») dispose que :
« Si dans l’exercice de ses fonctions la police est confrontée à de la résistance, elle est autorisée à utiliser une force proportionnée pour briser cette résistance. Dans le cadre de son pouvoir d’utiliser la force, selon le contexte et le degré de résistance et afin d’immobiliser ceux qui font preuve de résistance, [la police] peut avoir recours à des armes à feu face à l’augmentation graduelle de la force physique, de la force matérielle et lorsque les conditions légales sont établies. »
30. L’article 16 § 2 b de la même loi se lit ainsi :
« b) Force matérielle : [elle] comprend l’usage de menottes, de matraques, d’eau sous pression (…), de gaz lacrymogène ou de poudres, le recours à la force physique, à des chiens policiers et à des chevaux ainsi qu’à tout autre moyen [mis à la disposition] de la police et utilisé par elle contre ceux qui résistent (…)
Avant le recours à la force, les personnes concernées sont averties que, si elles continuent à résister, la force sera utilisée directement à leur encontre. Cela étant, selon la nature et le degré de résistance en question, la contrainte peut être utilisée sans sommation.
Dans le cadre de son pouvoir de recourir à la force pour neutraliser toute résistance, la police apprécie et détermine elle-même le degré de force dont elle fera usage ainsi que les moyens et outils nécessaires à utiliser à cette fin. (…) »
EN DROIT
31. La requête concerne des allégations de mauvais traitements qui auraient été infligés au requérant par les forces de l’ordre (a) lors de son transfert à l’hôpital pour y subir un prélèvement salivaire (b) et d’une prétendue atteinte à son intégrité physique en raison de ce prélèvement à l’hôpital ainsi que (c)de l’absence d’une enquête effective menée par les autorités compétentes. Le requérant invoque une violation des articles 3 et 8 de la Convention.
32. Eu égard à la formulation et à la substance des griefs présentés par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), la Cour examinera ceux-ci uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention.
33. La Cour examinera donc une à une les allégations du requérant tirées de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
I. Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que le requérant a omis de déposer une plainte pénale devant l’autorité judiciaire compétente pour dénoncer les mauvais traitements allégués. Le Gouvernement remarque que le requérant ne présente pas non plus de grief tiré de l’absence d’enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements.
35. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception du Gouvernement.
36. La Cour note que, dans sa décision du 21 avril 2016, la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait épuisé les voies de recours internes pour ses allégations de mauvais traitements, puis a décidé d’examiner les volets procédural et substantiel des allégations du requérant tirés de l’article 3 de la Convention. Partant, il convient de rejeter les exceptions du Gouvernement.
37. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
II. Sur le fond
A. Sur le volet substantiel de l’article 3 de la Convention
1. Arguments des parties
38. Le requérant réitère ses allégations et conteste les arguments du Gouvernement.
39. En ce qui concerne le grief du requérant tiré des mauvais traitements qu’il aurait subis lors de son transfert à l’hôpital en vue de faire l’objet d’un prélèvement ADN, le Gouvernement déclare que le requérant et les neuf autres individus ont opposé une résistance physique aux forces de l’ordre qui voulaient exécuter une décision judiciaire ordonnant un prélèvement ADN. Les intéressés auraient scandé des slogans, refusé de quitter leurs cellules, injurié les forces de l’ordre pendant leur transfert à l’hôpital et attaqué celles-ci à coups de pieds. Le Gouvernement ajoute que lors des incidents quatre policiers ont été blessés et que l’un d’entre eux a fait l’objet d’une incapacité temporaire de travail de trois jours.
40. Le Gouvernement explique que le requérant et les neufs individus ont refusé d’obtempérer à la sommation des forces de l’ordre de mettre un terme à leurs actions. Les intéressés auraient refusé de descendre du véhicule de police et auraient attaqué physiquement les forces de l’ordre, lesquelles auraient alors été contraintes de les asperger avec du gaz lacrymogène pour réussir à casser leur résistance, à les immobiliser et à les faire descendre du véhicule. Le Gouvernement rappelle que le rapport médical concernant le requérant et établi après cette intervention des forces de l’ordre indiquait que l’intéressé ne présentait pas de blessures corporelles qui lui auraient été causées lors de sa sortie de la cellule ou de l’intervention des forces de l’ordre, et que ses lésions pouvaient être traitées par une intervention médicale simple. Pour le Gouvernement, la force utilisée à l’encontre du requérant était donc nécessaire et proportionnée pour mettre un terme à sa résistance physique.
2. Appréciation de la Cour
41. En l’espèce, la Cour constate que le déroulement de l’incident litigieux diffère selon les versions des parties et les documents versés au dossier de l’affaire. Cela étant, elle note d’emblée que le requérant ne prétend pas avoir subi des mauvais traitements lors de son arrestation le 18juin 2013. Le rapport médical établi à la suite de son placement en garde à vue confirme que le requérant n’a pas été victime de mauvais traitements à cette occasion. Ce rapport indique en outre que le requérant avait un plâtre à la jambe gauche en raison de sa participation aux évènements du parc Gezi, place Taksim.
42. Le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements lors de son transfert à l’hôpital dans un véhicule de police résultant d’une préparation défaillante du transport ainsi que lors du prélèvement salivaire à l’hôpital. La Cour va à présent examiner ces situations à l’aune des critères et principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article3 de la Convention.
a) Mauvais traitements prétendument subis par le requérant lors de son transport
43. Comme la Cour l’a rappelé précédemment dans l’affaire Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 88-89 et 100-101, CEDH 2015, lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition (voir, notamment, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, §38, série A no 336, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 106, 4 octobre 2011, et El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §207, CEDH 2012).
44. La Cour constate qu’il ressort des rapports médicaux présentés par le requérant que les lésions relevées sur son corps sont survenues lors de son transfert à l’hôpital en vue de subir un prélèvement salivaire. Ainsi, le rapport médical du 19 juin 2013 indique que le requérant avait un œdème de trois centimètres sur la partie occipitale de la tête. Le rapport établi le 20 juin 2013 indique que le requérant avait une sensibilité au deuxième doigt de la main gauche et au bas de la mâchoire, ainsi que des œdèmes aux orteils de la jambe plâtrée. Il convient de noter que, contrairement aux dires du requérant, le médecin l’ayant examiné n’a pas indiqué dans le rapport médical si le requérant présentait des brûlures sur la peau en conséquence de l’utilisation de gaz lacrymogène par les forces de l’ordre dans le véhicule de police pour immobiliser le requérant et les autres individus. Enfin, le rapport médical établi le 21juin 2013 confirme que le requérant n’a pas subi de mauvais traitements une fois qu’il a été placé dans les locaux de la police après son retour de l’hôpital.
45. La Cour relève que les versions des parties diffèrent sur la manière dont l’incident litigieux est survenu. Ainsi, le requérant affirme n’avoir pas utilisé ses béquilles pour frapper les forces de l’ordre ou pour se défendre ni pour y résister. Il dit avoir eu une jambe dans le plâtre et soutient avoir remis ses béquilles aux forces de l’ordre pour pouvoir descendre du véhicule de la police. Le rapport de police établi après l’incident litigieux ne mentionnait pas les béquilles du requérant. La description du déroulement des faits par les forces de l’ordre est différente de celle indiquée par le requérant dans sa déposition faite devant le procureur de la République à la suite de cet incident. En particulier, les forces de l’ordre n’ont pas évoqué que le requérant se déplaçait avec des béquilles car il avait une jambe plâtrée.
46. Cela étant, la Cour note que les parties ne contestent pas qu’une altercation a éclaté entre les forces de l’ordre et les individus, dont le requérant, qui devaient être emmenés à l’hôpital en vue de subir un prélèvement salivaire. En tout état de cause, à la lumière des rapports médicaux présentés par le Gouvernement et indiquant que les policiers impliqués dans l’incident litigieux présentaient des lésions corporelles, il ne fait pas de doute que les dix individus s’en sont pris physiquement et avec une certaine violence aux forces de l’ordre. Toutefois, ni les policiers ayant établi le procès-verbal d’incident ni le procureur de la République ne font état d’éléments factuels de nature à expliquer comment le requérant aurait pu attaquer les forces de l’ordre alors qu’il avait une jambe dans le plâtre, marchait avec des béquilles, selon ses dires et le procès-verbal du 19 juin 2013 établi par les policiers, et qu’il avait les mains menottées. De plus, il ressort des documents versés au dossier que les forces de l’ordre ont utilisé un gaz lacrymogène contre le requérant et les autres individus pour les neutraliser alors que ceux-ci se trouvaient dans le bus.
47. Par conséquent, à supposer même que le requérant – avec une jambe dans le plâtre et marchant avec des béquilles – eût résisté aux forces de l’ordre lors de son transport à l’hôpital, la Cour n’est pas convaincue par les explications du Gouvernement quant à l’origine des lésions subies. Elle ne partage pas non plus l’analyse de la Cour constitutionnelle, qui a entériné les conclusions du procureur de la République d’Istanbul, sans tenir compte du fait que le requérant présentait un œdème aux orteils de la jambe plâtrée et n’a pas donné d’explication plausible à ce sujet. Elle ne se prononce pas davantage sur la déclaration du requérant selon laquelle il avait été emmené, pour sa blessure à la tête, au service de chirurgie cérébrale pour faire une radio.
48. Enfin, la Cour souligne que le transfert du requérant et des neuf autres individus était programmé. En effet, les forces de l’ordre avaient pour mission d’accompagner dix individus, dont le requérant avec une jambe plâtrée, à l’hôpital pour que les intéressés se soumettent à des prélèvements salivaires, conformément à l’ordonnance du 8 juin 2013. Dès lors que le requérant et les neufs autres individus avaient été arrêtés pour aide et appartenance à une organisation armée illégale, la Cour estime que les différentes autorités judiciaires ayant ordonné le prélèvement salivaire ainsi que les forces de l’ordre concernées auraient dû prendre les mesures nécessaires pour prévenir autant que possible toute résistance ou tout débordement de la part du requérant et des autres individus lors de leur transfert à bord d’un véhicule de la police pour les emmener à l’hôpital (voir, pour une approche similaire, Ilgiz Khalikov c. Russie, no48724/15, § 39, 15 janvier 2019). La Cour en déduit que l’incident litigieux, qui s’est soldé par des lésions sur le corps du requérant, semble manifestement être la conséquence d’une préparation défaillante du déroulement du transport des personnes concernées à l’hôpital (voir, pour une approche similaire, Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, §§ 52 et 53, 31 janvier 2012).
49. Partant, eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la contrainte utilisée contre le requérant ne correspondait pas à une utilisation de la force physique rendue strictement nécessaire par son comportement (voir, entre autres, Bouyid, précité, § 111, Navalnyy et Gunko c. Russie, no 75186/12, § 48, 10 novembre 2020, et Ilievi et Ganchevi c. Bulgarie, nos 69154/11 et 69163/11, § 56, 8 juin 2021).
50. Il s’ensuit que le traitement dont le requérant a été victime de la part des membres des forces de l’ordre a porté atteinte à sa dignité et a constitué par conséquent un traitement dégradant contraire à l’article3.
b) Mauvais traitements prétendument subis par le requérant lors du prélèvement salivaire
51. La Cour souligne qu’il est légitime pour les États défendeurs de prendre des mesures pour lutter contre le crime organisé ou pour combattre les activités terroristes menées sur son territoire. À cet égard, elle rappelle qu’un État démocratique a un intérêt légitime à assurer la sécurité nationale et à poursuivre les auteurs de crimes et d’infraction pénales (Schmidt c. Allemagne (déc.), no 32352/02, 5 janvier 2006). La Cour souscrit sur ce point au raisonnement de la Cour constitutionnelle selon lequel le requérant, soupçonné d’avoir commis une infraction, devait se soumettre au prélèvement salivaire pour que les éléments de preuves nécessaires puissent être produits dans le cadre de l’action pénale engagée à son encontre pour aide et appartenance à une organisation terroriste.
52. La Cour rappelle que même lorsqu’une mesure n’est pas motivée par une nécessité thérapeutique, les articles 3 et 8 de la Convention n’interdisent pas en tant que tel le recours à une intervention médicale contre la volonté d’un suspect en vue de l’obtention de la preuve de sa participation à une infraction. Ainsi, les institutions de la Convention ont conclu à plusieurs reprises que le prélèvement de sang ou de salive contre la volonté d’un suspect dans le cadre d’une enquête sur une infraction n’avait pas enfreint ces articles dans les circonstances des affaires examinées (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 70, CEDH 2006-IX).
53. Toutefois, la nécessité de toute intervention médicale de force en vue de l’obtention de la preuve d’une infraction doit se trouver justifiée de manière convaincante au vu des circonstances de l’affaire. À cet égard, il faut tenir dûment compte de la gravité de l’infraction en question. Les autorités doivent également démontrer qu’elles ont envisagé d’autres méthodes pour obtenir des preuves. En outre, l’intervention ne doit pas faire courir au suspect le risque d’un préjudice durable pour sa santé (Jalloh, précité, § 71).
54. En particulier, il faut tenir compte du point de savoir si l’intervention médicale de force a causé à la personne concernée de vives douleurs ou souffrances physiques. Un autre facteur pertinent dans ces affaires est le point de savoir si l’intervention médicale pratiquée de force a été ordonnée et exécutée par des médecins et si la personne concernée a fait l’objet d’une surveillance médicale constante. Il faut considérer également si cette intervention a entraîné une aggravation de l’état de santé de l’intéressé et a eu des conséquences durables pour sa santé (Jalloh, précité, §§ 72-74).
55. La Cour relève que le prélèvement salivaire pratiqué sur le requérant a été ordonné par un juge – dans le cadre d’une action pénale menée contre une organisation terroriste armée – en raison de la gravité des infractions reprochées au requérant, à savoir, des attaques avec arme à feu et détention de produits dangereux sans autorisation. Même si le requérant n’a pas souhaité faire un tel prélèvement, il a été pratiqué dans un hôpital public par des médecins et sous leurs surveillances. Un médecin habilité à cet effet a donc pratiqué un acte d’intrusion dans la bouche du requérant pour recueillir un prélèvement salivaire qui n’était pas dangereux en soi pour la santé du requérant (comparer avec R.S. c. Hongrie, no 65290/14, §§ 69-70, 2 juillet 2019). Elle note aussi que le requérant a été immobilisé par plusieurs policiers dans un hôpital, et maintenu dans cette position, sous le contrôle d’un médecin pendant la stricte durée nécessaire pour qu’il puisse procéder au prélèvement salivaire. Ainsi, il n’y avait pas de danger imminent ni de risque pour la santé du requérant en raison de cette intervention médicale de force comme le soutient le requérant. Le prélèvement salivaire n’a manifestement pas présenté en soi un danger pour la santé du requérant. En tout état de cause, la façon dont la mesure litigieuse a été exécutée n’a pas occasionné au requérant des vives douleurs ou souffrances physiques (voir, a contrario, Jalloh, précité, § 82, et R.S., précité, § 72).
56. En conséquence, eu égard à l’ensemble des circonstances dans lesquelles il a été procédé au prélèvement salivaire du requérant à l’hôpital et qu’il n’a pas comporté de risque pour sa santé, la Cour conclut que le requérant n’a pas été soumis à un traitement inhumain et dégradant.
57. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du prélèvement salivaire effectué sur le requérant.
B. Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention
1. Arguments des parties
58. Le requérant réitère ses allégations et conteste les arguments du Gouvernement.
59. Le Gouvernement indique que le 20 juin 2013 le requérant a usé de son droit de garder le silence lorsqu’il a été auditionné par les policiers. Le 21 juin 2013, dans sa déposition faite devant le procureur de la République, le requérant aurait déclaré que les policiers avaient utilisé la force à son encontre lors de son transfert à l’hôpital en vue du prélèvement salivaire alors qu’il n’y avait pas consenti. Les autorités internes auraient ainsi été informées de l’incident en cause. Le Gouvernement explique que les conclusions des rapports médicaux étaient conformes aux constats relatés dans les procès-verbaux établis par les forces de l’ordre. Selon lui, la blessure de trois centimètres sur la tête du requérant résulte du fait qu’il avait résisté aux policiers lors de son transfert à l’hôpital. Le requérant n’ayant pas présenté de griefs défendables, le procureur de la République compétent n’aurait pas estimé nécessaire d’ouvrir d’office une enquête pénale au sujet des allégations de mauvais traitements subis par le requérant.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux pertinents
60. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts El-Masri (précité, §§ 182-185), Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits).
61. Il en ressort que, pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains.
62. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité.
63. Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés.
64. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise.
65. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête.
b) Application des principes généraux précités au cas d’espèce
66. La Cour relève à l’instar de la Cour constitutionnelle que, selon l’article 160 du code de procédure pénale, le procureur de la République est tenu d’ouvrir une enquête pénale lorsqu’il est informé de la commission d’une infraction par dénonciation ou de toute autre manière. À cet égard, elle note que le procureur de la République a entendu le requérant, assisté de son représentant, le 21 juin 2013 au sujet de l’incident litigieux et des allégations de mauvais traitements que l’intéressé disait avoir subis lors de son transfert à l’hôpital en vue de subir un prélèvement salivaire. Dans sa déposition, le requérant a exposé avoir été victime de mauvais traitements de la part des forces de l’ordre dans une pièce de l’hôpital. Il a nié avoir menacé les forces de l’ordre ou porté atteinte à leur autorité. Il a affirmé qu’il n’avait pas frappé les forces de l’ordre avec sa béquille, et a demandé au procureur de la République d’examiner les caméras de vidéosurveillance de l’hôpital ainsi que les enregistrements faits par les forces de l’ordre.
67. La Cour constate que le procureur de la République chargé d’auditionner le requérant disposait de tous les éléments factuels versés au dossier de l’affaire, en particulier des rapports médicaux concernant le requérant et des procès-verbaux établis par les forces de l’ordre, notamment du procès-verbal concernant l’utilisation de la contrainte établi le 19 juin 2013 par les forces de l’ordre et du procès-verbal d’entretien entre le requérant et son représentant faisant état d’allégations selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements de la part des forces de l’ordre.
68. Or, le procureur de la République n’en a tiré aucune conclusion. Il n’a diligenté aucune instruction pour expliquer les contradictions manifestement flagrantes sur la manière dont l’incident était survenu. Il n’a pas cherché à établir les conditions exactes de l’altercation entre les forces de l’ordre d’une part, et le requérant et les neuf autres individus d’autre part. Il n’a pas non plus entendu les autres individus transportés à l’hôpital ni les policiers impliqués pour déterminer les conditions exactes du déroulement de l’incident, ni vérifié la manière dont l’opération de transport de ces personnes, y compris le requérant, avait été préparée et exécutée par les forces de l’ordre. Il ne s’est pas prononcé sur la nécessité de l’utilisation du gaz lacrymogène à l’encontre du requérant et des autres individus dans le véhicule de police. Il n’a pas ordonné d’examens médicaux supplémentaires sur le corps du requérant, ce qui aurait constitué un acte important pour confirmer les déclarations de l’intéressé au médecin selon lequel il présentait des brûlures sur le corps en raison de l’utilisation du gaz lacrymogène. Il n’a pas non plus cherché à entendre, le cas échéant, les médecins pour éclaircir ce point.
69. Le procureur de la République chargé d’auditionner le requérant n’a pas non plus jugé nécessaire d’ouvrir une enquête pénale au sujet des allégations de celui-ci pour déterminer si l’utilisation du gaz lacrymogène était nécessaire et proportionnée par rapport aux prétendus comportements violents de ces individus, dont le requérant. Il a manifestement pris en considération le contenu des procès-verbaux établis par la police sans chercher à vérifier l’exactitude des faits relatés ni à donner une explication plausible aux contradictions entre la version des faits donnée par le requérant et les procès-verbaux établis par les forces de l’ordre (Mammadov c. Azerbaïdjan, no 34445/04, §§ 77-78, 11 janvier 2007). De plus, il n’a tiré aucune conclusion des constats des différents médecins qui ont examiné le requérant sur un laps de temps assez court. Il n’a pas cherché à évaluer la crédibilité de la version des faits donnés par le requérant ni à expliquer les contradictions des faits tels qu’établis par les forces de l’ordre. De telles investigations auraient pourtant pu contribuer à clarifier les faits et à établir si la force utilisée par les policiers était proportionnelle à celle utilisée par le requérant et les autres individus.
70. Tout en jugeant que le requérant avait épuisé les voies de recours internes pour ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention, la Cour constitutionnelle a relevé que le procureur de la République n’avait pas mené d’enquête au sujet des allégations du requérant au motif que celles-ci n’étaient pas défendables. Elle était informée que le procureur de la République compétent n’avait pas ouvert d’enquête pénale au sujet des allégations du requérant puisque ce point avait été confirmé par le ministre de la Justice dans ses observations au sujet du recours individuel présenté par le requérant. Néanmoins, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il n’y avait pas lieu de se départir de la conclusion à laquelle était parvenu le procureur de la République d’İstanbul et que, dès lors, il n’y avait pas de violation de ce chef. En tout état de cause, la Cour constitutionnelle n’apporte aucune explication concernant les manquements qu’elle vient de souligner ci-dessus.
71. Dès lors, au vu de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que des investigations suffisamment approfondies et effectives ont été menées par les différentes autorités internes compétentes au sujet des allégations du requérant tirées de l’article 3 de la Convention.
72. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article3 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
74. Le requérant demande 30 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
75. Le Gouvernement conteste la prétention du requérant, dans la mesure où il ne voit aucun lien entre la violation alléguée et le dommage moral réclamé.
76. Eu égard aux constats de violations de l’article 3 de la Convention, la Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain. Elle lui octroie 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
77. Le requérant réclame 8 000 livres turques (TRY – soit environ 1 338 EUR) pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Il présente une convention d’honoraires signée le 18 décembre 2016 avec son avocat. Il indique également que son avocat a passé au total vingt-huit heures sur le traitement de cette requête, qui se décomposent comme suit : dix heures pour la préparation, treize heures pour l’introduction de la requête devant la Cour ainsi que cinq heures pour répondre aux observations du Gouvernement. Il explique que son avocat a dépensé 200 TRY (soit environ 33 EUR) en frais de photocopies ainsi que 100 TRY (soit environ 16 EUR) pour les frais postaux. À cet égard, il ne présente pas de justificatif.
78. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant dans la mesure où elles ne seraient pas justifiées par des documents appropriés.
79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 167, 23 mars 2016). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 300 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
80. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclarela requête recevable ;
2. Ditqu’il y a eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention en raison des mauvais traitements subis par le requérant lors de son transfert à l’hôpital ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention en raison du prélèvement salivaire effectué sur le requérant ;
4. Ditqu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
5. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article44§2 de la Convention, les sommes suivantes,à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 300 EUR (mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2022, en application de l’article77§§2 et3 du règlement.
Dorothee von Arnim Jon Fridrik Kjølbro
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le novembre 15, 2022 par loisdumonde
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