AFFAIRE W c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) 1348/21

La présente requête a été introduite par un ressortissant russe d’origine tchétchène auquel avait été accordé le statut de réfugié. À la suite de la révocation de ce statut, une mesure d’expulsion vers la Russie a été prise à son encontre. Le requérant allègue un risque de violation des articles 2, 3, 8 et 13 de la Convention en cas d’exécution de cette mesure.


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE W c. FRANCE
(Requête no 1348/21)
ARRÊT

Art 3 • Mesure d’expulsion vers la Russie d’un ressortissant russe d’origine tchétchène, suite à la révocation de son statut de réfugié • Requérant suspecté par les autorités françaises de radicalisation et d’appartenance à la lutte armée tchétchène, et signalé comme tel aux autorités russes • Gouvernement n’ayant pas dissipé les doutes quant aux éléments produits par le requérant • Défaut d’authenticité des convocations émises par le département du Ministère de l’intérieur de la Russie • Examen par l’OFPRA des griefs du requérant, non juridictionnel, rapide et distinct de celui de la juridiction administrative

STRASBOURG
30 août 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire W c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 1348/21) dirigée contre la République française et dont un ressortissant russe, M. W (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 janvier 2021,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 2, 3 et 8 de la Convention pris isolément et combinés avec l’article 13 de la Convention et de déclarer irrecevable le surplus de la requête,

la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

la décision de ne pas communiquer la présente requête à la Fédération de Russie eu égard aux considérations de la Cour dans l’affaire I c. Suède (no 61204/09, §§ 40‑46, 5 septembre 2013),

la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement (« le règlement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête a été introduite par un ressortissant russe d’origine tchétchène auquel avait été accordé le statut de réfugié. À la suite de la révocation de ce statut, une mesure d’expulsion vers la Russie a été prise à son encontre. Le requérant allègue un risque de violation des articles 2, 3, 8 et 13 de la Convention en cas d’exécution de cette mesure.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

2. Le requérant est né en 1981. Il a été représenté par Me T. Conein, avocate à Strasbourg.

3. Le Gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Le requérant entra en France le 21 juin 2007. Il est marié avec une ressortissante russe et père de cinq enfants, dont deux mineurs.

A. Première demande de statut de réfugié et première cessation

5. Le 16 novembre 2007, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (« l’OFPRA ») reconnut le statut de réfugié au requérant en raison de l’arrestation dont il avait fait l’objet en 2006 à la suite de sa présence à proximité de l’explosion d’un véhicule à Grozny. Le même statut fut reconnu à son épouse. Le requérant se vit attribuer une carte de résident avec la mention réfugié statutaire valable jusqu’en novembre 2017.

6. Le 30 avril 2013, l’OFPRA adopta une décision de cessation à l’égard du requérant. Celle-ci précisait que la qualité de réfugié cessait d’être reconnue au requérant au motif qu’il était retourné pendant un peu moins d’un mois en Russie en 2011, plus précisément à Saint-Pétersbourg au chevet de son père hospitalisé, et n’avait produit aucun document à l’appui de ses déclarations concernant l’état de santé de son père.

7. Le 3 mars 2014, la Cour nationale du droit d’asile (la « CNDA ») annula cette décision. La CNDA considéra que le requérant ne pouvait être regardé comme s’étant volontairement placé sous la protection des autorités de son pays d’origine, dans la mesure où il justifiait devant elle s’être rendu en Russie pour une durée de quinze jours afin de rendre visite à son père hospitalisé. Il ressort de la décision de la CNDA que le requérant, agissant dans l’urgence, avait voyagé sous couvert de son passeport extérieur délivré antérieurement à sa fuite du pays en 2007 et ne s’était à aucun moment rendu dans la région d’où il est originaire.

B. Deuxième cessation

8. Le 18 septembre 2015, l’OFPRA adopta une nouvelle décision de cessation à l’encontre du requérant, mettant fin à son statut de réfugié. L’OFPRA releva qu’il ressortait d’une note blanche de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) que le requérant avait été contrôlé à l’aéroport d’Amsterdam Schiphol (Pays-Bas) en avril 2014 en provenance de Turquie, en possession d’un nouveau passeport russe établi par les autorités de son pays d’origine en 2012. Il ressort de la décision rendue par l’OFPRA que, convoqué préalablement à l’Office afin de fournir des explications sur les circonstances dans lesquelles il avait obtenu et utilisé un nouveau passeport extérieur russe, le requérant souligna l’importance que représentait pour lui la possession d’un tel document et refusa de le remettre à l’Office. L’OFPRA nota également que le requérant voyagea au moyen de ce passeport extérieur russe moins d’un mois après avoir été réintégré dans son statut de réfugié alors que, lors de son entretien à l’Office, lui avait été rappelée l’interdiction de retourner dans son pays d’origine du fait de la protection administrative et juridique sous laquelle il était placé. Par conséquent, l’OFPRA mit fin au statut de réfugié du requérant en application de l’article L. 711-4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers (« CESEDA »).

9. Par un arrêt du 15 novembre 2016 notifié au requérant le 23 janvier 2017, la CNDA confirma la décision de l’OFPRA. La CNDA releva notamment que le requérant s’était rendu en Russie (Ossétie du Nord), pendant une durée de quinze jours, pour obtenir la délivrance d’un nouveau passeport extérieur et que la circonstance que la démarche aurait été effectuée en Tchétchénie pour son compte par l’intermédiaire d’une tierce personne n’était pas de nature à établir que le requérant ne s’était pas réclamé volontairement de la protection des autorités russes. La CNDA releva que la circonstance que le requérant se soit déplacé lui-même en Russie (Ossétie du Nord) pour obtenir ce passeport confirmait qu’il avait fait acte d’allégeance auprès des autorités russes, considérées comme les auteurs des persécutions lors de l’examen initial de sa demande d’asile en 2007. La CNDA nota que le fait que le requérant ait obtenu un passeport russe authentique, ce qu’il n’a pas contesté, confirmait qu’il avait obtenu la protection qu’il demandait. S’agissant du voyage du requérant en Turquie, la CNDA releva qu’il n’avait pas indiqué précédemment cette nécessité impérieuse, à savoir se rendre au chevet de sa mère, et qu’il avait évoqué lors de l’audience l’état de santé de sa mère en termes confus ne permettant pas d’établir qu’il y avait une nécessité impérieuse à lui rendre visite en utilisant son passeport russe. Il mentionna en effet que sa mère était seulement soignée pour la perte de cheveux, des problèmes de vue et qu’elle recourait à la médecine traditionnelle. Enfin, s’agissant des craintes en cas de retour en Fédération de Russie, la CNDA considéra que ni les pièces du dossier, ni les déclarations faites en séance publique ne permettaient de tenir pour fondées les craintes actuelles de persécution énoncées. La CNDA considéra qu’il résultait de tout ce qui précède que le requérant n’était pas fondé à soutenir que c’est à tort que l’OFPRA avait cessé de lui reconnaître la qualité de réfugié en application de l’article 1er, C, 1 de la Convention de Genève.

10. Aucun recours en cassation ne fut introduit contre l’arrêt rendu par la CNDA.

C. Nouvelles demandes du requérant

11. En septembre et novembre 2017, le requérant sollicita le renouvellement de sa carte de résident. Par un arrêté du 15 avril 2019, le préfet territorialement compétent refusa ce renouvellement. Par un jugement rendu le 17 novembre 2020, le tribunal administratif annula cette décision en raison d’une erreur de droit. En effet, le préfet ne s’étant pas fondé, pour prendre sa décision, sur les risques de menaces à l’ordre public, le renouvellement d’une carte de résident délivrée au motif de l’asile est de plein droit, alors même qu’il a été mis fin à la protection internationale, dès lors que l’étranger a séjourné sous ce couvert au moins cinq ans. En conséquence, il fut enjoint à l’administration de réexaminer la demande.

12. Le 30 janvier 2020, le requérant demanda le réexamen de sa demande d’asile auprès de l’OFPRA. Il fit notamment état de sa situation administrative en France et des difficultés rencontrées pour trouver un logement et un emploi stable depuis le retrait de son statut de réfugié. Par une décision rendue le 31 janvier 2020, l’OFPRA déclara cette demande irrecevable, les éléments fournis ne permettant pas de modifier l’appréciation portée sur sa demande au regard des critères prévus pour prétendre à une protection internationale.

D. Mesures prises en vue de l’éloignement du requérant

13. Au début de l’année 2020, le ministre de l’Intérieur décida d’engager une procédure d’expulsion à l’encontre du requérant, en raison de son rôle dans la mouvance islamiste radicale en France. À cet effet, le requérant fut convoqué devant la commission départementale d’expulsion.

14. Le 10 septembre 2020, la commission départementale d’expulsion émit un avis défavorable à la mesure d’expulsion. L’avis fut notifié le 18 septembre 2020. Compte tenu de la situation du requérant (père de deux enfants mineurs résidant en France, pour lesquels il contribue à l’entretien et à l’éducation depuis leur naissance et comme résident régulier en France depuis plus de dix ans), la commission constata que, selon la loi applicable, le requérant ne peut faire l’objet d’une expulsion que si cette mesure constitue « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique ». Examinant les éléments énoncés dans le rapport de situation concernant le requérant fourni par l’administration, la commission releva que :

« – il n’est pas rapporté d’indices récents qui démontreraient la persistance de son soutien à l’idéologie djihadiste ;

– que le requérant n’a jamais été inquiété, poursuivi ou condamné pour la commission ou préparation de faits violents ;

– qu’il justifie avoir régulièrement travaillé depuis son arrivée en France jusqu’à ce qu’il perde son titre de séjour ;

– les signalements concernant trois de ses enfants ont conduit à une prise en charge par le service social en faveur des élèves, sans suite particulière ».

15. Le 21 octobre 2020, le ministre de l’Intérieur prit à l’encontre du requérant un arrêté d’expulsion comportant une motivation détaillée, notifié au requérant le 4 novembre 2020. Contrairement à l’avis mentionné ci-dessus (voir paragraphe 14), l’arrêté relevait notamment qu’il résultait d’informations communiquées à l’autorité administrative que le requérant aurait suivi, en 2010, une formation paramilitaire au Pakistan en vue d’acquérir des compétences en matière de fabrication, de pose et de mise à feu d’engins explosifs artisanaux. Par un autre arrêté du 21 octobre 2020, également notifié le 4 novembre 2020, le ministre de l’Intérieur fixa la Russie comme pays de renvoi.

16. Le même jour, le préfet territorialement compétent prit un arrêté portant placement en rétention administrative du requérant, qui fut prolongé à trois reprises. Les recours successifs devant le juge de la liberté et de la détention puis devant la cour d’appel furent rejetés.

17. Le 8 novembre 2020, le requérant forma un recours en référé-suspension devant le juge des référés du tribunal administratif de Paris, afin d’obtenir la suspension de l’arrêté d’expulsion du 21 octobre 2020 (voir paragraphe 15 ci-dessus). Par une ordonnance rendue le 23 novembre 2020, faisant suite à une audience publique, le juge des référés rejeta la demande du requérant, au motif qu’en l’état de l’instruction aucun des moyens invoqués n’était de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée.

18. Le 8 novembre 2020, le requérant forma devant le tribunal administratif de Paris des recours en annulation des deux arrêtés du 21 octobre 2020 précités portant expulsion du requérant et fixant le pays de renvoi (paragraphes 15 et 18 ci-dessus).

19. Par une ordonnance du 15 janvier 2021, le tribunal administratif de Paris prit acte d’office du désistement des requêtes en annulation formées par le requérant à l’encontre de ces deux arrêtés, faute pour ce dernier d’avoir confirmé le maintien de ses recours à la suite de la notification de l’ordonnance de rejet de sa demande de référé-suspension.

20. Le 20 janvier 2021, le requérant interjeta appel de cette ordonnance devant la cour administrative d’appel de Paris. En juin 2021, cette procédure était pendante.

E. Demandes d’interruption de la procédure d’éloignement du requérant

21. Le 8 janvier 2021, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire en vertu de l’article 39 de son règlement. Le même jour, la Cour décida de suspendre l’examen de la demande de mesure provisoire jusqu’à la réception d’informations sollicitées auprès du Gouvernement. Parmi les informations demandées, et selon une pratique désormais établie, il fut demandé au Gouvernement si les autorités françaises avaient été en contact avec les autorités russes s’agissant du requérant et plus particulièrement relativement à son appartenance alléguée à la mouvance radicale islamiste et à sa demande d’asile, que ce soit dans le cadre de la demande d’un laissez-passer consulaire ou en dehors de cette procédure.

22. Le Gouvernement répondit que les autorités françaises n’avaient pas été en contact avec les autorités russes en dehors de la demande de réadmission et qu’il n’était pas prévu de remise de l’intéressé aux autorités russes. Au vu des informations fournies, la Cour refusa la demande de mesure provisoire introduite par le requérant.

23. Le 20 janvier 2021, le requérant introduisit une nouvelle demande de mesure provisoire en vertu de l’article 39 de son règlement. Il produisit un document attestant que la préfecture compétente avait transmis au consulat de la Fédération de Russie des éléments détaillés sur la situation du requérant en plus de la demande de réadmission. Le même jour, la Cour décida d’indiquer au Gouvernement, en vertu de l’article 39 de son règlement, de ne pas renvoyer le requérant vers la Fédération de Russie pour la durée de la procédure devant elle. Le vol prévu pour l’éloignement du requérant a été annulé et ce dernier a été assigné à résidence par un arrêté du 29 janvier 2021.

24. Compte tenu des documents au dossier, il apparaît que les données sur la situation personnelle du requérant ont été faxées le 4 novembre 2020 à 12 h 26 par la préfecture au Consulat de Russie. Le requérant verse au dossier deux convocations émises par les autorités de Grozny le 9 novembre 2020 à 9 h 10 et le 10 novembre 2020 à 9 h 15. Ces convocations invitent le requérant à se présenter au service des enquêtes du Département des affaires intérieures du district de Grozny muni de son passeport pour une audition en qualité de témoin. Le requérant est informé que dans le cadre de sa participation dans la procédure d’instruction, il a le droit d’être assisté par un avocat de son choix. Il est également indiqué qu’en cas de non-présentation à la date indiquée sans raison valable, le requérant pourra être amené de force.

F. Autres demandes

25. Le 2 février 2021, le requérant fit l’objet d’une procédure de comparution immédiate, à l’initiative du procureur de la République, pour avoir refusé d’effectuer le test de dépistage covid nécessaire à son éloignement. Le requérant a été condamné à deux mois d’emprisonnement avec mandat de dépôt et sans aménagement de peine ab initio. Le requérant purgea l’intégralité de sa peine en détention.

26. Le 17 mai 2021, le requérant introduisit une deuxième demande de réexamen auprès de l’OFPRA. Il indiqua notamment qu’à la suite des démarches entreprises par les autorités françaises en vue de reconduire l’intéressé à destination de la Fédération de Russie, sa famille en Tchétchénie a été menacée par le Service fédéral de la sécurité de la Fédération de Russie (FSB). Le 31 mai 2021, l’OFPRA rejeta la demande, estimant que le requérant s’était montré imprécis lorsqu’il avait évoqué les circonstances dans lesquelles sa famille aurait été menacée par le FSB. L’OFPRA releva également que les déclarations écrites produites par le requérant s’agissant de sa procédure d’éloignement et les divers documents versés ne permettaient pas de modifier l’appréciation portée sur sa demande au regard des critères prévus pour prétendre à une protection internationale.

II. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

A. Le droit et la pratique internes

1. La révocation du statut de réfugié

27. L’article L711- 4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dans sa version applicable au moment des faits disposait que :

Article L. 711-4

« L’Office français de protection des réfugiés et apatrides peut mettre fin, de sa propre initiative ou à la demande de l’autorité administrative, au statut de réfugié lorsque la personne concernée relève de l’une des clauses de cessation prévues à la section C de l’article 1er de la convention de Genève, du 28 juillet 1951, précitée. (…).

2. L’arrêté d’expulsion

28. L’article L. 521-1 du CESEDA, dans sa version applicable au moment des faits, disposait que :

« Sous réserve des dispositions des articles L. 521-2, L. 521-3 et L. 521-4, l’expulsion peut être prononcée si la présence en France d’un étranger constitue une menace grave pour l’ordre public. »

29. Certaines catégories d’étrangers, présentant des liens particuliers avec la France, bénéficient d’une protection renforcée contre l’expulsion (articles L. 521‑2 et L. 521-3 du CESEDA, dans leur version applicable au moment des faits). En particulier, l’article L. 521-2 du CESEDA, dans sa version applicable au moment des faits, disposait que :

« Ne peuvent faire l’objet d’une mesure d’expulsion que si cette mesure constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique et sous réserve que les dispositions de l’article L. 521-3 n’y fassent pas obstacle :

1o L’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, qui est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France, à condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant dans les conditions prévues par l’article 371-2 du code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins un an ;

2o L’étranger marié depuis au moins trois ans avec un conjoint de nationalité française, à condition que la communauté de vie n’ait pas cessé depuis le mariage et que le conjoint ait conservé la nationalité française ;

3o (Abrogé) ;

4o L’étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans, sauf s’il a été, pendant toute cette période, titulaire d’une carte de séjour temporaire ou pluriannuelle portant la mention  » étudiant  » ;

30. L’arrêté prononçant l’expulsion d’un étranger peut être exécuté d’office par l’administration (L. 523-1 du CESEDA, dans sa version applicable au moment des faits).

31. Un recours en annulation contre l’arrêté d’expulsion est possible devant le tribunal administratif. Le recours n’a pas de caractère suspensif et n’autorise pas l’étranger concerné à rester en France.

32. Le pays de renvoi d’un étranger faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion est fixé par une décision distincte (L. 513‑3 et L. 523‑2 du CESEDA, dans leur version applicable au moment des faits) dont l’annulation peut être sollicitée dans les conditions de droit commun (R. 421-1 du code de justice administrative).

33. Par ailleurs, s’agissant de la procédure et de la transmission des données personnelles, les dispositions suivantes du CESEDA étaient applicables :

Article R. 611-19

« I. – Peuvent accéder, à raison de leurs attributions et dans la limite du besoin d’en connaître, à tout ou partie des données à caractère personnel et informations mentionnées en annexe, les agents de la direction centrale de la police aux frontières, des préfectures de département et de la préfecture de police, individuellement désignés et habilités par le directeur central de la police aux frontières ou, le cas échéant, par les agents qu’il désigne.

II. – Peuvent être destinataires des données et informations mentionnées en annexe, à raison de leurs attributions et dans la limite du besoin d’en connaître :

(…)

3o Pour faciliter la mise en œuvre des opérations d’éloignement :

b) Les autorités du pays de transit ou de destination chargées d’autoriser ou de faciliter un éloignement, pour les seules données relatives à l’état civil du ressortissant étranger faisant l’objet de la mesure d’éloignement, à l’escorte, aux itinéraires empruntés et aux réservations hôtelières, à l’exception du numéro AGDREF et de la photographie ; (…) »

3. La décision fixant le pays de renvoi

34. L’article L. 513-2 du CESEDA dans sa version applicable au moment des faits prévoyait que :

« L’étranger qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement est éloigné :

1o À destination du pays dont il a la nationalité, sauf si l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ou la Cour nationale du droit d’asile lui a reconnu le statut de réfugié ou lui a accordé le bénéfice de la protection subsidiaire ou s’il n’a pas encore été statué sur sa demande d’asile ;

2o Ou, en application d’un accord ou arrangement de réadmission communautaire ou bilatéral, à destination du pays qui lui a délivré un document de voyage en cours de validité ;

3o Ou, avec son accord, à destination d’un autre pays dans lequel il est légalement admissible.

Un étranger ne peut être éloigné à destination d’un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu’il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. »

35. L’autorité administrative qui prend un arrêté fixant le pays de destination en vue d’éloigner un étranger a ainsi l’obligation de vérifier que la mesure n’expose pas l’étranger à des risques sérieux pour sa liberté ou son intégrité physique, non plus qu’à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Conseil d’État, Préfet du Val-d’Oise, 4 novembre 1996, no 159531).

36. Le Conseil d’État précise que si l’administration est en droit de prendre en considération les éventuelles décisions prises par l’OFPRA ou la CNDA au titre de l’asile, les appréciations portées par ces instances dans ce cadre ne lient pas l’autorité administrative et sont sans influence sur l’obligation qui est la sienne de vérifier, au vu du dossier dont elle dispose, que les mesures qu’elle prend ne méconnaissent pas l’article 3 de la Convention. Ainsi, le juge administratif annule une décision d’éloignement vers un pays, bien que la demande d’admission du statut de réfugié ait été refusée, s’il estime sérieux et avérés les motifs de croire que l’intéressé s’y trouverait exposé à un risque réel pour sa personne (Conseil d’État, 1er décembre 1997, no 184053).

37. Par ailleurs, s’agissant de la procédure et de la transmission des données personnelles, les dispositions suivantes du CESEDA étaient applicables :

Article R. 611-19

« I. – Peuvent accéder, à raison de leurs attributions et dans la limite du besoin d’en connaître, à tout ou partie des données à caractère personnel et informations mentionnées en annexe, les agents de la direction centrale de la police aux frontières, des préfectures de département et de la préfecture de police, individuellement désignés et habilités par le directeur central de la police aux frontières ou, le cas échéant, par les agents qu’il désigne.

II. – Peuvent être destinataires des données et informations mentionnées en annexe, à raison de leurs attributions et dans la limite du besoin d’en connaître :

(…)

3o Pour faciliter la mise en œuvre des opérations d’éloignement :

b) Les autorités du pays de transit ou de destination chargées d’autoriser ou de faciliter un éloignement, pour les seules données relatives à l’état civil du ressortissant étranger faisant l’objet de la mesure d’éloignement, à l’escorte, aux itinéraires empruntés et aux réservations hôtelières, à l’exception du numéro AGDREF et de la photographie ; (…) »

4. Le désistement d’office en cas de défaut de confirmation du maintien de la requête en annulation lors du rejet d’un référé-suspension

38. L’article R. 612-5-2 du code de justice administrative, dans sa version applicable au moment des faits, disposait que :

Article R. 612-5-2

« En cas de rejet d’une demande de suspension présentée sur le fondement de l’article L. 521-1 au motif qu’il n’est pas fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision, il appartient au requérant, sauf lorsqu’un pourvoi en cassation est exercé contre l’ordonnance rendue par le juge des référés, de confirmer le maintien de sa requête à fin d’annulation ou de réformation dans un délai d’un mois à compter de la notification de ce rejet. À défaut, le requérant est réputé s’être désisté.

Dans le cas prévu au premier alinéa, la notification de l’ordonnance de rejet mentionne qu’à défaut de confirmation du maintien de sa requête dans le délai d’un mois, le requérant est réputé s’être désisté. ».

B. Le droit de l’Union européenne

39. La directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte) dispose que « La convention de Genève et le protocole y afférent constituent la pierre angulaire du régime juridique international de protection des réfugiés ».

40. L’article 11 de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 précitée, intitulé « Cessation », reprend les motifs de cessation du statut de réfugié cités à l’article 1er C de la Convention de Genève de 1951 et prévoit ainsi que :

« 1. Tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride cesse d’être un réfugié dans les cas suivants:

a) s’il s’est volontairement réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; (…) ».

41. L’article 14 de cette même directive, intitulé « Révocation, fin du statut de réfugié ou refus de le renouveler », précise que :

« 1. En ce qui concerne les demandes de protection internationale introduites après l’entrée en vigueur de la directive 2004/83/CE, les États membres révoquent le statut de réfugié octroyé par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire à un ressortissant d’un pays tiers ou à un apatride, y mettent fin ou refusent de le renouveler lorsque le réfugié a cessé de bénéficier de ce statut en vertu de l’article 11.

2. Sans préjudice de l’obligation faite au réfugié, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de déclarer tous les faits pertinents et de fournir tous les documents pertinents dont il dispose, l’État membre qui a octroyé le statut de réfugié apporte la preuve, au cas par cas, de ce que la personne concernée a cessé d’être ou n’a jamais été un réfugié au sens du paragraphe 1 du présent article. (…) »

42. Enfin, l’article 21 de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 précitée, intitulé « Protection contre le refoulement », ajoute que :

« 1. Les États membres respectent le principe de non-refoulement en vertu de leurs obligations internationales.

2. Lorsque cela ne leur est pas interdit en vertu des obligations internationales visées au paragraphe 1, les États membres peuvent refouler un réfugié, qu’il soit ou ne soit pas formellement reconnu comme tel :

a) lorsqu’il y a des raisons sérieuses de considérer qu’il est une menace pour la sécurité de l’État membre où il se trouve; ou

b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre. (…) »

C. Textes et documents internationaux

1. La Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés

43. L’article 1er de la Convention de Genève énonce ce qui suit :

Article 1 – Définition du terme « réfugié »

« A. Aux fins de la présente convention, le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne :

(1) Qui a été considérée comme réfugiée en application des arrangements du 12 mai 1926 et du 30 juin 1928, ou en application des conventions du 28 octobre 1933 et du 10 février 1938 et du protocole du 14 septembre 1939, ou encore en application de la Constitution de l’Organisation internationale pour les réfugiés ;

(…)

(2) Qui, par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner (…) ».

44. L’article 1er C de cette même Convention précise que :

« Cette Convention cessera, dans les cas ci-après, d’être applicable à toute personne visée par les dispositions de la section A ci-dessus :

1) Si elle s’est volontairement réclamée à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité ; ou

2) Si, ayant perdu sa nationalité, elle l’a volontairement recouvrée ; ou

3) Si elle a acquis une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays dont elle a acquis la nationalité ; ou

4) Si elle est retournée volontairement s’établir dans le pays qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée ; ou

5) Si, les circonstances à la suite desquelles elle a été reconnue comme réfugiée ayant cessé d’exister, elle ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité ;

Étant entendu, toutefois, que les dispositions du présent paragraphe ne s’appliqueront pas à tout réfugié visé au paragraphe 1 de la section A du présent article qui peut invoquer, pour refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité, des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures. »

2. Traités du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre le terrorisme

45. La Cour renvoie aux paragraphes 99 à 103 de l’arrêt A. c. Pays‑Bas (no 4900/06, §§ 99 à 103, 20 juillet 2010).

46. S’agissant plus particulièrement du Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme signé à Riga le 22 octobre 2015 (STCE no 217) que mentionne cet arrêt, il est à préciser qu’il est entré en vigueur le 1er juillet 2017 conformément aux dispositions de son article 10 § 2. Ce protocole a été ratifié par la France le 12 octobre 2017 et par la Fédération de Russie le 24 janvier 2020.

47. S’agissant plus particulièrement de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme signée à Varsovie le 16 mai 2005 (STCE no 96) que mentionne cet arrêt, il est à préciser qu’elle est ouverte à la signature des États membres, des États non‑membres qui ont participé à son élaboration et de l’Union européenne, et à l’adhésion des autres États non‑membres. En application de son article 23 § 3, elle est entrée en vigueur le 1er juin 2007. Cette convention a été ratifiée par la France le 29 avril 2008 et par la Fédération de Russie le 19 mai 2006.

3. Documents internationaux concernant la situation dans la région du Nord-Caucase

48. Il est renvoyé à cet égard aux données internationales recensées dans l’arrêt K.I. c. France (5560/19, §§ 85-91, 15 avril 2021). Des rapports et informations complémentaires sont présentés ci-dessous.

49. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 77 ci-dessous, si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. À cette date, la Cour note que la Fédération de Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe. Elle demeure une Haute Partie Contractante à la Convention jusqu’au 16 septembre 2022. La Cour relève par conséquent que, depuis la décision de porter à la connaissance du Gouvernement les griefs concernant les articles 2, 3 et 8 de la Convention pris isolément et combinés avec l’article 13 de la Convention, la situation en Fédération de Russie a changé.

50. Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, administration fédérale belge indépendante, mentionne, dans un rapport « COI focus / Tchétchénie / Situation sécuritaire » mis à jour le 24 juillet 2019 et relatif à la situation observée du mois de juin 2018 au mois de juin 2019, les informations suivantes :

« En 2014, l’OSW et Memorial observaient une lente mutation idéologique chez les rebelles ces dernières années. L’idée de la création d’un Émirat du Caucase (Imarat Kavkaz) a été repoussée à l’arrière-plan et de plus en plus de rebelles du Caucase considèrent aujourd’hui qu’ils sont engagés dans un djihad mondialisé. »[1]

« Le Ambtsbericht des Pays-Bas de 2014, le rapport des instances d’asile danoises de 2015, le rapport de l’USDOS pour l’année 2018 et celui du Conflict Analysis and Prevention Center pour 2019 signalent que les forces de l’ordre proches de Kadyrov opèrent dans un climat caractérisé par l’illégalité79. L’ICG rapportait en 2015 que, d’après les militants des droits de l’homme en Tchétchénie, les forces de l’ordre n’y travaillent pas conformément à la législation russe, mais qu’elles suivent au premier chef les ordres de Ramzan Kadyrov80. Kadyrov intervient aussi personnellement dans les opérations antiterroristes. Plusieurs fois par mois, il se réunit avec les chefs des différents services chargés du maintien de l’ordre et leur donne personnellement des ordres81. »[2]

« En 2018, Memorial observe que l’on procède de plus en plus aux arrestations de membres, avérés ou présumés, du mouvement rebelle, au lieu de les mettre à mort. Memorial ajoute que, dans ce contexte, il est cependant toujours question d’arrestations illégales, de tortures et de disparitions116. »

« En 2013, le Conseil de l’Europe a publié un rapport sur une visite de travail que le Comité européen pour la prévention de la torture avait effectuée en Tchétchénie en 2011. Le Comité a constaté plusieurs cas de torture physique et psychologique sur des détenus, dont certains se trouvaient dans des lieux de détention illégaux. Selon le Comité, la torture se pratique surtout dans des affaires liées au terrorisme et au mouvement rebelle. En outre, le Comité a relevé des éléments indiquant clairement que les autorités ne prennent pas les mesures nécessaires quand elles constatent des cas possibles de torture120. Dans un rapport de suivi de 2016, le Conseil de l’Europe signale que les forces de l’ordre se rendent toujours coupables de tortures121. »

« Dans un rapport de 2015, Memorial note encore qu’il y a toujours un risque d’arrestation illégale en Tchétchénie. La personne arrêtée sera souvent détenue au secret et torturée pour la pousser aux aveux. Si elle passe aux aveux, elle sera présentée devant un tribunal et condamnée. Dans le cas contraire, elle risque d’être tuée en détention et de disparaître sans laisser de traces ou bien son corps sera présenté comme celui d’un combattant tué au combat par les forces de l’ordre124. »[3]

« Dans un rapport spécial de décembre 2018, le rapporteur de l’OSCE, Wolfgang Benedek, écrit que l’on procède toujours à des détentions illégales en Tchétchénie, dans le cadre desquelles la majorité des victimes sont détenues dans un bâtiment de la police, de l’armée, ou dans un endroit isolé. Elles peuvent être détenues pendant des semaines sans contact avec leurs proches, sans avoir accès à un avocat, ni à un juge. Les détenus sont soumis à la torture à l’électricité et frappés à coups de bâton pour les forcer à livrer des aveux. Souvent, ils sont privés d’eau et de nourriture. Selon l’OSCE, l’on fait aussi mention de rançons payées pour la libération des détenus. Enfin, l’OSCE observe que, lors d’arrestation illégales, l’on signale également des cas d’exécutions arbitraires125. »[4]

« Les membres de la famille d’un combattant (présumé ou avéré) sont tenus collectivement responsables des agissements de celui-ci140. Les autorités tchétchènes ont régulièrement adressé des mises en garde aux familles : elles feraient l’objet de représailles si elles ne décidaient pas leurs fils à déposer les armes. Ces représailles peuvent prendre plusieurs formes : maison incendiée, exclusion de la communauté, voire des poursuites judiciaires. Plusieurs sources en font le constat, dont l’International Crisis Group, l’USDOS, l’OSCE, l’EASO ainsi que des analystes et militants des droits de l’homme, comme Ekaterina Sokiryanskaya et Oleg Orlov141. »[5]

51. Dans son rapport sur les droits humains dans le monde de 2021, Human Rights Watch indiquait, concernant la lutte antiterroriste en Russie, que « Courts issued guilty verdicts in several terrorism or extremism cases marred by allegations of torture, dubious expert analysis, and reliance on secret witnesses ». Ce même rapport pointe le défaut d’investigations lors de la dénonciation de mauvais traitements par les victimes. Il fait état d’actes de tortures à l’encontre d’un dissident modérateur de la chaîne Telegram 1ADAT et de l’obligation pour des proches de dissidents de s’excuser publiquement pour les actes de ceux-ci[6].

52. Dans ses rapports sur les pratiques des pays en matière de droits de la personne publiés le 12 avril 2022, le département d’État américain écrit, en ce qui concerne la Russie[7] :

“c. Torture and Other Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment

Although the constitution prohibits such practices, numerous credible reports indicated law enforcement officers engaged in torture, abuse, and violence to coerce confessions from suspects, and authorities only occasionally held officials accountable for such actions.

There were reports of deaths because of torture (see section 1.a., above).

Physical abuse of suspects by police officers was reportedly systemic and usually occurred within the first few days of arrest in pretrial detention facilities. Reports from human rights groups and former police officers indicated that police most often used electric shocks, suffocation, and stretching or applying pressure to joints and ligaments because those methods were considered less likely to leave visible marks. The problem was especially acute in the North Caucasus. According to the Civic Assistance Committee, prisoners in the North Caucasus complained of mistreatment, unreasonable punishment, religious and ethnic harassment, and inadequate provision of medical care.[8]

(…)

There were reports of the FSB using torture against young “anarchists and antifascist activists” who were allegedly involved in several “terrorism” and “extremism” cases.

In the North Caucasus region, there were widespread reports that security forces abused and tortured both alleged militants and civilians in detention facilities.[9]

(…)

f. Arbitrary or Unlawful Interference with Privacy, Family, Home, or Correspondence

(…)

The law requires relatives of terrorists to pay the cost of damages caused by an attack, which human rights advocates criticized as collective punishment. Chechen Republic authorities reportedly routinely imposed collective punishment on the relatives of alleged terrorists, including by expelling them from the republic.[10]”

53. Dans son rapport annuel 2021/22 sur la situation des droits humains dans le monde, Amnesty International, association non gouvernementale s’intéressant aux droits humains, mentionne, concernant la Fédération de Russie[11] :

« TORTURE ET AUTRES MAUVAIS TRAITEMENTS

La torture et les autres mauvais traitements en détention constituaient toujours des pratiques endémiques et il était rare que les responsables de tels actes soient traduits en justice.

(…)

Les frères Salekh Magamadov et Ismaïl Issaïev ont été enlevés par la police en février, à Nijni Novgorod, pour être ensuite conduits en Tchétchénie, où ils ont été placés en détention provisoire sur la foi d’accusations mensongères d’assistance à groupe armé. Tous deux se sont plaints d’avoir été torturés et, plus généralement, maltraités, mais les autorités tchétchènes ont refusé d’ouvrir une enquête judiciaire sur leurs allégations.

En octobre, Maxime Ivankine, condamné à 13 ans d’emprisonnement pour participation aux activités d’une organisation « terroriste » fictive baptisée « le Réseau », a confié à ses avocats avoir « avoué » sous la torture un double meurtre, pendant son transfert vers un pénitencier situé dans une autre région.

(…)

DISPARITIONS FORCÉES

De nouvelles informations ont fait état de disparitions forcées, en particulier en Tchétchénie. On ignorait notamment ce qu’était devenu Salman Tepsourkaïev, modérateur de 1ADAT, une chaîne Telegram. Critique à l’égard des autorités, cet homme avait disparu en 2020. Une vidéo publiée plus tard par une source anonyme l’a montré en train d’être torturé. »

54. Ce même rapport indique, pour la France[12] :

« DROITS DES PERSONNES RÉFUGIÉES OU MIGRANTES

Cette année encore, les autorités ont renvoyé de force des personnes tchétchènes en Russie alors qu’elles risquaient fortement d’y subir de graves violations des droits humains. En avril, la police tchétchène a enlevé Magomed Gadaïev, réfugié et témoin clé dans une enquête très médiatisée sur une affaire de torture visant les autorités tchétchènes, deux jours après son expulsion vers la Russie par la France. Son renvoi forcé avait eu lieu malgré une décision de la Cour nationale du droit d’asile, rendue en mars, qui s’opposait à cette mesure. »

55. Dans une synthèse des préoccupations concernant le renvoi de demandeurs d’asile tchétchènes vers la Russie, Amnesty International rapporte, en janvier 2022[13] :

« SITUATION DES DROITS HUMAINS DANS LE CAUCASE DU NORD

Amnesty International reçoit régulièrement des informations faisant état de disparitions forcées et de cas de torture et autres mauvais traitements dans le Caucase du Nord, et en particulier en Tchétchénie. L’organisation a documenté plusieurs de ces cas au cours des dernières années. De plus, de nombreux cas d’enlèvements, d’exécutions extrajudiciaires et de torture présumés, dont notamment le cas dit des 275, ont été révélés par des médias indépendants russes et par des blogueurs6. Ces violations des droits humains s’inscrivent souvent – mais pas uniquement – dans le cadre d’activités prétendument antiterroristes menées par des agents chargés de l’application des lois dans le Caucase du Nord. Amnesty International a reçu à plusieurs reprises des informations provenant de toute la région et indiquant que certaines personnes avaient été visées en raison de leur appartenance présumée à des groupes armés. Selon des allégations crédibles, les preuves retenues contre elles reposaient sur des « aveux » ou des témoignages incriminants d’autres personnes extorqués sous la torture et les mauvais traitements.

Le recours à la torture est fréquent, continuel et répandu en Tchétchénie et dans toute la Fédération de Russie, et les victimes ne bénéficient pour l’instant d’aucun recours effectif.

De nombreux prévenus dénoncent auprès des tribunaux des actes de torture ou d’autres mauvais traitements et reviennent sur leurs déclarations. Néanmoins, les tribunaux rejettent généralement les recours formés par la défense en vue d’obtenir que ces preuves soient déclarées irrecevables. Aux termes de la loi (article 235 du Code de procédure pénale russe), dans le contexte d’une procédure pénale, il appartient au procureur de prouver l’irrecevabilité d’allégations étayées. Cependant, en pratique, il semble que les allégations de torture présentées par le prévenu n’ont aucun poids si elles n’ont pas été confirmées dans le cadre d’une procédure pénale distincte.

Face aux nombreux obstacles juridiques et pratiques rencontrés, il s’avère quasiment impossible pour une personne en détention d’engager une telle procédure. Dans de nombreux cas signalés à Amnesty International dans le cadre desquels une contribution symbolique avait été accordée en lien avec des allégations de torture présentées par des prévenus, dont certaines étaient étayées par des preuves solides et crédibles, soit le parquet avait refusé d’engager des poursuites pénales, soit l’affaire avait été rapidement classée sans suite en raison d’un « manque de preuves » ou de « l’absence d’infraction en flagrant délit ».

Il est presque impossible pour les personnes en détention d’étayer leurs allégations de torture par des preuves car elles disposent d’un accès très limité à des professionnels de la santé, voire en sont totalement privées. Amnesty International a également reçu des informations indiquant que des agents chargés de l’application des lois avaient soumis des professionnels du corps médical à des manœuvres d’intimidation et de harcèlement en vue de les empêcher de constater des blessures qu’ils avaient infligées. Les professionnels du corps médical qui travaillent dans les institutions pénitentiaires sont affiliés à l’administration pénitentiaire et manquent dès lors d’indépendance. Ils n’ont souvent pas non plus les qualifications requises pour pouvoir documenter la torture et les autres mauvais traitements.

Dans ses Observations finales concernant le sixième rapport périodique de la Fédération de Russie, le Comité des Nations unies contre la torture a également constaté « l’absence d’enquête efficace » sur les graves violations des droits humains en Tchétchénie et dans la région du Caucase du Nord, notamment les cas de torture, d’enlèvements, de disparitions forcées, de détention arbitraire et d’exécutions extrajudiciaires commis par des représentants de l’État, citant en exemple l’affaire de l’exécution extrajudiciaire de 27 hommes à Grozny7. Il a également souligné que sur plus d’une centaine d’affaires de disparitions forcées en Tchétchénie entre 2012 et 2015 sur lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a rendu des arrêts, seulement deux affaires ont fait l’objet d’investigations à ce jour8.

Présenté le 20 décembre 2018, le rapport du Rapporteur de l’OSCE désigné en vertu du mécanisme de Moscou pour enquêter sur les violations des droits humains et l’impunité en République tchétchène de la République de Russie met en lumière le même schéma généralisé de violations des droits humains.

En particulier, le Rapporteur a déclaré que « ces éléments apportent une confirmation claire quant aux allégations de violations très graves des droits humains en République tchétchène. Cela concerne en particulier les allégations de harcèlement et de persécution, d’arrestation et de détention arbitraire ou illégale, de torture, de disparition forcée et d’exécution extrajudiciaire. » Le Rapporteur a ajouté : « Non seulement aucun progrès n’a été constaté en ce qui concerne la situation juridique relative aux recours utiles et par conséquent le problème de l’impunité, mais la situation s’est aggravée, tandis que le climat d’intimidation s’est imposé à tel point que presque personne en Tchétchénie ne se sent désormais libre d’évoquer les questions de droits humains. Les organisations de défense des droits humains et les médias d’investigation, au lieu d’être protégés, font face à diverses formes de harcèlement et d’attaques qui ne font l’objet d’aucune enquête. Cela confirme le sentiment général de non-droit et l’impression selon laquelle l’appareil d’État répressif dispose d’une liberté totale d’action car il est protégé par l’impunité9. »

56. Cette synthèse fait état de plusieurs cas de personnes expulsées de pays européens, dont la France, vers la Russie, victimes de disparition forcée et torturées à leur arrivée en Tchétchénie. L’association indique notamment :

« Amnesty International reçoit régulièrement des informations faisant état d’affaires pénales forgées de toutes pièces en Tchétchénie, notamment en vertu de l’article 208 du Code pénal de la Fédération de Russie (« organisation ou participation aux activités d’un groupe illégal armé »), de l’article 222 (« acquisition, transfert, distribution, stockage, transport ou possession illégale d’armes à feu, pièces ou munitions ») et de l’article 222.1 (« acquisition, transfert, distribution, stockage, transport ou possession illégale d’explosifs »). À plusieurs reprises, des personnes originaires de Tchétchénie ayant passé plusieurs années en dehors de la Fédération de Russie ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, de torture et autres mauvais traitements et ont été emprisonnées à l’issue d’un procès inéquitable à leur retour (généralement, un renvoi forcé) en Russie. Dans certains cas, tels que celui d’Azamat Baïdouïev et de Magomed Gadaev évoqués ci-dessus, il s’agissait de personnes qui avaient quitté la Russie pour solliciter une protection internationale. »[14]

« Amnesty International a eu connaissance de plusieurs cas de personnes originaires du Caucase du Nord qui s’étaient installées ailleurs en Fédération de Russie, souvent dans des zones éloignées, et avaient par la suite été arrêtées et transférées dans le Caucase du Nord où elles avaient été placées en détention et accusées d’appartenir à un groupe armé illégal ou de posséder des armes. Elles auraient été victimes de torture et d’autres mauvais traitements au cours de l’enquête. Tel que mentionné ci-dessus, selon des informations crédibles, ces accusations sont souvent fondées sur des « aveux » ou des témoignages incriminants d’autres personnes extorqués sous la torture ou d’autres mauvais traitements. De même, dans plusieurs cas signalés, des personnes ont été victimes brièvement de disparition forcée dans le Caucase du Nord avant que les autorités ne signalent leur placement en détention à Moscou en tant que membres présumés de groupes armés illégaux. Pendant cette période, leurs familles ne disposaient d’aucune information relative à leur sort et ces personnes auraient été soumises à des interrogatoires sans avoir pu consulter un avocat. »[15]

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

57. Le requérant considère qu’un éloignement vers la Fédération de Russie l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Cet article est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

58. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

59. En se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour (voir notamment K.I. c. France, précité, §§ 119 à 139), le requérant affirme qu’en février 2021, ses craintes se fondaient sur deux éléments principaux. Il mentionne d’une part les convocations reçues à son nom de comparaître devant les forces de police à Grozny. Ces convocations, concomitantes à la transmission aux autorités russes de la demande de laissez-passer consulaire, prouvent, selon le requérant, l’intérêt persistant des autorités à son égard. Le requérant s’appuie également sur des témoignages de ses proches versés au dossier ainsi que sur différents rapports et articles de presse. D’autre part, la crainte du requérant se fonde sur la connaissance des autorités russes et tchétchènes des raisons de son expulsion, à savoir des accusations et soupçons pesant sur lui de liens avec une organisation terroriste. Quant au contrôle effectué par les juridictions internes, le requérant expose qu’il n’a été ni minutieux ni personnalisé. Enfin, le requérant souligne que, selon le Gouvernement, aucune assurance diplomatique n’a été sollicitée auprès des autorités russes ni aucune autre mesure pour s’assurer de ce que le requérant ne sera pas soumis à des mauvais traitements ou n’encourt pas un risque pour sa vie. En tout état de cause, le requérant souligne que d’après les informations parues dans la presse, le Gouvernement a procédé – tout particulièrement depuis l’été 2020 – à des expulsions de ressortissants russes vers la Fédération de Russie en raison de leurs liens avec une mouvance terroriste. Des associations de droits humains se sont d’ailleurs inquiétées de l’action menée par le Gouvernement en la matière. Enfin, selon le requérant, les éléments énoncés dans la note blanche de la DGSI sur la base de laquelle l’OFPRA a pris sa décision (voir paragraphe 8 ci-dessus), et le ministre de l’Intérieur a fondé l’arrêté d’expulsion, sont faux. Il explique notamment avoir apporté, dans le cadre de la procédure nationale, toutes les preuves permettant de justifier sa présence en France au moment où il est accusé par les autorités françaises d’être parti au Pakistan. Il se réfère à cet égard à une chronologie détaillée d’actes administratifs et de transactions effectués par lui-même en France tout au long de la période.

b) Le Gouvernement

60. Le Gouvernement, après avoir rappelé les principes applicables selon la jurisprudence de la Cour, souligne que la présente affaire se distingue de l’affaire K.I. c. France, dès lors que le statut du requérant ne lui a pas été retiré pour des motifs d’ordre public mais que l’OFPRA a cessé de lui reconnaître la qualité de réfugié car il s’était volontairement réclamé de la protection des autorités russes postérieurement à la reconnaissance de sa qualité de réfugié et conformément à l’article 1er Section A de la convention de Genève de 1951. Selon le Gouvernement, les faits montrent que, à la suite de la reconnaissance de son statut de réfugié par l’OFPRA en 2007, le requérant a obtenu deux passeports russes avec lesquels il a voyagé à au moins deux reprises, sans être inquiété. Le Gouvernement souligne l’importance que représentait pour le requérant la possession d’un passeport russe qu’il a refusé de remettre à l’OFPRA lors de sa convocation, comme cela ressort de la décision de l’OFPRA de septembre 2015. Il a également refusé de remettre son passeport au juge des libertés et de la détention, devant lequel il aurait fait état de son souhait de retourner en Russie. Le Gouvernement ajoute que, contrairement à qu’il a pu alléguer devant les juridictions nationales, le requérant n’était pas tenu de se tourner vers les autorités russes afin de solliciter la délivrance d’un passeport lui permettant de voyager. Il pouvait tout à fait, sur la base des documents d’état civil délivrés par l’OFPRA, se rapprocher de la préfecture territorialement compétente pour solliciter la délivrance d’un titre de voyage pour réfugié (T.V.R.). La démarche effectuée en Russie pour obtenir un passeport est d’autant plus difficile à justifier que le requérant a expliqué devant la CNDA qu’il avait dû obtenir ce passeport car sa mère malade l’attendait en Turquie, où elle suivait des soins. De plus, la délivrance d’un passeport russe impose de renseigner la résidence du citoyen qui en fait demande. Le requérant aurait donc nécessairement lui-même donné son adresse aux autorités russes. D’autre part, à la date à laquelle le requérant a sollicité la délivrance de son passeport, les autorités russes ne délivraient plus que des passeports biométriques. Le requérant se serait donc rendu dans les bureaux des autorités russes compétentes pour y faire procéder à la prise de ses empreintes, sans y être inquiété. Il se serait donc spontanément exposé à de nombreuses reprises aux autorités russes sans être jamais exposé à des traitements contraires aux dispositions de la Convention par ces mêmes autorités.

61. Quant aux convocations émises par le service des enquêtes du Département des affaires intérieures du district de Grozny produites par le requérant, dont l’authenticité n’est pas établie, elles auraient été émises, selon le Gouvernement, à une date à laquelle les autorités françaises n’avaient pas informé les autorités russes de la mesure d’éloignement et n’avaient pas encore sollicité de laissez-passer consulaire. De plus, si le Gouvernement reconnaît un dysfonctionnement dans la transmission par la préfecture de l’arrêté d’expulsion aux autorités russes dans le cadre de la demande de laissez-passer consulaire, une telle transmission ne peut, à elle seule, suffire à caractériser l’existence d’un risque de traitements contraires aux articles 2 et 3 de la Convention. Le Gouvernement souligne ensuite que les craintes du requérant ont été examinées de manière attentive et rigoureuse par les instances et juridictions internes.

62. Quant aux éléments énoncés dans la note blanche de la DGSI, le Gouvernement réplique que tout doute éventuel serait dissipé par l’examen du passeport russe du requérant, que ce dernier a toutefois refusé de présenter à tous les stades de la procédure nationale ainsi que devant la Cour. Selon le Gouvernement, il est manifeste que le requérant ne souhaite pas soumettre son passeport à l’examen, ce qui permet de s’interroger sur les motifs de cette réticence et sur le défaut de coopération du requérant avec les institutions chargées d’examiner le bien-fondé de ses craintes.

63. S’agissant des éloignements vers la Russie de ressortissants russes en raison de leurs liens avec la mouvance terroriste, le Gouvernement informe la Cour que depuis 2018, une dizaine de mesures d’éloignement correspondant à cette catégorie ont été mises à exécution soit que le risque de violation de l’article 3 ait été écarté, soit que ce risque n’ait pas été invoqué par les étrangers en cause. Enfin, s’agissant des mesures que les autorités françaises envisagent de prendre pour accompagner le requérant lors du vol, il s’agit des mesures habituelles, sans qu’il soit prévu de remise du requérant aux autorités russes. Ainsi, selon le Gouvernement, il résulte de ce qui précède que l’éloignement du requérant vers la Russie ne serait pas contraire aux articles 2 et 3 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

64. La Cour tient à souligner qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste. Elle est de même parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent actuellement les États pour protéger leur population de la violence terroriste (Chahal, précité, § 79, Saadi, précité, § 137, et A.M. c. France, no 12148/18, § 112, 29 avril 2019). Devant une telle menace, elle considère qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (Daoudi c. France, no 19576/08, § 65, 3 décembre 2009, A.M. c. France, précité, § 112 et O.D. c. Bulgarie, no 34016/18, § 46, 10 octobre 2019).

65. La Cour a rappelé récemment que les États doivent pouvoir, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, refouler les non-nationaux qu’ils considèrent comme une menace pour la sécurité nationale ; elle n’a pas pour tâche de vérifier si un individu donné constitue ou non effectivement une telle menace, mais seulement de s’assurer que son expulsion est compatible avec ses droits garantis par la Convention (voir aussi Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 126, 24 avril 2008 et X c. Suède, no 36417/16, § 46, 9 janvier 2018).

66. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (Chahal, précité, § 79, F.G. c. Suède [GC], précité, § 115, A.M. c. France, précité, § 115 et D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 62, 14 janvier 2020).

67. Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (voir, s’agissant de demandeurs d’asile, F.G., précité, § 112 et J.K. et autres, précité, § 91). Dans ce contexte, il y a lieu de souligner qu’une part de spéculation est inhérente à la fonction préventive de l’article 3 et qu’il ne s’agit pas d’exiger des intéressés qu’ils apportent une preuve certaine de leurs affirmations qu’ils seront exposés à des traitements prohibés (X, précité, § 74). Néanmoins, il appartient à ceux‑ci de démontrer qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’ils encourront un risque réel s’ils étaient effectivement expulsés vers le pays de destination. Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à leur sujet (Saadi, précité, § 129, M.A. c. France, précité, § 51 et A.M. c. France, précité, § 118).

b) Application de ces principes en l’espèce

68. Concernant la situation générale dans la région du Nord-Caucase, la Cour rappelle d’emblée qu’elle a déjà estimé que, bien que soient rapportées de graves violations des droits de l’homme en Tchétchénie, la situation n’était pas telle que tout renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (voir I c. Suède, no 61204/09, § 58, 5 septembre 2013, M.V. et M.T., précité, §§ 39‑40, R.K. et autres, précité, §§ 49‑50, R.M. et autres, no 33201/11, §§ 50‑51, 12 juillet 2016, I.S., précité, §§ 47‑48 et K.I., précité, § 126). Au vu des rapports internationaux précités (voir paragraphes 48 à 56 ci‑dessus), la Cour ne voit pas de raison de remettre en cause une telle conclusion et considère que la protection offerte par l’article 3 de la Convention ne peut entrer en jeu que si le requérant est en mesure d’établir qu’il existe des motifs sérieux de croire que son renvoi en Fédération de Russie entraînerait, dans le cas particulier de l’espèce, un risque réel de traitements regardés comme prohibés par l’article 3 de la Convention.

69. À cet égard, la Cour note qu’il ressort des rapports internationaux que peuvent être particulièrement à risque certaines catégories de la population du Nord Caucase et plus spécialement de Tchétchénie, d’Ingouchie ou du Daghestan, telles que les membres de la lutte armée de la résistance tchétchène, les personnes considérées par les autorités comme tels, leurs proches, les personnes les ayant assistés d’une manière ou d’une autre, les civils contraints par les autorités à collaborer avec elles ainsi que les personnes soupçonnés ou condamnés pour des faits de terrorisme.

70. Toutefois, la Cour estime que quand bien même il ressort des rapports précités que peuvent être particulièrement à risque certaines catégories de la population, elle n’est pas d’avis qu’il s’agirait de groupes systématiquement exposés à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (voir, a contrario, Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], nos 28492/15 et 49975/15, § 99, 29 avril 2022).

71. La Cour estime en conséquence que l’appréciation du risque pour le requérant doit se faire sur une base individuelle tout en gardant à l’esprit le fait que les personnes présentant un profil correspondant à l’une des catégories susmentionnées peuvent être plus susceptibles que les autres d’attirer l’attention des autorités (K.I., précité, § 127).

72. Il revient donc à la Cour d’examiner si la situation personnelle du requérant est telle que son renvoi en Fédération de Russie entraînerait une violation de l’article 3 de la Convention.

73. À cet égard, la Cour relève, avec le Gouvernement, que, depuis la reconnaissance de son statut de réfugié en 2007 par l’OFPRA, le requérant a voyagé à au moins deux reprises en Fédération de Russie sans être inquiété, y compris une fois dans la région d’Ossétie de Nord, voisine de la Tchétchénie. De plus, il a obtenu un passeport russe extérieur avec lequel il a voyagé en Turquie alors qu’il avait la possibilité d’obtenir en France un titre de voyage pour réfugié (T.V.R.), comme l’indique le Gouvernement.

74. Surtout, la Cour constate qu’il ressort clairement de la décision de cessation de l’OFPRA de 2015, confirmée ensuite par la CNDA, que la qualité de réfugié du requérant a cessé d’être reconnue, le requérant s’étant volontairement réclamé de la protection des autorités russes postérieurement à la reconnaissance de sa qualité de réfugié, en application de l’article L. 711-4 du CESEDA. La Cour en déduit, avec le Gouvernement, que la présente espèce se distingue nettement de l’affaire K.I. précitée. Dans cette dernière affaire, la révocation du statut de réfugié avait été prononcée pour des motifs d’ordre public (article L. 711-6 du CESEDA), K.I. conservant la qualité de réfugié (K.I., précité, § 142).

75. Rien de tel en l’espèce, puisque le requérant s’étant « volontairement réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité » selon les termes des décisions des instances nationales, il a nécessairement perdu la qualité de réfugié dans son entièreté.

76. Compte tenu de ce qui précède, et s’étant assurée, après une décision d’ajournement de la demande de mesure provisoire suivie de questions au Gouvernement, que les autorités françaises n’avaient pas été en contact avec les autorités russes en dehors de la demande de réadmission et qu’il n’était pas prévu de remise de l’intéressé aux autorités russes, la Cour a, le 8 janvier 2021, refusé la demande de mesure provisoire introduite par le requérant en vertu de l’article 39 de son règlement (voir paragraphes 21 et 22).

77. C’est à la suite d’une seconde demande de mesure provisoire, introduite le 20 janvier 2021, que la Cour décida d’indiquer au Gouvernement, en vertu de l’article 39 de son règlement, de ne pas renvoyer le requérant vers la Fédération de Russie (voir paragraphe 23). Ainsi, le requérant n’ayant pas été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation de la Cour est celle de l’examen de l’affaire par la Cour.

78. Pour l’essentiel, le requérant soutient que, dans la mesure où il est suspecté par les autorités françaises de radicalisation et d’appartenance à la lutte armée tchétchène, et signalé comme tel aux autorités russes, il risque d’être arrêté et torturé en cas de retour vers la Fédération de Russie. En l’état, la Cour estime détenir la preuve matérielle (date, heure de l’envoi par télécopie et documents envoyés par la préfecture compétente, voir paragraphe 24) de ce que, lors des démarches entreprises pour renvoyer le requérant, les autorités françaises ont été en contact direct avec les autorités russes et leur ont transmis, en plus de la demande de réadmission, le dossier concernant le requérant, y compris des éléments détaillés sur sa situation. Il s’agit en particulier d’un document indiquant l’appartenance du requérant à la mouvance islamiste radicale tchétchène, son passé de combattant au sein d’une organisation terroriste tchétchène, ainsi que son engagement au profit du jihad international. Ces informations étaient accompagnées de procès-verbaux émanant de la police française concernant la convocation du requérant à une audition.

79. Le requérant verse également au dossier deux convocations à son nom émises quelques jours plus tard (voir paragraphe 24) ainsi que des témoignages de sa famille proche se trouvant en République tchétchène expliquant que le requérant est recherché et que les forces de l’ordre russes leur rendent souvent visite pour leur poser des questions sur lui. Au vu de ces éléments, de leur séquence temporelle et aussi de ce que des sources internationales fiables montrent que détention arbitraire et torture continuent de se produire en Fédération de Russie et en particulier en République tchétchène dans des cas concernant des personnes suspectées de terrorisme, la Cour considère que le requérant a démontré qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, s’il était renvoyé vers la Fédération de Russie, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (X, précité, § 46).

80. Afin de dissiper les doutes quant aux risques encourus par le requérant en cas de renvoi, le Gouvernement conteste notamment l’authenticité et la date des convocations émises par le département du ministère de l’Intérieur de la Russie dans le district de Grozny en République tchétchène. Le Gouvernement indique également qu’une dizaine de mesures d’éloignement du type de celle du requérant ont été mises à exécution depuis 2018 et que le requérant ne sera pas remis aux autorités russes lors de son arrivée en Fédération de Russie, mais escorté, comme il est d’usage, par trois fonctionnaires de la police aux frontières, chargés uniquement de l’admission effective de l’intéressé sur le territoire russe à son arrivée à Moscou. Le Gouvernement réitère que les craintes du requérant ont été examinées de manière attentive et rigoureuse par les instances et juridictions internes, y compris lors de la seconde demande de réexamen de sa demande d’asile déposée auprès de l’OFPRA, dans le cadre de laquelle il a pu invoquer, en particulier, la transmission par les autorités françaises de l’arrêté d’expulsion le visant aux autorités russes.

81. La Cour note d’abord que le Gouvernement n’indique pas les raisons du défaut d’authenticité des convocations émises par le département du ministère de l’Intérieur de la Russie à l’intention du requérant, qui n’apparaît en rien manifeste. Quant à la date de ces documents, il s’avère qu’elle est postérieure à l’envoi par télécopie des documents concernant le requérant aux autorités russes effectué par la préfecture. À cet égard, la Cour ne peut que relever que le Gouvernement reconnaît un dysfonctionnement dans la transmission par la préfecture de l’arrêté d’expulsion aux autorités russes dans le cadre de la demande de laissez-passer consulaire.

82. Quant au contrôle auquel ont procédé les instances internes des griefs du requérant tirés de l’article 3 de la Convention, la Cour constate que seule l’OFPRA, en procédure de réexamen, a pu examiner les conséquences de la transmission par les autorités françaises de l’arrêté d’expulsion aux autorités russes. Statuant à titre préliminaire, l’OFPRA a déclaré la demande de réexamen irrecevable, estimant qu’aucun élément nouveau ou probant venaient à l’appui de la réouverture du dossier du requérant. La Cour constate que cet examen, au caractère non juridictionnel, rapide et distinct de l’examen par la juridiction administrative, a pu avoir lieu uniquement suite à l’indication par la Cour de mesures provisoires, le requérant ayant auparavant épuisé les voies de recours internes suspensives.

83. À ce stade, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas dissipé les doutes quant aux éléments produits par le requérant, et ce quels que soient les modalités d’escorte prévues et le nombre d’éloignements de ce type effectués par les autorités françaises.

84. Partant, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention s’il était renvoyé en Fédération de Russie. En conséquence, la décision de renvoyer l’intéressé vers la Fédération de Russie emporterait violation de l’article 3 de la Convention si elle était mise à exécution.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 et 8 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION et SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention

85. Le requérant considère qu’un éloignement vers la Fédération de Russie l’exposerait à des traitements contraires à l’article 2 § 1 de la Convention.

86. Il considère également que l’exécution de l’arrêté d’expulsion entraînerait une violation de l’article 8 de la Convention.

87. Enfin, le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié en droit français d’un recours effectif pour faire valoir ses griefs tirés des articles 2, 3 et 8 au mépris de l’article 13 de la Convention.

88. Eu égard aux faits de l’espèce, aux arguments des parties et à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle estime avoir examiné la principale question juridique soulevée par la requête. La Cour en conclut qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les autres griefs (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

III. ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

89. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt ne deviendra définitif que a) lorsque les parties auront déclaré ne pas demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) à l’expiration d’un délai de trois mois, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre aura rejeté une demande de renvoi formée en vertu de l’article 43 de la Convention.

90. Elle considère que, jusqu’à ce moment et à moins qu’elle ne prenne une nouvelle décision à cet égard, la mesure provisoire indiquée au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement doit continuer de s’appliquer (voir ci‑dessous le dispositif de l’arrêt).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

91. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

92. Le requérant demande 30 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. À l’appui de cette demande, il explique avoir d’abord passé plusieurs semaines au centre de rétention avec la crainte permanente d’être renvoyé, puis avoir ressenti l’angoisse de sa famille proche qui se demandait chaque jour si elle allait apprendre son éloignement sans avoir pu lui dire au revoir.

93. Le Gouvernement considère que le constat de violation pourrait, à lui seul, constituer une satisfaction suffisante. Il se fonde sur la jurisprudence de la Cour en la matière (M.A. c. France, 1er février 2018, no 9373/15, A.S. c. France, 19 avril 2018, no 46240/15), et souligne qu’en tout état de cause le montant demandé paraît élevé. S’agissant d’une affaire liée à un contexte de terrorisme, il estime, si la Cour venait à considérer que le requérant a subi un préjudice moral, que l’indemnisation accordée devrait être comprise entre 10 000 et 15 000 EUR.

94. La Cour, eu égard aux constats auxquels est parvenue dans le présent arrêt, estime que le constat de violation de l’article 3 constitue une satisfaction équitable suffisante et décide, en conséquence, de ne pas allouer d’indemnité pour dommage moral.

B. Frais et dépens

95. Le requérant réclame 4 500 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

96. Le Gouvernement ne soumet pas d’observations à ce sujet.

97. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 4 500 EUR tous frais confondus plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y aurait violation de l’article 3 de la Convention en cas d’expulsion du requérant vers la Fédération de Russie ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond des griefs formulés sur le terrain des articles 2 et 8 de la Convention, pris isolément ou combinés avec l’article 13 de la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond du grief formulé sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant ;

6. Décide d’indiquer au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement qu’il reste souhaitable dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure que le requérant ne soit pas expulsé vers la Fédération de Russie jusqu’à ce que le présent arrêt soit devenu définitif ou jusqu’à nouvel ordre ;

7. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 août 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller                    Síofra O’Leary
Greffière adjointe                 Présidente

___________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges O’Leary, Mourou-Vikström et Guyomar.

S.O.L.
M.K.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
O’LEARY, MOUROU‑VIKSTRÖM ET GUYOMAR

1. Dans la présente affaire, la chambre a conclu, à l’unanimité, à la recevabilité du grief relatif à l’article 3 de la Convention et, à la majorité, à une violation de cette même disposition en cas de mise à exécution de l’arrêté d’expulsion du requérant à destination de la Russie. Nous sommes au regret de nous être séparés de la majorité des membres de la chambre sur ce point et nous allons expliquer pourquoi ci-dessous. Notre désaccord s’enracine à la fois dans la portée de principe que revêt, selon nous, l’arrêt K.I. c France du 15 avril 2021 (no 5560/19) et dans les circonstances particulières de l’espèce, à savoir la chronologie des faits et des procédures.

I. La portée de l’arrêt K.I. c. France

2. Cet arrêt, adopté à l’unanimité par la chambre, revêt, selon nous, une portée de principe. D’abord dans la mesure où il s’attache à articuler entre eux les principes généraux relatifs respectivement à la nature des mesures provisoires prises sur le fondement de l’article 39 du Règlement de la Cour, l’application de l’article 3 dans les affaires d’expulsion et le caractère absolu des obligations qui en découlent, l’exigence d’évaluation ex nunc du risque, la subsidiarité, la combinaison entre le droit de la Convention, le droit de l’Union Européenne et la convention de Genève et la répartition de la charge de la preuve. Ensuite parce qu’il tranche, en application de ces principes généraux, des questions intéressant plusieurs affaires françaises pendantes devant la Cour concernant des mesures d’expulsion vers la Russie de ressortissants russes d’origine tchétchène. La chambre, soucieuse de fixer, dans le respect du principe de subsidiarité, un cadre clair et maniable à destination des juridictions internes, s’est employée à définir précisément les exigences découlant, dans une telle configuration, de l’article 3 et à détailler les différentes étapes de son raisonnement. Ce faisant, elle a eu l’ambition de livrer aux autorités nationales un mode d’emploi susceptible de s’appliquer aux situations analogues qu’elles auraient, le cas échéant, à traiter.

3. L’affaire K.I. présentait une double caractéristique :

– sur le fond, le requérant avait obtenu le statut de réfugié qui avait ensuite été révoqué, dans l’ordre interne, sur le fondement de l’article L. 711-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui prévoyait la possibilité de mettre fin au statut de réfugié s’« il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l’État » ;

– d’un point de vue procédural, la Cour, saisie d’une demande de mesure provisoire, y avait fait droit en indiquant au Gouvernement de ne pas expulser le requérant pendant la durée de l’instance devant elle.

4. Il était apparu, dans l’affaire K.I., que les autorités nationales n’avaient pas tenu en compte, dans l’évaluation de la situation personnelle du requérant et des risques auxquels il serait exposé en cas de renvoi en Russie, de la circonstance selon laquelle, en vertu tant de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que de celle du Conseil d’État, la révocation du statut de réfugié, en cas de menace pour la sécurité ou la société de l’État membre d’accueil, n’entraîne pas automatiquement la perte de la qualité de réfugié. La Cour en a conclu qu’« il y aurait violation de l’article 3 de la Convention en son volet procédural, si le requérant était renvoyé en Russie en l’absence d’une appréciation ex nunc par les autorités françaises du risque qu’il allègue encourir en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi ».

5. Le terrain retenu d’un constat de violation de l’article 3 en son volet procédural résulte de la conciliation entre la nécessité d’une évaluation complète et ex nunc du grief du requérant permettant de prendre en compte des éléments apparus après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive et la position constante de la Cour selon laquelle, en principe, les juridictions internes sont mieux placées pour évaluer la crédibilité des allégations du requérant puisqu’elles ont eu la possibilité de le voir, de l’entendre et d’apprécier son comportement. En d’autres termes, la Cour ne s’est pas prononcée sur le bien-fondé du grief tiré de l’article 3 en son volet matériel, estimant qu’il ne lui revenait pas, en l’état de l’affaire, de prendre position sur la réalité des risques allégués (au § 145 de l’arrêt K.I., elle précise qu’elle « n’exclut pas que, au terme de l’examen approfondi et complet de la situation personnelle du requérant et de la vérification qu’il possède encore ou non la qualité de réfugié, les autorités françaises arriveraient à la même conclusion que le tribunal administratif de Lille, à savoir l’absence de risque pour celui‑ci, au regard de l’article 3 de la Convention, en cas d’expulsion vers la Russie ») mais elle a exigé des autorités nationales une nouvelle évaluation de l’actualité de ces risques préalablement à toute mise en œuvre de la mesure d’expulsion à défaut de laquelle il y aurait violation de l’article 3 en son volet procédural.

6. On retrouve le même raisonnement à l’appui de la solution retenue dans l’arrêt R c France (no 49857/20) rendu le même jour que le présent arrêt, à ceci près que, dans cette affaire, le requérant avait été effectivement éloigné à destination de la Russie avant que le tribunal administratif ne procède, par un jugement au fond, à l’évaluation complète requise. La violation essentiellement procédurale de l’article 3 résulte donc de l’absence, en temps utile, de l’appréciation nécessaire du risque allégué. Nous tenons à souligner l’importance que revêt l’impératif de cohérence qui pèse sur la Cour dont la jurisprudence doit s’efforcer de combiner, vis-à-vis des juridictions internes, la visibilité des solutions et la prévisibilité de leur mise en œuvre. C’est pourquoi nous sommes particulièrement attachés au respect des lignes de force tracées par l’arrêt K. I et du point d’équilibre auquel il est parvenu.

II. La chronologie des faits et procédures

7. L’arrêt de la chambre prend le soin de détailler l’enchaînement des faits et procédures. Il nous semble néanmoins important d’y revenir précisément afin d’éclairer les fondements de notre désaccord.

8. Le requérant obtient le statut de réfugié le 16 novembre 2007 puis une carte de résident en qualité de réfugié statutaire valable jusqu’en novembre 2017.

9. Le 30 avril 2013, l’OFPRA prend une décision de cessation du statut de réfugié sur le fondement de l’article L. 711-4 du CESEDA, décision infirmée par la CNDA, le 3 mars 2014. Le 18 septembre 2015, l’OFPRA prend une nouvelle décision de cessation du statut de réfugié, toujours sur le fondement de l’article L. 711-4 du CESEDA au motif qu’il s’était volontairement réclamé de la protection des autorités russes postérieurement à la reconnaissance de son statut de réfugié, décision confirmée par la CNDA, le 15 novembre 2016, qui conclut que le requérant « n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que […] le directeur général de l’OFPRA a cessé de lui reconnaître la qualité de réfugié en application de l’article 1er, C, 1 de la Convention de Genève ».

10. Le 15 avril 2019, le préfet oppose un refus à la demande du requérant de renouvellement de sa carte de résident, présentée en septembre et novembre 2017. Cette décision de refus est annulée par un jugement du tribunal administratif d’Orléans en date du 17 novembre 2020.

11. Le 30 janvier 2020, le requérant sollicite le réexamen de sa demande d’asile auprès de l’OFPRA qui rejette cette demande comme irrecevable, par une décision du 31 janvier 2020.

12. Après avis défavorable de la commission d’expulsion en date du 10 septembre 2020, le ministre de l’Intérieur prend, le 21 octobre 2020, un arrêté d’expulsion à l’encontre du requérant. Par un second arrêté du même jour, il fixe la Russie comme pays de destination. C’est ce second arrêté qui porte en germe le risque d’une violation de l’article 3 de la Convention.

13. Le requérant est ensuite placé en rétention administrative. Dans le cadre de la préparation de son éloignement forcé, il apparaît que, le 4 novembre 2020, la préfecture du Loiret transmet au consulat de Russie, par erreur selon le Gouvernement, des informations sur la situation personnelle du requérant, notamment, les mesures d’éloignement le concernant. Nous sommes d’accord avec la majorité de la Chambre pour estimer que cette circonstance, postérieure à l’édiction de l’arrêté du 21 octobre 2020, est susceptible d’être, par elle-même, porteuse de risques pour le requérant dont le profil a été porté à la connaissance des autorités russes.

14. Le 8 novembre 2020, le requérant saisit le tribunal administratif de Paris :

– sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, d’un référé-suspension tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté d’expulsion qui est rejeté par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 23 novembre 2020 ;

– d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation des deux arrêtés du 21 octobre 2020 qui donne lieu à une ordonnance de désistement au motif que le requérant n’avait pas confirmé le maintien de son recours au fond après notification du rejet de sa demande de référé-suspension. Cette ordonnance du 15 janvier 2021 est frappée d’appel. Dans son mémoire d’appel, le requérant souligne que sa demande en référé ne tendait qu’à la suspension de l’exécution de l’arrêté d’expulsion et qu’en tout état de cause, il ne saurait dès lors être regardé comme s’étant désisté de sa requête dirigée contre l’arrêté fixant le pays de destination.

15. Le 8 janvier 2021, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire présentée sur le fondement de l’article 39 du Règlement qui est refusée, au vu des réponses apportées par le Gouvernement aux questions qui lui avaient été posées.

16. Le 21 janvier 2021, le requérant présente une nouvelle demande de mesure provisoire en faisant valoir la transmission, le 4 novembre 2020, des éléments relatifs à sa situation personnelle aux autorités russes ainsi que des convocations à se présenter au service des enquêtes du département des affaires intérieures du district de Grozny, datées des 9 et 10 novembre 2020. Le même jour, la Cour prend une mesure provisoire indiquant au gouvernement français de ne pas exécuter la mesure d’expulsion du requérant à destination de la Russie pendant la durée de l’instance pendante devant elle.

17. Le 29 janvier 2021, le ministre de l’Intérieur prend, à l’encontre du requérant, un arrêté d’assignation à résidence, au visa de la mesure provisoire indiquée par la Cour et qui comporte les précisions suivantes : « […] dans l’attente d’une décision définitive de la Cour quant à la possibilité pour le gouvernement français de procéder au renvoi de M. W vers la Russie et en l’absence de pays tiers d’accueil, l’intéressé n’est pas en mesure de quitter le territoire français pour regagner son pays d’origine […] ».

18. Le 17 mai 2021, le requérant présente une nouvelle demande de réexamen de sa demande d’asile qui est rejetée par l’OFPRA, le 31 mai 2021. Tout en relevant que l’intéressé « indique qu’à la suite des démarches, entreprises par les autorités françaises en vue de reconduire l’intéressé à destination de la Russie, sa famille en Tchétchénie a été menacée par le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie », l’OFPRA estime que « l’intéressé s’est montré imprécis lorsqu’il a évoqué les circonstances dans lesquelles sa famille aurait été menacée par le FSB » et qu’en outre, « les déclarations écrites qu’il a produites s’agissant de sa procédure d’éloignement et les divers documents versés par l’intéressé ne permettent pas de modifier l’appréciation portée sur sa demande au regard des critères prévus pour prétendre à une protection internationale ».

19. De l’ensemble de ces éléments, il ressort que le requérant n’a invoqué que devant l’OFPRA les conséquences de la transmission, le 4 novembre 2020, des informations relatives à sa situation personnelle et cela uniquement à l’appui de sa demande de réexamen de sa demande d’asile, présentée le 17 mai 2021.

20. Il n’a en revanche jamais invoqué cette nouvelle circonstance de fait auprès du ministre de l’Intérieur, auteur de l’arrêté fixant la Russie comme pays de renvoi, ni auprès du tribunal administratif de Paris, juridiction compétente pour connaître de cette décision :

– le recours en annulation dirigé contre cet arrêté, présenté le 8 novembre 2020, comporte bien un moyen tiré de la violation de l’article 3 de la Convention mais n’invoque pas cette circonstance ;

– à supposer le référé-suspension dirigé aussi contre la décision fixant le pays de renvoi, il ne comprend aucun moyen tiré de la violation de l’article 3 en cas de renvoi en Russie (ni dans le mémoire du 8 novembre ni durant l’audience publique qui s’est tenue entre le 20 et le 23 novembre 2020) et les développements relatifs aux risques encourus en cas de retour en Russie aux fins de démontrer l’existence d’une situation d’urgence n’évoquent pas davantage cette circonstance ;

– l’intéressé n’a pas, au vu des pièces du dossier, saisi le ministre de l’Intérieur d’une demande d’abrogation de l’arrêté du 21 octobre 2020 en soutenant que cette nouvelle circonstance de fait, postérieure à son édiction, l’avait rendu illégal.

III. La portée du désaccord

21. Il nous faut commencer par rappeler, ainsi que le fait l’arrêt de la chambre, ce qui différencie la présente affaire du cas tranché par K.I.. Dans les deux affaires, le requérant avait obtenu le statut de réfugié qui avait ensuite été révoqué par l’OFPRA. Mais le motif de la cessation est différent : alors que pour K. I, la menace qu’il représentait pour la sûreté de l’État justifiait la révocation du statut sans avoir nécessairement d’incidence sur sa qualité de réfugié, s’agissant de W, la circonstance qu’il avait été considéré comme s’étant placé sous la protection des autorités russes a entraîné, d’un même mouvement, la révocation du statut et la cessation de la qualité de réfugié.

22. Pour autant, les configurations en litige sont analogues à deux titres :

– une circonstance postérieure à la décision fixant le pays de renvoi a été regardée comme impliquant un examen actualisé des risques auxquels le requérant serait exposé en cas d’exécution de la mesure d’expulsion : une circonstance juridique, dans l’affaire K.I., à savoir la précision apportée par la Cour de justice de l’Union européenne quant à l’absence d’incidence automatique de la révocation du statut sur le maintien de la qualité de réfugié ; une circonstance de fait dans la présente affaire, à savoir la transmission aux autorités russes d’éléments relatifs à la situation personnelle de W ;

– les requérants étaient protégés contre le risque d’être expulsés vers la Russie en vertu de la mesure provisoire indiquée par la Cour au Gouvernement français au vu de cette nouvelle circonstance qui a été regardée comme méritant d’être prise en compte dans le cadre d’un nouvel examen ex nunc de leur situation personnelle.

23. C’est pourquoi nous pensons, toutes choses égales par ailleurs, que s’imposait, dans la ligne arrêtée par l’arrêt K.I., le constat d’une violation de l’article 3 en son volet procédural seulement. En retenant une violation globale de cette disposition, la majorité de la chambre a transformé une obligation de moyen (pas d’exécution de l’expulsion sans que les autorités françaises n’effectuent préalablement une évaluation ex nunc des risques) en une obligation de résultat (interdiction de renvoi du requérant en Russie). Ce faisant, la majorité de la Chambre semble s’être écartée de l’approche préconisée par la Grande Chambre s’agissant du besoin d’apprécier ex nunc des éléments nouveaux survenus au cours de la procédure nationale concernant le risque allégué par un requérant (voir F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, §§ 156-158, 23 avril 2016 ou, plus récemment, M.A.M. c. Suisse, no 29836/20, §§ 78-80, 26 avril 2022). Confrontée à la présentation devant elle d’éléments nouveaux qui méritaient d’être examinés par les autorités nationales compétentes, la Cour a constaté des violations procédurales de l’article 3 dans ces affaires, en prenant le soin d’indiquer que : « C’est à celles-ci qu’il appartient de prendre en considération ces éléments, ainsi que toute évolution pouvant intervenir dans la situation générale […] et les circonstances propres au cas du requérant » (ibid., §§ 157 et 79 respectivement).

24. Avec tout le respect que nous avons pour les membres de la majorité, nous estimons que la solution retenue repose sur une compréhension imparfaite de l’état des procédures internes et une répartition des compétences entre les autorités nationales et la Cour qui ne respecte pas pleinement le principe de subsidiarité.

25. Au paragraphe 82, l’arrêt de la chambre relève que : « Quant au contrôle auquel ont procédé les instances internes des griefs du requérant tirés de l’article 3 de la Convention, la Cour constate que seule l’OFPRA, en procédure de réexamen, a pu examiner les conséquences de la transmission par les autorités françaises de l’arrêté d’expulsion aux autorités russes ». Cela est factuellement exact. Mais il convient de garder à l’esprit que l’OFPRA n’est compétente que pour se prononcer, sous le contrôle de la Cour nationale du droit d’asile, sur la reconnaissance de la qualité de réfugié sur le fondement de la Convention de Genève. L’acte en litige dans la présente affaire dont il était allégué qu’il portait atteinte à l’article 3 de la Convention est l’arrêté fixant le pays de renvoi en cas d’exécution de la mesure d’expulsion frappant le requérant. Il émane du ministre de l’Intérieur et relève du contrôle des juridictions administratives de droit commun (tribunal administratif, cour administrative d’appel, Conseil d’État). Or, comme il a été souligné ci-dessus, si le requérant a bien saisi l’OFPRA de la circonstance de fait postérieure à l’édiction de l’arrêté fixant le pays de renvoi à l’appui de sa demande de réexamen de sa demande d’asile, il n’a pas mis les juridictions compétentes qu’il avait pourtant saisies à même d’apprécier les conséquences qu’il convenait d’en tirer pas davantage que l’auteur de l’arrêté lui-même auquel il aurait pu en demander l’abrogation. Il apparaît donc clairement qu’aucune des autorités nationales en mesure de tirer compétemment les conséquences de la transmission des informations du 4 novembre 2020 n’a été mise à même de le faire.

26. C’est pourquoi nous pensons qu’en appréciant directement les risques encourus par le requérant en cas de renvoi en Russie pour en déduire le constat d’une violation globale de l’article 3 de la Convention, la chambre s’éloigne du cadre de la « responsabilité partagée » entre la Cour et les autorités nationales et de l’équilibre qu’avait cherché à atteindre, à ce titre, l’arrêt K.I., à la suite d’autres arrêts de la Cour.

27. On ne saurait exclure qu’au terme de la nécessaire évaluation ex nunc de la situation personnelle du requérant, s’impose la conclusion que, ainsi que l’a estimé la majorité de la chambre, son renvoi en Russie emporterait violation de l’article 3. Mais nous pensons que, conformément à la répartition des rôles retenue dans l’arrêt K.I., il appartenait d’abord aux autorités nationales de procéder à cette évaluation. Une violation de l’article 3 en son volet procédural aurait conduit le ministre de l’Intérieur à devoir réévaluer la réalité des risques encourus par le requérant en prenant en considération les effets de la transmission du 4 novembre 2020 et en appréciant la valeur probante des documents provenant de la Russie qu’il a soumis à la Cour (voir les paragraphes 16 et 18 ci-dessus). Si le ministre avait décidé de reprendre un arrêté fixant la Russie comme pays de renvoi ou simplement refusé d’abroger l’arrêté du 21 octobre 2020, le requérant aurait alors pu saisir le tribunal administratif d’un recours en annulation. La circonstance que cette voie de recours n’est pas de plein droit suspensive ne nous paraît pas déterminante en l’espèce dès lors que le requérant se trouvait en tout état de cause protégé d’un risque d’exécution de la mesure d’expulsion par la mesure provisoire de la Cour.

28. Confrontée, comme les États contractants, à la commission d’actes de terrorisme par des personnes bénéficiant de la protection internationale ou à l’invocation de l’article 3 à l’encontre des mesures d’expulsion prises en conséquence de la commission d’actes de terrorisme, la Cour a cherché à ménager, dans un souci de réalisme, un équilibre. La contrepartie de l’exigeante jurisprudence Saadi (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, 28 février 2008) est l’application par la Cour d’un contrôle à la fois rigoureux et prudent. Chargée de garantir les intérêts de l’individu sans méconnaître les impératifs de la défense de la société dans le cadre d’un État de droit, la Cour s’efforce de préserver le caractère absolu de la protection offerte par l’article 3, tout en reconnaissant les problèmes aigus que pose pour les États membres la lutte contre le terrorisme. A ce titre, il est primordial qu’elle n’intervienne, dans le plein respect du principe de subsidiarité, qu’à son tour et à sa place. La loyauté du dialogue avec les juridictions internes l’exige tout autant que la nécessité de maintenir l’adhésion des autorités nationales au système conventionnel. Nous craignons que, dans la présente affaire, la chambre, en choisissant d’aller plus loin qu’un constat de violation de l’article 3 en son volet procédural pour porter directement une appréciation sur la réalité et l’actualité des risques, n’ait pas attendu son tour au risque de ne pas rester à sa place.

___________

[1] Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, COI Focus, Tchétchénie, Situation sécuritaire, 24 juillet 2019, p. 7, URL https://loisdumonde.com/wp-content/uploads/2022/08/coi_focus_tchetchenie._situation_securitaire_20190724.pdf [consulté le 19.04.2022]
[2] Idem, p.13
[3] Ibidem, p. 17
[4] Ibidem, p. 18
[5] Ibidem, p. 20
[6] Human Rights Watch, Rapport Mondial 2021, Russia Events of 2020, World Report 2021: Russia | Human Rights Watch (hrw.org) [consulté le 29.04.2022]
[7] U.S.Department of State, Bureau of Democracy, Human rights and Labor, 2021 Country Reports on Human Rights Practices: Russia, Russia – United States Department of State [consulté le 06.05.2022]
[8] Id p. 7
[9] Ibidem p. 9
[10] Ibidem p. 27
[11] Amnesty International rapport 20211/22 « La situation des droits humains dans le monde », pp. 413/414, https://www.amnesty.org/en/location/europe-and-central-asia/russian-federation/report-russian-federation/ [consulté le 19.04.2022]
[12] Amnesty International rapport 20211/22 « La situation des droits humains dans le monde », pp. 217/218, URL https://www.amnesty.org/en/location/europe-and-central-asia/russian-federation/report-russian-federation/ [consulté le 19.04.2022]
[13] Amnesty International, Synthèse des préoccupations d’Amnesty International concernant le renvoi de demandeurs d’asile tchétchènes vers la Russie, et notamment le risque de refoulement, janvier 2022, pp. 2-4 URL https://loisdumonde.com/wp-content/uploads/2022/08/SYNTHESE-DES-PREOCCUPATIONS-DAMNESTY-INTERNATIONAL-CONCERNANT-LE-RENVOI-DE-DEMANDEURS-DASILE-TCHETCHENES-VERS-LA-RUSSIE.pdf [consulté le 19.04.2022]
[14] Idem, p. 6
[15] Ibidem, p.7

Dernière mise à jour le août 30, 2022 par loisdumonde

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