La requête concerne les mauvais traitements que le requérant allègue avoir subis de la part de policiers et les procédures pénales et disciplinaires à l’encontre desdits policiers.
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TOROSIAN c. GRÈCE
(Requête no 48195/17)
ARRÊT
Art 3 (procédural) • Absence d’enquête effective sur les allégations défendables du requérant devant les autorités internes de violences physiques infligés par des policiers impliqués dans son arrestation
Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Absence de certificats médicaux corroborant les allégations concrètes du requérant et traitement de son problème de santé en priorité et avec succès par les professionnels de santé
STRASBOURG
7 juillet 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Torosian c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no. 48195/17) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant arménien, M. Garik Torosian (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 juin 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 janvier et le 14 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les mauvais traitements que le requérant allègue avoir subis de la part de policiers et les procédures pénales et disciplinaires à l’encontre desdits policiers.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1983 et réside à Thessalonique. Il a été représenté par Mes E. Kafkopoulos et K. Kafkopoulou, avocats au barreau de Thessalonique.
3. Le Gouvernement a été représenté par la déléguée de son agent, Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État.
I. Le contexte de l’affaire
4. À une date non précisée, le juge d’instruction ordonna l’arrestation du requérant (ordonnance no 8/2015).
5. Le 16 février 2015, le requérant fut arrêté en exécution du mandat d’arrêt no 8/2015 émis par le juge d’instruction.
6. Le 19 février 2015, le troisième juge d’instruction de Thessalonique (« le juge d’instruction ») ordonna la détention provisoire du requérant dans le cadre d’une procédure pénale pendante contre lui pour vol à main armée commis conjointement et en concours avec une brutalité particulière contre des personnes et ayant entraîné la mort et des lésions corporelles graves (ληστεία από κοινού και κατά συρροή που τελέστηκε με ιδιαίτερη σκληρότητα εναντίον προσώπων και από την οποία επήλθε ο θάνατος και βαριά σωματική βλάβη προσώπου) (ordonnance no 3/2015).
7. À une date non précisée, la cour d’appel criminelle de Thessalonique déclara le requérant coupable (arrêt no 1351/2016). Le requérant interjeta appel.
8. Le 30 septembre 2020, la cour d’appel de Thessalonique, statuant en deuxième instance, condamna le requérant à deux fois d’emprisonnement à perpétuité (δις ισόβια) (arrêt no 435/2020).
9. Le requérant introduisit un pourvoi en cassation. L’audience de l’affaire devant la Cour de cassation eut lieu le 1er décembre 2021. Il ressort du dossier qu’un arrêt n’a pas encore été publié.
II. La version du requérant concernant les événements du 16 février 2015
10. Tard dans la soirée du 16 février 2015, un groupe de trois policiers du département de la police de Thessalonique arrêta le requérant en exécution du mandat d’arrêt no 8/2015. Lors de cette arrestation, les policiers auraient jeté le requérant au sol et l’auraient menotté. Le requérant, surpris, aurait eu une réaction due à son état de surprise. Il n’aurait pas tenté de fuir ni de résister aux autorités, mais de se défendre contre la force exercée contre lui.
11. Le requérant allègue que, dès le début, il avait fermement nié avoir commis le vol à main armée. Il présente devant la Cour les explications qu’il dit avoir également présentées aux policiers dès le début afin de prouver son innocence.
12. Le requérant indique avoir subi, à la suite de son arrestation, un long interrogatoire afin de le forcer à avouer un crime qu’il n’avait selon lui pas commis. Il dit avoir été transféré dans une salle d’interrogatoire où se seraient trouvés cinq personnes, quatre hommes et une femme. Vers 18 h 30, un homme serait entré dans la salle et, en raison de son uniforme, le requérant aurait supposé qu’il s’agissait du commandant. Cet homme aurait dit au requérant que son coaccusé avait avoué le vol à main armée et lui aurait demandé s’il avait quelque chose à déclarer. Le requérant aurait fermement nié son implication dans l’affaire et lui aurait expliqué pourquoi il se trouvait dans le quartier. L’homme l’aurait alors giflé deux fois au visage et lui aurait dit : « Arrête de mentir, connard ! » avant de quitter la salle énervé en disant aux autres officiers : « Arrangez ça ». Alors que le requérant aurait porté des menottes et qu’il lui aurait été impossible de bouger, deux des policiers auraient commencé à lui donner des coups de poing sur les bras, lui auraient saisi et tiré les oreilles et l’auraient jeté au sol, tandis qu’un troisième policier aurait commencé à lui asséner des coups de pied dans l’abdomen et la poitrine. Au bout d’un moment, le requérant se serait rendu compte qu’ils le frappaient probablement avec différents objets, sans qu’il puisse comprendre de quel genre d’objet il s’agissait, et que ces objets lui causaient des blessures et des ecchymoses graves. Par la suite, les deux officiers l’auraient soulevé du sol, l’auraient tourné vers le mur et un quatrième policier aurait menacé de l’agresser sexuellement, en disant à ses collègues : « Enlevez-lui son pantalon et je vais le niquer » afin de le forcer, selon le requérant, à avouer ledit vol à main armée. Les policiers lui auraient alors enlevé son pantalon et son sous-vêtement mais le requérant aurait été terrifié et aurait commencé à se débattre afin de ne pas être agressé sexuellement. À la fin, les policiers l’auraient rhabillé sans l’agresser. Par la suite, le commandant serait de nouveau entré dans la salle et aurait dit au requérant : « Avoue, tu feras cinq ans de prison et puis tu seras de nouveau libre ». Le requérant aurait refusé et les policiers auraient continué à l’abuser et à l’humilier.
13. Le requérant, incapable de résister à la pression insupportable qui lui aurait été infligée depuis plusieurs heures, aurait enfin cédé afin de faire cesser cette torture. Au retour du commandant dans la salle, le requérant lui aurait dit : « Je ne peux plus supporter ça. Donnez-moi tout ce que vous voulez à signer ». Le requérant signa une confession le 17 février 2015 à 1 heure du matin. Le requérant souhaite souligner que, dans cette confession, les policiers avaient ajouté la déclaration suivante : « Je renonce à tous mes droits et je souhaite me défendre immédiatement et sans avocat ».
14. Les policiers auraient conduit le requérant devant le procureur afin qu’il présente sa défense. Le requérant dit avoir déclaré au procureur qu’il avait subi des tortures et des traitements inhumains et dégradants afin de le forcer à avouer le vol à main armée dont il était accusé et, afin de prouver ses allégations, il aurait enlevé ses vêtements. Le procureur aurait confirmé l’existence d’ecchymoses graves et le requérant aurait alors introduit sa plainte contre les policiers pour violation de l’article 137 A du code pénal (CP). Il aurait également demandé à être transféré et examiné immédiatement par un médecin légiste et que le procureur ordonnât la visite de ce médecin dans la cellule où il était détenu afin d’établir un rapport sur ses blessures.
15. Le lendemain, la médecin légiste L.K.-K. examina le requérant à la prison de Diavata à Thessalonique (« la prison de Diavata ») et ordonna le transfert de l’intéressé aux urgences de l’hôpital « Ippokrateio ». Le requérant se réfère au rapport établi par L.K.-K. (paragraphe 46 ci-dessous) pour exposer que sa situation s’était aggravée pendant les jours qui avaient suivi, que la douleur qu’il ressentait au niveau de l’abdomen devenait de plus en plus vive et qu’aucun médicament ne lui avait été donné jusqu’alors. À l’aube du 27 février 2015, il aurait ressenti une douleur insupportable dans l’abdomen. Il aurait été pâle, aurait eu des vertiges et aurait été incapable de se lever et de marcher. Il aurait été transféré en tant que détenu aux urgences de l’hôpital « Papageorgiou », où une perforation de l’estomac lui aurait été diagnostiquée. Il aurait été opéré afin que les médecins effectuent une suture de la perforation et serait resté hospitalisé pendant quinze jours. Il aurait été sous surveillance policière 24 heures sur 24 pendant son hospitalisation et ses parents n’auraient pas été autorisés à lui rendre visite ni à recevoir des informations sur sa situation par les médecins qui le soignaient.
16. Le 9 mars 2015, le requérant quitta l’hôpital et retourna à la prison de Diavata.
17. Le 10 avril 2015, le requérant soumit un mémoire supplémentaire au bureau du procureur de Thessalonique. Il y inclut son dossier médical complet établi par l’hôpital « Papageorgiou » ainsi que le rapport établi par le médecin légiste D.G. (paragraphe 49 ci-dessous) et demanda l’engagement de poursuites pénales contre les policiers conformément à l’article 137 b du CP.
18. Le requérant indique que, selon un document établi le 20 juillet 2015 par la prison de Diavata à la suite d’une question du sous-comité des affaires intérieures de la Grèce du Nord, aucun affrontement ni autre incident le concernant ne s’était produit entre son admission en prison et son transfert à l’hôpital « Papageorgiou » (paragraphe 53 ci-dessous).
III. La version du Gouvernement concernant les événements du 16 février 2015
19. Le Gouvernement se réfère à la procédure pénale engagée contre le requérant pour les événements du 16 février 2015 et à l’arrêt no 8013/2018 du tribunal correctionnel de première instance de Thessalonique (paragraphe 20 ci‑dessous).
20. Le 12 octobre 2018, le tribunal correctionnel de première instance de Thessalonique (« le tribunal ») condamna le requérant à une peine d’un an d’emprisonnement pour résistance à l’autorité. Cette peine fut convertie en une peine pécuniaire (arrêt no 8013/2018). Selon le tribunal, le requérant avait essayé d’échapper aux policiers qui lui avaient demandé de les suivre lors de son arrestation, le 16 février 2015, et il avait eu recours à la violence en leur portant notamment des coups de pied et de poing. Le tribunal ajouta que le requérant avait blessé le policier T.P. au doigt.
21. À une date non précisée, le requérant interjeta appel de cette décision.
22. Le 11 décembre 2019, la cour d’appel de Thessalonique condamna le requérant à une peine de six mois d’emprisonnement, convertie à une peine pécuniaire de cinq euros par jour d’emprisonnement (arrêt no 2929/2019). Cet arrêt est devenu définitif.
IV. La procédure pénale engagée par le requérant contre les policiers pour les événements du 16 février 2015
23. Le 19 février 2015, le requérant autorisa deux avocats, E.K. et S.‑L.D., à introduire en son nom une plainte contre les policiers qui l’avaient arrêté pour lésions corporelles graves, à former une demande de constitution de partie civile à la procédure et à faire appel à un médecin privé afin que celui‑ci rende visite au requérant en prison et établisse un rapport à la suite de cette visite.
24. Le 20 février 2015, S.-L.D. introduisit devant le bureau du procureur de première instance de Thessalonique une plainte au nom du requérant contre toute personne responsable. Dans cette plainte, le requérant présentait sa version des faits et demandait à être transféré et examiné par le médecin légiste de Thessalonique. Il demandait également que le procureur du tribunal de première instance publiât une ordonnance afin que M.T., ex‑professeur de médecine légale à l’université de Thessalonique, lui rende visite en prison et rédige un rapport sur les lésions corporelles qu’il disait avoir subies. Il demandait enfin l’engagement de poursuites pénales contre les policiers qui l’avaient interrogé pendant l’incident en cause et dont il disait ne pas connaître l’identité, et déclarait qu’il souhaitait se constituer partie civile.
25. Le même jour, le procureur publia une ordonnance concernant la visite du requérant par un médecin légiste.
26. Le même jour, en application de cette ordonnance, la médecin légiste L.K.-K. se rendit à la prison de Diavata. Elle examina le requérant et constata une lésion de 6 cm x 6 cm sur un de ses bras, une lésion de 5 cm x 7 cm sur l’autre bras, des lésions linéaires sur les poignets, ainsi qu’une sensibilité à la palpation de la partie inférieure des côtes (voir paragraphe 46 ci-dessous pour son rapport complet). L.K.-K. demanda le transfert du requérant à l’hôpital de garde, en l’espèce l’hôpital général de Thessalonique « Ippokrateio » (« l’hôpital « Ippokrateio ») afin qu’un examen par un chirurgien spécialisé et des examens d’imagerie fussent effectués.
27. Le même jour, le requérant fut transféré à l’hôpital « Ippokrateio ». Il fut soumis à un examen clinique, à une radiographie thoracique, à une radiographie des côtes ainsi qu’à une échographie de l’abdomen supérieur et inférieur et les médecins constatèrent que « rien n’avait émergé » de ces examens. Il fut constaté que l’abdomen du requérant était « souple, facile à presser et non douloureux » (μαλακή, ευπίεστη και ανώδυνη) à la palpation (paragraphe 46 ci-dessous).
28. Le 24 février 2015, L.K.-K. soumit son rapport médicolégal, des photos du requérant ainsi que les constats des examens effectués à l’hôpital « Ippokrateio » à la procureure compétente près le tribunal de première instance de Thessalonique.
29. Le 27 février 2015, le requérant fut transféré d’urgence de la prison de Diavata à l’hôpital « Papageorgiou » de Thessalonique. Il fut constaté qu’il souffrait d’une perforation de l’estomac et qu’il devait se faire opérer. Selon un document établi par C.T., le directeur de l’hôpital « Papageorgiou », aucune lésion abdominale des tissus mous, tel qu’un œdème musculaire, un hématome de la paroi abdominale ou des lésions aux organes n’avait été constatée (paragraphe 47 ci-dessous).
30. Selon le Gouvernement, dans sa déposition sous serment du 7 avril 2016, L.K.-K. avait soutenu que la perforation de l’estomac du requérant ne pouvait pas être constatée à partir des examens que le requérant avait subis le 20 février 2015 et que, par conséquent, le tableau clinique du requérant avait considérablement changé en sept jours (paragraphe 51 ci‑dessus).
31. Le 7 avril 2016, L.K.-K. fit une déposition sous serment. Elle soutint que la perforation de l’estomac dont le requérant souffrait le 27 février 2015 n’était pas compatible avec les résultats des examens auxquels le requérant avait été soumis le 20 février 2015 et que, par conséquent, le tableau clinique du requérant avait considérablement évolué pendant les sept jours qui s’étaient écoulés.
32. Le 8 avril 2015, D.G., le médecin légiste à qui le requérant avait fait appel déposa sous serment (paragraphe 49 ci-dessous). Ιl soutint que la perforation de l’estomac « sembl[ait] avoir été causée par une lésion mécanique externe » (« φέρεται να προήλθε λόγω εξωτερικής μηχανικής κάκωσης ») due « [aux] coups qu’il sembl[ait] avoir reçus » (« από τα χτυπήματα που φέρεται να δέχτηκε »). Selon le Gouvernement, cet avis de D.G. avait été inclus dans le dossier de l’affaire et avait été pris en compte lors des explications fournies par les policiers défendeurs.
33. Le requérant ajoute que, malgré l’émission d’un ordre de réexamen par le bureau du procureur, il n’avait jamais été convoqué car le procureur adjoint l’aurait oralement révoqué.
34. Le 2 juin 2016, le procureur près le tribunal de première instance de Thessalonique (« le procureur du tribunal de première instance ») considéra que les policiers n’avaient pas commis les actes dénoncés par le requérant et rejeta la plainte (décision no 555/2016). Il s’exprima comme suit :
« En premier lieu, le plaignant parle des coups de poing et de pied [qu’il aurait reçus] sur tout [le] corps et des coups avec des « objets qu’il ne [pouvait] pas identifier » tout au long de son interrogatoire, [qui aurait duré] plusieurs heures (…). Toutefois, son examen par la médecin légiste L.K.-K. a permis de constater uniquement des lésions et des ecchymoses sur ses deux bras, des lésions linéaires sur l’articulation de ses deux poignets (πηχεοκαρπικές αρθρώσεις) et une sensibilité à la palpation de la partie inférieure des côtes des deux côtés (…). Dans ce contexte, comme on peut le déduire des leçons de l’expérience commune, si la victime avait réellement été passée à tabac pendant plusieurs heures et par plusieurs personnes (πολύωρο και πολυπρόσωπο ξυλοδαρμό) [qui lui auraient donné] des coups de pied et de poing, elle aurait été « traînée » à l’hôpital dans un état misérable (θα « συρόταν » σε άθλια κατάσταση στο νοσοκομείο) et son corps n’aurait pas eu l’aspect qu’il présente sur les photos et dans le rapport d’expertise. Qui plus est, il est établi que les lésions sur les articulations des poignets sont dues à l’usage des menottes, usage qui était, dans la présente espèce, certainement justifié. En deuxième lieu, il n’a pas été déduit de n’importe quelle manière qu’il y avait un lien entre la perforation de l’estomac du plaignant, constaté par la suite, et le passage à tabac allégué. En particulier, mis à part le fait qu’un tel passage à tabac n’a pas eu lieu, on ne peut pas ignorer, d’une part, la déclaration de L.K.-K. selon laquelle l’abdomen du plaignant était souple, facile à presser et non douloureux [lors de son examen] et, d’autre part, le résultat de la tomodensitométrie du 28 février 2016, qui n’a pas décrit de lésions au niveau des organes (…). Ces constatations ne peuvent pas être remises en question par les évaluations du médecin légiste D.G. dans son avis et dans le rapport de sa déposition sous serment car, mis à part le fait qu’il a effectué son travail à la suite de la demande du plaignant, comme « représentant technique privé » (ιδιωτικός-τεχνικός συνήγορος), il n’a pas eu une perception empirique de première vue des événements mais il a été appelé à évaluer des données après leur manifestation. En troisième lieu, il semble que le plaignant, quand il a présenté ses explications après le passage à tabac de plusieurs heures dont il disait avoir été victime, ne s’est pas contenté d’avouer sa culpabilité mais a surenchéri (υπερθεμάτισε) en fournissant des informations supplémentaires. Le superflu est en l’espèce évident (το άτοπο εν προκειμένω είναι προφανές). En quatrième lieu, si le plaignant n’avait vraiment pas participé aux faits dont il était accusé et pour lesquels il va être jugé devant la cour d’appel de Thessalonique, il n’avait pas de raison d’agir comme il a agi dans l’ensemble depuis le moment de son arrestation et jusqu’à ce qu’il soit emmené devant le juge d’instruction. En cinquième lieu, en supposant même que la perforation était due à un passage à tabac, il n’a pas été établi qu’elle était une conséquence des actes des policiers et non d’actes de tiers si, comme il a été exposé, cette lésion a été constatée plusieurs jours après et alors que le plaignant était détenu.
Pour l’ensemble des motifs ci-dessus, il est approprié d’un point de vue procédural et imposé d’un point de vue substantiel d’appliquer l’article 47 du CPP. Enfin, en raison du fait que le plaignant, en déposant sa plainte, a frauduleusement déformé les faits en attribuant des allégations à des personnes qui n’étaient pas du tout impliquées (αποδίδοντας αιτιάσεις σε πλήρως αμέτοχα πρόσωπα) mais qui étaient toutefois des personnes « vulnérables » compte tenu de leur profession (ήταν « ευάλωτα » υπηρεσιακά), en souhaitant créer des doutes quant à sa culpabilité dans une affaire pertinente et particulièrement grave, nous le condamnons, conformément à l’article 585 § 4 CPP, à verser les frais de justice, que nous fixons à quatre-vingts (80) euros. »
35. Le 6 juillet 2016, le requérant, qui était toujours détenu à la prison de Diavata, introduisit un recours contre cette décision devant le directeur de la prison. Le Gouvernement indique que le requérant a déposé ce recours deux mois avant l’expiration du délai et ce malgré le fait qu’il était représenté par ses avocats.
36. Le 8 juillet 2016, le recours introduit par le requérant fut transféré au procureur près de la cour d’appel, puis au bureau du procureur et, le 11 juillet 2016, de nouveau devant le procureur près la cour d’appel.
37. Le 12 janvier 2017, la procureure de la cour d’appel rejeta ce recours pour irrecevabilité (ordonnance no 11/2017). Elle considéra que le requérant avait introduit le recours devant le chef adjoint de la prison de Thessalonique, qui avait rédigé un rapport. Or, selon la procureure, la rédaction dudit rapport ne relevait pas de la compétence du chef adjoint de la prison mais du secrétaire du bureau du procureur qui avait rendu la décision attaquée (article 48 du code de procédure pénale (CPP)).
V. L’enquête administrative sur les événements du 16 février 2015
38. Le 23 octobre 2015, le requérant témoigna devant les officiers de la sous-direction des affaires intérieures de la Grèce du Nord à propos des événements s’étant déroulés depuis son arrestation et jusqu’à la signature par lui de sa confession. Il indique que, pendant son témoignage, un officier lui avait montré des photos et il avait reconnu les personnes suivantes : T.A., directeur adjoint de la police, qui était selon lui le policier qui avait donné les ordres ; V.N., commandant adjudant (ανθυπαστυνόμος), qui était selon lui l’officier qui lui avait infligé des coups de pied ; B.I., sergent adjudant (υπαρχιφύλακας), qui était selon lui l’officier qui lui avait infligé des coups de poing et qui lui avait enlevé son pantalon et son sous-vêtement, et M.C. et D.G., sergents, qui étaient selon lui les officiers qui étaient présents mais qui ne l’avaient pas frappé.
39. Le 31 décembre 2015, le procureur adjoint ordonna au directeur des affaires intérieures d’effectuer un examen préliminaire afin de : a) mener une enquête administrative et joindre la conclusion de cette enquête au dossier de l’affaire ; b) obtenir des explications de la part des policiers qui avaient participé à l’incident et non de la part de ceux qui y avaient uniquement assisté ; c) découvrir s’il existait un certificat des blessures possibles du plaignant qui aurait été établi juste après l’arrestation de celui-ci et faire examiner par les deux professeurs de l’université, sous serment, la compatibilité des blessures avec la perforation de l’estomac, et d) demander au secrétariat du bureau du procureur un certificat pour la procédure contre le plaignant.
40. Le 1er avril 2016, le requérant introduisit une pétition devant le directeur des poursuites pénales de la cour d’appel afin d’accélérer la soumission du constat ci-dessus eu égard au fait que l’audience pour les accusations portées contre lui pour vol à main armée avait été fixée au 6 juin 2016.
41. Le 7 avril 2016, L.K.-K. témoigna devant les officiers de la sous‑direction des affaires internes. Elle déclara que l’état clinique du requérant avait changé de manière significative entre le 20 et le 27 février 2015.
42. Le 8 avril 2016, D.G. indiqua lors de son témoignage que la perforation de l’estomac du requérant avait été causée par des coups violents.
43. Le 4 mai 2016, le requérant introduisit une pétition devant la sous‑direction des affaires internes afin d’accélérer la soumission des conclusions qu’il jugeait pertinentes en l’espèce.
44. Le 16 mai 2016, les policiers T.A., V.N. et B.I. furent appelés afin d’être entendus devant la sous-direction des affaires internes. Un délai de 48 heures fut fixé à cette fin.
45. Le 20 mai 2016, les trois policiers précités furent entendus. Ils nièrent tout acte de violence contre le requérant. Le sergent adjudant B.I. nia avoir été présent pendant l’incident mais assura que personne n’avait touché le requérant. Les trois policiers nièrent tout acte de violence, tant physique que mentale, à l’encontre du requérant. Ils rapportèrent que, dans le cadre de la procédure pénale engagée contre l’intéressé, il existait beaucoup de preuves à fournir et que les aveux de ce dernier n’étaient pas nécessaires. Selon eux, c’est la raison pour laquelle ils ne l’avaient pas mis sous pression et avaient respecté ses allégations selon lesquelles il n’était pas coupable. Selon le requérant, les policiers n’avaient pas expliqué pourquoi il avait finalement signé sa confession à 1 heure du matin le 17 février 2015 et non à 20 h 50 le 16 février 2015, ce qui avait causé les blessures corporelles enregistrées par L.K.-K. et sa perforation de l’estomac, alors qu’il n’aurait pas souffert d’une maladie chronique et qu’aucun autre incident n’aurait eu lieu dans les sept jours précédents. Le requérant ajoute que, malgré le fait qu’un ordre de réexamen avait été émis par le bureau du procureur, il n’a jamais été convoqué car le procureur adjoint l’aurait oralement révoqué. Le dossier présenté devant la Cour ne contient pas d’information sur la suite de l’enquête administrative.
VI. Les certificats médicaux
A. Le rapport établi le 20 février 2015 par la médecin légiste L.K.-K.
46. Le rapport de L.K.-K., médecin légiste et professeure assistante à l’université de Thessalonique, mentionnait en particulier ce qui suit :
« (…) Examen clinique : le 20 février 2015, je me suis rendue à la prison de Thessalonique et j’ai examiné le patient. J’ai constaté qu’il avait :
– sur le bras droit : une lésion de 6 cm x 6 cm et une ecchymose qui avait par endroits une teinte noire et par endroits une teinte verte ;
– sur le bras gauche : une lésion de 5 cm x 7 cm et une ecchymose qui avait par endroits une teinte noire et par endroits une teinte verte ;
– des lésions linéaires avec croûte sur les deux articulations du poignet (πηχεοκαρπικές αρθρώσεις) ;
– une sensibilité à la palpation de la partie inférieure des côtes, qui empirait lors des mouvements respiratoires. Pour cette raison, j’ai demandé son transfert à l’hôpital de garde afin que les examens d’imagerie fussent effectués et afin qu’il fût examiné par un chirurgien spécialisé.
Informations fournies par l’hôpital général de Thessalonique « Ippokrateio »
– Examen clinique : le patient a été examiné le 20 février 2015 au département des urgences de l’hôpital (…). Pendant l’examen clinique, une sensibilité à la palpation de la partie inférieure des côtes a été constatée, sans crépitements palpables (χωρίς ψηλαφητκό κριγμό). Le souffle respiratoire (το αναπνευστικό ψυθίρισμα) était le même des deux côtés. L’abdomen était souple, facile à presser et non douloureux les bruits des intestins étaient normaux. Des ecchymoses sur les deux bras ont été également constatées.
– Radiographie de la poitrine : transparence satisfaisante des poumons sans signes d’une maladie active. Les espaces septaux latéraux sont libres. L’index cardiothoracique est dans les limites normales.
– Radiographie des côtes : absence d’image claire de fracture.
– Contrôle échographique des parties haute et basse de l’abdomen : absence de collecte de liquide dans l’abdomen (απουσία ελεύθερης συλλογής στην κοιλιακή χώρα). L’échographie ne révèle aucune lésion au niveau du foie, de la rate ou du pancréas (χωρίς υπερηχογραφικά ορατές εστιακές αλλοιώσεις). Reins normaux (sur le rein gauche, petite formation qui est attribuée à un kyste cortical…).
Conclusion
Il découle de ce qui précède que Torisian Garik, de Agvan, 32 ans, présente une légère lésion due à l’usage d’un instrument contondant et pointu (δια θλώντος και δια νύσσοντος οργάνου). En raison de cette lésion, il sera malade de 5 à 7 jours, à condition qu’aucune complication ne survienne. »
B. Le rapport établi par C.T., médecin de l’hôpital « Papageorgiou », à la suite de l’examen du requérant le 27 février 2015
47. Le rapport de C.T., médecin à l’hôpital « Papageorgiou », mentionnait en particulier ce qui suit :
« Présence d’air libre par voie intrapéritonéale (ενδοπεριτοναικά). La quantité de l’air est faible et se localise autour du foie (…), à côté du duodénum.
Quantité de liquide (…)observé (…) sous le foie (υφηπατικά) et la rainure paracolique. (…)
Foie homogène, sans image de dommage focal. (…)
Conclusion : rupture de viscère creux, probablement du duodénum. »
C. La « note informative relative au patient » établie par l’hôpital Papageorgiou » et datée du 9 mars 2015
48. Cette note indiquait en particulier ce qui suit :
« Historique-examen objectif : syndrome abdominal aigu (οξεία κοιλία)
Diagnostic de sortie : (…) perforation de l’estomac
Traitement-chirurgie : (…) couture de la perforation (…)
Évolution de la maladie : amélioration.
Instructions à la sortie :
Diète légère pendant une semaine
Éviter de porter du poids pendant un mois
[Porter] une ceinture pendant trois mois
Réexamen aux urgences du [département] gastro-intestinal dans un mois
Caps Losec 40 mg une fois par jour
Si douleur, tabs Depon 500 mg
En cas de douleurs (ενοχλημάτων) contacter notre clinique au numéro (…). »
D. Le rapport établi le 6 avril 2015 par le médecin légiste D.G. suite à la demande du requérant
49. Dans son rapport établi le 6 avril 2015, le médecin légiste D.G. mentionna en premier lieu que les faits décrits dans ce rapport étaient basés sur le dossier médical du requérant ainsi que sur les faits tels qu’ils avaient été présentés par ce dernier. En deuxième lieu, il procéda à l’exposé des faits, puis précisa notamment les causes et les conséquences d’une perforation de l’estomac. En troisième lieu, il indiqua que le requérant ne souffrait pas de douleurs gastriques avant les mauvais traitements allégués. Il ajouta que la perforation de l’estomac pouvait passer inaperçue lors d’un premier examen médical. Selon D.G., le fait que, lors du premier examen du requérant à l’hôpital « Ippokrateio », rien de remarquable n’avait été constaté était cohérent avec la littérature médicale et pouvait arriver soit lorsque la fuite était particulièrement peu importante, soit lorsque la perforation n’était pas encore achevée. D.G. ajouta que le requérant avait continué à ressentir une douleur à l’abdomen dans les jours qui avaient suivi et que la situation avait évolué en perforation de toute évidence en raison de l’évolution de la lésion causée à la paroi de l’estomac, du ramollissement dû à l’inflammation qui s’était développée autour de la plaie et de l’effet corrosif de l’acide hydrochlorique sur la lésion.
50. Le rapport concluait ce qui suit :
« (…) La perforation de l’estomac présentée par M. Torosian ne semble pas avoir été causée de manière évolutive par un ulcère gastroduodénal asymptomatique duquel l’intéressé aurait pu souffrir ou par une situation de stress subie lors de son arrestation, mais d’une lésion (θλαστική κάκωση).
Il semble que les coups à l’abdomen que le requérant allègue avoir subi ont causé, en premier lieu, une lésion de la paroi de l’estomac, lésion qui, en raison des particularités de cet organe, a évolué en perforation, une affection mortelle sans intervention-correction médicale. Il ressort de ce qui précède que M. Torosian a subi un dommage corporel grave, conséquence d’une lésion alléguée à l’abdomen. »
E. La déposition de L.K.-K. du 7 avril 2016
51. Le 7 avril 2016, L.K.-K. déclara ce qui suit lors de sa déposition :
« (…) lors de l’examen de Garik Torosian que j’ai réalisé à la prison de Diavata, le 20 février 2015, j’ai constaté, entre autres, une sensibilité à la palpation de la partie inférieure côtes. Pour cette raison, et parce que M. Torosian a mentionné avoir reçu des coups à l’abdomen, j’ai demandé son transfert immédiat à l’hôpital de garde et la réalisation d’examens cliniques et d’imagerie. Aucune pathologie n’a été découverte le 20 février 2015 à la suite des examens effectués à l’hôpital. En fait, les conclusions rédigées mentionnent que l’abdomen était souple, facile à presser et non douloureux. Il s’ensuit, eu égard au fait qu’une perforation de l’estomac a été constatée lors de l’examen du 27 février 2015, que le tableau clinique de M. Torosian a considérablement changé entre le 20 et le 27 février 2015. »
F. La déposition de D.G. du 8 avril 2016
52. Le 8 avril 2016, D.G. fit la déposition suivante :
« (…) Selon les documents qui m’ont été fournis, la perforation de l’estomac semble (φέρεται) avoir été causée par une lésion mécanique externe. Dans mon opinion ci-dessus, je mentionne les raisons pour lesquelles je considère que la perforation n’a pas été causée par un ulcère chronique ni par du stress physique et psychique. Qui plus est, je veux mentionner qu’il est possible que les symptômes soient apparus tardivement en raison de l’endroit où M. Torosian semble avoir reçu les coups, à savoir son abdomen. De plus, (…) [le requérant], du 19 février 2015, date à laquelle il a été examiné par la médecin légiste (…), au 27 février 2015, date à laquelle il est entré à l’hôpital Papageorgiou, se plaignait de douleurs profondes et, eu égard à l’absence de maladie chronique au niveau de l’organe en cause, je considère que la perforation a été causée par les coups que [le requérant] semble avoir reçus (από τα χτυπήματα που φέρεται να δέχτηκε). »
G. Le document du 20 juillet 2015 établi par la prison de Diavata
53. Le document du 20 juillet 2015 établi par la prison de Diavata indique ce qui suit :
« (…) A. [M. Torosian] arriva dans notre prison le 20 février 2020. B. Le même jour, il fut transféré à l’hôpital « Ippokrateio » et ne fut donc plus en contact avec ses codétenus. C. Aucun autre affrontement ou incident concernant [le détenu] ci-dessus ne survint pendant la période comprise entre son arrivée et son transfert à l’hôpital « Ippokrateio ». »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Le droit interne pertinent
54. Les dispositions du droit interne pertinentes en l’espèce sont décrites dans les arrêts Andersen c. Grèce (no 42660/11, § 39, 26 avril 2018), Tsalikidis et autres c. Grèce (no 73974/14, § 34, 16 novembre 2017), Shuli c. Grèce (no 71891/10, § 14, 13 juillet 2017) et Nieciecki c. Grèce (no 11677/11, § 25, 4 décembre 2012).
55. À l’époque des faits, les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP se lisaient comme suit :
Article 48
« 3. Le plaignant peut, dans un délai de trois mois à compter de la notification de l’ordonnance du procureur conformément aux paragraphes 1 et 2 de l’article précédent, faire appel contre cette ordonnance [l’ordonnance du procureur du tribunal de première instance] auprès du procureur de la cour d’appel compétent. Le délai n’est susceptible d’être prolongé pour aucune raison. Le secrétaire du bureau du procureur qui a publié l’ordonnance attaquée rédige un rapport pour le recours. »
Article 463
« Les dispositions générales du CPP en ce qui concerne les recours juridictionnels sont également applicables aux recours quasi-juridictionnels (οιονεί ένδικα μέσα) ou les recours reconnus par des dispositions spéciales, sauf si la loi en dispose autrement ou si les dispositions [générales du CPP] ne sont pas compatibles avec la nature de ces recours. »
Article 474
« Sans préjudice de l’article 473 paragraphe 2, le recours est introduit par déclaration auprès du greffier du tribunal qui a publié la décision [ou l’ordonnance] ou du greffier du tribunal de la paix ou du chef de l’autorité consulaire à l’étranger, et dans la région dans laquelle le bénéficiaire réside ou réside temporairement. S’il est détenu en prison, la déclaration peut également être faite à la personne qui la dirige. »
Article 585
« 4. Lorsque le procureur met une plainte aux archives (article 43) ou rejette une accusation (article 47), il impose au plaignant (μηνυτής) ou à la partie requérante (εγκαλούντος) le versement des frais de justice s’il est convaincu que la plainte ou l’accusation était complètement fausse et a été faite frauduleusement. Le montant des frais est égal à celui que doit verser l’accusé qui est condamné par le tribunal correctionnel de première instance en formation de juge unique. »
II. Les constats du Comité Européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) dans son rapport de 2016
56. Dans son rapport publié à la suite de sa visite en Grèce du 14 au 23 avril 2015, le CPT constatait que le traitement des suspects détenus par les forces de l’ordre en Grèce était une préoccupation de longue date, depuis la première visite du CPT dans le pays en 1993. Le CPT ajouta que les autorités avaient systématiquement refusé de considérer que les mauvais traitements constituaient un problème grave en Grèce et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour mettre en œuvre les recommandations du Comité et lutter contre ce phénomène. Au cours de la visite de 2015, la délégation du CPT avait reçu « un nombre important d’allégations crédibles de mauvais traitements » de suspects détenus. Les allégations concernaient en particulier l’usage excessif de force par la police pendant ou après l’arrestation. Les mauvais traitements allégués consistaient généralement en gifles, coups de poing, coups de pied et coups de matraque qui se corroboraient par les constats médicaux. Le CPT ajoutait que, depuis de nombreuses années, il avait mis en évidence les défaillances des enquêtes relatives, y compris le manque de célérité. Il estimait que les informations recueillies au cours de la visite de 2015 indiquaient une fois de plus que le système était, à l’époque des faits, caractérisé par des défaillances systémiques quant à l’exigence de mener des enquêtes rapides, approfondies, indépendantes et impartiales (paragraphes 12-15 et 24 du rapport).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
57. Le requérant se plaint d’une violation de l’article 3 de la Convention en raison des violences physiques dont il aurait été victime de la part des policiers impliqués dans son arrestation. Invoquant l’article 13 de la Convention, il soutient que les autorités administratives et judiciaires ont failli à mener une enquête effective sur l’incident en cause. Sur le terrain de l’article 6 de la Convention, le requérant dénonce une violation de son droit d’accès à un tribunal en raison du rejet pour irrecevabilité du recours qu’il avait exercé le 6 juillet 2016 contre la décision no 555/2016. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits en cause. Elle estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations du requérant sous l’angle du seul article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
58. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
59. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Par conséquent, elle se penchera tout d’abord sur le grief du requérant relatif à la non-réalisation d’une enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements (El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 155 et 181, CEDH 2012, Dzhulay c. Ukraine, no 24439/06, § 69, 3 avril 2014, Chinez c. Roumanie, no 2040/12, § 57, 17 mars 2015, Yaroshovets et autres c. Ukraine, nos 74820/10, 71/11, 76/11, 83/11, et 332/11, § 77, 3 décembre 2015, et Sadkov c. Ukraine, no 21987/05, § 90, 6 juillet 2017).
1. Quant à l’effectivité des investigations menées par les autorités nationales
a) Les arguments des parties
i. Le requérant
60. Le requérant plaide que, à la suite des événements en cause, une enquête administrative a été ouverte et que, dans ce cadre, un certain nombre de policiers ont été interrogés et des tests de laboratoire ont été effectués. Il indique que, à la suite de cette enquête, aucune poursuite pénale n’a été engagée contre les policiers en cause. Il allègue en outre que, dans son ordonnance no 555/2016, le procureur adjoint a accepté sans réserve les témoignages des policiers sans justification suffisante à ses yeux.
61. Selon le requérant, il était obligé d’introduire son recours du 6 juillet 2016 devant le directeur adjoint de la prison où il était détenu et non devant le secrétaire du bureau du procureur qui avait délivré la décision attaquée, en raison du fait qu’il était détenu et que la possibilité d’être transféré auprès du bureau du procureur afin de déposer un recours n’était pas prévue. Le requérant ajoute que les articles 462 à 476 du CPP (y compris l’article 474 § 1 b), prévoyant la possibilité d’introduire ce recours devant le directeur des prisons) trouvent à s’appliquer également dans le cas du recours prévu par l’article 48 du CPP. Qui plus est, la déposition de ce recours par son avocat aurait nécessité le paiement de 385 EUR, somme dont le requérant n’aurait pas disposé en raison du fait qu’il serait resté longtemps en prison.
ii. Le Gouvernement
62. Le Gouvernement expose que, en l’espèce, l’enquête a été effectuée par des organes judiciaires et notamment par des procureurs, qui sont indépendants de la police. Il précise que lesdits procureurs disposent du pouvoir d’examiner l’affaire en profondeur tant en première qu’en seconde instance, d’accuser les personnes impliquées et d’engager des poursuites pénales afin que les accusés soient jugés conformément aux garanties de l’article 6 de la Convention.
63. Le Gouvernement ajoute que le procureur de première instance a jugé de façon indépendante et selon le principe de libre appréciation des preuves que la plainte du requérant était infondée. Il estime que ce procureur a pris en compte tous les éléments du dossier, y compris les dépositions des personnes impliquées, faute de quoi il aurait violé les droits des policiers sous l’angle de l’article 6 de la Convention. Qui plus est, selon le Gouvernement, le procureur a pris en compte tous les éléments soumis par le requérant dans sa plainte et notamment le rapport médical établi par D.G. Toujours selon le Gouvernement, le procureur est parvenu aux mêmes conclusions que celles exposées dans le rapport médical précité concernant le type et la gravité des blessures et a estimé que celles-ci correspondaient à la force physique qu’il avait été nécessaire d’employer lors de l’arrestation du requérant compte tenu de son comportement. Le Gouvernement indique que le procureur a systématiquement comparé les allégations du requérant avec les constats des médecins légistes et qu’il a amplement motivé sa décision de considérer que les allégations de l’intéressé étaient mal fondées. Il s’ensuit, selon le Gouvernement, que l’on ne peut pas considérer que le procureur a éludé l’incident de façon imprudente et sans faire d’efforts. Le Gouvernement considère que, contrairement à l’affaire Galotskin c. Grèce (no 2945/07, 14 janvier 2010), le procureur ne s’est basé ni sur la crédibilité supposée (στην τυχόν αξιοπιστία) des policiers ni sur les dépositions de ces derniers afin d’arriver à ses conclusions. Il estime que, au contraire, le procureur a donné du poids : a) aux rapports des experts concernant les problèmes médicaux du requérant ; b) à un jugement raisonnable quant à la légèreté et au caractère raisonnable et nécessaire des lésions causées au requérant, même en considérant la présomption la Cour selon laquelle ces lésions ont été causées pendant l’arrestation et la détention de l’intéressé.
64. Le Gouvernement ajoute que, en tout état de cause, le requérant en tant que plaignant avait la possibilité d’introduire une action en dommages‑intérêts devant les juridictions administratives conformément à l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil ainsi qu’un recours contre le rejet de sa plainte conformément à l’article 48 CPP, recours qu’il a exercé mais qui a été jugé irrecevable. Sur ce point, le Gouvernement indique également que le requérant avait autorisé deux avocats à le représenter et qu’il aurait pu leur demander d’introduire ce recours devant le bureau du procureur après avoir convenu des frais à cet égard. Il ajoute que, si le requérant ne pouvait pas assumer ces frais, il pouvait introduire une demande d’assistance judiciaire, prévue par la loi no 3226/2004.
65. Le Gouvernement en conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce de violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
66. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015), El-Masri (précité, §§ 182-185) et Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 316‑326, CEDH (extraits)).
67. Il en ressort que, pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains.
68. Ainsi, notamment, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (…) Convention », les dispositions de l’article 3 de la Convention requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3.
69. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité.
70. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète.
71. Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés.
72. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise.
73. En outre, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête.
74. L’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête. Qui plus est, l’enquête doit être propre à déterminer si le recours à la force était ou non justifié dans les circonstances particulières d’une affaire (Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 69, 4 avril 2006, et Grimailovs c. Lettonie, no 6087/03, § 106, 25 juin 2013).
75. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Bouyid, précité, § 121).
ii. Application de ces principes en l’espèce
76. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les allégations exposées par le requérant devant les autorités internes selon lesquelles des policiers lui ont infligé des traitements contraires à l’article 3 de la Convention étaient défendables. Cette disposition obligeait donc les autorités à mener une enquête effective.
77. La Cour constate que les circonstances ayant entouré les événements du 16 février 2015 ont fait l’objet d’une procédure pénale (paragraphes 24‑37 ci-dessus) et qu’une enquête administrative a été menée (paragraphes 38-45 ci-dessus). Elle note que le CPT avait, à l’époque des faits, mis en évidence les défaillances, selon lui systémiques, des enquêtes concernant les allégations de mauvais traitements (paragraphe 56 ci-dessus).
78. Reste à savoir si les procédures en cause ont satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.
79. La Cour observe à cet égard qu’il existe des éléments de nature à entacher le caractère indépendant et approfondi des enquêtes en cause. En premier lieu, elle relève que les personnes chargées de l’enquête administrative étaient des collègues des policiers soupçonnés d’être impliqués et qu’ils n’étaient pas supervisés par une autorité indépendante (Andersen, précité, § 60).
80. Quant à l’enquête pénale, la Cour relève que celle-ci a abouti au rejet de la plainte introduite par le requérant (paragraphes 34 et 37 ci-dessus). Si l’obligation pesant sur les États est une obligation non pas de résultat mais de moyens, la Cour constate que, en l’espèce, les éléments suivants étaient susceptibles de compromettre l’effectivité de celle-ci.
81. En premier lieu, la Cour note que, à la suite des événements du 16 février 2015, différents certificats médicaux concernant l’état de santé du requérant ont été établis. En particulier, selon le rapport établi le 20 février 2015 par la médecin légiste L.K.-K., qui a examiné le requérant (paragraphe 46 ci-dessus), l’intéressé présentait des ecchymoses sur les bras, des lésions linéaires sur les poignets et une sensibilité à la palpation de la partie inférieure des deux côtés du thorax. Ce rapport constatait également que l’abdomen du requérant était souple, facile à presser et non douloureux et que les bruits des intestins étaient normaux. Selon les conclusions de L.K.‑K., le requérant présentait une lésion corporelle légère causée par un instrument contondant et pointu et il serait malade pendant 5 à 7 jours à condition qu’aucune complication ne survienne. Or, le 27 février 2015, le requérant a été admis à l’hôpital en urgence. Selon les certificats médicaux établis à partir de cette date, le requérant souffrait d’une perforation de l’estomac (paragraphes 47-49). Il s’ensuit que, du 20 février 2015, date à laquelle le requérant a été examiné pour la première fois, au 27 février 2015, date à laquelle il a été admis d’urgence à l’hôpital, son état de santé s’est considérablement aggravé. Il est à noter que, selon le document du 20 juillet 2015 établi par la prison de Diavata, aucun autre affrontement ou incident n’était survenu pendant la période comprise entre l’arrivée du requérant dans cette prison et son transfert à l’hôpital « Ippokrateio » (paragraphe 53 ci‑dessus). La Cour note en outre que le requérant était détenu à la prison de Diavata et se trouvait donc alors sous le contrôle absolu des autorités internes.
82. La Cour observe que, malgré cette détérioration de l’état de santé du requérant, les juridictions internes ne se sont pas livrées à un examen approfondi des événements en cause. Au contraire, elle note que, dans sa décision no 555/2016, le procureur du tribunal de première instance s’est limité à se référer à l’examen par la médecin légiste L.K.-K. et à observer que « si la victime avait réellement été passée à tabac plusieurs heures par plusieurs personnes [qui lui auraient donné] des coups de pied et de poing, elle aurait été « traînée » à l’hôpital dans un état misérable et son corps n’aurait pas eu l’aspect qu’il présente sur les photos et dans le rapport d’expertise. » (paragraphe 34 ci-dessus). Le procureur compétent a également conclu qu’il n’avait pas été déduit de n’importe quelle manière qu’il y avait une connexion entre la perforation de l’estomac du plaignant et le passage à tabac allégué, que le médecin légiste D.G. avait effectué son travail à la suite de la demande du plaignant et que, en supposant même que la perforation était due à un passage à tabac, il n’avait pas été établi qu’elle était une conséquence des actes des policiers et non d’actes de tiers. La Cour note en outre que les certificats médicaux disponibles auraient dû au moins être examinés attentivement par les autorités chargées de l’enquête.
83. La Cour observe, en deuxième lieu, que lors de son placement en garde à vue, le requérant n’a fait l’objet d’aucun examen médical. Or elle a maintes fois souligné l’importance d’un examen médical qui soit effectué avant le placement d’une personne en garde à vue. Un tel examen peut permettre non seulement de savoir si la personne en cause est à même de faire l’objet d’un interrogatoire, mais également, en cas d’allégation ultérieure de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, de « décharger » les autorités de la preuve en ce qui concerne l’origine des blessures constatées (Ion Bălăşoiu c. Roumanie, no 70555/10, § 115, 17 février 2015, et Turkan c. Turquie, no 33086/04, § 42, 18 septembre 2008, et Andersen, précité, § 63).
84. En troisième lieu, la Cour note que le procureur de première instance a considéré que, en déposant sa plainte, le requérant avait frauduleusement déformé les faits en attribuant certaines allégations à des personnes qui n’étaient pas du tout impliquées, et qu’il a considéré que ces personnes étaient « vulnérables » compte tenu de leur profession. Le procureur a également indiqué que le requérant souhaitait susciter des doutes quant à sa culpabilité dans une affaire pertinente. Il a appliqué l’article 585 § 4 CPP et a obligé le requérant à verser les frais de justice, qui s’élevaient à 80 euros (EUR). La Cour note que le procureur compétent a ainsi pénalisé le requérant pour avoir introduit une plainte contre les policiers prétendument impliqués.
85. En quatrième lieu, la Cour note que, en rejetant l’appel du requérant pour irrecevabilité, le 12 janvier 2017, la procureure de la cour d’appel a considéré que la rédaction du rapport de l’introduction de l’appel du requérant ne relevait pas de la compétence du chef adjoint de la prison mais de celle du secrétaire du bureau du procureur qui avait rendu la décision attaquée (article 48 du CPP ; paragraphe 37 ci-dessus). Toutefois, le requérant, qui était détenu à la prison de Diavata, avait introduit un recours devant le directeur de cette prison (paragraphe 35 ci‑dessus). La Cour ne saurait se substituer aux juridictions internes et examiner si, comme le soutient le requérant, les articles 462 à 476 du CPP trouvaient à s’appliquer également dans le cas de son recours. Or il n’en demeure pas moins que le recours du requérant a été enregistré, transmis au procureur près de la cour d’appel puis au bureau du procureur et, le 11 juillet 2016, de nouveau devant le procureur près la cour d’appel (paragraphe 36 ci-dessus). De l’avis de la Cour, cette pratique a donné l’impression au requérant que son recours était recevable. Qui plus est, rien n’explique pourquoi le recours en cause a été enregistré par le directeur de la prison le 6 juillet 2016.
86. En conséquence, compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié d’une enquête effective en l’espèce. Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
2. Quant aux allégations de mauvais traitements
a) Les arguments des parties
i. Le requérant
87. Le requérant réitère sa version des faits (paragraphes 10-18 ci‑dessus) et allègue que les policiers l’ont maltraité pendant un interrogatoire afin d’obtenir des aveux. Il ajoute que, même si les policiers ont nié l’avoir maltraité, il était en bonne santé lorsqu’il a été placé en garde à vue et blessé quand il a été transféré à la prison de Diavata. Qui plus est, le requérant se réfère au certificat de la prison fourni par lui attestant qu’il n’avait été impliqué dans aucune sorte d’affrontement ou d’incident pendant les quelques jours où il y avait été détenu avant son transfert à l’hôpital. Le requérant plaide qu’il incombait à l’État de fournir une explication plausible quant à ses blessures, mais que les autorités internes avaient selon lui échoué à le faire. Il ajoute que, malgré le fait qu’il avait introduit une plainte devant le bureau du procureur, aucun officier n’a été puni pour l’avoir maltraité, ni dans le cadre de la procédure pénale, ni dans celui de la procédure administrative.
88. Le requérant allègue en outre qu’il a déjà introduit des appels contre les deux décisions invoquées par le Gouvernement (no 8013/2018 du tribunal correctionnel de Thessalonique et no 1351/2016 de la cour d’appel criminelle de Thessalonique). Il soutient que les policiers l’ont arrêté pour un crime qu’il n’aurait pas commis, qu’ils lui ont demandé de les suivre et qu’ils l’ont brusquement attaché. Il indique avoir alors eu une réaction due à la surprise. Il déclare qu’il ne voulait pas repousser les policiers ni résister à son arrestation mais seulement se défendre face à la force exercée contre lui. Le requérant soutient en outre que, étant donné que les policiers l’avaient mis au sol et lui avaient mis des menottes, il n’aurait pas pu les frapper. Selon le requérant, l’allégation selon laquelle il avait blessé un policier au doigt était absurde car le procureur aurait introduit cette plainte après l’introduction de la sienne pour violation de l’article 187A du CP (torture). Le requérant ajoute qu’il a subi un préjudice physique alors qu’il se trouvait aux mains de la police, ainsi que des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité en raison du traitement qui lui aurait été infligé et que la souffrance qu’il dit avoir subie suffit pour que les actes de la police soient qualifiés de torture ou traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
ii. Le Gouvernement
89. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 3 de la Convention en l’espèce.
90. En premier lieu, il plaide que, comme le tribunal de première instance l’a considéré lors d’une audience durant laquelle le requérant a été entendu, il ne ressort pas du dossier que l’intéressé a été victime de violence de la part des autorités. Au contraire, selon le Gouvernement, il a été constaté que le requérant avait fait usage de violence contre les policiers afin d’éviter son arrestation et que les policiers avaient essayé de le repousser lors de sa mise en détention sans dépasser en aucun cas la force nécessaire. Ceci est prouvé, aux yeux du Gouvernement, par les deux petites lésions sur les bras et les poignets du requérant qui avaient été immédiatement constatées.
91. En second lieu, le Gouvernement soutient que l’allégation du requérant selon laquelle que les policiers l’avaient forcé à avouer car ils n’auraient pas eu d’autres éléments pour l’inculper n’est pas étayée. Le Gouvernement ajoute que le requérant a été déclaré coupable par la cour d’appel criminelle de Thessalonique (arrêt no 1351/2016) à la suite d’une longue procédure et d’une audience lors de laquelle il a exercé tous ses droits procéduraux, et qu’il a été reconnu coupable sur la base de multiples preuves. Le Gouvernement plaide en outre que le requérant a été condamné sur la base de multiples preuves et sans qu’aucune déposition préliminaire de sa part ne soit incluse. Toute confession du requérant n’était, selon le Gouvernement, pas pertinente pour le déroulement de la procédure compte tenu des preuves déjà contenues dans le dossier.
92. En troisième lieu, le Gouvernement considère qu’aucun lien n’a été établi entre les incidents du 20 février 2015 évoqués par le requérant et la perforation de l’estomac dont ce dernier souffrait sept jours plus tard, étant donné que le certificat médicolégal ainsi que les examens auxquels le requérant avait été soumis à l’hôpital n’auraient rien démontré de pertinent. Le Gouvernement souligne que, au contraire, le 20 février 2015, il a été constaté que l’abdomen du requérant était souple, facile à presser et non douloureux.
93. En l’absence de toute constatation et preuve corroborant les allégations du requérant et compte tenu, au contraire, du jugement d’un tribunal interne indépendant et impartial quant au « comportement illégal du requérant pendant son arrestation », le Gouvernement estime que la présomption que la dégradation de l’état de santé du requérant était due aux autorités internes n’est pas établie en l’espèce. Il ajoute qu’il n’y a jamais eu d’incident impliquant un traitement inhumain ou dégradant afin d’obtenir les aveux du requérant et allègue que, contrairement à l’affaire Bouyid précitée, le requérant ne prouve pas que son état de santé était la conséquence de son traitement par les autorités internes. En tout état de cause, le Gouvernement considère que l’ordonnance du procureur du tribunal de première instance de Thessalonique était amplement motivée. Il ajoute que, étant donné que le requérant avait résisté à son arrestation et qu’il avait recouru à la violence contre les policiers, l’usage de la force par ces derniers était devenu nécessaire compte tenu du comportement du requérant et devrait alors être considérée comme justifiée par la Cour.
94. Le Gouvernement en conclut que, même si la Cour doute des circonstances dans lesquelles les deux lésions ont été causées, elle doit prendre en considération les faits de l’affaire et notamment le comportement du requérant et la résistance dont il aurait fait preuve, laquelle aurait conduit les policiers à recourir à la force physique contre lui afin de l’arrêter, le fait que la blessure soit légère et ait été infligée sur le moment (το στιγμιαίο), l’âge du requérant et le fait que son arrestation était justifiée car il était accusé d’avoir commis des crimes. Compte tenu de ces éléments et eu égard au fait que le requérant n’invoque pas d’effets psychologiques concrets des mauvais traitements allégués qui seraient compatibles avec son âge et son état de santé et qu’il n’en apporte pas non plus preuve, le Gouvernement considère que le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint.
b) L’appréciation de la Cour
95. La Cour rappelle que la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements reprochés à la victime (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996-V).
96. Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle, pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000-IV).
97. La Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Bouyid, précité, §§ 83-84). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement. Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (voir, notamment, Salman, précité, § 99). Ce principe vaut dans tous les cas où une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable (Bouyid, précité, § 84).
98. La Cour fait observer que, pour bénéficier de la présomption dont il s’agit, les personnes qui se disent victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention doivent démontrer qu’elles présentent des traces de mauvais traitements alors qu’elles se trouvaient précédemment entre les mains de la police ou d’une autorité comparable. Comme l’illustrent nombre d’affaires soumises à son examen, elles produisent habituellement à cette fin des certificats médicaux décrivant des blessures ou des traces de coups, auxquels la Cour reconnaît une importante valeur probante.
99. La Cour note d’emblée que, en se penchant sur la question de savoir s’il y a eu en l’espèce une violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention, elle doit se baser sur les allégations concrètes du requérant, qui constituent le point de départ de son examen. Elle observe à cet égard qu’en l’espèce, le requérant allègue avoir subi des mauvais traitements uniquement pendant et immédiatement après son arrestation, le 16 février 2015 (voir paragraphes 10-18 ci-dessus). Il ne soutient pas, à titre d’exemple, avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention par la suite, pendant sa détention dans la prison de Diavata, depuis le 20 février 2015.
100. La Cour rappelle que, en général, la dégradation de la santé du détenu ne joue pas en soi un rôle déterminant quant au respect de l’article 3 de la Convention, en particulier lorsque le problème de santé invoqué par le requérant est traité par des professionnels de santé (voir, mutatis mutandis, Kotsaftis c. Grèce, no 39780/06, § 53, 12 juin 2008).
101. La Cour note en outre que les médecins de l’hôpital public ont effectué une radiographie thoracique, une radiographie des côtes ainsi qu’une échographie de l’abdomen supérieur et inférieur du requérant, sur demande de la médecin légiste L.K.-K. (paragraphe 27 ci-dessus). Les médecins ont constaté que « rien n’avait émergé » de ces examens (paragraphe 27 ci‑dessus). Qui plus est, après les examens effectués à l’hôpital, la médecin légiste L.K.-K. a témoigné qu’« aucune pathologie n’a été découverte le 20 février 2015 » (paragraphe 51 ci-dessus).
102. La Cour observe ensuite que le certificat médical produit en l’espèce – dont l’authenticité n’est pas en cause –, établi quatre jours après les événements allégués, à savoir le 20 février 2015, (paragraphe 46 ci‑dessus) fait état des lésions et ecchymoses sur les bras du requérant, ainsi que d’une sensibilité à la palpation de la partie inférieure des côtes. Selon les informations fournies par l’hôpital général de Thessalonique « Ippokrateio », intégrées dans ce rapport, l’intéressé avait été examiné le 20 février 2015 au département des urgences de l’hôpital. Il a été constaté, entre autres, que son abdomen était souple, facile à presser et non douloureux et que les bruits des intestins étaient normaux. La Cour observe en outre que, après avoir effectué des radiographies et échographies, les médecins de l’hôpital ont constaté que le requérant présentait « une légère lésion due à l’usage d’un instrument contondant et pointu ». Le requérant a par la suite été admis d’urgence à l’hôpital le 27 février 2015, pour une opération chirurgicale urgente pour « perforation de l’estomac » (paragraphe 48 ci-dessus). La tomodensitométrie, faite avant l’opération, n’a montré « aucune lésion abdominale des tissus mous, tel qu’un œdème musculaire, un hématome de la paroi abdominale et des lésions aux organes » (paragraphes 29 et 46 ci‑dessus).
103. La Cour observe ensuite que, cinquante jours après l’arrestation, le 6 avril 2015, le médecin légiste D.G., nommé par le requérant, a délivré un rapport, sans l’examiner lui-même (paragraphe 49 ci-dessus). Selon ce rapport, seulement 1,7 % des cas de perforation de l’estomac sont dus à un coup de poing ou à un coup de genou. Tous les autres cas (98,3 %) sont dus à des conditions pré-mortem ou à des ulcérations dues à des médicaments. La Cour observe que tel n’était pas le cas du requérant. À la question de savoir pourquoi la perforation de l’estomac est survenue 11 jours après les événements du 16 février 2015 et aussi pourquoi l’examen médical à l’hôpital du 20 février 2015 ne l’a pas trouvée, il a cité des exemples d’accidents de la route : les personnes blessées dans des accidents de la route rentrent chez elles le premier jour mais reviennent à l’hôpital « dans les vingt-quatre heures suivantes » avec une perforation de l’estomac.
104. Or, la perforation de l’estomac du requérant a été constatée le 27 février 2015, lorsque l’intéressé était déjà détenu une semaine dans la prison de Diavata, période pendant laquelle il n’allègue pas avoir subi des mauvais traitements.
105. Dans les circonstances particulières de l’espèce, et notamment étant donné les allégations concrètes du requérant sur les événements du 16 février 2015, l’absence des certificats médicaux les corroborant, ainsi que son problème de santé a été traité en priorité et avec succès par les professionnels de santé, la Cour ne peut conclure à une violation matérielle de l’article 3 de la Convention s’agissant des mauvais traitements allégués.
106. Dès lors, il n’y a pas eu de violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
107. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
108. Le requérant réclame 20 000 EUR pour le préjudice moral qu’il dit avoir subi en raison de la violation alléguée de l’article 3 de la Convention, 5 000 EUR pour celui qu’il dit avoir subi en raison de la violation alléguée de l’article 6 et 25 000 EUR pour celui dont il s’estime victime en raison de la violation alléguée de l’article 13.
109. Le Gouvernement considère que les sommes réclamées sont excessives. Il estime en outre que le constat de violation constituerait une satisfaction suffisante.
110. La Cour note qu’elle a uniquement conclu à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural. Statuant en équité, elle octroie au requérant 10 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
111. Le requérant réclame 5 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et devant la Cour. Il fournit des copies des factures des sommes versées à son avocat pour des frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Toutefois, il ne soumet pas de copies des factures pour des frais et dépens engagés devant la Cour.
112. Le Gouvernement estime que la somme réclamée n’est pas raisonnable et que le requérant ne produit aucun élément de nature à justifier le niveau de cette prétention.
113. En l’espèce, la Cour note que le requérant n’a produit aucune facture relative aux frais engagés dans le cadre de la procédure devant elle. Il convient donc d’écarter cette demande.
C. Intérêts moratoires
114. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
3. Dit, par 5 voix contre 2, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président
__________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Bošnjak et Sabato.
M.B.
R.D.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES BOŠNJAK ET SABATO
(Traduction)
1. Nous sommes d’accord avec la majorité qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural. Nous regrettons toutefois de ne pas pouvoir nous rallier à l’arrêt de la majorité, dans la partie où celle-ci conclut à l’absence de violation de ce même article 3 sous son volet matériel. Nous estimons que, dans les circonstances de l’espèce, il y a eu une violation matérielle aussi.
2. Si nous n’avons aucun doute quant aux principes exprimés in abstracto par la majorité au paragraphe 96 de l’arrêt (à savoir que les allégations de traitement contraire à l’article 3 doivent être étayées par des preuves adéquates et que, pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII ; Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 82, CEDH 2015)), et si nous convenons aussi que, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue (ce qui est le cas en l’espèce aussi), toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait, de sorte que la charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement, auquel il incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (paragraphe 97 de l’arrêt ; Salman, précité, § 100), nous sommes respectueusement en désaccord avec la majorité quant à la manière dont, aux paragraphes 98-105 de l’arrêt, elle applique in concreto ces principes très délicats. En particulier, nous estimons que, au vu des faits examinés, la Cour aurait dû conclure que le Gouvernement n’avait pas fourni une telle explication satisfaisante et convaincante et qu’elle aurait donc dû – comme il est indiqué au paragraphe 97 de l’arrêt – tirer des conclusions défavorables au Gouvernement (Bouyid, précité, § 83).
3. En ce qui concerne notre appréciation des faits, qui servira de base à nos conclusions, nous relèverons tout d’abord les affirmations, pour le moins paradoxales, faites par le procureur de première instance (paragraphe 34 de l’arrêt) qui avait compétence pour statuer sur la plainte déposée par le requérant au niveau interne : selon ce procureur, le requérant, dans son récit incriminant la police, avait frauduleusement déformé les faits en attribuant des allégations à des personnes qui n’étaient pas du tout impliquées ; selon ce même procureur, ce sont les policiers qui étaient « vulnérables » en raison de leur « profession comme fonctionnaires » (ήταν ευάλωτα υπηρεσιακά), s’exposant à des accusations telles qu’on pouvait toujours mettre en doute leur comportement, alors que le préjudice pouvait être le fait de « tiers ».
4. En ce qui concerne cette décision interne, si nous convenons qu’il doit exister une présomption de légalité des actes officiels des agents publics, il nous faut noter que, lorsque sont allégués des mauvais traitements commis lors d’une arrestation et d’une détention, la Convention ne laisse aucune possibilité d’accepter une condition de « vulnérabilité » des agents de l’État : c’est toujours le détenu qui doit être tenu pour « vulnérable », dans le cadre du régime de la preuve que nous avons rappelé au paragraphe 2 de la présente opinion.
5. Nous noterons en outre – de manière à exprimer nos divergences de vues – que la majorité se concentre sur deux principaux constats factuels en raison desquels elle conclut en substance que le Gouvernement a apporté une explication satisfaisante et convaincante à la perforation de l’estomac :
– d’une part, elle souligne que le requérant n’aurait subi de mauvais traitements que pendant et immédiatement après son arrestation le 16 février 2015, sans qu’aucun mauvais traitements ultérieur n’ait été allégué au cours de la période suivante (paragraphe 99 de l’arrêt) ;
– la majorité se focalise ensuite, d’autre part, sur le rapport de l’expert désigné par le requérant, rapport dont la majorité se sert comme d’une assertio contra se : ce rapport d’expertise indique que, selon les statistiques, seulement 1,7 % de tous les cas des perforations de l’estomac sont causés par des coups de pied ou de poing (98,3% des cas étant plutôt imputables à des problèmes de santé ou à la prise de médicaments), et que les victimes d’accidents de la route qui présentent de telles perforations sont généralement hospitalisées dans les 24 heures suivant l’événement.
6. Dans les derniers paragraphes (104-105) de l’arrêt, la majorité n’indique pas clairement de quelle façon précise les éléments ci-dessus s’articulent dans son raisonnement, mais il ressort de ces mêmes paragraphes qu’elle estime en substance a) que parce que, en en l’espèce, la perforation a été diagnostiquée le 27 février 2015, c’est-à-dire après un laps de temps significatif depuis l’arrestation – supérieur à celui constaté dans les statistiques des accidents de la route – ; b) et que puisque le requérant n’avait formulé aucune allégation de mauvais traitements pendant un laps de temps de même durée, calculé à rebours à partir de la date de l’apparition de la perforation, au cours duquel il se trouvait en prison ; c) il n’y avait donc aucune violation.
7. À ce stade, afin d’exposer notre désaccord, nous soulignerons tout d’abord que, en raisonnant ainsi, la majorité a reconnu en substance l’existence d’une rupture de l’estomac d’origine inconnue, diagnostiquée pendant la détention mais non consignée au début de celle-ci. En d’autres termes, la majorité – admettant qu’une lésion e causa ignota s’est produite ou a été découverte pendant la détention – a relevé le Gouvernement de la charge de la preuve résultant des jurisprudences Salman c. Turquie et Bouyid c. Belgique (toutes deux précitées). Il méconnaît ainsi concrètement les principes qu’il avait pourtant prônés sur le plan théorique.
8. En effet, même si nous sommes d’accord avec la majorité que, au vu du dossier et des constats opérés sur le plan interne, il est très rare que les ruptures gastriques fassent suite à des traumatismes pénétrants dans la cavité abdominale, par rapport au nombre total de perforations résultant de toutes les causes possibles, et que ces mêmes ruptures soient diagnostiquées plus de 24 heures après l’apparition du traumatisme, on ne peut pas, à notre avis, faire peser sur le requérant la charge de démontrer que, dans son cas précis, une perforation gastrique traumatique – peut-être diagnostiquée tardivement par rapport aux statistiques moyennes – était la conséquence des coups qu’il dit avoir subis au moment de l’arrestation. Nous ferons également remarquer que, si la plupart des ruptures d’estomac résultent de problèmes de santé ou de la prise de médicaments, cet élément n’est guère significatif : il eût été intéressant de connaître le pourcentage de diagnostics tardifs des seules perforations résultant d’un traumatisme.
9. Un certain nombre d’éléments secondaires doivent également être soulignés. Le premier, surtout, est que le requérant a immédiatement et constamment maintenu sa version (§§ 14, 17 et 23 de l’arrêt).
10. Le deuxième élément est que la même majorité estime que l’enquête a été inadéquate, notamment en raison du manque d’indépendance des organes d’enquête. Déjà, la majorité aurait pu en tirer, comme nous le faisons, des conclusions spécifiques confirmant le constat que le Gouvernement ne s’est pas acquitté de manière satisfaisante de la charge de réfuter les allégations de mauvais traitements par la police formulées par le requérant (voir, par exemple, Mafalani c. Croatie, § 126, 9 juillet 2015 ; Gulyan c. Arménie, no 11244/12, § 91, 20 septembre 2018 ; Shuriyya Zeynalov c. Azerbaïdjan, §§ 48-62, 10 septembre 2020).
11. Troisièmement, les conclusions ci-dessus, à notre avis, auraient également dû être corroborées à l’aide du rapport du CPT sur sa visite en Grèce en 2015 (l’année de l’arrestation du requérant), qui évoque un problème général de mauvais traitements par la police et d’enquêtes inadéquates à ce sujet (CPT/Inf (2016) 4, cité au paragraphe 56 de l’arrêt ; voir le résumé ainsi que les §§ 12-15 et 24).
12. Quatrièmement, nous estimons que la majorité fait à tort reposer son constat sur le long intervalle qui aurait séparé les mauvais traitements allégués du diagnostic. À notre avis, la chambre aurait plutôt dû tenir compte du laps de temps intervenu entre les mauvais traitements allégués et la manifestation des symptômes, car un diagnostic tardif pourrait s’expliquer par un certain nombre de facteurs tels qu’une évolution rare de la blessure, une faute médicale, ou – ce qui est en principe à exclure, mais ce qui aurait pu se produire dans le cadre d’une enquête que la majorité elle-même juge ineffective et non indépendante – la dissimulation délibérée de documents, dans une situation où il était difficile au détenu d’accéder aux preuves. Si l’on s’intéresse aux symptômes, on constate ceci :
a) selon le requérant, le parquet a reconnu qu’il y avait des ecchymoses graves au moment de l’arrestation (paragraphe 14 de l’arrêt) ;
b) toujours selon le requérant, dès le lendemain des sévices allégués, il a souffert de fortes douleurs abdominales qui l’ont obligé à être admis aux urgences d’un hôpital national important (paragraphe 15) ;
c) les éléments évoqués aux points a) et b), au sujet desquels le Gouvernement ne fournit que peu ou pas d’explications, ont été reconnus – fût-ce avec des différences quant aux détails – par l’expert médico-légal L.K.-K. dans son rapport (paragraphe 46).
Ce qui nous paraît aussi très important, c’est qu’à l’hôpital un certain nombre de tests cliniques ont été pratiqués, ce qui montre clairement que le requérant se plaignait d’un traumatisme au niveau abdominal et que les origines de la douleur ont été recherchées, bien qu’aucune ne semble avoir été trouvée (voir paragraphes 46 et 47). Par conséquent, si le syndrome abdominal aigu avait fait l’objet d’un diagnostic provisoire le 27 février 2015 (paragraphe 47) et d’un diagnostic définitif le 9 mars 2015 à la sortie de l’hôpital (paragraphe 48), nous estimons que les faits ci-dessus – dans la mesure où les mêmes autorités pénitentiaires avaient fait preuve d’une attention objective répétée aux douleurs abdominales au tout début de la détention – font perdre tout son poids à la thèse de la majorité (qui retient plutôt le jour du premier diagnostic officiel comme critère de calcul du laps de temps entre les mauvais traitements allégués et le diagnostic) : si l’on parle des symptômes, ceux-ci existaient déjà après les sévices allégués. Il se peut très bien que, par erreur ou pour une autre raison, ils n’aient pas été diagnostiqués dans le cadre des soins d’urgence mentionnés dans le rapport de L.K.-K. ; il se peut aussi que la perforation soit de celles, très rares, qui apparaissent plusieurs jours après des coups de poing ou de pied.
13. Quoi qu’il en soit, cinquièmement –et c’est notre dernière remarque‑, la règle de preuve à appliquer est que, faute d’un problème préexistant qui aurait dû être relevé au début de la détention, c’est au Gouvernement qu’il revenait de fournir une explication satisfaisante et convaincante à la rupture, la causa ignota étant censée être une raison de tirer des conclusions défavorables au Gouvernement. À tout le moins, de manière à satisfaire à la règle de preuve ci-dessus, le Gouvernement aurait dû fournir des statistiques montrant qu’un nombre significatif de perforations de l’estomac sont imputables à des causes inconnues. Or il n’a pas entrepris cette démarche (qui – étant entendu que nous sommes non pas des experts en médecine légale mais des juges – aurait de toute façon heurté, à notre avis, le bon sens).
Dernière mise à jour le juillet 7, 2022 par loisdumonde
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