La requête concerne la restriction de l’exercice du droit de vote du requérant aux élections législatives du 25 juin 2005, au motif qu’il souffrait de troubles psychiques.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GENCHEV c. BULGARIE
(Requête no 57868/16)
ARRÊT
STRASBOURG
5 juillet 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Genchev c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Iulia Antoanella Motoc, présidente,
Yonko Grozev,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ludmila Milanova, greffière adjointe de section f.f.,
Vu :
la requête (no 57868/16) contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Gencho Pavlov Genchev (« le requérant »), né en 1966 et résidant à Bâle, en Suisse, représenté par Me A. Campbell, de Validity Foundation – Mental Disability Advocacy Center, une organisation non gouvernementale basée à Budapest, en Hongrie, a saisi la Cour le 30 septembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »), représenté par ses agentes, Mmes M. Dimova et I. Stancheva-Chinova, du ministère de la Justice,
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne la restriction de l’exercice du droit de vote du requérant aux élections législatives du 25 juin 2005, au motif qu’il souffrait de troubles psychiques. L’intéressé allègue une violation de l’article 3 du Protocole no 1, ainsi que des articles 13 et 14 de la Convention, combinés avec l’article 3 du Protocole no 1.
2. Le 12 mai 2005, le requérant, présentant des troubles psychiques, fut admis à l’hôpital psychiatrique de Radnevo pour un traitement médical volontaire.
3. Le 3 juin 2005, en vue des élections législatives du 25 juin 2005, le directeur de l’hôpital émit une décision selon laquelle seuls les patients n’étant pas placés sous tutelle ou sous curatelle, présentant une aptitude psychique (психична пригодност) et possédant une carte d’identité, pouvaient exercer leur droit de voter dans le bureau de vote créé à l’hôpital ou dans le bureau de leur domicile. Le directeur se basait sur l’article 33 de la loi sur les élections parlementaires de 2001, applicable à l’époque des faits, prévoyant l’obligation du directeur concerné d’établir une liste électorale. Cette liste, visée à l’article 27, alinéas 2 et 3, lu à la lumière de l’article 3, alinéa 1, de la loi, devait contenir le nom, le prénom et l’adresse des électeurs de nationalité bulgare ayant atteint l’âge de 18 ans et n’étant pas privées de leur capacité juridique. La décision désignait en outre des commissions médicales chargées d’évaluer l’aptitude psychique des patients pouvant voter. Elle appelait aussi à tenir compte de l’état de santé et des données inscrites dans les dossiers médicaux des patients, à traiter ces derniers dans le respect de la dignité humaine, et à ne pas influencer leur vote. Selon la décision du directeur, si un patient ne présentait pas d’aptitude psychique, il ne pouvait pas voter.
4. Le 15 juin 2005, une commission médicale évalua l’état de santé du requérant et nota qu’il n’était pas apte à voter. Celui-ci explique qu’il ne put donc ni sortir de l’hôpital pour aller voter dans le bureau de son domicile, ni être inscrit sur la liste électorale d’un autre bureau de vote et s’y rendre le 25 juin 2005.
5. Le 22 juin 2005, le requérant retira son consentement au traitement volontaire. Le même jour, le directeur de l’hôpital soumit devant le tribunal de district une proposition de l’interner en vue d’un traitement médical obligatoire et ordonna son placement temporaire immédiat.
6. Le 24 juin 2005, l’organisation non gouvernementale Comité Helsinki bulgare déposa un signalement auprès du parquet de district de Radnevo en lien avec la décision du directeur, alléguant une violation du droit de vote des patients internés en hôpital psychiatrique mais disposant de la plénitude de leur capacité juridique. Le 25 juin 2005, le procureur de district répondit que la décision du directeur était justifiée par l’état de santé de certains patients présentant un risque pour eux-mêmes ou pour autrui s’ils devaient quitter l’hôpital pour aller voter. Toutefois, le procureur attira l’attention du directeur sur le fait que le droit de vote des patients ne devait pas être limité et préconisa l’ouverture, à l’avenir, d’un bureau de vote dans l’hôpital.
7. Le 23 avril 2007, le requérant introduisit contre l’hôpital, le ministère de la Santé et le parquet une action en dommages et intérêts fondée sur la loi sur la protection contre la discrimination. Il argua que son exclusion de la liste électorale était contraire à la loi et représentait un traitement discriminatoire.
8. Par un jugement du 9 novembre 2011, le tribunal de district constata que le critère retenu dans la décision du directeur relative à l’aptitude psychique pour voter n’était pas prévu par la loi et que la désignation de commissions médicales pour appliquer un tel critère constituait un acte de discrimination fondé sur la condition psychiatrique. Le tribunal estima cependant que le requérant n’avait prouvé aucun préjudice et rejeta sa demande indemnitaire. Le tribunal refusa aussi les actions introduites contre le ministère de la Santé et le parquet.
9. Le 8 mai 2012, le tribunal de la Ville de Sofia, saisi d’un recours en appel du requérant, estima que le tribunal de district n’était pas compétent pour examiner ces actions, annula le jugement et renvoya l’affaire aux juridictions administratives.
10. Le 4 décembre 2014, le tribunal administratif de Stara Zagora nota l’existence d’un traitement discriminatoire contraire à la loi de la part du directeur de l’hôpital mais rejeta l’action du requérant contre ce dernier pour absence de préjudice. Ce tribunal rejeta le reste des actions pour défaut de fondement.
11. Le 11 avril 2016, la Cour administrative suprême confirma le jugement du tribunal administratif.
APPRÉCIATION DE LA COUR
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 du protocole no 1 à LA CONVENTION
12. Le Gouvernement soulève des exceptions tirées du non-épuisement des voies de recours internes et du non-respect du délai de six mois, qui ont été soumises pour la première fois dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable du 22 janvier 2018, et non pas dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire, présentées le 25 octobre 2017. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 52‑53, 15 décembre 2016).
13. En l’espèce, pour ce qui est de l’exception de non-épuisement de voies de recours internes, le Gouvernement n’a fourni aucune explication au retard susmentionné et la Cour constate qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de la soulever en temps utile. Dès lors, elle conclut que le Gouvernement est forclos à présenter cette exception (ibidem) et la rejette.
14. Quant à l’exception tirée de la tardiveté alléguée de la requête, la règle des six mois étant d’ordre public, la Cour a compétence pour examiner son respect à tout moment de la procédure (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 29-31, 29 juin 2012). Selon le Gouvernement, en admettant que le requérant ne disposait pas de recours effectifs contre la décision du directeur, le délai de six mois devrait être compté à partir de la date des élections du 25 juin 2005. La Cour note qu’en l’espèce le requérant s’est prévalu du recours juridictionnel fondé sur la loi sur la protection contre la discrimination (paragraphes 7-11 ci-dessus), que cette voie de droit n’est pas en apparence dépourvue d’efficacité et qu’il ne peut dès lors lui être reproché de l’avoir utilisée. La requête ayant été introduite le 30 septembre 2016, soit moins de six mois après la date de la décision interne définitive du 11 avril 2006 (paragraphe 11 ci-dessus), la Cour rejette l’exception de tardiveté du Gouvernement.
15. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
16. Les principes généraux concernant les droits protégés par l’article 3 du Protocole no 1 ont été exposés dans l’arrêt Ždanoka c. Lettonie ([GC], no 58278/00, §§ 98-115, ECHR 2006‑IV). Les principes relatifs aux droits de vote des personnes atteintes de troubles psychiques ont été résumés dans l’arrêt Anatoliy Marinov c. Bulgarie (no 26081/17, §§ 43‑50, 15 février 2022).
17. La présente espèce porte sur l’aspect actif du droit de vote, c’est-à‑dire le droit de voter à des élections (Ždanoka, précité, § 105). La Cour observe d’emblée que la Constitution bulgare (voir les références citées au paragraphe 16 ci-dessus) et la loi sur les élections parlementaires de 2001 (paragraphe 3 ci-dessus), prévoyaient le droit de vote pour toute personne majeure n’étant pas privée de sa capacité juridique, ce qui était le cas du requérant. En vue de l’organisation d’élections, le directeur de l’établissement avait la charge de dresser en amont une liste électorale des patients se trouvant à l’hôpital le 25 juin 2005. Dans ce contexte, la Cour note que le directeur de l’hôpital prit l’initiative de désigner une commission médicale pour établir l’aptitude psychique du requérant à voter. Cette commission ayant constaté l’absence d’une telle aptitude, le requérant n’a pas été inscrit sur les listes électorales de l’hôpital et, ayant aussi été privé de la liberté de se déplacer, il n’a pas pu voter le 25 juin 2005. Par conséquent, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit de voter aux élections législatives au titre de l’article 3 du Protocole no 1 (Dicle et Sadak c. Turquie, no 48621/07, § 83, 16 juin 2015).
18. Afin de se prononcer sur le point de savoir si une telle ingérence constitue une violation de cette disposition, la Cour doit rechercher si celle-ci a satisfait aux exigences de légalité, autrement dit si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée au but poursuivi (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 162, CEDH 2010, Karimov c. Azerbaïdjan, no 12535/06, §§ 42 et 43, 25 septembre 2014, et Dicle et Sadak, précité, § 83).
19. Concernant la base légale de la restriction imposée au requérant, la Cour observe que si la disposition de l’article 33 de la loi sur les élections parlementaires obligeait le directeur de l’hôpital concerné d’établir une liste électorale des personnes placées dans l’établissement, ses obligations étaient limitées à l’inscription des données personnelles permettant l’identification des électeurs (paragraphe 3 ci-dessus). En effet, il ressort du droit interne pertinent et des décisions des tribunaux du 9 novembre 2011 et du 4 décembre 2014 (paragraphes 3, 8, 10 et 16 ci-dessus), qu’aucune disposition interne n’autorisait le directeur à conduire de son propre chef une expertise médicale pour évaluer l’aptitude psychique des patients à voter, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Dès lors, la décision du directeur d’ordonner une expertise, dont le résultat a eu pour effet de priver le requérant de l’exercice de son droit de vote, n’était pas conforme à la législation applicable.
20. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par loi ». Partant, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de rechercher si ladite ingérence poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée au but poursuivi.
21. Il s’ensuit que la manière dont la législation nationale litigieuse en vigueur à l’époque des faits a été appliquée en l’espèce a réduit le droit du requérant à voter aux élections législatives du 25 juin 2005, au sens de l’article 3 du Protocole no 1, au point de l’atteindre dans sa substance même.
22. Partant, il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LES AUTRES GRIEFS
23. Le requérant a également soulevé des griefs sous l’angle des articles 13 et 14 de la Convention, combinés avec l’article 3 du Protocole no 1. Eu égard aux faits de l’espèce, aux arguments développés par les parties et à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ces griefs séparément.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
24. Le requérant demande 5 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi et 9 360 EUR au titre des frais de représentation qu’il dit avoir engagés devant les juridictions internes devant la Cour. Il demande que le montant octroyé par la Cour au titre de frais et dépens soit versé directement sur le compte bancaire de Validity Foundation – Mental Disability Advocacy.
25. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.
26. La Cour octroie au requérant 3 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
27. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, elle juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 3 000 EUR au titre de frais et dépens pour la procédure interne et celle menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par le requérant, à verser directement sur le compte bancaire de Validity Foundation – Mental Disability Advocacy.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs formulés sur le terrain des articles 13 et 14 de la Convention, combinés avec l’article 3 du Protocole no 1 ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de Validity Foundation – Mental Disability Advocacy ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juillet 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lumila Milanova Antoanella Motoc
Greffière adjointe f.f. Présidente
Dernière mise à jour le juillet 6, 2022 par loisdumonde
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