AFFAIRE İMREK c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 45975/12

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İMREK c. TURQUIE
(Requête no 45975/12)
ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en tant que membre du comité d’organisation de la manifestation • Lien non expliqué par le juge national entre les actes commis par la foule et la réaction jugée insuffisante du requérant, pour démontrer sa volonté et son dessein de participer à l’infraction • Absence de réponse des juridictions nationales aux arguments du requérant contestant la fiabilité et l’exactitude du principal élément de preuve retenu à l’appui de sa condamnation pour un discours lors de la manifestation • Normes procédurales de la jurisprudence de la Cour non appliquées • Motifs non pertinents et suffisants

STRASBOURG
10 novembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire İmrek c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45975/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Halil İmrek (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Y. İmrek, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit à la liberté d’expression à raison de la procédure pénale diligentée contre lui.

4. Le 16 janvier 2017, les griefs relatifs à l’atteinte qui aurait été portée au droit à la liberté d’expression du requérant et à l’équité de la procédure ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1973 et réside à Adana.

6. À l’époque des faits, il était secrétaire local de l’EMEP (Parti du travail) à Adana.

7. Le 24 avril 2006, soupçonné d’avoir commis l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, prévue à l’article 7 § 2 de la loi no 3713, il fut placé en détention provisoire.

8. Par un acte d’accusation du 12 mai 2006, le procureur de la République d’Adana engagea une action publique contre lui devant la cour d’assises d’Adana (« la cour d’assises »), l’inculpant de manquement à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 à raison des actes qui avaient été commis par les participants à une manifestation appelée « Fête de Newroz du 21 mars », organisée le 18 mars 2006 à Adana, dont il était un membre du comité d’organisation, ainsi que d’un discours qu’il avait prononcé le 19 mars 2006 lors d’une manifestation organisée pour célébrer Newroz à Osmaniye.

9. Le 25 mai 2006, les avocats du requérant demandèrent à la cour d’assises d’obtenir les enregistrements vidéo effectués par les policiers lors de la manifestation qui s’était déroulée à Osmaniye le 19 mars 2006. Le 11 juillet 2006, la direction de la sûreté d’Osmaniye envoya à la cour d’assises les enregistrements demandés.

10. Le 13 juillet 2006, le requérant fut remis en liberté.

11. Le 16 septembre 2008, il présenta son mémoire en défense à la cour d’assises. Il soutint tout d’abord que le comité d’organisation de la manifestation du 18 mars 2006, dont il faisait partie, avait tout fait pour s’assurer que cette manifestation se déroulât dans un cadre légal, qu’il avait mis en garde les personnes qui scandaient des slogans illégaux et brandissaient des affiches illégales, que ces mises en garde avaient été notées dans le procès-verbal établi par les policiers, mais que le commissaire du gouvernement ne les avait pas signalées dans le procès-verbal le concernant. Il reprocha en outre à ce commissaire du gouvernement de ne pas être intervenu pour faire cesser les actes illégaux qui auraient été commis lors de cette manifestation et indiqua que ce dernier n’avait jamais demandé au comité d’organisation de mettre fin à la manifestation. Il argua par ailleurs que le comité d’organisation ne disposait d’aucun moyen d’intervention et qu’il ne pouvait rien faire d’autre que de mettre en garde les manifestants, qu’il incombait en premier lieu au commissaire du gouvernement et aux policiers de maintenir l’ordre lors de cette manifestation et que, par conséquent, le comité d’organisation ne pouvait pas être tenu responsable des actes commis par les manifestants.

Enfin, le requérant nia avoir prononcé lors de la manifestation du 19 mars 2006 un quelconque discours faisant de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. Il soutint à cet égard que le procès-verbal du décryptage vidéo de cette manifestation, qui avait été établi par deux policiers le 22 mars 2006, contenait des erreurs. Il contesta avoir dit dans son discours, comme cela avait été relaté dans ce procès-verbal, « s’approprier Newroz, s’approprier la question kurde [impliquent] d’être [solidaire] avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation armée illégale) et avec le peuple kurde ». Il indiqua avoir dit dans ce passage de son discours « [solidaire] avec le DTP » (Parti pour une société démocratique, un parti politique légal) et non pas « [solidaire] avec le PKK ». Il exposa aussi que le procès-verbal que le commissaire du gouvernement avait établi au sujet de cette manifestation ne mentionnait aucun passage faisant de la propagande en faveur d’une organisation terroriste issu de son discours.

12. Le même jour, la cour d’assises rendit un arrêt par lequel elle reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à un an d’emprisonnement sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

Dans sa motivation, en ce qui concerne le discours que le requérant avait prononcé lors de la manifestation du 19 mars 2006, la cour d’assises considéra comme établi, eu égard au procès-verbal du 22 mars 2006 du décryptage vidéo de cette manifestation, que le requérant avait déclaré à cette occasion : « s’approprier Newroz, s’approprier la question kurde [impliquent] d’être [solidaire] avec le PKK et avec le peuple kurde ». Elle estima que, compte tenu de la présence parmi les manifestants de personnes qui scandaient des slogans en faveur du PKK et du fait que cette célébration de Newroz s’était, selon elle, transformée en une manifestation faisant de la propagande en faveur du PKK, l’extrait susmentionné du discours que le requérant avait prononcé à cette occasion devant un grand nombre de participants démontrait le dessein de l’intéressé de faire de la propagande en faveur du PKK/Kongra Gel (une branche du PKK).

Quant à la manifestation du 18 mars 2006, la cour d’assises constata que les faits suivants s’étaient déroulés lors de celle-ci : des drapeaux symbolisant le PKK/Kongra Gel avaient été brandis, les slogans « Vive le président Apo », « Dent pour dent, sang pour sang, on est avec toi Öcalan », « Les martyrs sont immortels », « Salut, salut, mille saluts à İmralı », « Öcalan, Öcalan, Öcalan » avaient été scandés, une banderole portant la phrase « Si vous avez votre [sanction de placement en] isolement, nous avons nos montagnes » avait été portée, la page d’un journal portant la mention « nous allons à Gemlik afin de rencontrer le représentant de la paix, pour la paix » avec une photographie d’Öcalan avait été montrée, des drapeaux du PKK avaient été brandis par des enfants devant la scène où les célébrations avaient lieu et un tissu arborant les motifs du drapeau du PKK avait été porté sur la scène et attaché au manche du microphone. La cour d’assises releva que, selon le rapport du commissaire du gouvernement, le comité d’organisation n’était pas intervenu face à ces actes autrement que par des mises en garde lancées de temps en temps par mégaphone au groupe qui scandait les slogans et brandissait les drapeaux susmentionnés et que cette manifestation s’était alors, selon elle, transformée en une manifestation illégale, bien que les instructions sur les devoirs et responsabilités du comité d’organisation aient été communiquées à ce dernier. Selon la cour d’assises, le comité d’organisation n’aurait pas dû se contenter de faire des avertissements verbaux, mais aurait dû demander au commissaire du gouvernement d’arrêter la manifestation et apporter l’assistance nécessaire à ce dernier et aux forces de l’ordre à cette fin et ainsi cesser la propagande illégale. La cour d’assises nota que les membres du comité d’organisation non seulement n’avaient pas entrepris ces démarches, mais avaient déclaré qu’ils s’étaient gardés de le faire afin d’éviter que la foule ne réagît. Elle considéra que cela démontrait que le requérant, en tant que membre du comité d’organisation de cette manifestation, avait eu la volonté et le dessein de participer aux actes susmentionnés relatifs à la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK/Kongra Gel.

À la lumière de tout ce qui précède, la cour d’assises conclut que les actes du requérant constituaient l’infraction de propagande en faveur de l’organisation terroriste précitée.

13. Le 28 octobre 2008, le requérant se pourvut en cassation, réitérant principalement les moyens qu’il avait avancés dans son mémoire en défense du 16 septembre 2008.

14. Le 16 janvier 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation et confirma l’arrêt de la cour d’assises en ce qui concerne la condamnation du requérant au motif que, au regard du contenu du dossier, elle ne décelait aucun défaut de pertinence dans cet arrêt.

15. Le 13 juillet 2012, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 (paragraphe 20 ci-dessous), la cour d’assises décida de suspendre l’exécution de la peine infligée au requérant.

16. Le 8 novembre 2012, sur le fondement de l’article 1 provisoire de la même loi, la cour d’assises décida d’annuler son arrêt du 16 septembre 2008 et de surseoir à poursuivre le requérant pendant une période de trois ans.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713

17. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, énonçait ce qui suit :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende de 50 à 100 millions de livres (…) »

18. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait que :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (…) »

19. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition est ainsi libellée :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (…) »

B. La loi no 6352

20. La loi no 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 b) et 2, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à la poursuite des infractions commises avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion et passibles d’une amende ou d’un emprisonnement inférieur à cinq ans.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

21. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’un manque d’équité de la procédure pénale diligentée contre lui. Il soutient à cet égard qu’il a été condamné sur la base d’un enregistrement vidéo qui n’existait pas dans le dossier de l’affaire et que, dans tous les cas, le procès-verbal du décryptage de cette vidéo, retenu par la cour d’assises comme élément de preuve à sa charge, contenait des erreurs et indiquait qu’il avait déclaré « [solidaire] avec le PKK », alors qu’il aurait dit « [solidaire] avec le DTP ». Il estime que la cour d’assises aurait dû obtenir un nouveau décryptage de la vidéo en question par un expert indépendant ou la visionner elle-même lors d’une audience.

22. Invoquant l’article 10 de la Convention, il soutient que la procédure pénale dont il a fait l’objet pour avoir exprimé ses opinions politiques lors de deux manifestations s’analyse en une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

23. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle note que, en soumettant les griefs exposés ci-dessus, le requérant se plaint de la procédure pénale qui a été diligentée contre lui à raison des déclarations qu’il avait faites et des actes qu’il avait commis lors de deux manifestations, faits qui relevaient essentiellement de l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression. Dès lors, eu égard à la formulation des griefs de l’intéressé et à la nature de la procédure pénale dont celui-ci conteste l’issue, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

24. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

25. Le requérant indique qu’il a été placé en détention provisoire dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre lui, que la décision de sursis aux poursuites l’a placé sous la menace de poursuites pendant la période de sursis et considère que, même s’il a été décidé de suspendre l’exécution de sa peine et de surseoir aux poursuites à l’issue de la procédure, cette procédure pénale a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression.

b) Le Gouvernement

26. Le Gouvernement plaide que l’intéressé n’a finalement pas purgé la peine d’emprisonnement qui lui avait été infligée et que les déclarations litigieuses de celui-ci ne peuvent être considérées comme protégées par la liberté d’expression. En conséquence, il estime que, en l’espèce, il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Pour le cas où l’existence d’une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression serait admise par la Cour, il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale et la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard à l’omission alléguée du requérant d’empêcher la manifestation du 18 mars 2006 de se transformer en une manifestation illégale et au contenu du discours prononcé par l’intéressé lors de la manifestation du 19 mars 2006, qui, selon lui, faisait explicitement de la propagande en faveur du PKK, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

27. Le Gouvernement soutient par ailleurs que les enregistrements vidéo contestés par le requérant figuraient bien dans le dossier de l’affaire, que les avocats de l’intéressé pouvaient demander à examiner ces enregistrements durant la procédure et que la condamnation litigieuse ne se basait pas seulement sur les enregistrements vidéo, mais aussi sur d’autres documents contenus dans le dossier contre lesquels la possibilité de se défendre avait été offerte au requérant. Le Gouvernement considère donc que l’arrêt de la cour d’assises était dûment motivé et que la conduite de la procédure n’avait souffert d’aucun arbitraire.

2. Appréciation de la Cour

28. La Cour note qu’en l’espèce une procédure pénale a été diligentée contre le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison des actes qui lui étaient reprochés en tant que membre du comité d’organisation de la manifestation du 18 mars 2006 face à certains comportements, tels que le cri de slogans et le brandissement de drapeaux et affiches, qu’un groupe de manifestants avaient eus lors de ladite manifestation, ainsi que d’un passage du discours qu’il avait prononcé lors de la manifestation du 19 mars 2006.

29. Elle observe que les actes reprochés au requérant concernent des situations impliquant des formes d’exercice du droit à la liberté d’expression. Elle observe ensuite qu’indépendamment du fait que le requérant a nié toute implication aux actes commis par certains manifestants à la manifestation du 18 mars 2006 et qu’il a contesté avoir prononcé les propos litigieux lors de son discours tenu à la manifestation du 19 mars 2006 dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphes 11 et 13 ci-dessus), il ne fait aucun doute que celles-ci, de par leur objet et leur nature, concernaient l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression et qu’elles impliquaient un débat sur ce point (Nur Radyo Ve Televizyon Yayıncılığı A.Ş. c. Turquie (no 2), no 42284/05, § 34, 12 octobre 2010). En tout état de cause, ne pas admettre que les actes litigieux relèvent de l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression, au motif que ce dernier a nié avoir commis les actes en cause, l’enfermerait dans un cercle vicieux qui le priverait de la protection de la Convention. Il convient de rappeler à cet égard que le droit de ne pas s’incriminer soi-même, bien que non spécifiquement mentionné à l’article 6 de la Convention, est une norme internationale généralement reconnue qui est au cœur de la notion de procédure équitable au titre de cette disposition (Müdür Duman c. Turquie, no 15450/03, § 30, 6 octobre 2015). Par conséquent, la Cour considère que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale litigieuse, notamment la détention provisoire du requérant dans le cadre de cette procédure, et la décision de sursis aux poursuites rendue à son issue ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (voir Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019, et, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

30. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale et la prévention du crime.

31. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 204 -208, CEDH 2015 (extraits)) et Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011).

32. En l’espèce, la Cour relève qu’à l’origine de la procédure pénale litigieuse engagée contre le requérant se trouvaient deux faits distincts : les actes lors de la manifestation du 18 mars 2006 qui lui étaient reprochés en tant que membre du comité d’organisation et un passage du discours qu’il avait prononcé lors de la manifestation du 19 mars 2006. Dès lors, elle estime opportun d’examiner la question de la nécessité dans une société démocratique de l’ingérence litigieuse séparément et successivement pour ces deux faits.

a) Sur les actes reprochés au

requérant lors de la manifestation du 18 mars 2006

33. La Cour note que les autorités nationales ont considéré que le requérant avait eu la volonté et le dessein de participer à certains actes commis par des participants à la manifestation du 18 mars 2006, qui relevaient, selon elles, de la propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphe 12 ci-dessus). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

34. Se tournant à cet égard vers l’arrêt de la cour d’assises qui avait reconnu le requérant coupable des faits survenus lors de la manifestation litigieuse, la Cour note que, après avoir énuméré les actes, qu’elle a jugés comme faisant de la propagande en faveur d’une organisation terroriste, qui avaient été commis par les manifestants à cette occasion, à savoir le brandissement et le port de drapeaux et affiches représentant le PKK ainsi que le cri de slogans en faveur du chef du PKK, cette juridiction a relevé que le comité d’organisation dont l’intéressé faisait partie n’avait fait que mettre en garde, de temps en temps et par des annonces faites par mégaphone, le groupe commettant ces actes. Elle note encore que, selon la cour d’assises, le comité d’organisation aurait dû se rendre compte que la manifestation s’était transformée en une manifestation illégale, demander au commissaire du gouvernement d’y mettre fin et apporter l’assistance nécessaire à celui-ci et aux forces de l’ordre à cette fin, et, ainsi, faire cesser la propagande illégale. Soulignant que les membres du comité d’organisation n’avaient pas entrepris ces démarches et avaient déclaré qu’ils s’étaient gardés de le faire afin d’éviter que la foule ne réagît, la cour d’assises a considéré que cette attitude démontrait qu’en tant que membre du comité d’organisation de cette manifestation le requérant avait eu la volonté et le dessein de participer aux actes susmentionnés relatifs à la propagande faite en faveur de l’organisation terroriste (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé l’arrêt de la cour d’assises, considérant que ce dernier était pertinent eu égard au contenu du dossier (paragraphe 14 ci-dessus).

35. Procédant à une analyse de cet arrêt de condamnation, la Cour observe d’emblée qu’il n’était pas reproché au requérant d’avoir scandé les slogans litigieux, d’avoir brandi les photographies, les pancartes et les drapeaux incriminés, d’avoir participé avec certains manifestants à la commission d’autres actes lors de la manifestation litigieuse, d’avoir encouragé ou dirigé ces actes ou d’avoir été de quelque manière que ce soit à leur origine (Bülent Kaya c. Turquie, no 52056/08, § 42, 22 octobre 2013, et Belge c. Turquie, no 50171/09, § 35, 6 décembre 2016). La cour d’assises a cependant estimé que l’intéressé, membre du comité d’organisation de la manifestation, n’avait pas eu une réaction appropriée face aux actes litigieux des manifestants dès lors qu’il avait uniquement mis en garde ces derniers, qu’il n’avait pas demandé au commissaire du gouvernement de mettre fin à la manifestation et qu’il n’avait pas apporté l’assistance nécessaire à celui-ci et aux forces de l’ordre à cette fin. Selon la cour d’assises, cette attitude démontrait que le requérant avait eu la volonté et le dessein de participer aux actes susmentionnés des manifestants.

36. La Cour relève que cette motivation adoptée par la cour d’assises ne contient pas une explication suffisante sur la question de savoir pourquoi l’intéressé, en tant que membre du comité d’organisation de la manifestation en question, devait avoir la responsabilité principale de faire cesser les actes litigieux commis par les manifestants, eu égard notamment aux devoirs et responsabilités du commissaire du gouvernement et des forces de l’ordre à cet égard, que la cour d’assises a d’ailleurs elle-même reconnus, et sur celle de savoir si ces derniers avaient ou non besoin d’une demande émise par le comité d’organisation pour mettre fin à la manifestation s’ils estimaient que celle-ci s’était transformée en manifestation illégale. Elle rappelle à cet égard que la responsabilité pénale des organisateurs de manifestations ne saurait être engagée dès lors que ces derniers ne participent pas directement aux actes incriminés, qu’ils ne les encouragent pas ou qu’ils ne font pas preuve de complaisance en faveur des comportements illégaux. Il relève de la responsabilité des organisateurs d’apprécier si les agissements des manifestants constituent des dérapages condamnables. Toutefois, les organisateurs ne sauraient être tenus pour responsables des agissements d’autrui s’ils n’y ont pris part ni explicitement par une participation active et directe, ni implicitement, en s’abstenant, par exemple, d’intervenir par des avertissements ou des injonctions d’arrêter de scander des slogans illégaux. Les organisateurs d’une manifestation illégale peuvent donc s’exonérer de leur responsabilité pénale par leurs comportements pacificateurs (Mesut Yıldız et autres c. Turquie, no 8157/10, § 34, 18 juillet 2017).

37. Aussi, la Cour considère qu’en l’espèce la cour d’assises n’a pas expliqué le lien qui aurait existé entre les slogans, pancartes, drapeaux et photographies incriminés ainsi que les autres actes commis par la foule lors de cette manifestation, d’une part, et la réaction, jugée insuffisante, que le requérant avait eue face à ces actes, en tant que membre du comité d’organisation, d’autre part, de manière à démontrer la volonté et le dessein de ce dernier de participer à ces actes qui constitueraient l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste (voir, mutatis mutandis, Nejdet Atalay c. Turquie, no 76224/12, § 20, 19 novembre 2019). Elle estime que la cour d’assises n’a pas non plus apporté d’explication sur la question de savoir si les actes reprochés à l’intéressé d’une manière générale pouvaient, eu égard au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).

38. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste pour les faits susmentionnés survenus lors de la manifestation du 18 mars 2006, les autorités nationales n’ont pas mis en balance le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis de façon adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence (Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 34, 17 avril 2018, et Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 40, 4 septembre 2018).

b) Sur le discours prononcé par le requérant lors de la manifestation du 19 mars 2006

39. La Cour note que les autorités nationales ont considéré que le passage « s’approprier Newroz, s’approprier la question kurde [impliquent] d’être [solidaire] avec le PKK et avec le peuple kurde », qui aurait figuré dans le discours que le requérant a prononcé lors de la manifestation du 19 mars 2006 selon le procès-verbal du décryptage vidéo de cette manifestation, démontrait le dessein de l’intéressé de faire de la propagande en faveur du PKK. Elle relève cependant que le requérant a constamment contesté devant les juridictions internes avoir tenu les propos susmentionnés (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Dans son mémoire en défense et dans son pourvoi en cassation, il a également contesté l’exactitude du contenu du procès-verbal du décryptage vidéo de la manifestation du 19 mars 2006 qui avait été établi le 22 mars 2006 par deux policiers, et selon lequel il avait prononcé les paroles incriminées (ibidem). Elle note également que les juridictions internes n’ont pas souscrit aux arguments du requérant : dans son arrêt, la cour d’assises a estimé, en se fondant essentiellement sur ce procès-verbal du décryptage vidéo, qu’il était établi que le requérant avait bien tenu ces propos (paragraphe 12 ci-dessus), et la Cour de cassation a confirmé cet arrêt en rejetant le pourvoi en cassation de l’intéressé (paragraphe 14 ci-dessus).

40. La Cour constate donc qu’en l’espèce se pose la question de savoir à cet égard si la procédure pénale diligentée contre le requérant a revêtu un caractère équitable dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve pour l’établissement des faits, et non pas seulement et simplement s’agissant de l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence litigieuse de manière à empêcher le requérant de se défendre d’une manière effective devant elles (voir Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, et, a contrario, Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, §§ 36-38, 16 janvier 2018, Aydoğan et Dara Radyo Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi c. Turquie, no 12261/06, § 50-53, 13 février 2018, Kula c. Turquie, no 20233/06, §§ 50-52, 19 juin 2018, et Mariya Alekhina et autres c. Russie, no 38004/12, §§ 263 et 264, 17 juillet 2018).

41. Elle rappelle à cet égard que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, 29 mars 2016, et les références qui y figurent).

42. Elle rappelle en outre que, si les règles d’admissibilité des preuves relèvent en premier chef du droit interne, pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 90, 10 mars 2009).

43. En l’espèce, la Cour note que dans son mémoire en défense du 16 septembre 2008 le requérant a soutenu que le procès-verbal du décryptage vidéo de la manifestation du 19 mars 2006, établi par deux policiers le 22 mars 2006, contenait des erreurs, qu’il a contesté avoir dit, comme cela avait été relaté dans ce procès-verbal que « s’approprier Newroz, s’approprier la question kurde [impliquaient] d’être [solidaire] avec le PKK et avec le peuple kurde », et qu’il a argué avoir dit en réalité « [solidaire] avec le DTP ». Le requérant a aussi exposé que le procès-verbal que le commissaire du gouvernement avait établi au sujet de la même manifestation ne mentionnait aucun passage faisant de la propagande en faveur d’une organisation terroriste issu de son discours (paragraphe 11 ci-dessus).

44. La Cour note ensuite que, dans son arrêt de condamnation rendu le 16 septembre 2008, la cour d’assises n’a pas cherché à vérifier si le seul élément de preuve dont elle disposait pour incriminer le requérant pour le passage litigieux de son discours prononcé lors de la manifestation du 19 mars 2006, à savoir le procès-verbal du 22 mars 2006, était corroboré par d’autres éléments de preuve, tels que des déclarations de témoins indépendants, d’éventuels autres enregistrements du discours en question, ni à obtenir un nouveau décryptage vidéo qui aurait été réalisé par un expert indépendant. La cour d’assises n’a pas non plus répondu aux arguments du requérant tenant à des erreurs contenues dans ce procès-verbal, ni à ses contestations sur l’exactitude de ce procès-verbal lui attribuant le passage « [solidaire] avec le PKK » (paragraphe 12 ci-dessus), ni à son allégation selon laquelle le procès-verbal du commissaire du gouvernement ne relatait pas ces propos litigieux. La Cour note par ailleurs que le requérant a présenté dans son pourvoi en cassation les mêmes arguments que ceux présentés devant la cour d’assises (paragraphe 13 ci-dessus) et que la Cour de cassation n’y a pas non plus répondu (paragraphe 14 ci-dessus).

45. Pour la Cour, dès lors que dans son mémoire en défense et dans son pourvoi en cassation le requérant avait contesté avoir prononcé les propos litigieux et avait présenté des arguments de nature à faire douter de l’exactitude du principal élément de preuve retenu à l’appui de sa condamnation, les juridictions nationales ne pouvaient se contenter de s’appuyer sur l’unique élément de preuve en question, à savoir le procès-verbal du 22 mars 2006, sans se prononcer sur les moyens soulevés par le requérant à ce sujet, et il leur appartenait de répondre aux arguments de l’intéressé par une motivation adéquate (voir Shabelnik c. Ukraine (no 2), no 15685/11, §§ 50-55, 1er juin 2017, et, mutatis mutandis, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 60-62, CEDH 2007‑I).

46. Or, dans la présente affaire, la Cour observe que les arguments du requérant tenant à une inexactitude du procès-verbal du 22 mars 2006 et à une non-conformité à ses déclarations de la retranscription faite par des policiers de son discours prononcé le 19 mars 2006 ont été écartés par la cour d’assises et la Cour de cassation sans motivation (paragraphes 12 et 14 ci-dessus).

47. Dès lors, elle ne peut que constater qu’en l’espèce, les juridictions nationales, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par le requérant quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de sa condamnation pénale, ne peuvent être considérés comme ayant appliqué les normes procédurales établies par la jurisprudence de la Cour concernant l’article 10 de la Convention (Baka, précité, § 161), afin de procéder à une appréciation acceptable des faits et ensuite à une mise en balance adéquate des différents intérêts en jeu (Aydoğan et Dara Radyo Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi c. Turquie, no 12261/06, §§ 52 et 53, 13 février 2018, et Hatice Çoban c. Turquie, no 36226/11, § 40, 29 octobre 2019 ; voir aussi Özer c. Turquie (no 3), no 69270/12, §§ 30 et 31, 11 février 2020).

c) Conclusion

48. À la lumière de tout ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

49. Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

51. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 20 000 EUR pour préjudice moral.

52. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et la demande présentée pour préjudice matériel. Il estime en outre que la demande présentée pour préjudice moral est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.

53. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y relative. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

54. Le requérant demande également 500 EUR pour des frais de traduction, de poste et de fourniture et 3 000 EUR pour les frais d’avocat. Il ne présente aucun document justificatif à cet égard.

55. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas suffisamment détaillé ses demandes présentées pour frais et dépens et qu’il n’a pas présenté de document ou de justificatif de paiement à l’appui de ces demandes.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens, faute pour le requérant d’avoir fourni des justificatifs à cet égard.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                           Jon Fridrik Kjølbro
Greffier                                         Président

___________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Egidijus Kūris.

J.F.K.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. J’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 10 de la Convention. Toutefois, je reste convaincu que l’applicabilité de cet article aux faits de l’espèce est « limite » et quelque peu discutable.

2. L’examen sous l’angle de l’article 10 des faits qui se sont déroulés lors de la manifestation du 18 mars 2006 soulève une question d’ordre général quant à l’étendue de la liberté d’expression dont jouissent les organisateurs d’événements publics et à la mesure dans laquelle leur responsabilité peut être engagée à raison d’actes commis par d’autres manifestants. En effet, de tels actes ne découlent pas de l’exercice par eux de leur liberté d’expression, du moins pas dans le sens que l’on attribue généralement au terme « expression ». Je me suis rangé à l’avis de la majorité en partie parce que l’obligation de maintenir l’ordre pendant un événement public ou de respecter la réglementation applicable peut être vue à travers le prisme des « devoirs » et « responsabilités » qui sont explicitement mentionnés dans l’article 10 § 2. J’aurais toutefois apprécié que ce point fût expliqué dans l’arrêt.

3. En ce qui concerne les déclarations du 19 mars 2006, le fait que le requérant ait été condamné pour des propos qu’il affirme ne jamais avoir tenus rend la situation délicate. Si ce qu’il dit est vrai, alors ce n’est pas pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression qu’il a été sanctionné. (Sur ce type de contradiction, je renvoie à mon opinion dissidente, à laquelle s’était jointe Mme Yudkivska, dans l’affaire Brisc c. Roumanie (no 26238/10, 11 décembre 2018.) Pourtant, le requérant a tout de même exercé d’une manière ou d’une autre sa liberté d’expression, puisqu’il soutient qu’il a fait d’autres déclarations dont les autorités, considérant qu’il ne les avait pas prononcées, n’ont pas tenu compte.

4. Quoi qu’il en soit, je n’ai aucun doute quant au fait qu’au regard de la Convention, la sanction infligée à M. İmrek ait été pour le moins critiquable. J’estime toutefois que l’arrêt aurait moins (voire pas du tout) prêté à contestation si l’affaire avait été examinée sous l’angle de l’article 6 § 1. Je n’aurais d’ailleurs probablement pas hésité à conclure à une violation de cet article.

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

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