AFFAIRE MIHĂILĂ c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) 54262/14

La requérante indique, sans autre précision, avoir formulé une demande de réparation auprès d’un tribunal civil, qui aurait été refusée pour cause de non-paiement des taxes judiciaires. La requérante allègue ne pas disposer de moyens financiers pour s’acquitter de ces taxes.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MIHĂILĂ c. ROUMANIE
(Requête no 54262/14)
ARRÊT
STRASBOURG
14 juin 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mihăilă c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,

Vu la requête (no 54262/14) contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Viorica Mihăilă (« la requérante »), née en 1955 et résidant à Timisoara, représentée par Me C. Obîrșanu, avocate à Timisoara, a saisi la Cour le 1er septembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. Le 11 février 2002, la requérante, qui se déplaçait à pied, fut renversée par une voiture. Le choc lui causa plusieurs fractures et un traumatisme crânien. L’intéressée fut transportée aux urgences dans un état de coma. Elle demeura hospitalisée pendant environ un mois.

2. La police ouvrit d’office une enquête sur les circonstances de l’accident. Compte tenu de l’accord amiable auquel les parties impliquées dans l’accident étaient parvenues, le parquet prononça un non-lieu le 13 juin 2002.

3. Par une décision du 14 mai 2004, l’inspection du travail estima qu’en raison de l’aggravation de son préjudice corporel, la requérante se retrouvait dans l’incapacité totale et permanente de travailler. Le 2 octobre 2006, la commission d’expertise médicale des personnes handicapées examina la requérante et lui délivra un certificat qui attestait qu’elle souffrait d’un handicap permanent de premier degré, catégorie des handicaps les plus graves.

4. Le 3 octobre 2006, invoquant la détérioration de son état de santé et l’aggravation des préjudices physiques, psychologiques et matériels qui lui avaient été occasionnés lors de l’accident, la requérante porta plainte contre le conducteur de la voiture pour coups et blessures involontaires.

5. Le parquet rouvrit l’enquête le 6 août 2008 et ordonna la réalisation d’une expertise médicolégale, qui confirma que la requérante souffrait d’une invalidité permanente. Cependant, le parquet mit fin à l’enquête le 19 janvier 2009, estimant qu’au vu de la date de l’accident, le délai de prescription pour engager des poursuites était échu.

6. Sur contestation de la requérante, le tribunal de première instance de Timisoara ordonna la réouverture de l’enquête le 28 avril 2009. Le pourvoi du parquet fut rejeté par un arrêt définitif du tribunal de Timis du 4 novembre 2009 au motif que le point de départ du délai de prescription de cinq ans, était le 14 mai 2004, date de la consolidation du préjudice corporel (voir paragraphe 3 ci-dessus) et que ce délai avait été interrompu par la plainte de la requérante (voir paragraphe 4 ci-dessus).

7. Une expertise de la police criminelle effectuée en 2012 conclut que le conducteur de la voiture était le seul responsable de l’accident.

8. Le 23 octobre 2013, le parquet prononça un non-lieu au motif que le délai de prescription de cinq ans pour engager des poursuites contre le conducteur avait comme point de départ la date de l’accident ou celle de la consolidation du préjudice, mais qu’en tout état de cause, il avait expiré au plus tard le 14 mai 2009.

9. Sur plainte de la requérante, qui contestait le mode de calcul du délai de prescription, le non-lieu fut confirmé par un jugement définitif du 27 février 2014 du tribunal de première instance de Timisoara. Ni le parquet ni le tribunal de première instance ne firent référence à l’arrêt définitif du tribunal de Timis du 4 novembre 2009 qui avait jugé que le délai de prescription avait été interrompu par l’introduction de la plainte de la requérante (paragraphe 6 ci-dessus).

10. La requérante indique, sans autre précision, avoir formulé une demande de réparation auprès d’un tribunal civil, qui aurait été refusée pour cause de non-paiement des taxes judiciaires. La requérante allègue ne pas disposer de moyens financiers pour s’acquitter de ces taxes.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA QUALITÉ DE L’ÉPOUX DE LA REQUÉrANTE POUR POURSUIVRE LA REQUÊTE

11. Mme Mihăilă est décédée en 2020. Par une lettre du 5 novembre 2020, son époux, M. Mihai Mihăilă, héritier légal, a informé la Cour de son souhait de maintenir la requête introduite par son épouse.

12. Le Gouvernement soutient que M. Mihăilă ne peut pas se prétendre victime de la violation alléguée au sens de l’article 34 de la Convention.

13. La Cour estime que M. Mihăilă a un intérêt légitime à faire constater que l’enquête concernant les circonstances de l’accident n’a pas satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention. Elle lui reconnaît dès lors la qualité pour se substituer à la requérante dans la présente procédure et, de ce fait, la qualité pour agir au regard de l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999‑VI). Pour des raisons d’ordre pratique, Mme Mihăilă continuera à être désignée dans le présent arrêt comme « la requérante », bien qu’il faille aujourd’hui attribuer la qualité de partie requérante à M. Mihăilă.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

14. La requérante soutient que l’enquête n’a pas permis de sanctionner la personne responsable de l’accident qui a failli lui coûter la vie et de réparer les préjudices qu’elle a subis en conséquence.

15. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes, estimant qu’après la clôture de l’enquête, la requérante aurait dû introduire une action en responsabilité civile délictuelle contre le conducteur de la voiture. Il indique qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la demande de réparation introduite auprès d’une juridiction civile pour des dommages matériels et moraux découlant d’une affaire pénale peut être exonérée du paiement des taxes judiciaires à condition que le fait générateur du préjudice soit qualifié d’infraction au sens du droit pénal.

16. Quant au fond, le Gouvernement considère que l’enquête répondait aux critères d’efficacité requis par l’article 2 de la Convention.

17. La requérante expose qu’en vertu des dispositions du code de procédure pénale, l’examen de pareille action civile aurait été suspendu pendant douze ans dans l’attente de l’issue de la procédure pénale.

18. La Cour rappelle qu’elle a déjà été appelée à examiner, dans l’arrêt Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC] (no 41720/13, §§ 133-186, 25 juin 2019), l’effectivité de l’enquête menée par les autorités nationales sur les circonstances d’un accident de la route dans lequel le requérant avait été impliqué.

19. Elle a considéré que dans les cas de blessures potentiellement mortelles infligées de manière non intentionnelle, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige uniquement que l’ordre juridique de l’État offre au requérant un recours devant les juridictions civiles, mais elle n’impose pas qu’une enquête pénale soit menée sur les circonstances de l’accident (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, §§ 163 et 172). Cela étant, rien n’empêche le droit interne de prévoir la possibilité d’une enquête pénale dans ce type de cas (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 172).

20. En particulier, la Cour a alors jugé que le fait que l’intéressé n’ait pas engagé une action civile distincte contre les personnes responsables de l’accident ne saurait être retenu contre lui dans l’appréciation du point de savoir s’il avait ou non épuisé les voies de recours internes (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 177).

21. Dans des affaires où était en cause l’absence d’examen au fond de constitutions de partie civile à raison de l’irrecevabilité des plaintes pénales auxquelles elles étaient jointes, la Cour a attaché de l’importance à l’accessibilité et à l’effectivité des autres voies judiciaires ouvertes aux intéressés pour faire valoir leurs prétentions, notamment des actions disponibles devant les juridictions civiles (Petrella c. Italie, no 24340/07, § 49, 18 mars 2021).

22. En l’espèce, il faut noter que la requérante, qui a porté plainte contre le conducteur de la voiture (paragraphe 4 ci-dessus), a fait usage d’une voie de recours susceptible d’aboutir au redressement de ses griefs. Dès lors, elle pouvait raisonnablement escompter que ces griefs seraient examinés au cours de la procédure pénale (mutatis mutandis, Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 177).

23. Quant à la possibilité de faire usage d’une autre voie de recours, la Cour note que l’examen d’une action civile distincte aurait été obligatoirement suspendu pendant douze ans dans l’attente de l’issue de la procédure pénale (paragraphe 17 ci-dessus).

24. S’agissant de la demande de réparation formulée auprès d’un tribunal civil au terme de l’enquête pénale (paragraphe 10 ci-dessus), la Cour note qu’elle a été rejetée, sans examen du fond, en raison du non-paiement des taxes judiciaires. Certes, la requérante aurait pu demander à être exonérée de ce paiement. Toutefois, l’issue d’une telle demande était incertaine à l’époque, dès lors que l’enquête n’avait pas établi que l’acte générateur du dommage constituait une infraction (paragraphe 15 ci-dessus).

25. En tout état de cause, compte tenu du délai de douze ans qui s’est écoulé entre la date de l’accident et la clôture définitive de l’enquête (paragraphe 9 ci-dessus), la Cour estime qu’il aurait été excessif d’exiger à la requérante d’intenter une nouvelle action en vue de faire établir l’éventuelle responsabilité civile du conducteur de la voiture et de faire condamner ce dernier à réparer les préjudices causés par lui (voir mutatis mutandis, Petrella, précité, § 53).

26. Partant, il convient de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

27. En l’espèce, eu égard aux blessures potentiellement mortelles infligées à la requérante (paragraphe 1 ci-dessus), la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 2.

28. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

29. Les principes généraux concernant le respect de l’exigence procédurale de l’article 2, notamment en cas d’accidents de la route, ont été résumés dans l’affaire Nicolae Virgiliu Tănase, précité, §§ 163, 165‑171).

30. L’enquête pénale concernant les circonstances de l’accident a été clôturée sept ans et quatre mois après le dépôt de la plainte pour cause de prescription de la responsabilité pénale (paragraphes 4 et 9 ci-dessus).

31. La Cour considère que les autorités disposaient d’un délai suffisamment long pour réaliser une enquête effective avant l’intervention de la prescription en 2009 (paragraphe 8 ci-dessus). Cependant, elle constate qu’avant la décision du parquet d’abandonner les poursuites, seulement deux expertises ont été effectuées (paragraphes 5 et 7 ci-dessus), dont une après l’expiration du délai de prescription (paragraphe 7 ci-dessus). Aucune autre mesure d’enquête n’a été prise.

32. Or, des circonstances telles que celles de l’espèce, où il existe un risque que la prescription de la responsabilité pénale empêche l’établissement des éventuelles responsabilités, auraient dû inciter les autorités internes à faire preuve d’une plus grande rigueur dans leur enquête sur les causes de l’accident et dans la recherche d’éventuels responsables (voir, mutatis mutandis, Gina Ionescu c. Roumanie, no 15318/09, § 41, 11 décembre 2012, et la jurisprudence y citée).

33. Eu égard, en particulier, à la durée de l’enquête et à ses conséquences défavorables sur la requérante, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas agi avec la diligence requise par l’article 2 de la Convention.

34. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. La requérante demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi et 1 000 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

36. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes, estimant qu’elles sont excessives.

37. La Cour octroie à la requérante 20 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

38. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 1 000 EUR dûment justifiée au moyen de quittances pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

39. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Crina Kaufman                   Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe f.f.                      Présidente

Dernière mise à jour le juin 14, 2022 par loisdumonde

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