Xavier Lucas c. France (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022

Xavier Lucas c. France – 15567/20

Arrêt 9.6.2022 [Section V]

Article 6
Procédure civile
Article 6-1
Accès à un tribunal

Formalisme excessif entachant la décision d’irrecevabilité d’un recours, faute d’avoir été remis par voie électronique, et ce en dépit d’obstacles pratiques : violation

En fait – La Cour de cassation a jugé que le recours en annulation à l’encontre d’une sentence arbitrale formé par le requérant aurait dû être remis par voie électronique en application des articles 1495 et 930-1 du code de procédure civile (CPC). En conséquence, elle a prononcé une cassation sans renvoi de l’arrêt par lequel la cour d’appel avait admis la recevabilité du recours en annulation et annulé, par voie de conséquence, l’arrêt de cette même juridiction ayant statué sur le bien-fondé de ce recours. Ce faisant, le requérant a été privé de la possibilité d’obtenir que soit exercé par le juge en charge du recours en annulation un contrôle de la légalité de la sentence arbitrale litigieuse.

En droit – Article 6 § 1 :

1. Applicabilité

Les contestations soumises à l’arbitrage litigieux portent indiscutablement sur des droits et obligations de caractère civil. Le requérant a librement consenti à leur règlement par la voie de l’arbitrage : il se plaint uniquement d’avoir été privé d’accès au juge en charge du recours en annulation de la sentence arbitrale.

En droit interne, la sentence arbitrale acquiert l’autorité de chose jugée et dessaisit le tribunal arbitral dès qu’elle est rendue. Par ailleurs, le recours en annulation peut conduire la cour d’appel à statuer à nouveau sur le fond. Or, selon une jurisprudence ancienne et constante, la Convention ne garantit pas un droit à la réouverture d’une procédure terminée. Quant aux procédures extraordinaires permettant de solliciter pareille réouverture en matière civile, elles ne statuent en principe pas sur des « contestations » relatives à des « droits ou obligations de caractère civil », de sorte que l’article 6 § 1 leur est inapplicable. Il appartient donc à la Cour de déterminer si le recours en annulation d’une sentence arbitrale prévu par le droit français tend à la réouverture d’une affaire définitivement tranchée.

À cet égard, la sentence arbitrale est en principe insusceptible d’appel et elle peut, dans ce cas, faire l’objet d’un recours en annulation. Celui‑ci permet que soit exercé un contrôle juridictionnel de la légalité de la sentence arbitrale limité, en première intention, au respect de certaines règles de droit essentielles. Ce recours est ouvert de plein droit, il doit être exercé dans un délai qui suit la notification de la sentence arbitrale et il a un effet suspensif à moins que l’exécution provisoire ait été ordonnée.

Conclusion : article 6 § 1 applicable ratione materiae

2. Fond

Consciente de l’essor de la dématérialisation de la justice au sein des États membres et de ses enjeux, la Cour est convaincue que les technologies numériques peuvent contribuer à une meilleure administration de la justice et être mises au service des droits garantis par l’article 6 § 1. Elle convient donc de la légitimité d’un tel but.

a) Sur la prévisibilité de la restriction

L’article 1495 du CPC prévoit que les recours contre une sentence arbitrale doivent être formés conformément aux exigences de l’article 930-1 du même code, qui est une disposition commune à l’ensemble des procédures avec représentation obligatoire devant la cour d’appel. Or celle-ci impose explicitement une transmission des actes de procédure par voie électronique.

Il est vrai que ni l’arrêté de mars 2011, ayant défini les modalités techniques applicables à la communication électronique devant la cour d’appel, ni la convention locale de procédure de janvier 2013 entre la cour d’appel et les barreaux de son ressort n’ont expressément prévu l’application de la communication électronique au recours en annulation contre une sentence arbitrale. L’article 930‑1 alinéa 5 ne renvoie à un arrêté d’application que pour la définition des modalités techniques des échanges électroniques. Et en tout état de cause, ni cet arrêté d’application ni la convention locale de procédure ne pouvaient modifier ou restreindre le champ d’application de la communication électronique devant les cours d’appel tel qu’il est défini par les dispositions du CPC.

La Cour de cassation a motivé son raisonnement avec clarté. La circonstance qu’il s’agisse de la première application, par cette juridiction, de cette combinaison de textes n’entache la restriction litigieuse d’aucune imprévisibilité ni d’aucun arbitraire à l’égard du requérant, dont la Cour rappelle qu’il était représenté par un avocat.

b) Sur la détermination de la personne à la charge de laquelle doivent être mises les erreurs commises en cours de procédure

L’obligation de recourir à la communication électronique en cause concerne des procédures avec représentation obligatoire. En pratique, elle s’exerce au moyen d’un service numérique commun aux juridictions judiciaires et commerciales du premier et du second degré, accessible aux seuls avocats. Il n’est ni irréaliste ni déraisonnable d’exiger l’utilisation d’un tel service par les professionnels du droit, qui utilisent largement et de longue date l’outil informatique.

Le requérant n’a pas présenté son recours en annulation contre la sentence arbitrale par voie électronique en le saisissant sur la plateforme e‑barreau alors qu’il a admis son fonctionnement.

Pour autant, ce mode opératoire supposait que son avocat complète un formulaire en utilisant des notions juridiques impropres. En effet, il n’existe d’« appelant » et d’« intimé » qu’en matière d’appel. Si le Gouvernement soutient qu’un message d’avertissement invitait les utilisateurs d’e-barreau à procéder ainsi, il ne l’établit pas, alors même que le constat d’huissier fourni par le requérant tend à démontrer le contraire. Plus largement, le Gouvernement ne démontre pas que des informations précises relatives aux modalités d’introduction du recours litigieux se trouvaient à la disposition des utilisateurs. De plus, la jurisprudence était alors inexistante, y compris devant les cours d’appel.

Au vu de ces éléments, l’avocat du requérant n’a pas agi avec une particulière imprudence en présentant son recours sur papier alors même que l’article 930-1 alinéa 2 du CPC pouvait sembler l’autoriser à titre exceptionnel. En conséquence, le requérant ne peut pas être tenu pour responsable de l’erreur procédurale en cause. Il serait donc excessif de la mettre à sa charge.

c) Sur l’excès de formalisme

Les conséquences concrètes qui s’attachent au raisonnement tenu par la Cour de cassation apparaissent particulièrement rigoureuses. En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif.

d) Sur la proportionnalité

Le requérant s’est ainsi vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : demande rejetée pour le dommage matériel ; 3 000 EUR pour le préjudice moral.

(Voir aussi Stichting Landgoed Steenbergen et autres c. Pays-Bas, 19732/17, 16 février 2021, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 9, 2022 par loisdumonde

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