AFFAIRE KUTSAROVI c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) 47711/19

Le fils des requérants, M. Plamen Kutsarov, est décédé le 21 janvier 2009, alors qu’il était conduit par une équipe de policiers. Invoquant les articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention, les requérants considèrent que les policiers ayant escorté leurs fils étaient responsables de son décès et que l’enquête menée sur ces événements n’a pas été suffisamment effective.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE KUTSAROVI c. BULGARIE
(Requête no 47711/19)
ARRÊT

Art 2 (procédural) • Enquête efficace menée sur la mort du fils des requérants • Conclusions des tribunaux internes ni arbitraires ni hâtives
Art 2 (matériel) • Vie • Mort du détenu ne pouvant pas être attribuée à des agissements violents de la part des policiers l’ayant escorté
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Vie • Absence de manquement des autorités dans l’intervention immédiate des policiers pour porter secours au détenu après son malaise inattendu et imprévisible, ordre rapide de le transporter dans un établissement médical spécialisé dans les soins d’urgence et exécution immédiate de cet ordre par les policiers

STRASBOURG
7 juin 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kutsarovi c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Tim Eicke, président,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 47711/19) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Stanislavka Tsaneva Kutsarova et M. Dimitar Andreev Kutsarov (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 août 2019,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Le fils des requérants, M. Plamen Kutsarov, est décédé le 21 janvier 2009, alors qu’il était conduit par une équipe de policiers. Invoquant les articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention, les requérants considèrent que les policiers ayant escorté leurs fils étaient responsables de son décès et que l’enquête menée sur ces événements n’a pas été suffisamment effective.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1951 et en 1944 et résident à Sofia. Ils sont les parents de M. Plamen Kutsarov, qui décéda à l’âge de 29 ans, le 21 janvier 2009, au cours de son transport dans un véhicule de police. Ils sont représentés par Mes G. Slavkov et I. Nikolaeva, avocats à Sofia.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Nedyalkova, du ministère de la Justice.

I. L’arrestation de Plamen Kutsarov et son décès

4. En janvier 2009, la Direction du ministère de l’Intérieur de la lutte contre le crime organisé menait une enquête sur l’enlèvement d’un homme d’affaire, K.B. Au cours des investigations, les enquêteurs identifièrent Plamen Kutsarov comme la personne qui avait contacté l’épouse de K.B. par la voie téléphonique pour lui demander une rançon.

5. Dans le cadre de cette enquête, le matin du 21 janvier 2009, la police procéda à l’arrestation de Plamen Kutsarov dans son domicile à Sofia. Il fut fouillé au corps ; son appartement fut perquisitionné et son véhicule fouillé.

6. Vers 13 heures, il fut conduit dans les locaux de la Direction de la lutte contre le crime organisé, à Sofia, où il fut interrogé jusqu’à 14 h 45. Ensuite il fut conduit à l’Institut de psychologie du ministère de l’Intérieur, où il fit l’objet d’un test par polygraphe jusqu’à 17 h 48 puis fut interrogé par la police.

7. Vers 20 heures, les responsables de l’enquête décidèrent de le transférer dans les locaux de la Direction de la lutte contre le crime organisé. Faute d’autres agents disponibles, quatre agents qui venaient de terminer leur service, K.P., S.K., B.P. et I.V., furent chargés du transfert.

8. Vers 20 h 30, les quatre policiers prirent en charge Plamen Kutsarov. Il fut menotté les mains derrière le dos et installé sur la banquette arrière d’un véhicule de police, entre les agents B.P. et I.V. L’agent K.P. prit la place du conducteur et l’agent S.K. s’assit sur le siège avant droit. Le véhicule quitta les lieux peu après.

9. À 20 h 55, S.K. téléphona à son supérieur V.Ch. et lui expliqua que le suspect avait eu un malaise. Il reçut l’ordre de transporter immédiatement Plamen Kutsarov à l’hôpital spécialisé des urgences « Pirogov ».

10. Le véhicule de police arriva à l’hôpital vers 21 h 05 et Plamen Kutsarov fut admis en salle de déchoquage vers 21 h 15. À 21 h 26 les médecins constatèrent son décès.

II. l’enquête pénale ouverte à la suite du décès de plamen kutsarov

11. Le 22 janvier 2009, peu après minuit, V.S. – enquêteur au parquet de la ville de Sofia, se rendit à l’hôpital et procéda à l’inspection des lieux et du corps inanimé de Plamen Kutsarov. Une nouvelle inspection du corps fut effectuée le matin. Le même jour, l’enquêteur ouvrit une enquête pénale contre X pour le meurtre de Plamen Kutsarov. L’enquête qu’il conduisit avec son collègue V.K. fut surveillée par un procureur du parquet de la ville de Sofia.

12. Le corps fut autopsié le 22 janvier 2009 par une équipe de cinq experts médicolégaux et des prélèvements des organes internes, du sang et de l’urine furent envoyés pour des examens toxicologiques et histologiques. Après l’autopsie, le corps fut mis dans une chambre réfrigérée afin de le préserver pour des examens supplémentaires.

13. Le rapport dressé à la suite de ce premier examen faisait état de signes cliniques d’une mort subite : cyanose du visage, pétéchies au niveau des paupières, de la conjonctive des yeux, du visage et des épaules, hémorragies sur la surface des poumons et du cœur, œdème du cerveau et des poumons, emphysème pulmonaire. Le cœur était hypertrophié et pesait 510 grammes. Les experts constatèrent également des ecchymoses au niveau de la surface externes des paupières, des égratignures sur le front, des abrasions et déchirures de la langue, ainsi que des ecchymoses au niveau du coude droit et des égratignures à l’avant-bras droit, une ecchymose sous-cutanée au niveau de la partie basse du dos, des ecchymoses et égratignures aux deux poignets. Les analyses toxicologiques avaient démontré l’absence d’alcool dans le sang et dans l’urine, la présence de traces d’amphétamines dans l’urine, le foie, les reins, l’estomac et l’intestin grêle et des traces d’un médicament anxiolytique dans l’urine.

14. Selon les conclusions des experts, la mort était due à une hypoxie et à une insuffisance cardiaque et respiratoire. Les lésions au niveau des poignets correspondaient à des traces laissées par des menottes, l’ecchymose dans la partie basse du dos avait été causée par un objet contondant et les lésions à la langue correspondaient aux traces d’une morsure. Les modifications pathologiques des organes internes (poumons, cœur et foie) pouvaient être expliquées par la consommation prolongée de stupéfiants, ce qui aurait diminué la résistance de l’organisme dans le cas d’une hypoxie.

15. Une expertise génétique effectuée à partir des prélèvements faits sur les vêtements de Plamen Kutsarov permit d’établir qu’il y avait des petites projections de son sang sur la manche gauche de son blouson.

16. Les agents K.P., S.K., B.P. et I.V., qui étaient les seuls témoins oculaires du malaise de Plamen Kutsarov, furent interrogés le 22 janvier 2009. Ils présentèrent la version suivante des faits. Quelques minutes après le départ de leur véhicule de l’Institut de psychologie du ministère de l’Intérieur, le suspect se serait senti très mal. Le conducteur aurait arrêté le véhicule et on aurait proposé à Plamen Kutsarov de l’eau, qu’il aurait refusée. Le véhicule aurait ensuite poursuivi son trajet. Quelques minutes plus tard, les policiers auraient entendu le suspect ronfler et auraient vu son corps se relâcher complètement. Le véhicule aurait été immobilisé, les menottes enlevées, et Plamen Kutsarov aurait été étendu sur le plancher du véhicule. On aurait d’abord essayé de le réveiller en l’aspergeant d’eau et en lui tapotant les joues. Les policiers auraient ensuite procédé à la réanimation cardio‑pulmonaire et auraient appelé leurs supérieurs qui leur auraient ordonné de conduire le suspect à l’hôpital d’urgence « Pirogov », ce qu’ils auraient fait. Peu après l’admission de Plamen Kutsarov à l’hôpital, ils auraient été informés que le suspect était décédé.

17. Les enquêteurs rassemblèrent plusieurs preuves documentaires relatives au déroulement de l’opération policière ayant conduit à l’arrestation de Plamen Kutsarov et aux différentes mesures d’enquête effectuées avec sa participation.

18. Entre les 23 et 30 janvier 2009, les enquêteurs interrogèrent plusieurs témoins : les policiers qui avaient arrêté et interrogé Plamen Kutsarov, les experts de l’Institut de psychologie du ministère de l’Intérieur qui avaient effectué le test par polygraphe (paragraphe 6 ci-dessus), le médecin urgentiste et le brancardier qui l’avaient reçu à l’hôpital, les deux requérants, la compagne et le médecin traitant de Plamen Kutsarov.

19. Le 3 février 2009, sur la base des preuves rassemblées à ce stade de l’enquête (paragraphes 11-18 ci-dessus), les policiers B.P. et I.V. furent inculpés d’avoir causé par négligence la mort de Plamen Kutsarov, infraction pénale punie par l’article 123, alinéa 1, du code pénal (CP). Interrogés avec les deux autres policiers qui avaient conduit Plamen Kutsarov, ils s’en tinrent tous à leur version initiale des événements (paragraphe 16 ci-dessus).

20. Le même jour, une expertise médicolégale supplémentaire sur pièces fut ordonnée pour déterminer la cause exacte de la mort. Dans leur rapport soumis quelques jours plus tard, les sept experts conclurent que la mort était due à une insuffisance cardiaque et respiratoire causée par une asphyxie positionnelle. En particulier, les lésions constatées sur le visage, les poignets, le dos et la langue du défunt indiquaient que son torse avait été fortement penché en avant et que ses mains étaient liées derrière le dos. Cela l’aurait empêché de respirer normalement et aurait entrainé l’hypoxie et la mort en l’espace de quelques minutes, compte tenu notamment des modifications pathologiques des organes internes dues à la consommation de stupéfiants, qui auraient amplifié l’effet de la contrainte posturale. La concentration d’amphétamines constatée n’était pas létale et ne pouvait pas expliquer à elle seule la mort.

21. Le 27 février 2009, sur ordre du procureur surveillant l’enquête pénale, l’un des enquêteurs ordonna une nouvelle expertise médicolégale, par un collège composé de six médecins légistes et de trois spécialistes en anatomie pathologique, pour déterminer la cause exacte de la mort. Les experts prirent connaissance des documents dressés à la suite de la première autopsie et des dépositions des témoins interrogés. Ils pratiquèrent une réautopsie du corps le 15 avril 2009. Ils firent de nouveaux prélèvements tissulaires, prirent le reste des échantillons déjà prélevés pendant la première autopsie et les firent tous expertiser.

22. Dans leur rapport d’expertise rendu en mai 2009, les neuf experts conclurent que la cause directe de la mort était une insuffisance cardiaque et respiratoire aiguë. Ils émirent deux hypothèses sur le mécanisme ayant provoqué le décès : une mort subite à la suite d’une dysrythmie cardiaque ou une asphyxie positionnelle. Selon les experts, les constats médicaux indiquaient que la mort pourrait être due à un arrêt cardiaque. Ils écartèrent l’hypothèse de l’asphyxie positionnelle car la description de l’état du détenu avant et pendant son transfert, ainsi que les symptômes de son malaise décrits par les témoins oculaires, ne correspondaient pas à ceux caractérisant une asphyxie causée par le maintien prolongé du corps dans une position empêchant la respiration. Les petites lésions externes constatées sur le corps auraient été minimes et n’auraient eu aucun rapport avec la mort de Plamen Kutsarov. La mort serait survenue en l’espace de quelques minutes après le malaise et le suspect n’aurait pas pu être sauvé.

23. Les enquêteurs recueillirent les données de positionnement des téléphones mobiles des quatre policiers, qui furent expertisées afin de déterminer si le trajet décrit par ceux-ci était effectivement celui que le véhicule de police avait emprunté le 21 janvier 2009 après 20 h 30. L’expert conclut que les trajets décrit par les témoins S.K. et K.P. correspondaient partiellement avec les données de positionnement de leurs téléphones mobiles.

24. Le 18 décembre 2009, les enquêteurs envoyèrent le dossier au parquet de la ville de Sofia et recommandèrent de mettre fin à l’enquête par un non‑lieu, les données rassemblées permettant de conclure que la mort du détenu n’avait pas été causée par les agents B.P. et I.V.

25. Le 23 février 2010, le procureur chargé de superviser l’enquête rejeta la proposition des enquêteurs et leur renvoya le dossier pour un complément d’enquête.

26. Par la suite, les enquêteurs ordonnèrent quelques autres expertises sur pièces. Il fut ainsi établi que Plamen Kutsarov ne souffrait pas de troubles psychiques, qu’il prenait occasionnellement des amphétamines et qu’il en avait consommé à un moment indéterminé avant sa mort, mais qu’il ne souffrait pas de syndrome de dépendance physique à cette substance. Il fut établi que les résultats du test par polygraphe de Plamen Kutsarov (paragraphe 6 ci-dessus) ne démontraient aucun signe de stress excessif.

27. Le 17 mai 2010, les enquêteurs précisèrent les chefs d’accusation retenus contre les agents B.P et I.V.

28. Le 14 juillet 2010, le dossier de l’enquête fut présenté aux deux requérants qui furent assistés par un avocat de leur choix. Ils déclarèrent avoir pris connaissance des pièces du dossier, ne formulèrent aucune objection et ne firent aucune demande supplémentaire.

29. Le 16 juillet 2010, les enquêteurs envoyèrent le dossier de l’enquête au parquet de la ville de Sofia en lui recommandant de traduire B.P. et I.V. en jugement pour le meurtre de Plamen Kutsarov.

III. le procès pénal des agents b.p. et I.V.

30. Le 17 janvier 2011, le parquet de la ville de Sofia dressa l’acte d’accusation contre les policiers B.P. et I.V. et les renvoya en jugement devant le tribunal de la ville de Sofia pour avoir causé par négligence la mort de Plamen Kutsarov et pour non-accomplissement de leur devoir professionnel d’assistance à une personne en danger, infractions pénales réprimées respectivement par les articles 123, alinéa 1, et 387, alinéa 4, du CP.

31. Pendant le procès, les requérants se constituèrent parties civiles et accusateurs privés et furent assistés par un avocat. Ils soutinrent que leur fils avait été maltraité par les policiers au cours de son transfert le soir du 21 janvier 2009 et qu’il était mort des suites d’une asphyxie positionnelle causée par le maintien de son torse en position fortement pliée en avant.

32. Le tribunal de la ville de Sofia examina l’affaire pénale entre le 19 mai 2011 et le 7 avril 2017. Il entendit tous les témoins interrogés au cours de l’instruction préliminaire, les deux accusés et les deux requérants. Il recueillit les preuves matérielles et documentaires rassemblées par les enquêteurs, ainsi que les conclusions soumises par les différents experts au cours de l’enquête (voir paragraphes 11-23 et 26 ci-dessus). Il ordonna des expertises supplémentaires afin de déterminer si Plamen Kutsarov se trouvait dans un état de dépendance de type amphétaminiques, ainsi que son état psychologique le jour de son décès. Les enregistrements pris au cours de ses interrogatoires le jour de son décès furent également réécoutés et le tribunal ordonna une expertise technique pour vérifier le contenu exact d’une courte séquence contenant un échange entre Plamen Kutsarov et les agents menant son interrogatoire. Plusieurs audiences furent ajournées pour diverses raisons – absence de l’un des jurés ou des représentants de l’une des parties, y compris des requérants.

33. À l’audience du 5 juillet 2016, à la demande du parquet et des requérants, le tribunal ordonna une expertise complexe supplémentaire, sur la base de toutes les pièces pertinentes rassemblées au cours de l’enquête et de celles recueillies au cours du procès, afin de déterminer la cause exacte de la mort de Plamen Kutsarov. L’expertise fut confiée à un collège de onze experts, comprenant six médecins légistes et un expert dans chacun des domaines scientifiques suivants : toxicologie, maladies internes et cardiologie, psychologie, psychiatrie et examen par polygraphe.

34. Le 13 février 2017, le collège présenta son rapport écrit et les experts furent interrogés à l’audience du 23 février 2017. Sur la base des preuves médicales, des dépositions des témoins ayant côtoyé Plamen Kutsarov le jour de son décès et des dépositions des deux requérants, les experts constatèrent que la mort était due à une insuffisance cardiaque et respiratoire aiguë. Huit des experts, y compris trois des médecins légistes, soutinrent que la cause directe de la mort était une défaillance cardiaque survenue sur fond d’hypertrophie du cœur et d’altérations pathologiques des organes internes dues à la consommation prolongée de stupéfiants. Dans une opinion séparée, trois des médecins légistes attribuèrent la mort à une asphyxie positionnelle.

35. Par un jugement du 7 avril 2017, le tribunal de la ville de Sofia acquitta les deux policiers. Il établit les faits comme suit.

36. Plamen Kutsarov aurait été arrêté le matin du 21 janvier 2009 à son domicile à Sofia dans le cadre d’une procédure pénale. Au cours de son arrestation, il aurait été projeté par terre et blessé à la bouche. Il aurait été menotté et cagoulé. Il aurait assisté à la perquisition de son appartement et de sa voiture jusqu’à 13 heures et puis aurait été transféré à la Direction de lutte contre le crime organisé où il aurait été interrogé. À 14 h 45 il aurait été transporté jusqu’à l’Institut de psychologie du ministère de l’Intérieur et y aurait fait l’objet d’un test par polygraphe et puis interrogé. À 20 h 30 il aurait été menotté les mains derrière le dos et installé sur la banquette arrière d’un véhicule de police entre les agents B.P. et I.V. Il y aurait deux autres policiers dans le véhicule – les agents K.P., S.K. La voiture se serait dirigée vers le bâtiment de la Direction de la lutte contre le crime organisé. Quelques minutes après le départ de la voiture, le suspect se serait senti très mal. Le conducteur aurait arrêté le véhicule et on aurait proposé au suspect de l’eau qu’il aurait refusée. Le véhicule aurait ensuite poursuivi son trajet. Trois minutes plus tard, les policiers auraient entendu le suspect ronfler et vu son corps se relâcher complètement. Le véhicule aurait été immobilisé, les menottes enlevées et Plamen Kutsarov aurait été étendu sur le plancher du véhicule. On aurait d’abord essayé de le réveiller en l’aspergeant d’eau et en lui tapotant les joues. Les policiers auraient ensuite procédé à la réanimation cardio-pulmonaire (massage cardiaque externe et insufflation bouche‑à‑bouche). À 20 h 55, l’agent S.K. aurait appelé son supérieur, le témoin V. Ch., en lui expliquant la situation. Ce dernier lui aurait ordonné de conduire le suspect à l’hôpital d’urgence « Pirogov ». Le véhicule de police se serait dirigé vers l’hôpital et pendant son trajet les agents auraient continué à effectuer des manipulations de réanimation cardio-pulmonaire. Le véhicule serait arrivé à l’hôpital vers 21 h 05 et Plamen Kutsarov aurait été admis en salle de déchoquage vers 21 h 15. À 21 h 26 les médecins auraient constaté son décès.

37. Le tribunal constata qu’au moment de son entrée dans le véhicule de police, à 20 h 30, Plamen Kutsarov avait déjà des lésions aux poignets à cause du port prolongé de menottes pendant la journée. Il ajouta qu’il n’y avait aucune autre lésion visible sur son corps ou sur son visage et qu’il n’avait pas été frappé par les policiers pendant la journée.

38. Le tribunal fit référence aux conclusions de l’expertise médicolégale effectuée par le collège d’onze experts (paragraphe 34 ci-dessus), selon lesquelles il pourrait y avoir deux causes probables du décès : la mort subite d’origine cardiaque ou l’asphyxie positionnelle. Il écarta la seconde hypothèse en se référant notamment aux dépositions des quatre policiers, qui d’après lui étaient logiques et concordantes et ne contredisaient pas les autres preuves rassemblées, selon lesquelles le suspect n’avait pas été maltraité ou maintenu en position fortement penchée en avant lors de son transport. Concernant les autres lésions constatées sur le visage et le corps de Plamen Kutsarov, il estima qu’aucune preuve ne permettait de constater qu’elles auraient été causées par les policiers pendant le transfert du détenu. En tout état de cause, ces lésions n’auraient pas été à l’origine de la mort du détenu, que le tribunal attribua à une défaillance du cœur d’origine pathologique. Cette conclusion sur la cause de la mort avait été déjà émise au cours de l’enquête pénale (paragraphe 22 ci-dessus).

39. Dans ces conditions, le tribunal conclut que les deux accusés ne pouvaient pas être tenus pour responsables de la mort de Plamen Kutsarov et les acquitta du premier chef d’accusation.

40. Concernant le second chef d’accusation, à savoir non-assistance à une personne en danger par des agents de police en dehors de leurs heures de travail, le tribunal observa que, depuis un amendement législatif entré en vigueur en 2014, l’article 387 du CP n’était applicable aux agents de police qu’en temps de guerre, ce qui n’était pas le cas en l’occurrence. Il constata une nouvelle fois que les deux accusés avaient essayé de réanimer le suspect et n’avaient pas failli à leurs devoirs professionnels. Pour ces motifs, il les acquitta également de ce chef d’accusation.

41. Le parquet et les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Ils soutenaient que Plamen Kutsarov avait été asphyxié par les deux policiers lors de son transport en voiture. Le parquet contesta en particulier la fiabilité des dépositions des agents S.K. et K.P., qui avaient été chargés avec les deux accusés du transfert de Plamen Kutsarov, et il mit l’accent sur les résultats de l’expertise des données de traçage des téléphones mobiles des quatre policiers, qui auraient démontré qu’ils avaient probablement emprunté un autre itinéraire que celui qu’ils avaient décrit dans leurs dépositions.

42. La cour d’appel de Sofia examina l’affaire pénale au cours d’audiences publiques tenues le 11 décembre 2017 et le 12 février 2018. Elle entendit les agents S.K. et K.P. et les deux accusés, ainsi que l’expert qui avait effectué l’expertise des données de traçage de leurs téléphones mobiles.

43. Par un arrêt du 14 mai 2018, la cour d’appel de Sofia confirma le jugement du tribunal inférieur. En particulier, la cour d’appel estima que le tribunal de première instance avait déployé des efforts considérables pour établir tous les faits liés à la mort de Plamen Kutsarov, rassemblé tous les éléments de preuve nécessaires et procédé à une évaluation très détaillée et approfondie de ces éléments pour établir les faits et rendre sa décision. Elle souscrivit pleinement aux conclusions factuelles et juridiques du tribunal de la ville de Sofia (paragraphes 35-39 ci-dessus).

44. Les requérants se pourvurent en cassation, soutenant en particulier que les conclusions des tribunaux inférieurs étaient erronées.

45. Par un arrêt du 11 mars 2019, la Cour suprême de cassation confirma le jugement de la cour d’appel au motif que sa décision était amplement motivée et conforme aux règles matérielles et procédurales du droit interne.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

46. En vertu de l’article 123, alinéa 1, du code pénal (« CP »), dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, le fait de causer la mort par négligence d’une personne dans l’exercice d’une activité professionnelle à hauts risques était puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans.

47. En vertu de l’article 387, alinéa 4, du CP, est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement le non-accomplissement par négligence des devoirs d’un fonctionnaire lorsque les faits ont entraîné des conséquences négatives majeures telles que le décès d’une personne. Depuis un amendement législatif datant de 2014, la responsabilité pénale des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur sous cette disposition ne peut être engagée qu’en temps de guerre.

48. En vertu de l’article 176, alinéa 2, de la loi de 2006 sur le ministère de l’Intérieur, en vigueur à l’époque des faits, les agents du ministère étaient obligés de porter secours et assistance à toute personne en danger.

EN DROIT

I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

49. Invoquant dans leur requête les articles 2, 3 et 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la mort de leur fils aux mains de la police et d’une absence d’enquête effective sur ces événements.

50. L’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant sur la base de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant. Elle ne peut toutefois pas se prononcer sur la base de faits non visés par le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

51. Compte tenu des faits visés dans la présente requête (paragraphes 4‑45 ci-dessus), et au vu de la jurisprudence précitée (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations des requérants sous le seul angle de l’article 2 de la Convention. Elle considère également qu’il y a trois questions distinctes qui se posent sous l’angle de cet article dans la présente affaire, qu’elle examinera dans l’ordre suivant : i) la question de savoir s’il y a eu en l’occurrence une enquête effective sur la mort de Plamen Kutsarov ; ii) la question de savoir si sa mort a été causée par des agissements violents des agents de l’État responsables de son transport et iii) la question de savoir si les agents de l’État impliqués dans ces évènements ont respecté l’obligation positive de protéger la vie de Plamen Kutsarov.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉEs DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

52. Les requérants dénoncent trois violations distinctes du droit à la vie de leur fils, Plamen Kutsarov (paragraphe 51 ci-dessus). Ils invoquent l’article 2 de la Convention, dont la partie pertinente se lit ainsi :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

A. Sur la recevabilité

53. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur la question de savoir si les autorités ont mené une enquête effective en l’espèce

a) Arguments de parties

54. Les requérants dénoncent le caractère ineffectif de l’enquête pénale menée sur la mort de leur fils. Selon eux, les organes de l’enquête n’ont pas élucidé toutes les circonstances pertinentes en l’espèce. Le parquet n’aurait pas mis en cause toutes les personnes responsables de la mort de leur fils. Dans leurs décisions qui acquittaient les agents B.P. et I.V., les tribunaux auraient négligé les preuves à charge et indûment privilégié les preuves à décharge. Ainsi, la procédure pénale menée en l’espèce n’aurait pas amené à l’identification et à la punition des personnes responsables de la mort de Plamen Kutsarov.

55. Le Gouvernement s’oppose à la thèse des requérants. Il soutient que l’enquête pénale menée par les autorités a été conforme aux exigences de l’article 2 de la Convention. Elle aurait été ouverte immédiatement après la mort de Plamen Kutsarov et aurait été menée par des organes indépendants. Toutes les mesures d’enquête nécessaires auraient été prises et les enquêteurs auraient recueilli plusieurs témoignages et rassemblé des preuves matérielles, médicales et scientifiques.

56. Pendant le procès, le tribunal de première instance aurait déployé des efforts considérables pour élucider toutes les circonstances entourant la mort du fils des requérants. Même si la procédure devant ce tribunal avait duré six ans, un retard qui aurait été en partie imputable aux requérants et à leurs avocats, cela n’aurait pas empêché le tribunal de reconstituer à l’aide de preuves pertinentes et exhaustives les événements entourant la mort de Plamen Kutsarov. Le tribunal de première instance aurait effectué une analyse approfondie de tous les éléments de preuve recueillis dans son jugement, qui aurait été dûment examiné et confirmé par la suite en appel et en cassation.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

57. Les principes généraux relatifs à l’obligation de l’État, découlant de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective en cas d’allégations de mort causée par les forces de l’ordre ont été rappelés dans l’arrêt Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).

58. D’une manière générale, pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illicite commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète. Il en va de l’adhésion de l’opinion publique au monopole de l’État en matière de recours à la force (ibidem, § 232).

59. L’enquête doit être adéquate – elle doit permettre de déterminer si le recours à la force se justifiait ou non dans les circonstances, ainsi que d’identifier les responsables et, le cas échéant, de les sanctionner. Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. De plus, lorsque des agents de l’État ont eu recours à la force, l’enquête doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou à en identifier les responsables risque de ne pas répondre à cette norme (ibidem, § 233).

60. L’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (ibidem, § 235).

61. L’article 2 de la Convention exige que l’enquête soit conduite avec célérité et avec une diligence raisonnable. S’il peut y avoir des obstacles ou difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur tout recours à la force meurtrière, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (ibidem, § 237).

62. Lorsque l’enquête officielle mène à l’ouverture d’une procédure devant les juridictions nationales, cette procédure dans son ensemble, y compris au stade du procès, doit respecter l’obligation positive de protéger juridiquement le droit à la vie. Ainsi, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure ces juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis l’affaire à l’examen scrupuleux qu’exige l’article 2 de la Convention, de manière que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci doit jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (ibidem, § 239).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

63. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe en premier lieu qu’une enquête pénale pour meurtre a été ouverte immédiatement après le signalement du décès de Plamen Kutsarov (paragraphe 11 ci-dessus).

64. Force est de constater ensuite que les personnes chargées de mener et surveiller cette enquête – deux enquêteurs et un procureur du parquet de la ville de Sofia (paragraphe 11 ci-dessus) – étaient indépendantes des personnes impliquées dans les événements entourant la mort de Plamen Kutsarov. Par ailleurs, ce point n’est pas contesté par les requérants (paragraphe 54 ci-dessus).

65. La Cour constate ensuite que les enquêteurs ont déployé des efforts considérables pour rassembler les preuves nécessaires à l’établissement des faits dès le début de l’enquête. Les mesures d’instruction urgentes ont été prises sans délai – des inspections des lieux du décès et du corps de Plamen Kutsarov ont été effectuées immédiatement après le signalement du décès (paragraphe 11 ci-dessus), le corps a été autopsié et préservé dans une chambre réfrigérée (paragraphe 12 ci-dessus), les échantillons de tissus biologiques prélevés ont été expertisés (paragraphes 12 et 13 ci-dessus), les témoins principaux ont été identifiés et interrogés (paragraphes 16 et 18 ci‑dessus) et des preuves documentaires ont été rassemblées (paragraphe 17 ci-dessus). Sur la base des preuves recueillies à ce stade initial des investigations, le 3 février 2009, les enquêteurs ont inculpé les agents B.P. et I.V. (paragraphe 19 ci-dessus).

66. Il apparaît que les mesures d’enquête prises pendant la période subséquente, entre février 2009 et mai 2010, avaient pour objectif de rassembler des preuves supplémentaires permettant d’établir la cause exacte de la mort de Plamen Kutsarov et l’implication des deux agents inculpés. Deux expertises médicales supplémentaires ont été effectuées, la seconde impliquant la réautopsie du corps (paragraphes 20-22 ci-dessus) et les données de positionnement des téléphones mobiles des quatre policiers ayant escorté le fils des requérants ont été recueillies et expertisées (paragraphe 23 ci-dessus). À l’initiative du procureur chargé de la surveillance de l’enquête, les enquêteurs ont ordonné plusieurs autres expertises afin de déterminer si Plamen Kutsarov avait eu des troubles psychiques, s’il avait été en état de dépendance de type amphétaminique et s’il avait été soumis à un stress excessif pendant les heures précédant son décès (paragraphe 26 ci-dessus).

67. La Cour estime donc que les autorités chargées de l’enquête ont pris les mesures raisonnables qui étaient en leur pouvoir pour obtenir les preuves relatives aux circonstances ayant entouré le décès du fils des requérants. Elle n’aperçoit aucune défaillance à cet égard. L’enquête menée en l’occurrence a donc été suffisamment adéquate.

68. Les deux requérants ont également été associés à l’enquête pénale – ils ont été interrogés en tant que témoins (paragraphe 18 in fine ci-dessus) ; à l’issue de l’enquête, ils ont pris connaissance des pièces du dossier en la présence de leur avocat, mais ils n’ont formulé aucune objection ou demande supplémentaire concernant les mesures d’enquête prises (paragraphe 28 ci‑dessus).

69. L’enquête pénale a abouti à l’inculpation et au renvoi en jugement des agents B.P. et I.V. devant le tribunal de la ville de Sofia pour homicide involontaire et non-assistance à une personne en danger (paragraphe 30 ci‑dessus). Les requérants se sont constitués parties civiles et accusateurs privés et ils ont bénéficié de l’assistance d’un avocat de leur choix (paragraphe 31 ci-dessus). Le tribunal les a entendus aussi en tant que témoins (paragraphe 32 ci-dessus).

70. Les requérants ont également formulé des demandes de rassemblement de nouvelles preuves au cours du procès. C’est précisément à leur demande, et à celle du parquet, que le tribunal régional a ordonné une expertise complexe supplémentaire afin de déterminer la cause exacte de la mort de Plamen Kutsarov (paragraphe 33 ci-dessus). Les onze experts désignés par le tribunal, qui étaient spécialisés dans différents domaines scientifiques, n’ont pas été unanimes sur la cause exacte de la mort : la majorité soutenait que le fils des requérants était mort des suites d’une défaillance du cœur tandis que trois des experts soutenaient que la mort était probablement due à une asphyxie positionnelle (paragraphe 34 ci-dessus). Ces deux hypothèses avaient été émises par deux autres expertises ordonnées et effectuées au stade de l’enquête pénale (paragraphes 20-22 ci-dessus).

71. Dans ces circonstances, le tribunal régional a cherché à établir laquelle de ces deux versions étaient corroborée par les autres preuves rassemblées au cours de l’enquête. Il a écarté l’hypothèse de l’asphyxie positionnelle faute de preuves démontrant que le torse de Plamen Kutsarov avait été fortement penché en avant pendant son transport dans le véhicule de police ou qu’il avait été maltraité à cette occasion (paragraphe 38 ci-dessus).

72. Les mêmes constats factuels ont été confirmés à l’issue des procédures d’appel et de cassation (paragraphes 43 et 45 ci-dessus) ouvertes à l’initiative des requérants.

73. La Cour constate que les conclusions des tribunaux internes n’ont été ni arbitraires ni hâtives et qu’elles reposaient sur l’analyse approfondie de toutes les preuves rassemblées au cours de l’enquête et du procès.

74. La Cour tient à rappeler que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels (paragraphes 57-62 ci-dessus), dont la promptitude de l’enquête fait partie. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question doit être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 225, 14 avril 2015 ; Sarbyanova-Pashaliyska et Pashaliyska c. Bulgarie, no 3524/14, §§ 41-43, 12 janvier 2017). La Cour ne perd pas de vue que, dans le cas d’espèce, le procès pénal contre les deux policiers a duré au total huit ans et deux mois, pour trois degrés de juridiction (paragraphes 30-45 ci-dessus), et que le tribunal de première instance a mis six ans et deux mois pour instruire le dossier et rendre son jugement (paragraphes 30-35 ci-dessus). Cependant, ce délai n’a pas empêché le rassemblement de toutes les preuves nécessaires et l’établissement des faits de l’espèce. Il est à noter à cet égard que l’acquittement des policiers pour les chefs d’homicide involontaire a pour cause non pas l’expiration du délai de prescription, mais a été prononcé à l’issue d’un examen approfondi du dossier pénal sur le fond.

75. À la lumière de ces éléments, la Cour estime que l’État a satisfait à son obligation de mener une enquête effective sur la mort du fils des requérants. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

2. Sur la question de savoir si la mort de Plamen Kutsarov a été causée par des agissements violents des agents de l’État

a) Arguments des parties

76. Les requérants soutiennent que leur fils a été tué par les policiers qui l’avaient transporté le soir du 21 janvier 2009. Selon eux, il aurait été plié en avant et maintenu ainsi par les policiers assis sur la banquette arrière du véhicule jusqu’à son asphyxie.

77. Le Gouvernement réfute les allégations des requérants et rappelle que d’après les conclusions des tribunaux internes la mort n’avait pas été causée par les policiers. Il observe également que la contrainte physique exercée contre Plamen Kutsarov le 21 janvier 2009 s’est limitée à son arrestation et au port des menottes pendant une partie de la journée et que ces circonstances n’ont eu aucun lien avec sa mort.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

78. La Cour rappelle que compte tenu de l’importance de la protection de l’article 2 de la Convention, elle doit examiner de façon extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire. Les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger. Lorsqu’un individu meurt en garde à vue, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine de la mort (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII).

79. Pour apprécier les preuves, la Cour adopte le critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable ». Toutefois, elle n’a pas emprunté l’approche des systèmes juridiques nationaux qui utilisent ce standard, puisque son rôle n’est pas de statuer sur la culpabilité pénale ou la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants en vertu de la Convention (voir Carter c. Russie, no 20914/07, § 151, 21 septembre 2021). En vertu de la jurisprudence de la Cour, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman, précité, § 100 ; El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012 ; Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 140, 23 mars 2016).

80. En principe, lorsque des procédures internes ont été menées, la Cour n’a pas à substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient en principe d’établir les faits sur la base des éléments du dossier (voir, parmi d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B ; Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Si les constatations des juges nationaux ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 283, CEDH 2001-VII (extraits) ; Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 52, 5 octobre 2004).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

81. La Cour observe que la mort de Plamen Kutsarov est survenue lorsqu’il se trouvait sous le contrôle des autorités – il avait été arrêté le matin du 21 janvier 2009, pendant toute la journée il avait participé à différentes mesures d’instruction et, le soir, il avait perdu connaissance lors de son transfert dans un véhicule de police (paragraphes 5-9 ci-dessus). Il appartient donc à l’État de fournir « une explication satisfaisante et convaincante » des raisons de la mort (paragraphes 78 et 79 ci-dessus).

82. Dans ses observations, le Gouvernement a invoqué les conclusions des tribunaux internes selon lesquelles Plamen Kutsarov n’avait pas été tué par les policiers l’ayant escorté, mais qu’il était décédé subitement des suites d’un arrêt cardiaque (paragraphes 77 et 38 ci-dessus).

83. Force est de constater que, pour arriver à cette conclusion, les tribunaux internes ont eu l’avantage d’interroger en personne tous les témoins, et d’évaluer ainsi leur crédibilité (paragraphes 32 et 42 ci-dessus). Ils ont pris en compte les nombreuses preuves scientifiques et matérielles rassemblées au cours de l’enquête pénale et pendant le procès (paragraphes 32-34 ci-dessus). Leurs décisions ont été amplement motivées (paragraphes 35-40 et 43 ci-dessus). La Cour rappelle à cet égard que, après s’être livrée à un examen minutieux de l’enquête pénale et du procès des deux policiers, elle a conclu à la non-violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural (paragraphes 63-75 ci-dessus).

84. La Cour constate en outre qu’au cours de la présente procédure, elle n’a été saisie d’aucun élément qui pourrait remettre en cause les constatations factuelles et juridiques des juridictions nationales et ajouter du poids aux allégations des requérants. L’explication donnée par les autorités dans la présente espèce quant à la cause de la mort du fils des requérants apparaît donc satisfaisante et convaincante.

85. Pour ces motifs, la Cour estime que la mort du fils des requérants ne peut pas être attribuée à des agissements violents de la part des policiers l’ayant escorté le soir du 21 janvier 2009. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel, à cet égard.

3. Sur la question de savoir si les agents de l’État impliqués dans ces évènements ont respecté l’obligation positive de protéger la vie de Plamen Kutsarov

a) Arguments des parties

86. Les requérants allèguent, d’une manière générale, que l’État n’a pas satisfait à son obligation positive de protéger la vie de leur fils. Ils font observer que la responsabilité de l’État en vertu de l’article 2 de la Convention ne se limite pas seulement aux cas dans lesquels il existe des preuves que le recours à la force par des fonctionnaires a causé ou pourrait directement causer la mort d’une personne. Elle peut également être engagée selon eux lorsque ces agents ne prennent pas toutes les précautions possibles dans le choix des moyens et des méthodes afin d’éviter ou de minimiser le risque pour la vie des personnes concernées.

87. Le Gouvernement considère que dans la présente espèce l’État a satisfait à son obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention. Il observe que la mort de Plamen Kutsarov est survenue non pas pendant son arrestation et parce que la force physique avait été utilisée contre lui, mais pendant son transport. Les policiers qui l’accompagnaient ont selon lui fait tout ce qu’ils pouvaient pour lui porter assistance médicale et sauver sa vie, comme le leur imposait l’article 176, alinéa 2, de la loi sur le ministère de l’Intérieur (paragraphe 48 ci-dessus).

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

88. La Cour rappelle que, face à des personnes détenues, placées en garde à vue ou venant d’être interpellées et se trouvant donc dans un rapport de dépendance par rapport aux autorités de l’État, ces dernières ont une obligation de protection de la santé. Celle-ci implique de dispenser avec diligence des soins médicaux lorsque l’état de santé de la personne le nécessite afin de prévenir une issue fatale (Boukrourou et autres c. France, no 30059/15, § 63, 16 novembre 2017).

89. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. En d’autres termes, ne peut constituer une violation éventuelle d’une obligation positive de la part des autorités que le fait de ne pas avoir pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié un risque réel et immédiat de perte de vie (ibidem, § 64).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

90. La Cour constate que le malaise de Plamen Kutsarov est survenu soudainement, pendant son transport entre les bâtiments respectifs de deux services du ministère de l’Intérieur, dans un véhicule de police et en la présence de quatre policiers (paragraphe 36 ci-dessus). Dans ces conditions, et en vertu du droit interne (paragraphe 48 ci-dessus) et de la jurisprudence de la Cour (paragraphes 88 et 89 ci-dessus), les agents en cause étaient dans l’obligation de lui porter secours et assistance.

91. Force est de constater que les modifications pathologiques du cœur et des autres organes internes du fils des requérants avaient été découvertes pendant son autopsie (paragraphe 13 ci-dessus). Elles n’étaient donc pas connues, et n’auraient pas pu être connues, des policiers qui assuraient son transport le soir du 21 janvier 2009. Les agents de police avaient été donc confrontés à un événement inattendu et imprévisible.

92. L’enquête pénale et le procès ont permis aux tribunaux bulgares d’établir la chronologie des événements pendant la brève période entre la prise en charge de Plamen Kutsarov par les quatre policiers, à 20 h 30, et son admission à l’hôpital, à 21 h 15. Quelques minutes après 20 h 30, Plamen Kutsarov s’était senti mal et avait perdu connaissance sur la banquette arrière du véhicule de police ; le véhicule avait été arrêté, les policiers avaient enlevé les menottes au détenu et l’avaient allongé sur le plancher du véhicule et avaient procédé à la réanimation cardio-pulmonaire ; ils avaient appelé leur supérieur, qui leur avait ordonné de conduire immédiatement le suspect à l’hôpital d’urgence « Pirogov », où le véhicule était arrivé à 21 h 05 (paragraphe 36 ci-dessus) ; Plamen Kutsarov avait été admis en salle de déchocage vers 21 h 15 (ibidem).

93. La Cour ne perd pas de vue que le tribunal de la ville de Sofia a acquitté les deux policiers du chef de non-assistance à une personne en danger suite à un amendement législatif, survenu en 2014, qui limitait l’application de l’article 387, alinéa 4, du CP aux policiers uniquement en temps de guerre (paragraphes 40 et 47 ci-dessus). Cependant, le tribunal a ajouté que les agents avaient essayé de réanimer le fils des requérants et n’avaient pas failli à leurs obligations professionnelles (ibidem).

94. À la lumière de ces éléments, la Cour considère que l’intervention immédiate des policiers pour porter secours au détenu après son malaise, l’ordre rapide de transporter celui-ci dans un établissement médical spécialisé dans les soins d’urgence et l’exécution immédiate de cet ordre par les policiers permettent d’exclure tout manquement des autorités à leur obligation de protéger la vie du fils des requérants.

95. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel, à cet égard.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel concernant l’obligation de l’État de ne pas ôter la vie du fils des requérants ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel concernant l’obligation de l’État de protéger la vie du fils des requérants.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                         Tim Eicke
Greffière adjointe                   Président

Dernière mise à jour le juin 7, 2022 par loisdumonde

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