Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 261
Avril 2022

Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC] – 28492/15 et 49975/15

Arrêt 29.4.2022 [GC]

Article 3
Extradition

Absence de risque individuel réel en cas d’extradition d’Ouzbeks de souche vers le Kirghizistan : l’extradition n’emporterait pas violation

En fait – Les requérants, tous deux de nationalité kirghize, risquaient d’être extradés vers ce pays où ils étaient recherchés pour détournement de fonds aggravé (premier requérant) et plusieurs chefs de vol aggravé, destruction de biens et meurtre (second requérant). Dans les procédures concernant leur extradition et leurs demandes d’asile, leurs allégations selon lesquelles ils risquaient d’être persécutés et maltraités au Kirghizistan en raison de leur appartenance à un groupe ethnique vulnérable furent rejetées. L’extradition des requérants fut suspendue les 16 juin et 12 octobre 2015, respectivement, sur la base d’une mesure provisoire accordée par la Cour en vertu de l’article 39 de son règlement, qui indiquait au gouvernement russe qu’ils ne devaient pas être éloignés pendant la durée de la procédure conduite devant elle. Les requérants furent libérés en 2014 et 2015, respectivement.

Les requérants estimaient que, s’ils venaient à être extradés vers le Kirghizistan, ils seraient exposés un risque réel de mauvais traitements contraires à l’article 3 du fait de leur appartenance à la minorité ethnique ouzbèke. Par un arrêt du 19 novembre 2019, une chambre de la Cour a conclu, par cinq voix contre deux, qu’il n’y aurait pas violation de l’article 3 s’ils étaient extradés. Le 15 avril 2020, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande des requérants.

En droit –

Article 3 :

a) Principes généraux tirés de la jurisprudence de la Cour –

(i) Interdiction d’exposer les étrangers menacés d’éloignement à un risque de mauvais traitements – Dans les affaires d’extradition, l’obligation pesant sur les États contractants de coopérer en matière pénale internationale est assujettie à l’obligation faite à ces mêmes États de respecter le caractère absolu de l’interdiction posée par l’article 3 de la Convention. Dès lors, toute allégation relative à l’existence d’un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 en cas d’extradition vers tel ou tel pays doit faire l’objet du même degré de contrôle quelle que soit la base juridique de l’éloignement.

(ii) Champ de l’appréciation : situation générale et circonstances individuelles – L’appréciation du risque doit se concentrer sur les conséquences prévisibles du renvoi de la personne concernée vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres à l’intéressé. S’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que ce dernier courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3, son renvoi emporterait nécessairement violation de l’article 3, que le risque émane d’une situation générale de violence, d’une caractéristique propre à l’intéressé, ou d’une combinaison des deux.

Dans des cas comme les présents, une analyse en trois étapes s’impose.

– Premièrement, il faut se pencher sur la situation générale dans le pays de destination et, le cas échéant, sur l’existence là-bas d’une situation générale de violence. Cette dernière situation n’est en principe pas à elle seule de nature à entraîner une violation de l’article 3 en cas d’expulsion vers le pays en question, sauf si la violence est d’une intensité telle que tout renvoi dans ce pays emporterait une pareille violation.

– Deuxièmement, un grief tiré de mauvais traitements systématiques infligés à un membre d’un groupe ne s’apprécie pas de la même manière qu’un grief tiré, d’une part, d’une situation générale de violence dans un pays particulier ou, d’autre part, de circonstances individuelles. Dans de telles affaires, la Cour doit rechercher si l’existence d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements a été établie, question qui relève du volet de l’analyse du risque consacré à la « situation générale ». Les requérants qui appartiendraient à un groupe vulnérable ciblé doivent évoquer non pas la situation générale mais l’existence d’une pratique ou d’un risque accru de mauvais traitements visant le groupe auquel ils disent appartenir. L’étape suivante consiste pour eux à établir qu’ils appartiennent chacun au groupe concerné, sans qu’ils aient besoin de faire état d’autres circonstances individuelles ou caractéristiques distinctives.

– Troisièmement, dans les cas où, nonobstant l’existence d’une crainte de persécutions pouvant être bien fondée en raison de certaines circonstances aggravant les risques, on ne peut pas établir qu’un groupe est systématiquement exposé à des mauvais traitements, les requérants sont tenus de démontrer l’existence d’autres caractéristiques distinctives particulières qui les exposeraient à un risque réel de mauvais traitements, faute de quoi la Cour conclura à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention.

iii) Nature de l’appréciation de la Cour – La date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive. L’existence du risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment du renvoi. Cette réserve montre que le principe de l’évaluation ex nunc a pour finalité principale de fournir une garantie lorsqu’un laps de temps notable s’est écoulé entre l’adoption de la décision interne et l’examen par la Cour du grief de violation de l’article 3 exposé par le requérant, et donc lorsque la situation dans le pays de destination a peut-être évolué en ce qu’elle se serait détériorée ou améliorée. Dans des affaires de ce type, tout constat relatif à la situation générale dans un pays donné et à sa dynamique ainsi que tout constat relatif à l’existence de tel ou tel groupe vulnérable procède par essence d’une appréciation factuelle ex nunc à laquelle elle se livre sur la base des éléments disponibles. Dès lors, tout examen tendant à déterminer si la situation générale dans un pays donné s’est améliorée ou détériorée est assimilable à une analyse factuelle sur laquelle la Cour est susceptible de revenir en fonction de l’évolution des circonstances. Rien ne s’oppose donc à ce qu’une chambre, dans un arrêt statuant sur un cas individuel, se livre à pareil réexamen de la situation générale.

b) Application des principes généraux établis en l’espèce – Entre 2012 et 2016, la Cour a été saisie de neuf affaires d’extradition d’Ouzbeks de souche de Russie vers le Kirghizistan dans lesquelles elle a conclu qu’ils continuaient à courir un risque réel de mauvais traitements. Sans avoir jugé que la situation générale des droits de l’homme, bien qu’éminemment problématique, était de nature à empêcher toute extradition, elle a constaté que des rapports spécifiques faisaient état d’une pratique ciblée et systématique de mauvais traitements visant les Ouzbeks de souche pendant la période considérée. Elle doit à présent déterminer si les informations et pièces actuellement disponibles étayent toujours un constat similaire en ce qui concerne les deux requérants dans la présente affaire, au point où leur appartenance à ce groupe suffirait à démontrer la matérialité du risque réel allégué.

i) Les circonstances des affaires des requérants – Près de six années s’étant écoulées depuis l’adoption des jugements internes définitifs dans les procès des requérants, la Grande Chambre, conformément au principe ex nunc, doit apprécier l’existence d’un réel risque à la date où elle examine l’affaire.

ii) Situation générale au Kirghizistan – Les rapports disponibles élaborés par les organes des Nations unies en matière de protection des droits de l’homme ainsi que par des ONG internationales, régionales et nationales, qui décrivent la situation actuelle au Kirghizistan, continuent de signaler que les cas de torture et de mauvais traitements, l’absence d’enquêtes effectives, et l’impunité récurrente sont toujours des sources de préoccupation majeures relativement à ce pays et que, malgré les réformes juridiques et institutionnelles intervenues là-bas, les mesures prises par les autorités kirghizes pour empêcher la torture et les autres mauvais traitements en pratique sont insuffisantes. Cependant, ces éléments ne permettent pas de conclure soit que la situation générale dans le pays s’est détériorée par rapport aux appréciations précédentes, qui n’avaient pas amené la Cour à juger que cette situation était de nature à exclure tout renvoi vers le Kirghizistan, soit que cette situation est telle que l’interdiction totale des extraditions vers ce pays s’impose.

iii) La situation des Ouzbeks de souche au Kirghizistan – Les griefs des requérants combinent des aspects relatifs à la situation générale dans le pays concerné et d’autres relatifs à des circonstances individuelles. Puisqu’il n’est pas contesté que les requérants sont des ressortissants kirghizes d’origine ethnique ouzbèke, la question est de savoir si des éléments fiables et objectifs prouvent que ce groupe est systématiquement exposé à des mauvais traitements au Kirghizistan. La Cour a conclu dans un certain nombre d’arrêts concernant l’extradition d’Ouzbeks de souche vers le Kirghizistan que ceux-ci étaient exposés à un risque réel de subir des mauvais traitements en raison de leur origine ethnique. En l’espèce, la Cour doit axer son analyse sur la question de savoir si les Ouzbeks de souche continuent de courir un risque accru de mauvais traitements par rapport à d’autres personnes au Kirghizistan, question qui est la principale qui oppose les parties.

Dans son appréciation, la Cour tient compte des signes éventuels d’amélioration ou de détérioration de la situation en matière de droits de l’homme en général ou en ce qui concerne un groupe ou une région en particulier qui pourraient entrer en ligne de compte s’agissant des circonstances individuelles des requérants. Ses conclusions antérieures selon lesquelles les Ouzbeks de souche au Kirghizistan constituaient un groupe vulnérable aux fins de l’article 3 de la Convention étaient fondées sur des rapports spécifiques qui faisaient état une pratique ciblée et systématique de mauvais traitements visant ce groupe pendant la période considérée. En ce qui concerne la situation actuelle, la Cour constate l’absence de signalements spécifiques d’actes de torture dont des Ouzbeks de souche feraient l’objet en raison de leur origine ethnique par opposition à d’autres risques liés à l’origine ethnique, tels que l’insécurité, la discrimination en matière économique et sécuritaire, le profilage ethnique et la marginalisation politique. Alors qu’au lendemain des affrontements ethniques de juin 2010, il existait des éléments spécifiques prouvant que les Ouzbeks de souche étaient exposés à un risque accru de faire l’objet de mauvais traitements, les récents rapports susmentionnés ne renferment plus d’éléments de ce type. Dès lors, sur aucune base il ne peut être conclu que les Ouzbeks de souche constituent un groupe qui continue d’être systématiquement exposé à des mauvais traitements.

iv) Les circonstances individuelles des requérants – En examinant soigneusement et convenablement la question de l’existence de risques individuels susceptibles d’empêcher l’extradition des requérants, les juridictions russes ont satisfait à leurs obligations conventionnelles. Les deux requérants sont restés en défaut de démontrer devant les juridictions internes, la chambre ou la Grande Chambre l’existence d’un motif politique ou ethnique inavoué qui aurait été à l’origine de leur inculpation au Kirghizistan ou d’autres caractéristiques distinctives particulières susceptibles de les exposer à un risque réel de subir des mauvais traitements. Faute d’avoir démontré l’existence de motifs sérieux de croire qu’ils courent un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3, les requérants n’ont pas satisfait à ce critère en l’espèce.

Eu égard aux constats ci-dessus, la Cour n’estime pas justifié de se prononcer sur les assurances fournies par les autorités kirghizes en l’espèce.

Conclusion : L’extradition n’emporterait pas violation (unanimité).

En conséquence, les mesures provisoires précédemment indiquées au gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour prennent fin.

(Voir aussi Makhmudzhan Ergashev c. Russie, 49747/11, 16 octobre 2012 ; Gayratbek Saliyev c. Russie, 39093/13, 17 avril 2014 ; Kadirzhanov et Mamashev c. Russie, 42351/13 et 47823/13, 17 juillet 2014 ; Mamadaliyev c. Russie, 5614/13, 24 juillet 2014 ; Khamrakulov c. Russie, 68894/13, 16 avril 2015 ; Nabid Abdullayev c. Russie, 8474/14, 15 octobre 2015 ; Turgunov c. Russie, 15590/14, 22 octobre 2015 ; Tadzhibayev c. Russie, 17724/14, 1 décembre 2015 ; R. c. Russie, 11916/15, 26 janvier 2016)

Dernière mise à jour le avril 29, 2022 par loisdumonde

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