AFFAIRE LANDI c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) 10929/19

La requête concerne le manquement allégué de l’État défendeur de prendre des mesures de protection et d’assistance envers la requérante et ses enfants à la suite des violences familiales infligées par son compagnon, qui ont abouti au meurtre de leurs fils de un an et de la tentative de meurtre de l’intéressée. La requérante y voit la violation des articles 2 et 14 de la Convention.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE LANDI c. ITALIE
(Requête no 10929/19)
ARRÊT

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Absence de mesures préventives des autorités face à des violences domestiques récurrentes ayant abouti à la tentative de meurtre de la requérante par son compagnon et au meurtre de leur fils • Législation nationale adéquate • Réponse appropriée des carabiniers • Absence de démarche immédiate, autonome et proactive et d’une évaluation complète des risques par les procureurs • Indices de violence domestique montrant un risque réel et immédiat pour la vie
Art 14 (+Art 2) • Absence de défaillance systémique révélatrice d’une passivité généralisée envers les victimes de violence domestique • Pas d’attitude discriminatoire envers la requérante • Mise en place de mesures étatiques depuis l’arrêt Talpis c. Italie en 2017

STRASBOURG
7 avril 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Landi c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,

Vu la requête (no 10929/19) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante italienne, Mme Annalisa Landi (« la requérante »), a saisi la Cour le 19 février 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») le grief fondé sur les articles 2 et 14 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le manquement allégué de l’État défendeur de prendre des mesures de protection et d’assistance envers la requérante et ses enfants à la suite des violences familiales infligées par son compagnon, qui ont abouti au meurtre de leurs fils de un an et de la tentative de meurtre de l’intéressée. La requérante y voit la violation des articles 2 et 14 de la Convention.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1988 et réside à Scarperia. Elle a été représentée par Me M. Annetta, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat de l’État.

4. La requérante vivait avec son concubin, N.P.

5. Leur relation commença en 2010. À ce moment-là, la requérante n’avait pas connaissance des troubles mentaux de son conjoint qui avait une histoire médicale et clinique délicate étant donné qu’il souffrait d’un trouble bipolaire depuis l’âge de vingt ans. En particulier, il présentait des fluctuations progressives de l’humeur accompagnées d’une impulsivité marquée, d’une irritabilité et d’un comportement extrêmement violent, notamment à l’encontre de sa compagne de l’époque. Il souffrait également d’un trouble obsessionnel-compulsif.

6. Dans le passé, il avait été alcoolique et avait fait l’objet d’une ordonnance d’interdiction d’approcher sa précédente compagne.

7. Le 3 mai 2011, un enfant, V., naquit de la relation entre la requérante et N.P.

I. Novembre 2015 : première agression commise sur la requérante

8. Le 20 novembre 2015, la requérante se rendit au poste des carabiniers de Scarperia et les informa que N.P. souffrait d’un trouble bipolaire qui avait dans le passé provoqué plusieurs fois des comportements violents. Il la menaçait et lui disait : « Je vais te tuer », « tu es une salope », « tu vois cette personne assise dans ce fauteuil roulant à la télévision ? Je veux te voir comme elle, alors tu vas souffrir ». Elle relata également qu’à plusieurs reprises N.P. l’avait frappée à la tête, lui avait donné des coups de pied, l’avait griffée et l’avait battue. L’un des épisodes les plus violents s’était produit lorsque la requérante avait tenté d’exposer une opinion personnelle avec laquelle N.P. n’était pas d’accord. À ce moment-là, l’homme l’avait prise à la gorge et l’avait ensuite violemment jetée sur le canapé.

9. Alors que la requérante discutait avec les carabiniers, N.P. arriva au poste et commença à crier et à la menacer : « Je vais te défigurer avec de l’acide, je vais te faire fondre avec l’acide, tu ne peux pas t’échapper, je vais te retrouver, je vais détruire ta voiture ». Après avoir menacé la requérante, il se jeta au milieu de la route et ensuite sur le capot d’une voiture qui circulait en demandant de se faire renverser.

10. Les carabiniers emmenèrent N.P. à l’hôpital et conseillèrent à la requérante de passer la nuit chez ses parents. À l’hôpital, N.P. fut examiné par une psychiatre qui décida de ne pas le soumettre à un traitement sanitaire obligatoire estimant qu’il n’était pas dangereux. Selon la psychiatre, N.P. était calme et reconnaissait le comportement qu’il avait eu. À un certain moment, il s’éloigna volontairement de l’hôpital. Il y fut ramené par les carabiniers et, après un nouvel entretien avec la psychiatre, il quitta l’hôpital.

11. Les policiers vérifièrent que la requérante et V. avaient été hébergées chez la mère de la requérante.

12. Une fois sorti de l’hôpital, N.P. commença à téléphoner à la mère de la requérante et se rendit chez elle. Lorsque la requérante lui dit qu’elle ne voulait pas rentrer avec lui, il commença à crier et à donner des coups de pied à la voiture de la requérante avant de rentrer seul chez lui.

13. Le 21 novembre 2015, se rendant de nouveau chez les carabiniers de Scarperia, la requérante porta plainte contre N.P. Elle fut informée de la possibilité de demander de l’aide auprès d’un centre d’accueil pour les femmes victimes de violences.

14. Le 22 novembre 2015, les carabiniers transmirent au procureur de la République de Florence la plainte de la requérante ainsi que la communication des infractions pénales commises par N.P. Ils firent valoir que N.P avait déjà fait l’objet d’une enquête de police pour des faits similaires en 2010 et qu’une ordonnance par laquelle il lui était interdit d’approcher son ex-compagne avait été émise. Ils joignirent les déclarations des témoins et des médecins de l’hôpital qui avaient examiné N.P. Les carabiniers suggérèrent au procureur de solliciter auprès du juge d’ordonner une mesure conservatoire sur le fondement de l’article 282 ter du code de procédure pénale afin d’éloigner N.P. du domicile familial et de l’empêcher de s’approcher de la requérante, sa fille et ses beaux-parents.

15. Une procédure pour harcèlement fut ouverte contre N.P.

16. Pendant environ quatre mois, aucune enquête ne fut menée ni aucune mesure conservatoire ne fut ordonnée par le juge, le procureur n’ayant pas demandé au juge de prendre une telle mesure.

17. Le 3 mars 2016, la requérante décida de retirer sa plainte, estimant que N.P. semblait aller mieux grâce à la thérapie qu’il suivait.

18. Le 11 mai 2016, la plainte fut classée.

II. Septembre 2017 : deuxième agression commise sur la requérante

19. Le 1er septembre 2017, M., le deuxième enfant de la requérante et N.P., naquit.

20. Le 3 septembre 2017, N.P. se réveilla au milieu de la nuit et ne trouva pas la requérante et leur enfant M. À ce moment-là, la requérante s’était rendue à l’hôpital avec sa mère, car elle avait des problèmes d’allaitement. Alors qu’elle s’apprêtait à monter dans la voiture, elle reçut un appel sur son portable de la part de N.P. qui en criant avait réveillée V. Elle rentra à la maison où elle trouva N.P extrêmement agité et confia M. à ses parents.

21. La requérante téléphona aux numéros d’urgence. Les carabiniers de Ronta arrivèrent, entendirent la requérante, son frère, sa mère, qui entretemps avait pris V. et l’avait emmené chez elle, ainsi que N.P. Ils dressèrent un procès-verbal. La requérante précisa qu’elle n’avait pas été frappée et qu’elle ne voulait pas déposer plainte.

22. Le 9 septembre 2017, les carabiniers de Scarperia envoyèrent au procureur un rapport mis à jour sur la situation de la requérante. Ils exposèrent que l’intéressée ne voulait pas déposer plainte.

III. Décembre 2017 : intervention des carabiniers pendant une dispute

23. Le 31 décembre 2017, les carabiniers intervinrent lors d’une altercation violente entre la requérante et N.P. dans la rue.

24. À la suite de l’intervention des carabiniers, N.P. refusa de donner son identité. Un rapport fut rédigé et une communication fut envoyée à l’autorité judiciaire.

IV. Février 2018 : troisième agression commise sur la requérante

25. Vu l’état d’agitation dans lequel N.P. se trouvait, le 22 février 2018, la requérante l’accompagna au centre de santé mentale. Son médecin n’étant pas présent, N.P. fut examiné par un autre médecin qui lui administra un calmant par perfusion.

26. Au cours de l’après-midi, la requérante sollicita l’intervention des carabiniers.

27. À leur arrivée, l’intéressée expliqua que N.P. était entré à la maison très agité en l’accusant d’avoir mal garé la voiture et qu’ensuite il lui avait donné un coup de tête, lui ayant causant une blessure au nez et au visage.

28. Lorsqu’elle lui avait demandé de se faire soigner, il recommença à crier contre elle en se livrant à une automutilation. Il se cogna la tête contre le mur de la cuisine afin de se blesser.

29. Pendant cet épisode, N.P. essaya de voler l’arme d’un carabinier.

30. Après cela, il fut conduit au service psychiatrique de diagnostic et de soins de Borgo San Lorenzo, où il fut hospitalisé.

31. La requérante fut emmenée à l’hôpital. Elle y sortit avec un arrêt de travail de sept jours.

32. Le 23 février 2018, la requérante se rendit au poste des carabiniers pour déposer plainte. Elle indiqua qu’au cours du dernier mois, elle avait subi des insultes telles que « tu es une personne inutile, tu ne comptes pour rien » et avait fait l’objet à plusieurs reprises de menaces telles que « je vais te tuer » ou « je vais tuer les enfants », le tout accompagné de violence dirigée vers plusieurs objets. Elle joignit tous les SMS échangés entre elle et N.P. du 30 mars 2016 au 23 février 2018.

33. Le même jour les carabiniers furent informés par les médecins du service psychiatrique de diagnostic et de soins que, lors des entretiens effectués avec N.P. et sa famille, plusieurs épisodes de maltraitance et de violence domestique avaient été relatés.

34. Le 26 février 2018, N.P. sortit de l’hôpital avec une thérapie médicamenteuse spécifique, qui devait être poursuivie à domicile. Il fut diagnostiqué atteint d’un trouble explosif intermittent, mais qui semblait être sous contrôle. Il alla vivre chez ses parents à Reggello.

35. Le 28 février 2018, la requérante se rendit chez les carabiniers pour retirer sa plainte.

36. Le 2 mars 2018, les carabiniers de Scarperia envoyèrent au procureur de Florence la plainte qui avait été retirée ainsi que la communication des infractions pénales relatives aux mauvais traitements et blessures infligés par N.P. Après avoir rappelé toutes les interventions faites au domicile de la requérante depuis 2015, les carabiniers demandèrent au procureur d’évaluer la nécessité de procéder à l’application d’une mesure privative de liberté à l’encontre de N.P. afin de protéger la requérante et les enfants. La communication se lisait ainsi :

« Compte tenu :

– du comportement de N.P., qui, en raison de sa maladie, se livre périodiquement à des accès de colère et de violence soudains et dangereux, qui ont souvent un impact sur Mme Landi ;

– de la nécessité de protéger Mme Landi et ses enfants mineurs, V. âgée de sept ans et M. âgé de cinq mois ;

– du fait qu’il ne peut être exclu que le comportement violent de N.P. [qui se répète depuis 2010] ne se reproduise et du fait que, comme indiqué ci-dessus, il se répète périodiquement ;

– du fait que, le 8 janvier 2010, N.P. a été dénoncé aux autorités judiciaires d’Arezzo pour vol, profanation de tombes, persécution, dégradation et harcèlement. À la suite de cette procédure, le juge des enquêtes préliminaires a rendu une ordonnance lui interdisant d’approcher une femme nommée C.D. ;

Il serait envisageable que l’autorité judiciaire demande au juge la possibilité d’appliquer une mesure privative de liberté. »

37. Une procédure contre N.P. fut ouverte pour le délit de mauvais traitements en famille (article 572 du code pénal).

38. En avril 2018, N.P. retourna vivre au domicile de la requérante, car selon les dires de l’intéressée, le docteur S.D., qui suivait N.P., recommandait une réunion du couple afin de faciliter la thérapie de N.P.

39. Pendant l’enquête, aucune mesure visant à protéger la requérante et ses enfants ne fut prise.

40. Le 25 juillet 2018, une expertise psychiatrique de N.P. fut rédigée. Le rapport d’expertise conclut que si la personnalité de N.P. était révélatrice d’un trouble du contrôle des impulsions et d’un trouble bipolaire, il ne souffrait d’aucune manifestation psychotique au moment des faits. Il s’agissait d’une personne qui avait présenté des troubles du comportement avec une tendance à l’impulsivité tout au long de sa vie, et les examens montraient une réduction fonctionnelle du contrôle des réactions anormales et impulsives. Compte tenu du fait que le comportement agressif résultait toujours des querelles et des disputes dans le milieu familial et que face à une relation motivationnelle directe entre les caractéristiques du trouble et le comportement, son discernement et sa volonté étaient fortement diminués. Quant à la dangerosité sociale, l’expert souligna que, bien que conscient de ses problèmes, N.P. avait une dangerosité sociale liée à sa pathologie pour laquelle il devait être constamment soumis à un programme thérapeutique.

V. Septembre 2018 : quatrième agression commise sur la requérante et ses enfants et le meurtre de M.

41. Le 14 septembre 2018, avant le dîner, N.P. fut dérangé par le bruit provoqué par son fils et par un appel téléphonique reçu par la requérante. Il se mit en colère et attrapa le portable de celle-ci et il alla chercher un couteau. À ce moment-là, la requérante prit les enfants et se refugia sur le balcon.

42. N.P. s’approcha du balcon et, après avoir frappé le chien avec le couteau, il attrapa V. par les cheveux et la jeta contre le mur. Il essaya ensuite d’attraper M. qui était dans les bras de sa mère. Il rentra dans la cuisine, chercha un autre couteau et se jeta sur la requérante la frappant avec le couteau au visage et sur le corps. L’intéressée tomba par terre et posa M. sur le sol. À ce moment-là, N.P. infligea plusieurs coups de couteau à l’enfant causant ainsi son décès.

43. Le 9 octobre 2018, pendant l’enquête qui suivit le meurtre de M. et la tentative de meurtre de la requérante, S.D, le psychiatre de N.P., fut entendu par les carabiniers. En rappelant les faits de l’agression intervenue en février 2018, il se référa à un « différend » entre époux et indiqua qu’à la suite de cette dispute, N.P. avait été hospitalisé quelques jours au centre de santé mentale.

44. N.P. fut renvoyé en jugement pour le meurtre de son fils, la tentative de meurtre de la requérante et de leur fille V. et pour les mauvais traitements infligés à la requérante à partir de mai 2010. La requérante et sa fille V. se constituèrent parties civiles.

45. Par un jugement du 24 octobre 2019, N.P. fut condamné par le tribunal à vingt ans de prison pour le meurtre de M., la tentative de meurtre de la requérante et pour les mauvais traitements infligés à celle-ci. Les faits commis contre V. furent en revanche requalifiés en délit de coups et blessures, qui ne pouvaient être poursuivis en raison de l’absence de plainte. Le tribunal jugea que le discernement et la volonté de N.P. (capacità di intendere e volere) étaient diminués en raison de ses trouble psychiques. Il condamna N.P. à verser aux parties civiles 100 000 euros en réparation du préjudice que celles-ci avaient subi sur une base provisoire jusqu’à la détermination finale des dommages.

46. Les parties n’ont pas informé la Cour de la suite de la procédure.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LE DROIT INTERNE

A. Les dispositions internes pertinentes en matière pénale après l’adoption de la loi no 38 du 23 avril 2009, de la loi no 119 du 15 octobre 2013 (plan d’action extraordinaire destiné à combattre la violence envers les femmes) et de la loi no 69 du 19 juillet 2019 (« Code rouge »)

47. Les dispositions pertinentes du code pénal (ci-après le « CP ») se lisent ainsi :

Article 572 –Mauvais traitements en famille

« Toute personne qui maltraite une personne de sa famille, une personne avec laquelle elle vit ou qui est placée sous son autorité ou qui lui a été confiée pour des raisons d’éducation, de soins, de surveillance ou pour l’exercice d’une profession ou d’un art est punie de trois à sept ans d’emprisonnement.

La peine est augmentée au maximum de moitié si le fait est commis en présence ou à l’encontre d’un mineur, d’une femme enceinte ou d’une personne handicapée au sens de l’article 3 de la loi no 104 du 5 février 1992, ou si le fait est commis avec des armes.

La peine est aggravée si le fait est commis au préjudice d’un mineur de moins de quatorze ans.

Si le fait entraîne des lésions corporelles graves, la peine d’emprisonnement peut aller de quatre à neuf ans ; s’il entraîne des lésions corporelles très graves, la peine d’emprisonnement peut aller de sept à quinze ans ; s’il entraîne la mort, la peine d’emprisonnement peut aller de douze à vingt-quatre ans.

Toute personne âgée de moins de dix-huit ans qui est témoin d’incidents de mauvais traitements visés au présent article est considérée comme une victime de l’infraction. »

Article 582 – Lésions

« Toute personne qui cause à autrui une lésion entraînant une infirmité physique ou mentale est punie de trois mois à dix ans d’emprisonnement. »

Article 583 – Circonstances aggravantes

« La lésion est considérée comme « grave » et est punie d’une peine d’emprisonnement de trois à sept ans lorsqu’elle entraîne, notamment, une infirmité ou une incapacité temporaire supérieure à quarante jours. »

Article 612 – Menace

« Toute personne qui menace une autre personne d’un préjudice injustifié est punie, sur plainte de la partie lésée, d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 032 euros.

Si la menace est grave ou si elle est faite de l’une des manières indiquées à l’article 339, l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement de un an maximum.

Si la menace est faite de l’une des manières indiquées à l’article 339, l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement de un an maximum. »

Article 612 bis – Harcèlement

« Toute personne qui, par des agissements répétés, menace ou harcèle une autre personne de manière à provoquer un état d’anxiété ou de peur persistant et grave, ou à susciter une crainte fondée pour sa sécurité ou celle d’un proche parent ou d’une personne liée à elle par une relation d’affection, ou à la contraindre à modifier ses habitudes de vie, est passible d’une peine d’emprisonnement allant de un an à six ans et six mois, à moins que l’acte ne constitue une infraction plus grave.

La peine est aggravée si l’acte est commis par un conjoint, y compris un conjoint séparé ou divorcé, ou par une personne qui est ou a été liée à la personne lésée par une relation affective, ou si l’acte est commis au moyen d’outils informatiques ou télématiques.

La peine est augmentée de moitié si l’acte est commis à l’encontre d’un mineur, d’une femme enceinte ou d’une personne handicapée visée à l’article 3 de la loi no 104 du 5 février 1992, ou si l’acte est commis avec des armes ou par une personne déguisée.

L’infraction est punie sur plainte de la partie lésée. La plainte doit être déposée dans un délai de six mois. Son rejet ne peut être que procédural. La plainte est en tout cas irrévocable si l’acte a été commis au moyen de menaces répétées dans les cas visés à l’article 612, deuxième alinéa. Toutefois, la poursuite est exercée d’office si le fait est commis à l’encontre d’un mineur ou d’une personne handicapée visée à l’article 3 de la loi no 104 du 5 février 1992, ou lorsque le fait est lié à une autre infraction pour laquelle la poursuite doit être exercée d’office. »

48. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisent ainsi :

Article 282 bis – Éloignement du domicile familial

« Dans l’ordonnance de renvoi, le juge ordonne au [conjoint ayant eu le comportement préjudiciable] de quitter immédiatement le domicile familial (…) [en lui faisant interdiction] d’y retourner et d’y pénétrer sans l’autorisation du juge des poursuites. Toute autorisation peut prescrire certaines modalités de visite.

Lorsqu’il est nécessaire de protéger la sécurité de la personne lésée ou de ses proches, le juge peut également ordonner au défendeur de ne pas s’approcher des lieux fréquentés habituellement par la personne lésée, en particulier du lieu de travail, du domicile de la famille d’origine ou de celui des proches, à moins que ces visites ne soient nécessaires pour des raisons professionnelles. Dans ce dernier cas, le juge prescrit les modalités pertinentes et peut imposer des limitations.

(…)

Si des poursuites sont engagées pour l’une des infractions visées aux articles 570, 571, 572, 582, limitées aux faits pouvant être poursuivis d’office ou à ceux aggravés, pour l’une des infractions visées aux articles 600, 600 bis, 600 ter, 600 quater, 600 septies 1, 600 septies 2, 601, 602, 609 bis, 609 ter, 609 quater, 609 quinquies et 609 octies et 612, deuxième alinéa, 612 bis du [CP], commises à l’égard de proches parents ou d’un cohabitant, la mesure peut également être ordonnée en dehors des limites de la peine prévue à l’article 280, y compris au moyen des procédures de contrôle prévues à l’article 275 bis, paragraphe 2. »

Article 283 bis – Interdiction de s’approcher des lieux fréquentés
par la personne lésée

« 1. Le juge ordonne au [conjoint ayant eu le comportement préjudiciable] de ne pas s’approcher des lieux fréquentés habituellement par la personne lésée, ou de maintenir une certaine distance de ces lieux ou de la personne lésée, en prévoyant également l’application des méthodes spéciales de contrôle prévues à l’article 275 bis, paragraphe 2.

2. S’il existe d’autres besoins de protection, le juge peut ordonner au défendeur de ne pas s’approcher de certains lieux habituellement fréquentés par des parents proches de la personne lésée ou par des personnes cohabitant avec la personne lésée ou en tout cas liées par une relation affective, ou de garder une certaine distance de ces lieux ou de ces personnes.

3. Le juge peut également interdire au défendeur de communiquer, par quelque moyen que ce soit, avec les personnes visées aux paragraphes 1 et 2.

4. Lorsque la présence [du défendeur] dans les lieux visés aux paragraphes 1 et 2 est nécessaire pour des raisons professionnelles ou liées au logement, le juge en prescrit les modalités et peut imposer des limitations. »

Article 362 – Prise en charge de l’information

« Le procureur de la République recueille des informations auprès des personnes susceptibles de signaler des faits pertinents pour l’enquête (…)

Lorsque des poursuites sont engagées pour l’infraction prévue à l’article 575 du [CP], en cas de tentative, ou pour les infractions, commises ou en cas de tentative, prévues aux articles 572, 609 bis, 609 ter, 609 quater, 609 quinquies, 609 octies et 612 bis du [CP], ou prévues aux articles 582 et 583 quinquies du [CP], dans les affaires aggravées en vertu des articles 576, premier alinéa, numéros 2, 5 et 5. 1, et 577, premier alinéa, numéro 1, et deuxième alinéa, du [CP], le procureur de la République recueille des informations de la part de la personne lésée et de la personne ayant déposé la plainte, engagée la poursuite ou introduit la requête, dans un délai de trois jours à compter de l’enregistrement du procès-verbal d’infraction, sauf s’il existe une nécessité impérieuse de protéger des mineurs de dix-huit ans ou des documents couverts par le secret de l’instruction, également dans l’intérêt de la personne lésée. »

Article 370 – Actes directs et délégués

« 1. Le procureur général effectue personnellement tous les actes d’enquête. Il peut recourir aux services de la police judiciaire pour effectuer des actes d’enquête et des actes spécifiquement délégués, y compris des interrogatoires [articles 375 et 388] et des confrontations [article 364] impliquant la personne mise en examen qui est en liberté, avec l’assistance nécessaire d’un défenseur.

2. Lorsqu’elle procède conformément au paragraphe 1, la police judiciaire observe les dispositions des articles 364, 365 et 373.

2 bis S’il s’agit d’une infraction prévue à l’article 575 du [CP], en cas de tentative, ou de l’une des infractions, commises ou en cas de tentative, prévues aux les articles 572, 609 bis, 609 ter, 609 quater, 609 quinquies, 609 octies, 612 bis et 612 ter du [CP], ou prévues aux articles 582 et 583 quinquies du [CP], dans les affaires aggravées en vertu des articles 576, premier alinéa, numéros 2, 5. 1, et 577, premier alinéa, numéro 1, et deuxième alinéa, du même code, la police judiciaire procède sans délai à l’exécution des actes délégués par le procureur de la République.

2 ter Dans les cas visés au paragraphe 2 bis, la police judiciaire met sans délai à la disposition du procureur de la République les résultats de l’enquête sous la forme et selon les modalités prévues à l’article 357, paragraphe 2.

(…) »

Article 384 bis – Éloignement d’urgence du domicile familial

« Les officiers et agents de police judiciaire ont le pouvoir d’ordonner, sous réserve de l’autorisation du procureur de la République, écrite, ou donnée oralement et confirmée par écrit, ou par voie électronique, l’éloignement urgent du domicile familial avec interdiction de s’approcher des lieux habituellement fréquentés par la personne lésée, à l’égard de ceux qui sont pris en flagrant délit des crimes visés à l’article 282 bis, paragraphe 6, lorsqu’il existe des raisons fondées de croire que le comportement criminel peut se répéter, mettant en danger grave et réel la vie ou l’intégrité physique ou psychique de la personne lésée. La police judiciaire prévoit, sans délai, d’accomplir les obligations d’information prévues par l’article 11 du décret-loi no 11 du 23 février 2009, modifié par la loi no 38 du 23 avril 2009, et les modifications ultérieures.

Les dispositions visées aux articles 385 et suivants du présent titre s’appliquent mutatis mutandis. Les dispositions de l’article 381, paragraphe 3, sont observées. La déclaration orale de la plainte est consignée dans le procès-verbal des opérations d’enlèvement. »

B. Les dispositions pertinentes du code civil.

49. Les dispositions pertinentes du code civil se lisent ainsi :

Titre IX – Des faits illicites

Article 2043 – Dédommagement pour fait illicite

« Tout fait illicite qui cause à autrui un dommage oblige celui qui en est l’auteur à le réparer. »

Article 2059 – Dommages non pécuniaires

« Les dommages non pécuniaires ne font l’objet d’une indemnisation que dans les cas prévus par la loi. »

Titre IX bis– Des ordres de protection

Article 342 bis – Mesures de protection contre les abus familiaux

« Lorsque le comportement du conjoint ou du concubin cause un préjudice grave à l’intégrité physique ou morale ou à la liberté de l’autre conjoint ou concubin, le juge peut (…), par une ordonnance, adopter une ou plusieurs des mesures visées à l’article 342 ter. »

Article 342 ter – Contenu des mesures de protection

« Par l’ordonnance [adoptée en application de] l’article 342 bis, le juge ordonne au conjoint ou au concubin qui a eu le comportement préjudiciable de cesser ledit comportement, et décide [son] éloignement du domicile familial (…) [en lui faisant interdiction], si nécessaire, de s’approcher des lieux fréquentés habituellement par la partie demanderesse, en particulier du lieu de travail, du domicile de la famille d’origine, ainsi que du domicile d’autres parents ou d’autres personnes et [de s’approcher] des établissements d’éducation des enfants du couple, sauf si la personne doit fréquenter ces endroits pour des raisons professionnelles (…)

Par la même ordonnance, le juge (…) fixe la durée de la mesure de protection (…) qui, dans tous les cas, ne peut pas dépasser six mois et qui peut être prorogée, à la demande de la partie demanderesse, uniquement si les motifs graves persistent et pour le temps qui est strictement nécessaire.

(…) En cas de difficultés dans l’exécution de ladite mesure, le juge peut prendre une ordonnance prescrivant les mesures de mise en œuvre les plus appropriées, y compris [l’intervention] de la force publique et [des services sanitaires]. »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX

Conseil de l’Europe

1. La recommandation Rec(2002)5 du Comité des Ministres du 30 avril 2002

50. Dans sa recommandation sur la protection des femmes contre la violence, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a notamment invité les États membres à introduire, développer et/ou améliorer, le cas échéant, des politiques nationales de lutte contre la violence fondées sur la sécurité maximale et la protection des victimes, le soutien et l’assistance, l’ajustement du droit pénal et civil, la sensibilisation du public, la formation des professionnels confrontés à la violence à l’égard des femmes et la prévention.

51. En ce qui concerne les violences domestiques, le Comité des Ministres a recommandé aux États membres de qualifier comme infraction pénale toute violence perpétrée au sein de la famille, d’envisager la possibilité de prendre des dispositions afin, notamment, de permettre aux autorités judiciaires, en vue de protéger les victimes, d’adopter des mesures intérimaires visant à empêcher l’auteur de violences d’entrer en contact avec la victime, de communiquer avec elle ou de s’approcher d’elle, de résider dans certains endroits déterminés ou de fréquenter de tels endroits. Les États membres sont également invités à incriminer toute infraction aux mesures que les autorités ont imposées à l’agresseur et à établir un protocole obligatoire afin que la police et les services médicaux et sociaux suivent les mêmes procédures d’intervention.

2. La Convention d’Istanbul

52. Les dispositions pertinentes de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« la Convention d’Istanbul »), qui est entrée en vigueur à l’égard de l’Italie le 1er août 2014, ont été citées dans l’affaire Kurt c. Autriche ([GC], no 62903/15, §§ 76-86, 15 juin 2021).

53. Le GREVIO est l’organe spécialisé indépendant qui est chargé de veiller à la mise en œuvre, par les Parties, de la Convention d’Istanbul. Il publie des rapports dans lesquels il évalue les mesures d’ordre législatif et autres prises par les Parties pour donner effet aux dispositions de la Convention. Il peut aussi adopter, le cas échéant, des recommandations générales sur des thèmes ou des notions de la Convention.

54. Le GREVIO a publié son premier rapport d’évaluation de référence sur l’Italie le 3 janvier 2020. Le résumé indique que « L’Italie a pris une série de mesures pour mettre en œuvre la Convention d’Istanbul, ce qui témoigne de sa volonté politique réelle de prévenir et de combattre la violence à l’égard des femmes. Une série de réformes législatives successives a créé un vaste ensemble de règles et de mécanismes renforçant la capacité des autorités à faire correspondre leurs intentions avec des actions concrètes pour mettre fin à la violence (…) ». Le résumé précise également que le GREVIO a identifié un certain nombre d’autres domaines dans lesquels des améliorations sont nécessaires afin de se conformer pleinement aux obligations de la convention.

Les passages suivants de ce rapport d’évaluation de référence sont pertinents en l’espèce :

IV. Protection et soutien

A. Obligations générales (article 18)

« 130. Le GREVIO exhorte les autorités italiennes à développer de nouvelles solutions offrant une réponse coordonnée multi-agences à toutes les formes de violence à l’égard des femmes et à soutenir leur mise en œuvre en élaborant des lignes directrices appropriées et en formant le personnel concerné. Ces solutions devraient reposer sur une forte implication des autorités locales et la participation de toutes les parties concernées, y compris les organisations non gouvernementales de défense des droits des femmes et de lutte contre la violence à l’égard des femmes. »

V. Droit matériel

A. Droit civil

1. Procès civil et voies de droit (article 29)

« 172. Le GREVIO exhorte les autorités italiennes à prendre des mesures pour combler le vide législatif concernant l’absence de recours civils effectifs contre toute autorité étatique, qu’il s’agisse de l’appareil judiciaire ou d’un autre organisme public, qui a manqué à son devoir de prendre les mesures de prévention ou de protection nécessaires dans le cadre de ses compétences, conformément aux exigences de l’article 29, paragraphe 2 de la Convention d’Istanbul.

(…)

179. Le GREVIO encourage vivement les autorités italiennes à prendre des mesures supplémentaires pour :

a) faciliter l’accès des victimes à l’indemnisation dans les procédures civiles et pénales et veiller à ce que cette réparation soit rapidement attribuée et proportionnée à la gravité du préjudice subi ;

b) élaborer des critères permettant d’assurer une quantification harmonisée des dommages subis par la victime, y compris, en particulier, le préjudice moral ;

c) faciliter l’accès des victimes à l’indemnisation étatique, veiller à ce que cette indemnisation soit adéquate conformément aux exigences de l’article 30, paragraphe 2, de la convention, qu’elle soit accordée dans un délai raisonnable comme l’exige l’article 30, paragraphe 3, de la convention et qu’elle puisse couvrir les victimes de toute forme de violence relevant de la convention qui ont subi des lésions corporelles graves ou des atteintes à leur santé. »

VI. Enquêtes, poursuites, droit procédural et mesures de protection

A. Intervention immédiate, prévention et protection (article 50)

1. Signalements aux services répressifs et enquêtes menées par ces derniers

« 217. Le GREVIO encourage les autorités italiennes à continuer de prendre des mesures pour faire en sorte que les victimes soient entendues sans délai par des agents des services répressifs spécialement formés, et que le traitement des affaires de violence à l’égard des femmes par les forces de l’ordre soit étroitement lié à une conception fondée sur le genre de la violence à l’égard des femmes et axé sur la sécurité et les droits fondamentaux des femmes et de leurs enfants.

(…)

225. GREVIO encourage vivement les autorités italiennes :

a) à poursuivre leurs efforts afin que les enquêtes et les procédures pénales relatives aux affaires de violence fondée sur le genre soient menées rapidement, tout en veillant à ce que les mesures prises à cette fin soient soutenues par un financement adéquat ;

b) à faire valoir la responsabilité des auteurs et garantir la justice pénale pour toutes les formes de violence visées par la convention ;

c) à veiller à ce que les peines infligées dans les cas de violence à l’égard des femmes, y compris la violence domestique, soient proportionnelles à la gravité de l’infraction et préservent le caractère dissuasif des sanctions.

Les progrès dans ce domaine devraient être mesurés au moyen de données appropriées et étayés par des analyses pertinentes du traitement des affaires pénales par les services répressifs, les parquets et les tribunaux afin de vérifier où l’attrition se produit et d’identifier les éventuelles lacunes dans la réponse institutionnelle à la violence à l’égard des femmes. »

B. Évaluation et gestion des risques (article 51)

« 233. [Le] GREVIO exhorte les autorités italiennes :

a) à développer davantage leurs procédures d’évaluation et de gestion des risques et assurer leur large diffusion au sein de toutes les agences statutaires impliquées dans le traitement des cas de violence fondée sur le genre ;

b) à veiller à ce que les évaluations des risques soient répétées à tous les stades pertinents de la procédure, y compris en particulier à l’expiration de toute mesure de protection, et que ces évaluations tiennent compte des vues et préoccupations exprimées par les victimes ;

c) à veiller à ce que leurs procédures d’évaluation et de gestion des risques constituent un élément central d’une réponse coordonnée multi-agences dans tous les cas de violence à l’égard des femmes couverts par la Convention d’Istanbul, y compris les mariages forcés et les mutilations sexuelles féminines ;

d) à envisager la mise en place d’un système, tel qu’un mécanisme d’examen des homicides familiaux, pour analyser tous les cas d’homicides fondés sur le genre de femmes, dans le but de les prévenir à l’avenir, de préserver la sécurité des femmes et de défendre le principe de la responsabilité à la fois des auteurs et des divers organismes qui sont en contact avec les parties. »

C. Ordonnances d’urgence d’interdiction et de protection (articles 52 et 53)

« 241. Tout en soulignant que dans les cas de violence grave, l’arrestation et la détention devraient rester la solution privilégiée pour protéger les victimes dans les situations de danger immédiat, le GREVIO exhorte les autorités italiennes :

a) à soutenir le principe selon lequel les victimes de violence domestique sous toutes ses formes, y compris la violence psychologique, devraient avoir accès aux ordonnances d’interdiction d’urgence et les victimes de toutes les formes de violence visées par la convention, y compris la violence psychologique et les formes de violence qui ont été récemment criminalisées, comme le mariage forcé, devraient avoir accès à des ordonnances de restriction ou de protection ;

b) à préserver le potentiel dissuasif des mesures de protection en les appliquant correctement, en garantissant une réaction rapide des organismes publics en cas de violation et en veillant à ce que ces violations donnent lieu à des sanctions appropriées ;

c) à modifier la législation qui soumet la sanction des violations des ordonnances de protection de droit civil à une plainte de la victime ;

d) à veiller à ce que les ordonnances d’interdiction soient rendues rapidement pour éviter des situations de danger imminent et que, le cas échéant, les ordonnances d’injonction et/ou de protection soient rendues ex parte ;

e) à veiller à ce qu’aucune lacune dans la protection de la victime ne résulte de l’expiration d’une ordonnance d’interdiction, d’injonction ou de protection en prévoyant des mesures de protection successives qui peuvent être appliquées immédiatement après ;

f) à mettre fin aux pratiques des tribunaux civils qui assimilent la violence à des situations de conflit et tentent d’assurer la médiation entre la victime et l’auteur au lieu d’évaluer les besoins de la victime en matière de sécurité ;

g) à améliorer et harmoniser les pratiques concernant l’application d’autres mécanismes de protection tels que les avertissements de la police et les arrestations en flagrant délit, en s’inspirant des meilleures pratiques existantes et en veillant à ce que ces mesures tiennent compte à tout moment du choix de la victime. Les progrès dans ce domaine devraient faire l’objet d’un suivi et d’une analyse attentifs, en s’appuyant sur une collecte de données appropriée qui mette en évidence, en particulier, le nombre de mesures de précaution, qu’il s’agisse d’interdictions, de mesures de protection, d’injonctions ou d’avertissements, demandées et accordées, qu’elles aient été émises sur demande ou à l’initiative des autorités, les raisons pour lesquelles elles ne sont pas accordées, la nature de l’infraction, le délai moyen avant leur délivrance, leur durée, la fréquence de leurs violations et les conséquences d’une telle violation. Les résultats d’un tel suivi et de ces analyses devraient être mis à la disposition du public. »

D. Enquêtes

E. Procédures ex parte et ex officio (article 55)

« 243. Le paragraphe 1 de l’article 55 de la Convention d’Istanbul fait obligation aux Parties de veiller à ce que les enquêtes sur un certain nombre de catégories d’infractions ne dépendent pas entièrement du rapport ou de la plainte déposée par une victime et que toute procédure en cours puisse se poursuivre même après que la victime a retiré sa plainte.

244. Si la législation italienne se conforme à cette exigence pour la plupart des formes de violence concernées, ce n’est pas le cas pour deux types d’infractions. La première est l’infraction de lésion corporelles simples, réglementée par l’article 582, paragraphe 2, du [CP]. En effet, lors de la ratification de la Convention d’Istanbul, l’Italie n’a pas formulé de réserve qui l’aurait dispensée de l’obligation de soumettre tous les actes de violence physique contre les femmes, y compris les infractions mineures, aux enquêtes et aux poursuites ex officio. La seconde est l’infraction de violence sexuelle réglementée par l’article 609-bis du [CP]. La violence sexuelle ne peut faire l’objet de poursuites que sur plainte de la victime, sauf si la violence est qualifiée par l’une des circonstances aggravantes décrites à l’article 609-septies, paragraphe 2 du code. Ainsi, par exemple, les violences sexuelles commises à l’encontre d’un enfant ou par un agent de la fonction publique sont passibles de poursuites ex officio.

245. Le GREVIO exhorte les autorités italiennes à modifier leur législation pour la rendre conforme aux règles concernant les poursuites ex parte et ex officio énoncées à l’article 55, paragraphe 1, de la Convention d’Istanbul, notamment en ce qui concerne les infractions de violence physique et sexuelle. »

F. Mesures de protection (article 56)

« 246. Le GREVIO prend note avec satisfaction des nombreuses mesures qui ont été adoptées en Italie pour se conformer à l’obligation, en vertu de l’article 56 de la convention, de mettre en place des mécanismes de protection des victimes pendant les procédures judiciaires. Un certain nombre de ces mesures ont été prises à la suite de la promulgation de la loi no 119/2013. D’autres ont été établies dans le cadre de la mise en œuvre de la Directive européenne 2012/29/UE contenant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité. Ces mesures ont été encore renforcées par la jurisprudence des juridictions supérieures et des directives ont été publiées par le Conseil supérieur de la magistrature pour rappeler aux tribunaux leur importance afin de garantir que les victimes de violences fondées sur le genre soient à l’abri des intimidations, des représailles et des victimisations répétées.

247. Néanmoins, le GREVIO a été informé par des juristes que des lacunes persistent dans les lois applicables et dans les pratiques des tribunaux, ce qui peut exposer les victimes à un préjudice supplémentaire. Cela dépend du fait que l’obligation d’informer la victime ne s’applique pas à toutes les mesures conservatoires et à toutes les circonstances et étapes de la procédure dans lesquelles elles cessent d’avoir effet, ce qui signifie que dans certains cas, les victimes peuvent ne pas être informées lorsque l’auteur n’est plus détenu. Le GREVIO note que la règle pertinente conditionne la fourniture d’informations à une demande expresse de la victime, ce qui pourrait être considéré comme une restriction excessive du champ d’application de la responsabilité des autorités de veiller à ce que les victimes soient informées, au moins dans les cas où les victimes et la famille pourraient être en danger, lorsque l’auteur s’échappe ou est libéré temporairement ou définitivement, conformément à l’article 56, paragraphe b de la convention. Le GREVIO note en outre que, quel que soit le libellé des règles applicables, les autorités sont tenues de veiller à ce qu’une évaluation de la létalité du risque, de la gravité de la situation et du risque de violence répétée soit effectuée à tous les stades des procédures, conformément aux dispositions de l’article 51, paragraphe 1, de la convention. Il renvoie donc aux considérations développées ci-dessus dans le présent rapport en relation avec cet article.

250. [Le] GREVIO encourage les autorités italiennes à continuer de prendre des mesures pour :

a) veiller à ce que les victimes reçoivent les informations pertinentes pour leur protection et celle de leur famille contre l’intimidation, les représailles et la victimisation répétée indépendamment de leur déclaration expresse de vouloir recevoir de telles informations, en particulier lorsque des changements interviennent dans les mesures visant à les protéger ;

b) favoriser l’accès des victimes aux mécanismes de protection existants destinés à garantir leur témoignage dans les conditions les plus appropriées, notamment en sensibilisant les professionnels concernés, en particulier les magistrats, au caractère traumatisant de la violence fondée sur le genre et aux besoins particuliers des victimes au cours des procédures judiciaires, et en investissant dans les moyens matériels nécessaires tels que les équipements informatiques et les salles adaptées des tribunaux afin de rendre ces mécanismes largement accessibles aux victimes dans tout le pays.

c) intégrer une approche sensible au genre de la violence à l’égard des femmes dans toutes les initiatives novatrices visant à créer et / ou développer des services d’assistance et de soutien pour les femmes victimes d’actes criminels pendant les procédures judiciaires. »

55. Le 1er décembre 2019, le Gouvernement italien a soumis ses commentaires en réponse au rapport d’évaluation de référence publié par le GREVIO. Les commentaires concernent exclusivement des propositions de révisions linguistiques.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

56. La requérante se plaint d’un manquement des autorités nationales à leur obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention, en ce qu’elles auraient omis d’adopter toutes les mesures nécessaires à la protection de sa vie et de celle de son enfant. Elle invoque l’article 2 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

57. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, expliquant qu’elle n’a jamais demandé aux juridictions nationales de constater qu’elle avait subi une violation de ses droits. Se référant à l’arrêt noo26972 de 2008 rendu par la Cour de cassation statuant en chambres réunies, il expose que les tribunaux nationaux peuvent à la fois constater une violation des droits de l’homme et, de ce fait, accorder une réparation équitable pour les dommages (par exemple, ceux subis lors d’un accident de la route) causés à toute personne dont les droits ont été violés.

58. En outre, il considère que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes car elle a retiré ses plaintes contre N.P., elle ne s’est pas opposée au classement de la plainte déposée en 2015 et, conformément aux articles 342 bis et 342 ter du code civil, elle n’a pas sollicité auprès du juge civil des mesures de protection.

59. La requérante rappelle que le Gouvernement n’a pas démontré que des recours internes devaient être exercés. Elle fait valoir que la condamnation de N. P. à une peine d’emprisonnement de vingt ans ne peut remédier à la violation de l’article 2 de la Convention. De plus, elle relève que les observations du Gouvernement sur le retrait de la plainte et les mesures de protection concernent le fond de l’affaire et non la question de l’épuisement des voies de recours internes.

2. Appréciation de la Cour

60. Concernant le premier volet de l’exception, la Cour note que, en introduisant une action en dommages-intérêts contre les autorités devant les juridictions civiles, comme le Gouvernement le souligne, la requérante aurait pu obtenir réparation du préjudice non pécuniaire qu’elle a subi. Elle constate également que la requérante s’est constituée parte civile dans la procédure pénale menée contre N.P (paragraphe 43 ci-dessus).

61. Elle rappelle que les griefs de la requérante portent notamment sur le manquement de l’État défendeur à prendre des mesures de protection et d’assistance à son égard et à l’égard de ses enfants à la suite des violences familiales infligées par son compagnon et sur le fait que les autorités n’auraient pas mené une enquête effective à la suite de ses plaintes.

62. Elle estime que cette exception doit être examinée en suivant la jurisprudence de l’arrêt Kurt c. Autriche ([GC], no 62903/15, § 109, 15 juin 2021) en distinguant les recours ayant pour finalité de remédier à des atteintes déjà commises et ceux ayant pour finalité d’empêcher des atteintes futures.

63. La Cour note que l’objet de la requête est avant tout de savoir si les autorités ont fait preuve de la diligence requise pour empêcher les actes de violence dirigés contre la requérante et ses enfants. En effet, la Cour est d’avis que les dispositions invoquées par le Gouvernement (voir paragraphe 57 ci-dessus) avaient pour finalité de remédier à des atteintes déjà commises. Aussi, s’il est vrai qu’en se constituant partie civile avec sa fille, dans la procédure pénale menée contre N.P. pour meurtre et tentative de meurtre, la requérante et sa fille se sont vues reconnaître, sur une base provisoire, 100 000 euros en réparation du préjudice subi de la part de N., la Cour estime qu’une action en dommages-intérêts introduite ultérieurement devant les juridictions civiles contre les autorités publiques impliquées n’aurait pas été de nature à offrir une réparation à la requérante quant à ses griefs examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention. En tout état de cause, la Cour constate que rien n’indique dans le dossier que le recours civil mentionné par le Gouvernement aurait pu être introduit par la requérante afin d’engager la responsabilité de l’État et, en particulier, de l’appareil judiciaire pour manquement à l’obligation positive de protéger, dans le cadre des violences domestiques, sa vie et celle de ses enfants et afin d’obtenir une reconnaissance de la violation ainsi qu’une réparation adéquate. À cet égard, elle rappelle que dans son rapport sur l’Italie, le GREVIO (voir paragraphe 54 ci-dessous) a exhorté les autorités italiennes à combler le vide législatif concernant l’absence de recours civils effectifs contre toute autorité étatique manquant à son devoir de prendre des mesures de prévention ou de protection nécessaire en matière de violence domestique. Dans ces conditions, la Cour estime que la requérante ne disposait pas d’une voie civile à épuiser pour faire valoir le manquement de l’État. Elle rejette par conséquent le premier volet de l’exception du Gouvernement.

64. Quant aux deuxième et troisième volets de l’exception et au fait que la requérante n’aurait pas utilisé les voies de recours qu’offrait le droit interne, en particulier celles prévues aux articles 342 bis et 342 ter du code civil (voir paragraphe 58 ci-dessus), et qu’elle aurait retiré ses plaintes (paragraphe 59 ci-dessus), la Cour estime que ces exceptions ne concernent pas à strictement parler une question d’épuisement des voies de recours internes étant donné que les dispositions pertinentes avaient pour finalité d’empêcher des atteintes futures. Par conséquent, elle considère que ces questions sont plutôt des arguments de fond en ce qu’elles ont trait à la capacité du cadre juridique à assurer une protection suffisante à la requérante et à ses enfants, et à une éventuelle obligation de diligence qui aurait incombé aux autorités. Partant, elle décide de joindre ces questions au fond et de les examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Kurt, précité, § 109).

65. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) La requérante

66. La requérante rappelle tout d’abord que les femmes qui subissent des actes de violence domestique atténuent souvent la teneur de leurs déclarations en raison de leur vulnérabilité et de leur état de soumission. L’intéressée elle-même a souvent dénoncé N.P., mais a ensuite décidé de retirer ses plaintes.

67. Dans le cas d’espèce, il y avait plusieurs indices et preuves qui auraient dû amener les autorités à prendre une décision ou au moins à craindre que N.P. commette un acte irréparable.

68. La requérante a déposé plusieurs plaintes pénales, mais aucune des autorités n’a pris la situation au sérieux créant ainsi un contexte d’impunité favorable à la répétition par N.P. de ses actes de violence à l’égard de l’intéressée (Talpis c. Italie, no 41237/14, § 117, 2 mars 2017, et Halime Kılıç c. Turquie, no 63034/11, § 99, 28 juin 2016). Même si les autorités italiennes ont été alertées de la dangerosité de N.P., elles n’ont pas adopté les mesures nécessaires et appropriées pour protéger la vie de la requérante et de ses enfants. Elles connaissaient et auraient dû connaître la dangerosité de N.P. et le risque qui en découlait pour sa famille.

69. La requérante rappelle avoir porté plainte deux fois et avoir fait l’objet de quatre agressions entre 2015 et 2018 avant que N.P. ne commette le meurtre de son fils et la tentative de meurtre contre elle. Les autorités étaient également au courant des antécédents du comportement violent de N.P. avec son ex-compagne : en effet, il avait fait l’objet d’une interdiction d’approcher cette dernière.

70. La requérante indique qu’entre 2015 et 2018 les carabiniers avaient signalé au procureur la situation préoccupante dans laquelle elle se trouvait et qu’ils avaient évoqué la possibilité d’évaluer la nécessité de demander au juge l’adoption d’une mesure conservatoire et, en février 2018, d’une mesure privative de liberté. Elle souligne que, même en présence de signes évidents du danger la menaçant, aucune mesure n’a été prise.

71. Après l’épisode intervenu en février 2018, l’infraction pénale a été qualifiée de mauvais traitements en famille (paragraphe 37 ci-dessus). Dès lors, la requérante considère que le procureur aurait sous-évalué la gravité de la situation et qu’il n’aurait pas pris les mesures appropriées pour sauvegarder sa vie et celle de ses enfants, estimant que N.P. aurait pu être poursuivi même si elle avait retiré sa plainte.

72. En particulier, même si la loi permettait au procureur d’approfondir les investigations et d’inviter le juge à ordonner des mesures conservatoires, rien n’a été fait. Les procureurs chargés d’examiner les plaintes de la requérante auraient dû évaluer concrètement le danger et auraient dû qualifier et analyser les infractions reprochées à N.P. de sorte que la procédure aurait pu être poursuivie de manière plus approfondie.

b) Le Gouvernement

73. Le Gouvernement soutient que les autorités ne pouvaient pas prévoir le passage à l’acte de N.P. d’autant plus que la requérante elle-même a décidé de continuer à vivre avec lui et qu’elle a retiré les plaintes qu’elle avait déposées.

74. Or selon le Gouvernement un tel comportement donne à penser que la requérante n’avait pas prévu que son compagnon commettrait un meurtre. La tragédie que l’intéressée a vécue ne peut pas être considérée comme une violation de ses droits humains dont l’État serait responsable, car les autorités (la police, la gendarmerie) n’ont pas pu empêcher N.P. de tuer l’enfant de la requérante et de tenter de commettre d’autres crimes odieux.

75. En effet, au cours de la période allant de février à septembre 2018, la relation entre la requérante et N.P. était paisible, aucun autre épisode de violence domestique n’ayant été signalé.

76. En outre, N.P. était suivi par le service de santé publique qui lui a permis de se soigner.

77. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que l’affaire Talpis (précitée), invoquée par la requérante, n’est pas pertinente.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

78. L’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui a été formulée pour la première fois dans l’affaire Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, §§ 115-16, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). Selon cet arrêt, si les autorités savent ou auraient dû savoir qu’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné du fait des actes criminels d’un tiers, elles doivent prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, toutes les mesures que l’on peut raisonnablement attendre d’elles pour éviter ce risque.

La portée et le contenu de cette obligation dans le contexte de la violence domestique ont été récemment clarifiés dans l’affaire Kurt c. Autriche ([GC], no 62903/15, §§ 157-189, 15 juin 2021). Ils peuvent être résumés comme suit (ibid., § 190) :

a) Les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique.

b) Lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la ou des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent tenir dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violence domestique lorsqu’elles apprécient le caractère réel et immédiat du risque.

c) Dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives. Ces mesures doivent être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.

b) Application des principes au cas d’espèce

79. La Cour observe tout d’abord qu’il ne fait aucun doute que l’article 2 de la Convention s’applique au cas de la requérante, victime de violence domestique répétée et d’une tentative de meurtre, et en raison du décès de son fils.

80. La Cour note que d’un point de vue général le cadre juridique italien était propre à assurer une protection contre des actes de violence pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée. Elle note également que la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles, disponibles dans le système législatif italien (paragraphes 47-53 ci-dessus), offrait aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités adéquates et proportionnées au regard du niveau de risque (mortel) en l’espèce.

81. Afin de vérifier si les autorités ont rempli les obligations découlant de l’article 2 en matière de violence domestique, la Cour doit donc examiner : i) si les autorités italiennes ont apporté une réponse immédiate aux allégations de violence domestique, ii) si elles ont recherché l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante [et de ses enfants] en menant une évaluation du risque autonome, proactive et exhaustive et en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique, iii) si les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants et iv) si les autorités ont pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce.

i. Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de violence domestique

82. La Cour note que si les carabiniers ont réagi sans délai à la plainte de la requérante déposée en 2015 et sont intervenus lors des altercations et des épisodes violents, les procureurs quant à eux, informés à plusieurs reprises par les carabiniers, sont restés inertes. À la suite du dépôt de la première plainte en 2015 et nonobstant l’ouverture d’une procédure pénale pour harcèlement, aucun acte d’enquête n’a été effectué pendant quatre mois : la requérante n’a jamais été entendue, aucune mesure de protection n’a été sollicitée au juge malgré la demande motivée que les carabiniers, témoins des menaces de mort, avaient envoyée au procureur.

83. Ainsi, la Cour note que la décision du procureur de classer la première plainte, alors qu’aucun acte d’enquête n’avait été accompli et que la requérante ou sa famille n’avaient jamais été entendues, était fondée sur le retrait de la plainte par l’intéressée, sans prendre en considération qu’il ne s’agissait pas d’un seul épisode mais que les menaces étaient continuellement adressées à la requérante, et que l’intéressée avait fait également l’objet de violences physiques (paragraphe 8 ci-dessus).

84. La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Toutefois, elle estime que, au regard des nombreux éléments dont les autorités disposaient, le procureur saisi de l’affaire en 2015 aurait pu être en mesure de maintenir les poursuites malgré le retrait de la plainte, ou au moins d’effectuer une enquête approfondie avant de procéder à son classement sans suite (paragraphe 18 ci-dessus).

85. La Cour note également qu’en septembre 2017, après une nouvelle agression sur la requérante et l’envoi par les carabiniers d’un rapport mis à jour sur la situation de l’intéressée (paragraphe 22 ci-dessus) dans lequel le comportement dangereux de N.P., qui souffrait de sérieux problèmes de santé mentale, était mis en exergue, aucune enquête n’a été menée par le procureur et aucune mesure n’a été prise.

86. En 2018, après l’agression subie par la requérante et la brève hospitalisation de N.P. dans un centre de santé mentale, les carabiniers ont renvoyé une nouvelle communication aux procureurs (paragraphes 36 ci-dessus) dans laquelle ils soulignaient la dangerosité de N.P., ses problèmes de santé mentale et son casier judiciaire, ils rappelaient les différentes interventions effectuées au domicile de la requérante et ils demandaient l’adoption d’une mesure privative de liberté afin de protéger la requérante et ses enfants. La Cour note que si une enquête a été ouverte par le procureur pour le délit de mauvais traitements et si une expertise a été demandée sur l’état psychologique de N.P., la requérante n’a jamais été entendue et aucune mesure de protection n’a été prise.

87. Elle estime que, si les carabiniers ont procédé à une évaluation du risque autonome, proactive et exhaustive indépendamment de la plainte de la requérante (voir paragraphe 94 ci-dessous) et en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique, en sollicitant, à la lumière de l’existence présumée d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants, des mesures conservatoires (paragraphe 14 ci-dessus) ainsi que des mesures privatives de liberté (paragraphe 36 ci-dessus), les procureurs qui avaient pour mission d’apprécier ces propositions n’ont pas fait preuve de la diligence particulière requise dans leur réaction immédiate aux allégations de violence domestique formulées par la requérante.

ii. La qualité de l’appréciation des risques

88. La Cour rappelle que, afin d’établir si les autorités auraient dû avoir connaissance du risque répété des actes de violence, elle a relevé et pris en compte dans un certain nombre d’affaires les éléments suivants : les antécédents de comportement violent de l’auteur et le non-respect des termes d’une ordonnance de protection (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 59, 28 mai 2013), l’escalade de la violence représentant une menace continue pour la santé et la sécurité des victimes (Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 135-36, CEDH 2009), les demandes d’aide répétées de la victime par le biais d’appels d’urgence, ainsi que les plaintes formelles et les pétitions adressées au chef de la police (Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, §§ 135-36, 23 mai 2017). Certains des éléments ci-dessus étaient également présents dans les circonstances de la présente affaire.

89. La Cour note que, à l’exception des propositions faites par les carabiniers aux procureurs (paragraphe 87 ci-dessus), les autorités compétentes dans leur ensemble n’ont mené ni une démarche autonome et proactive ni une évaluation complète des risques. À aucun moment les autorités n’ont suivi une procédure d’évaluation des risques de la situation de la requérante et de celle de ses enfants. Alors qu’ils avaient été informés par les carabiniers des antécédents de violence de N.P., les procureurs n’ont pas montré, lors du traitement des plaintes de la requérante, qu’ils avaient pris conscience du caractère et de la dynamique spécifiques de la violence domestique, même si tous les indices étaient présents, à savoir en particulier le schéma d’escalade des violences subies par la requérante (et ses enfants), les menaces proférées, les agressions répétées ainsi que la maladie mentale de N.P. Les autorités n’ont pas considéré que, s’agissant d’une situation de violence domestique, les plaintes méritaient une intervention active. Même le psychiatre qui suivait N.P. a sous-estimé la situation, considérant l’agression subie par la requérante en 2018 comme un « différend » entre époux (paragraphe 43 ci-dessus). Les autorités n’ont pas mis en place des mesures de protection, alors qu’elles avaient été sollicitées par les carabiniers. Les risques de violence récurrente n’ont pas été correctement évalués ou pris en compte.

90. La Cour constate que les autorités ont manqué à leur devoir d’effectuer une évaluation immédiate et proactive du risque de récidive de la violence commise à l’encontre de la requérante et des enfants et de prendre des mesures opérationnelles et préventives visant à atténuer ce risque, à protéger la requérante et les enfants ainsi qu’à censurer la conduite de N.P. Les procureurs, en particulier, sont restés passifs face au risque sérieux de mauvais traitements infligés à la requérante et, par leur inaction, ont permis à N.P. de continuer à la menacer, la harceler et à l’agresser sans entraves et en toute impunité (Volodina c. Russie, no 41261/17, § 91, 9 juillet 2019, et Opuz, précité, §§ 169-70).

iii. Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante ?

91. À la lumière des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que les autorités nationales savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants du fait des violences commises par N.P. et qu’elles avaient l’obligation d’évaluer le risque de réitération de celles-ci et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour la protection de la requérante et de ses enfants. Cependant, elles n’ont pas respecté cette obligation, étant donné qu’elles n’ont réagi ni « immédiatement », comme cela est requis dans les cas de violence domestique, ni à tout autre moment.

iv. Les autorités ont -elles pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce ?

92. Pour les raisons susmentionnées, la Cour estime que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits et qui indiquaient qu’il existait un risque réel et immédiat que de nouvelles violences fussent commises contre la requérante et ses enfants, face aux allégations d’escalade des violences domestiques que formulaient la requérante, et compte tenu des problèmes de santé mentale de N.P., les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise. Elles n’ont pas procédé à une évaluation du risque de létalité qui aurait spécifiquement ciblé le contexte des violences domestiques, et en particulier la situation de la requérante et de ses enfants, et qui aurait justifié des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. Au mépris flagrant de la panoplie des diverses mesures de protection qui étaient directement à leur disposition, les autorités, qui auraient pu appliquer des mesures de protection, en prévenant les services sociaux et les psychologues, et en plaçant la requérante et ses enfants dans un centre antiviolence, n’ont pas fait preuve d’une diligence particulière pour prévenir les violences commises à l’encontre de l’intéressée et de ses enfants, ce qui a abouti à la tentative de meurtre de la requérante et au meurtre de M. Les mesures susmentionnées – comme l’a également reconnu le GREVIO en vérifiant la conformité du cadre juridique national avec l’article 55.1 de la Convention d’Istanbul (voir paragraphe 54 ci-dessus, où il est reconnu qu’en Italie il n’y avait, à l’époque, que deux délits ne pouvant pas être poursuivis d’office) – pouvaient et devaient être adoptées par les autorités, conformément à législation italienne, indépendamment du dépôt de plaintes et indépendamment du fait qu’elles soient retirées ou du changement de la perception du risque de la part de la victime (Kurt, précité, §§ 138, 140 et 170).

93. Dans ces circonstances, la Cour conclut que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elle estime qu’elles ont manqué à leur obligation positive découlant de l’article 2 de protéger la vie de la requérante ainsi que celle de son fils.

94. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le deuxième et troisième volet de l’exception de non-épuisement doivent être rejetés (paragraphe 57 ci-dessus), et elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2

95. Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2, la requérante soutient que l’absence de protection législative et de réponse adéquate de la part des autorités aux allégations de violence domestique formulées par elle s’analyse en un traitement discriminatoire en raison de son sexe.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Thèses des parties

96. Après avoir détaillé toutes les lois sur la lutte contre la violence domestique, le Gouvernement souligne qu’il n’y a pas une pratique caractérisée par une indifférence et des abus envers les femmes car, selon des données statistiques précises et fiables, l’Italie serait l’un des pays européens disposant du nombre de cas de féminicide le plus faible et il serait le plus avancé en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.

97. Le Gouvernement affirme que les autorités ne peuvent pas éviter la commission de chaque épisode de violence domestique (ce qui est son objectif final), mais le fait que certains épisodes de violence se produisent ne prouve pas à lui seul que le Gouvernement est indifférent à ce problème.

98. Après avoir rappelé que la Cour a constaté la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 dans l’arrêt Talpis c. Italie (no 41237/14, §§ 141-149, 2 mars 2017), la requérante fait valoir que l’absence de protection des victimes de violence domestique est une forme de discrimination à l’égard des femmes. Elle ajoute que si la discrimination ne concerne pas la loi mais qu’elle résulte d’une attitude générale des autorités publiques, elle est considérée comme une discrimination indirecte.

99. Elle rappelle que, selon les données statistiques de 2014 fournies par l’Institut national de statistique (ISTAT) et examinées dans l’arrêt Talpis (précité), la situation en Italie reste critique malgré les changements législatifs. Même si des lois spécifiques ont été adoptées pour lutter contre la discrimination à l’égard des femmes, ce type de discriminations continue d’exister dans la pratique car, selon la requérante, les autorités ne prennent pas les mesures nécessaires pour lutter contre la violence domestique.

100. L’intéressée souligne que, nonobstant l’adoption de plusieurs lois qui permettent d’offrir une protection aux victimes, les autorités ne prennent pas de mesures efficaces en présence de signes laissant présager de l’imminence évidente d’une agression et qu’elles continuent de mener des enquêtes en se fondant sur des critères qui aujourd’hui sont dépassés par les cadres législatifs interne et européen. S’il est vrai que l’Italie a adopté de nombreuses lois contre le féminicide, selon elle, ces lois restent lettre morte si en pratique les autorités continuent d’opérer envers les femmes une discrimination, par exemple en classant les enquêtes au moment du retrait des plaintes alors que les délits peuvent être poursuivis d’office.

B. Appréciation de la Cour

101. Les principes pertinents, énoncés pour la première fois dans l’arrêt Opuz (précité, §§ 184-91), ont été étoffés dans l’arrêt Volodina (précité, §§ 109-114) et peuvent être résumés comme suit :

a) Une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables est discriminatoire si elle n’a pas de justification objective et raisonnable ;

b) Une politique générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe donné peut être discriminatoire même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. La discrimination peut également résulter d’une situation de fait ;

c) La violence contre les femmes, y compris la violence domestique, est une forme de discrimination à l’égard des femmes. Le manquement – même involontaire – d’un État à son obligation de protéger les femmes contre cette violence s’analyse en une violation du droit de celles-ci à une égale protection de la loi ;

d) Une différence de traitement visant à assurer l’égalité matérielle entre les sexes peut se justifier et même s’imposer ;

e) Dès lors que le requérant a démontré l’existence d’une différence de traitement, il appartient à l’État défendeur de montrer que cette différence se justifiait. S’il est établi que la violence domestique touche les femmes de manière disproportionnée, il incombe à cet État de montrer quelles mesures correctives il a pris pour remédier aux désavantages associés au sexe ;

f) Les types d’éléments propres à renverser la charge de la preuve au détriment de l’État défendeur en pareils cas ne sont pas prédéterminés et peuvent varier. Ces éléments peuvent être tirés de rapports d’organisations non gouvernementales ou d’observateurs internationaux tels que le CEDAW, ou de données statistiques émanant des autorités ou d’institutions académiques qui montrent que (i) la violence domestique touche principalement les femmes, et que (ii) l’attitude générale des autorités – qui se manifeste, par exemple, dans la manière dont les femmes sont traitées dans les commissariats de police lorsqu’elles signalent des cas de violence domestique, ou dans la passivité de la justice lorsqu’il faut offrir une protection efficace aux femmes qui en sont victimes – a créé un climat propice à cette violence ; et

g) Si l’existence de préjugés structurels massifs est établie, le requérant n’a pas besoin de démontrer que la victime était également la cible de préjugés individuels. Si, en revanche, les preuves de la nature discriminatoire de la législation ou des pratiques officielles, ou de leurs effets discriminatoires, sont insuffisantes, le grief de discrimination ne pourra être étayé qu’en prouvant la partialité des fonctionnaires chargés du dossier de la victime. En l’absence d’une telle preuve, le fait que toutes les sanctions ou mesures ordonnées ou recommandées dans le cas individuel de la victime n’aient pas été respectées ne révèle pas en soi une apparence d’intention discriminatoire fondée sur le sexe.

102. Dans la présente affaire, la Cour note que la requérante a été victime de violences de la part de N.P. à plusieurs reprises et que les autorités ont eu connaissance de ces faits. Elle remarque toutefois que les procureurs n’ont mené aucune enquête ni pendant les quatre mois ayant suivi le dépôt de la première plainte de la requérante ni après la commission de l’agression de 2018 et qu’aucune mesure de protection n’a été prise nonobstant la sollicitation des carabiniers. Il s’agit dans le cas d’espèce d’une passivité imputable aux procureurs chargés de mener l’enquête.

103. La Cour prend acte de ce que depuis 2017 et l’adoption de l’arrêt Talpis, précité, l’Italie a pris des mesures pour mettre en œuvre la Convention d’Istanbul, témoignant ainsi de sa volonté politique réelle de prévenir et de combattre la violence à l’égard des femmes. Comme le souligne le Gouvernement, une série de réformes législatives successives déjà adoptée à partir de 2008 (notamment l’introduction des mesures de protection contre les abus familiaux, du délit de harcèlement, des circonstances aggravantes pour les délits contre les personnes et les mineurs, de la mesure de l’éloignement d’urgence du domicile familial) a créé un vaste ensemble de règles et de mécanismes renforçant la capacité des autorités à faire correspondre leurs intentions avec des actions concrètes pour mettre fin à la violence (voir le rapport du GREVIO de 2020 cité au paragraphe 54 ci-dessus). D’autres mesures législatives ont été adoptées par la suite en matière pénale et civile (voir paragraphes 47-49 ci-dessus).

104. La Cour n’est pas persuadée que la requérante ait réussi à établir un commencement de preuve d’une passivité généralisée de la justice à fournir une protection efficace aux femmes victimes de violence domestique (A. c. Croatie, no 55164/08, § 97, 14 octobre 2010) ou le caractère discriminatoire des mesures ou pratiques adoptées par les autorités à son égard. Elle n’a fourni aucunes données statistiques ou observations d’organisations non gouvernementales.

105. La requérante n’a pas allégué non plus que les policiers avaient cherché à la dissuader de faire poursuivre N.P. ou de témoigner contre lui, ou qu’ils avaient essayé de quelque manière que ce soit d’entraver ses plaintes qui visaient à demander une protection contre les violences alléguées (A. c. Croatie, précité, § 97, et a contrario, Eremia, précité, § 87, et Munteanu c. République de Moldova, no 34168/11, § 81, 26 mai 2020). Au contraire, ils ont signalé à plusieurs reprises aux procureurs la situation de l’intéressée même lorsqu’elle avait retiré sa dernière plainte et ont sollicité l’adoption de mesures de protection.

106. La Cour estime que les procureurs ont certes manqué à leur obligation de prendre des mesures préventives qui auraient pu avoir une chance réelle de modifier l’issue tragique ou du moins d’atténuer le préjudice. Nonobstant les diverses mesures de protection qui étaient directement à leur disposition, les autorités n’ont pas fait preuve d’une diligence particulière pour prévenir les violences commises à l’encontre de la requérante et de ses enfants, qui ont abouti au décès de M. (paragraphes 101 et 93 ci-dessus). Toutefois, la Cour estime que, au vu notamment de l’attitude proactive des carabiniers, l’inaction des autorités d’enquête en l’espèce ne peut être considérée comme une défaillance systémique.

107. La Cour est d’avis que, dans le cas d’espèce, il n’y a pas d’éléments tendant à prouver que les procureurs qui ont connu du cas de la requérante aient agi de manière ou dans une intention discriminatoire à l’égard de l’intéressée elle-même. Elle rappelle qu’il ne peut y avoir violation de l’article 14 qu’en cas de défaillances généralisées découlant d’un manquement clair et systémique des autorités nationales à apprécier la gravité, l’ampleur et l’effet discriminatoire sur les femmes du problème de la violence domestique.

108. Par conséquent, la Cour conclut que les défaillances dénoncées dans la présente affaire ayant pour origine une grave passivité de la part des autorités et bien que répréhensibles et contraires à l’article 2 de la Convention (voir paragraphes 101-93 ci-dessus) ne sauraient être considérées en soi comme révélatrices d’une attitude discriminatoire de la part des autorités (paragraphe 101 g) ci-dessus).

109. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

110. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral

111. La requérante demande 100 000 euros (EUR) en réparation du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

112. Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante et il est d’avis qu’en cas de violation de la Convention la Cour devrait prendre en considération les sommes allouées par le tribunal interne. Il note, à cet égard, que le tribunal pénal de Florence a condamné N.P. à verser à la requérante et à sa fille V. une somme provisoire de 100 000 EUR et que le juge civil devra se prononcer sur le montant final de la réparation. Pour ces raisons, la Cour ne devrait rien allouer d’autant plus que le dommage moral n’a pas été prouvé.

113. La Cour estime que la requérante a sans aucun doute ressenti de l’angoisse et de la détresse en raison des violences domestiques subies, de la tentative de meurtre dont elle a fait l’objet, du meurtre de son enfant, ainsi que du manquement des autorités à leur obligation positive de prendre des mesures adéquates pour prévenir lesdites violences. Elle relève, en outre, qu’il n’y a aucune preuve qu’une quelconque somme ait été versée à la requérante à la suite du jugement rendu par le tribunal de Florence. Par conséquent, elle rejette l’argument du Gouvernement selon lequel il faudrait prendre en compte les sommes déjà allouées par le tribunal, les juridictions internes pouvant si nécessaire, en cas de réparation intégrale, tenir compte de la somme octroyée par la Cour. Statuant en équité, elle alloue à la requérante 32 000 EUR au titre du dommage moral subi.

B. Frais et dépens

114. La requérante demande 14 000 EUR pour les frais et dépens qu’elle aurait engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

115. Le Gouvernement conteste la demande de la requérante et souligne qu’elle n’a pas été prouvée.

116. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens, la requérante n’ayant produit aucun justificatif à cet égard.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable en ce qui concerne les griefs fondés sur l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 32 000 EUR (trente-deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 avril 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Renata Degener                          Marko Bošnjak
Greffière                                        Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sabato.

M.B.
R.D.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SABATO

I. Introduction

1. J’ai voté en faveur de l’intégralité du dispositif et je suis aussi d’accord avec presque toute la motivation de l’arrêt Landi c. Italie (« l’arrêt Landi »), auquel je joins l’exposé de mon opinion séparée, qui tient compte de l’importance de cet arrêt, l’un des premiers rendus par la Cour (voir notamment aussi Y et autres c. Bulgarie, n° 9077/18, 22 mars 2022, non définitif) dans le domaine de la violence domestique postérieurement à l’adoption par la Grande Chambre de l’arrêt Kurt c. Autriche ([GC], no 62903/15, §§ 157-189, 15 juin 2021).

2. Étant donné que je souscris à toutes les parties essentielles de l’arrêt, je n’éprouve que le besoin d’ajouter quelques considérations personnelles sur certaines parties de sa motivation, et de faire ressortir un seul passage au sujet duquel je ne suis pas d’accord mais qui ne m’empêche pas, pour les raisons que j’expliquerai, d’approuver le dispositif.

II. Une efficacité horizontale bien « délimitée » de l’article 2 protège contre la violence domestique dans la mesure de ce qui est possible dans un État démocratique

3. L’arrêt Kurt – comme l’arrêt Landi le rappelle aux paragraphes 78 et suivants – a clarifié la portée et le contenu, dans ledit contexte de la violence domestique, de l’obligation positive de l’État – découlant de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») – de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui, une obligation qui avait été formulée pour la première fois dans l’affaire Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, §§ 115-16, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).

4. L’arrêt Kurt – hormis quelques voix critiques qui auraient préféré des approches différentes – a été salué comme visant, à la lumière de la Convention d’Istanbul, à un renforcement de la protection des personnes vulnérables dans le contexte familial, en phase avec d’autres arrêts récents rendus par la Cour dans d’autres contextes (par exemple, X et autres c. Bulgarie [GC], n° 22457/16, 2 février 2021, qui « mobilise » – selon l’expression de Jean-Pierre Marguénaud – la Convention de Lanzarote sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels).

5. En même temps, l’arrêt Kurt a confirmé la validité du critère introduit par l’arrêt Osman (précité), selon lequel : a) pour que l’obligation positive entre en jeu, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné du fait des actes criminels d’un tiers ; et b) les autorités ont pour seule obligation de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre pour parer à ce risque. Ainsi la Grande Chambre a partagé l’approche que certains auteurs avaient qualifiée de « délimitation » de l’effet dit horizontal de l’article 2 : la doctrine des obligations positives, qui permet à la Cour d’étendre la protection de la Convention dans certaines relations interindividuelles, présuppose par sa nature des limites – qu’il appartient à la Cour de clarifier – étroitement liées au rôle de l’État en ce qui concerne lesdites relations entre individus dans une société démocratique, ainsi qu’au fonctionnement même de la Convention.

6. C’est donc sur la base de ces prémisses que je considère important d’exprimer mon approbation sans réserve du choix fait par l’arrêt Landi de suivre fidèlement la jurisprudence Osman-Kurt. À mon avis, les paragraphes qui se concluent par le paragraphe 90 de l’arrêt Landi méritent d’être soulignés : c’est là que la Chambre examine clairement les raisons pour lesquelles les autorités nationales savaient, ou auraient dû savoir, qu’il existait un risque qui était non seulement « réel » mais aussi « immédiat » pour la vie de la requérante et de ses enfants.

7. Il me semble tout à fait clair, d’après cette motivation, que, si c’est une chose de constater l’« immédiateté du risque » (selon le critère de l’arrêt Osman), c’en est une toute autre de vérifier l’« immédiateté de la réaction des autorités » (selon les précisions apportées par l’arrêt Kurt – voir le paragraphe 78 a) de l’arrêt Landi) : la première constatation appelle la seconde.

8. S’il est vrai que l’arrêt Landi réaffirme donc une conception stricte de la notion de risque « réel et immédiat », le seul qui déclenche une obligation de réaction immédiate de la part des autorités, il me semble que cet arrêt prend en compte les justes critiques que le juge Spano, dans son opinion partiellement dissidente, avait formulées il y a quelques années à l’égard de l’arrêt Talpis (c. Italie, n° 41237/14, 2 mars 2017), en soulignant la bonne manière selon lui d’apprécier la « réalité » et – surtout – l’« immédiateté » du danger, ce qui l’avait amené à affirmer que « l’État doit conduire [la] lutte [contre les violences domestiques], à l’instar de toute autre campagne publique visant à protéger la vie et l’intégrité physique de ses citoyens, dans les limites du droit et non hors de celles-ci » (voir les paragraphes 2-16, et spécifiquement le paragraphe15, de l’opinion précitée, en traduction).

9. À mon sens, l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Kurt a donc à juste titre guidé la chambre, dans l’examen de l’affaire Landi, vers une délimitation adéquate de l’efficacité horizontale de l’article 2 de manière à permettre la protection contre la violence domestique dans la mesure de ce qui est possible dans un État démocratique, ce qui dénote à mon humble avis une différence d’approche notable par rapport à l’arrêt Talpis.

III. Les critères concernant la preuve de la discrimination dans le contexte de la violence domestique

10. Une deuxième partie de la motivation de l’arrêt Landi que je voudrais saluer en raison de son importance, et à laquelle je souscris totalement, est celle des paragraphes 100 à 108 : dans ces passages, la chambre expose pourquoi elle estime que les faits de l’affaire, bien que révélant une violation de l’article 2 à raison de la tragique défaillance des autorités en l’espèce, ne pouvaient être considérés en eux-mêmes comme montrant une attitude discriminatoire à l’égard des femmes, une violation de l’article 14 de la Convention devant donc être exclue.

11. Mes commentaires à ce sujet peuvent une fois encore être seulement axés sur la relation entre ces considérations dans l’arrêt Landi et le précédent Talpis.

12. Comme on le sait, l’arrêt Talpis avait été critiqué (notamment – dans leurs opinions séparées jointes au même arrêt – par les juges Eicke et Spano, respectivement dans les paragraphes 14-22 et 17-23 de ces opinions, en traduction) à la fois parce que « les éléments internationaux sur lesquels la majorité s’appu[yait] pour conclure à une violation de l’article 14 ne permett[ai]ent pas davantage de révéler un problème discriminatoire au sein du système » (voir spécifiquement l’opinion du juge Spano, précitée, paragraphe 22) et parce qu’il était difficile de justifier la naissance dans le pays d’un climat discriminatoire généralisé qui avait été exclu dans l’arrêt Rumor c. Italie (n° 72964/10, § 77) du 27 mai 2014, c’est-à-dire moins de trois ans auparavant (opinions précitées du juge Eicke, paragraphes 20-23, et du juge Spano, paragraphe 23).

13. Même si la chambre, dans l’arrêt Landi (paragraphe 102), prend en considération surtout les innovations législatives mises en place postérieurement à l’arrêt Talpis, il me semble clair que, si l’on examine les critiques dirigées contre l’arrêt Talpis et si l’on analyse la motivation de l’arrêt Landi dans le sillage de l’arrêt Rumor, l’arrêt Talpis – qui conserve indéniablement toute son importance en tant que précédent en général dans le contexte de la violence domestique – se caractérise comme un hápax legómenon en matière de discrimination.

14. Au-delà de ces remarques, cependant, le point le plus intéressant de la motivation de l’arrêt Landi est l’alignement explicite de celui-ci (au paragraphe 100) sur les critères de preuve de la discrimination dans le contexte de la violence domestique, énoncés pour la première fois dans l’arrêt Opuz c. Turquie (n° 33401/02, §§ 184-191, CEDH 2009) puis développés dans l’arrêt Volodina c. Russie (n° 41261/17, §§ 109-114, 9 juillet 2019). Il est important de souligner cet alignement, en gardant à l’esprit que les critiques déjà émises à l’encontre de l’arrêt Talpis (notamment celles précitées, par les juges Eicke et Spano) étaient fondées précisément sur le décalage par rapport au précédent Opuz.

IV. L’épuisement des voies de recours internes au moyen de l’action en responsabilité publique

15. Il me faut à présent mentionner le point de l’arrêt Landi auquel je ne puis me rallier, sans toutefois, pour les raisons que j’expliquerai, que ce désaccord affecte mon approbation du dispositif, de sorte que seuls quelques commentaires de ma part sont nécessaires.

16. Mes soucis concernent l’examen qui est fait dans l’arrêt Landi de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, dans la partie relative, notamment, à deux des différents volets soulevés par le Gouvernement (je ne m’attarderai pas sur le troisième volet) :

a) la possibilité d’exercer devant les juridictions nationales l’action générale en dommages et intérêts (identique en droit interne – rappelle le Gouvernement – à celle qui est exercée, par exemple, pour la responsabilité du fait des accidents de la route), qui permet de remédier aux violations des droits de l’homme telles que celles en jeu (l’arrêt Landi traite ce volet au paragraphe 57) ;

b) la possibilité de saisir les juridictions nationales d’une demande d’ordonnances de protection (ordonnances prévues par plusieurs sources internes, y compris le code de procédure pénale – le Gouvernement cite les articles 342 bis et 342 ter du code civil – l’arrêt Landi mentionne ce volet au paragraphe 58).

17. À mon avis, avant de traiter ces volets de l’exception de non-épuisement, il faut d’abord réfléchir au contenu de l’arrêt Kurt rendu par la Grande Chambre.

18. Dans l’affaire Kurt – rappelons-le – la requérante avait intenté une action en responsabilité publique contre l’État, réclamant une somme pour le préjudice moral déjà subi et pour les dommages futurs, y compris psychologiques, surtout par rapport au décès de son fils, en faisant valoir comme source des dommages le comportement par omission des autorités et l’insuffisance de l’ordonnance de protection adoptée (voir le paragraphe 40 de l’arrêt Kurt : « le parquet aurait dû demander le placement de E. en détention provisoire (…), après qu’elle eut dénoncé celui-ci à la police » ; « la mesure d’interdiction et de protection n’assurerait pas une protection suffisante, d’autant plus que la police savait selon elle que cette mesure ne pouvait pas être étendue à l’école des enfants »).

19. Le tribunal de première instance saisi de l’action en responsabilité publique avait jugé que le ministère public « n’avait (…) ni agi de manière irrégulière ni commis de faute en décidant de ne pas placer E. en détention provisoire » et en ordonnant la « mesure moins lourde (…) d’interdiction et de protection couvrant le domicile de la requérante ainsi que celui de ses parents » (voir le paragraphe 41 de l’arrêt Kurt). La cour d’appel avait rejeté l’appel de la requérante et la Cour suprême avait écarté le recours extraordinaire formé par la requérante sur des points de droit (voir les paragraphes 42-44 de l’arrêt Kurt).

20. Dans ce contexte factuel, le Gouvernement avait fait valoir devant la Cour, s’agissant du grief tiré de l’existence dans le cadre législatif de lacunes qui auraient fait obstacle à la protection des enfants, que la requérante n’avait pas épuisé les voies de recours internes, notamment en ne demandant pas de mesures de protection urgentes plus spécifiques, offertes par l’ordre juridique interne (voir le paragraphe 105 de l’arrêt Kurt). La requérante avait répondu qu’elle avait engagé l’action en responsabilité publique et qu’elle n’était pas tenue de solliciter de surcroît une ordonnance d’éloignement temporaire couvrant l’école de ses enfants.

21. En ce qui concerne ces exceptions, dans l’affaire Kurt, la chambre avait considéré qu’une demande d’ordonnance temporaire, parce qu’elle manquait d’effectivité, n’aurait pas apporté à la requérante et à ses enfants la protection immédiate dont ils avaient besoin (voir le paragraphe 108 de de l’arrêt de la Grande Chambre). La Grande Chambre a, en revanche, expressément déclaré qu’elle « opt[ait] pour une approche différente de celle qui [avait] été retenue par la chambre », estimant que « l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement ne concern[ait] pas à strictement parler une question d’épuisement des voies de recours internes étant donné que les dispositions pertinentes avaient pour finalité d’empêcher des atteintes futures et non de remédier à des atteintes qui avaient déjà été commises ». Elle a par conséquent considéré que « cette question [était] inextricablement liée à celle de la capacité du cadre juridique à assurer une protection suffisante à la requérante et à ses enfants, et à celle d’une éventuelle obligation de diligence qui aurait incombé aux autorités ». Partant, elle a décidé de « joindre cette question au fond et de l’examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention » (voir paragraphe 109 de l’arrêt de la Grande Chambre).

22. Sur cette base, afin de discuter de l’arrêt Landi, il me semble opportun de souligner, dans l’arrêt Kurt, l’importance de ce que la Grande Chambre a dit lorsqu’elle a fait observer à juste titre que le caractère suffisant du cadre juridique visant à la protection contre la violence domestique était l’un des aspects à l’aune duquel juger du respect de l’obligation positive qui découle de l’article 2, de sorte que l’exception de non-épuisement peut dans ce cas être examinée conjointement au fond (voir aussi le paragraphe 179 de l’arrêt Kurt).

23. La Grande Chambre a également précisé que toute demande d’ordonnance urgente supplémentaire que la requérante aurait formulée (ce que, selon le Gouvernement, cette dernière aurait dû faire) aurait permis d’« empêcher des atteintes futures et non [de] remédier à des atteintes qui avaient déjà été commises ».

24. Après avoir constaté l’absence de violation de l’article 2 sous son volet matériel, la Grande Chambre a estimé, dans l’arrêt Kurt, « qu’il n’y [avait] pas lieu de statuer sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes », une exception qui aurait donc dû être examinée s’il y avait eu violation (voir le paragraphe 213 de l’arrêt Kurt).

25. Or ce n’est pas le lieu ici de spéculer sur la question de savoir – si dans l’affaire Kurt, il y avait eu une perspective de violation – si les moyens de recours internes pourraient être considérés comme épuisés. Certes, dans cette affaire, la requérante avait introduit contre les autorités publiques une action en dommages et intérêts tendant à l’obtention d’une réparation du préjudice à la fois passé et futur résultant d’atteintes présentées comme étant déjà existantes (insuffisance du cadre règlementaire de protection et omissions opérationnelles des autorités d’investigation). En ce qui concerne l’exercice de cette action, dans l’affaire Kurt, le Gouvernement n’avait manifestement pas été en mesure d’indiquer que cette voie aurait dû être épuisée au préalable, puisqu’elle avait en fait été déjà exercée.

26. Cela étant dit, il faut plutôt se demander comment – en appliquant les critères Kurt énoncés ci-dessus – l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement aurait dû être examinée dans l’affaire Landi (au-delà de ce qui a été fait dans le paragraphe 63 de l’arrêt Landi).

27. Dans l’affaire Landi, ainsi qu’il a été indiqué, le Gouvernement soutient, tout à fait spéculairement par rapport à l’affaire Kurt, comme volet de son exception de non-épuisement, qu’il aurait fallu demander des ordonnances de protection. Au paragraphe 63 de l’arrêt Landi, la chambre rejette, à juste titre selon moi, cet argument parce que de telles demandes auraient eu pour but de prévenir de futures atteintes, sans pouvoir remédier aux violations déjà commises. Comme il a été dit, c’est à d’autres fins que l’existence d’ordonnances de protection appropriées est pertinente.

28. À l’inverse, en ce qui concerne l’autre volet de l’exception de non-épuisement liée à l’obligation d’intenter une action en dommages et intérêts contre les autorités publiques (exception non examinée dans l’arrêt Kurt, où une telle action avait été introduite), je dois marquer mon désaccord avec la réponse donnée par l’arrêt Landi : au paragraphe 63 celui-ci, la chambre invoque un passage d’un rapport du Grevio (voir aussi le paragraphe 54 de l’arrêt), auquel, par ailleurs, le Gouvernement n’avait donné aucun suivi (voir le paragraphe 55) et qui indique que, dans l’ordre juridique national, il existerait un vide législatif à combler concernant l’absence de recours civils effectifs contre toute autorité étatique, qu’il s’agisse de l’appareil judiciaire ou d’un autre organisme public, qui aurait manqué à son devoir de prendre les mesures de prévention ou de protection nécessaires. Sur cette base, la chambre estime en des termes absolus que « la requérante ne disposait pas d’une voie civile à épuiser ».

29. Ce rejet ne saurait être accepté dans les termes absolus qui sont ainsi employés.

30. Tout d’abord, je dois noter que dans l’affaire Landi il y a deux différences par rapport à l’affaire Kurt : outre le fait qu’il y a violation (en conséquence de quoi il n’est pas possible d’y englober l’examen de l’exception), il y a le fait qu’aucune action fondée sur le droit interne n’a été intentée contre l’État.

31. Deuxièmement, et comme je l’ai rappelé ci-dessus, il ressort des observations du Gouvernement (du 8 janvier 2020, paragraphe 9) que, comme dans les autres systèmes (y compris celui examiné dans l’arrêt Kurt), l’action générale en dommages et intérêts (prévue aux articles 2043-2059 du code civil, le dernier article étant expressément cité « inter alia » par le Gouvernement) existe également dans l’ordre juridique de l’État défendeur.

32. En effet, l’action générale en dommages et intérêts susmentionnée – dans la forme spécifique qu’elle revêt lorsqu’elle est plus particulièrement exercée en tant qu’« action en responsabilité publique » – est consacrée au plus haut niveau, à l’article 28 de la Constitution, qui se lit ainsi :

« Les fonctionnaires et les employés de l’État et des organismes publics sont directement responsables, selon les lois pénales, civiles et administratives, des actes accomplis en violation des droits. Dans ces cas, la responsabilité civile s’étend à l’État et aux organismes publics ».

Il existe également des lois spéciales qui, tout en gardant la responsabilité de l’État qui peut toujours être poursuivi directement par la partie lésée, ne prévoient que la responsabilité limitée de certains fonctionnaires (tels que les magistrats et les enseignants de l’État), lesquels peuvent ensuite être assignés devant les juridictions par l’État au moyen d’une action récursoire.

33. Sur cette base, je ne puis approuver la dernière partie susmentionnée du paragraphe 63, qui expose des considérations qui, bien qu’étayées par des documents de provenance fiable, sont inexactes dans leur substance en raison d’un malentendu qui ne peut être examiné ici.

34. Il me reste à préciser la raison pour laquelle j’ai néanmoins pu approuver la décision de recevabilité du recours. On la retrouve dans la formule – figurant encore une fois au paragraphe 63 – selon laquelle

« rien n’indique dans le dossier que le recours civil mentionné par le Gouvernement aurait pu être introduit par la requérante afin d’engager la responsabilité de l’État et, en particulier, de l’appareil judiciaire pour manquement à l’obligation positive de protéger, dans le cadre des violences domestiques, sa vie et celle de ses enfants et afin d’obtenir une reconnaissance de la violation ainsi qu’une réparation adéquate ».

Si on considère isolément cette formule, tirée du contexte de ce paragraphe, je peux y souscrire, bien qu’avec une certaine hésitation que je vais expliquer. En effet, elle est conforme à une jurisprudence de la Cour selon laquelle la disponibilité du recours invoqué, y compris sa portée et son champ d’application, doit être confirmée ou complétée par la pratique ou la jurisprudence, bien établie et antérieure à la date d’introduction de la requête, sauf exceptions justifiées par les circonstances d’une affaire.

35. Le Gouvernement ayant clairement fait mention de cette voie de recours, la chambre aurait très bien pu retenir l’existence de circonstances particulières (par exemple la rareté des actions en responsabilité publique contre l’État en matière de violence domestique) qui – une fois que le Gouvernement aurait régulièrement excipé de l’existence d’un recours de ce type et en aurait prouvé la base légale – l’auraient exempté de l’obligation supplémentaire de fournir la preuve d’une pratique correspondante. D’où mes hésitations, car sous cet angle il aurait très bien pu être considéré que les recours internes n’avaient pas été épuisés et que la requête était donc irrecevable.

36. Toutefois, pour des raisons de fidélité à la jurisprudence de la Cour, j’ai décidé de mettre en avant le fait que, en réalité, comme le paragraphe 63 le dit clairement, rien dans le dossier ne faisait état d’une utilisation antérieure dans le pays de l’action en responsabilité publique. Par ailleurs, la jurisprudence citée par le Gouvernement concernait de manière générale la reconnaissance de dommages et intérêts au titre de l’article 2059 du code civil.

37. L’application stricte du critère selon lequel la disponibilité des voies de recours doit être prouvée est de toute façon une pratique jurisprudentielle de la Cour qui mérite réflexion dans l’optique de son changement, en particulier dans les affaires comme la présente : la Cour elle-même dispose de quelques exemples, tirés de sa jurisprudence, dans lesquels la responsabilité publique en question dans le pays concerné a été mise en jeu.

V. Conclusion

38. En conclusion, l’arrêt Landi est certainement un arrêt qui se caractérise par sa fidélité à la jurisprudence de la Cour et qui, pour cette raison, contribue à la cause de la protection des droits des victimes de violence domestique, tout en respectant les compatibilités imposées dans un État démocratique.

39. Mes hésitations quant à la recevabilité, comme j’ai essayé de l’expliquer, ne font pas obstacle à cette conclusion.

40. Il me reste à préciser un autre aspect qui n’a pas constitué un obstacle à mon vote final et qui touche notamment la qualité de victime de la requérante : le fait qu’il n’existe aucun élément prouvant que l’indemnité provisoirement accordée par le tribunal national à la charge de l’auteur présumé de l’acte meurtrier ait été versée à la requérante et que son montant ait été fixé de manière définitive (voir le paragraphe 45 de l’arrêt) m’exempte de toute autre réflexion (qui autrement aurait pu être nécessaire) concernant l’articulation entre l’action au civil contre l’auteur présumé de cet acte (au moyen de la constitution de partie civile dans la procédure pénale) et l’action au civil en responsabilité publique (voir le paragraphe 112 de l’arrêt).

Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde

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