La requête concerne la violation alléguée du droit au respect de la vie familiale d’une ressortissante cubaine (« la première requérante ») qui agit également pour le compte de sa fille (« la seconde requérante ») en raison de l’adoption ultérieure de cette dernière.
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE D.M. ET N. c. ITALIE
(Requête no 60083/19)
ARRÊT
Art 8 • Vie familiale • Déclaration de l’adoptabilité d’une enfant par les juridictions internes qui ont estimé que la mère n’était pas en mesure d’exercer son rôle parental et était dépourvue de capacités parentales • Expertises non ordonnées • Éloignement définitif et irréversible • Existence de solutions moins radicales • Absence de prise en compte de la nécessité de préserver autant que possible le lien entre la mère et sa fille • Mère en situation de vulnérabilité • Motifs insuffisants • Absence de proportionnalité
STRASBOURG
20 janvier 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire D.M. et N. c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Péter Paczolay, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu la requête (no 60083/19) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante cubaine, Mme D.M., agissant également au nom de sa fille, N., (« les requérantes ») a saisi la Cour le 7 novembre 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »),
Vu la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérantes,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 décembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la violation alléguée du droit au respect de la vie familiale d’une ressortissante cubaine (« la première requérante ») qui agit également pour le compte de sa fille (« la seconde requérante ») en raison de l’adoption ultérieure de cette dernière.
EN FAIT
2. Les requérantes, nées respectivement en 1982 et en 2012, résident à Brescia, ont été représentées par Mes A. Di Stefano et A. Mascia, avocates à Ospitaletto et Vérone.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat de l’État.
I. La situation familiale de la premiÈre requÉrante
4. La première requérante est la mère biologique de la seconde requérante. Elle est également mère de deux autres enfants nées, en 2002 et en 2007 respectivement, de son premier mariage. Les deux enfants vivent actuellement avec leurs grands-parents, la première à Cuba et la deuxième en Italie, et la mère a des contacts réguliers avec elles.
5. De la relation entre la première requérante et A.P. naquit la seconde requérante. Cette relation prit fin en 2014.
6. En 2015, la première requérante entama une nouvelle relation sentimentale avec M.S., actuellement son mari, et en 2018 elle donna naissance à leur enfant, I. L’intéressée et son mari s’occupent de manière autonome de leur enfant sans aucune aide ou intervention de la part des autorités publiques.
II. L’origine de L’aFfaire
7. Le 18 février 2013, la première requérante se présenta aux services sociaux en leur demandant de l’aide au motif que A.P. l’avait maltraitée. Les deux requérantes furent placées dans un foyer d’accueil à Brescia pendant environ un an.
8. Le 22 février 2013, le ministère public, en vertu de l’article 333 du code civil, ouvrit une procédure dans l’intérêt de la seconde requérante. Le tribunal ordonna le placement de l’enfant et sa mère dans un foyer familial et indiqua aux services sociaux de procéder à une évaluation de leur situation familiale. Le placement en question fut prorogé et des rencontres avec A.P. en milieu protégé furent organisées.
9. Par une décision du 14 janvier 2014, le tribunal autorisa les deux requérantes à retourner au domicile familial et ordonna aux services sociaux d’offrir un soutien aux parents et une aide éducative à l’enfant.
10. Peu après, A.P. redevint violent envers la première requérante.
11. Le 30 août 2014, le ministère public demanda au tribunal d’évaluer les capacités parentales des deux parents et d’ordonner le placement de l’enfant.
12. Par une décision du 19 septembre 2014, le tribunal confia l’enfant aux services sociaux et la plaça dans un foyer familial avec sa mère. Il ordonna aux services sociaux d’élaborer un projet comprenant un parcours de soutien aux parents.
13. Le 13 octobre 2014, l’enfant et sa mère furent logées dans un foyer familial.
14. La première requérante participa aux activités et aux cours prévus par le foyer et, à partir du 1er janvier 2015, elle trouva un emploi de femme de ménage dans un hôtel. À compter du 11 juin 2015, son contrat de travail devint un contrat à durée indéterminée. L’intéressée aurait demandé au personnel du foyer familial de garder sa fille pendant ses heures de travail et aurait dit également avoir demandé de l’aide à un couple d’amis âgés d’origine égyptienne que sa fille considérait comme ses « grands-parents ».
15. Elle retrouva son indépendance économique et mit définitivement fin à sa relation avec A.P.
16. Quelques mois plus tard, elle eut une brève relation sentimentale avec un homme et ensuite, après avoir interrompu cette première liaison, entama une nouvelle relation avec M.S., qui deviendra, après quelque temps, son mari et père de son enfant.
17. Dans leur premier rapport du 1er décembre 2014, les travailleurs sociaux du foyer d’accueil indiquèrent que la première requérante avait « fait preuve de bonnes compétences en matière de gestion de la vie quotidienne de la maison ». Ils expliquaient que l’intéressée avait activement cherché un emploi et qu’elle l’avait trouvé immédiatement. Ils ajoutaient qu’il existait un lien étroit entre mère et fille.
18. Dans deux rapports datés des 8 et 23 juin 2015 établis par les travailleurs sociaux du foyer, il était indiqué que des problèmes étaient survenus et, en particulier, que la première requérante avait des méthodes pédagogiques inadaptées, à savoir « utiliser continuellement son téléphone portable, prendre ses repas devant la télévision, ne pas tenir compte de certaines routines comme celle de mettre l’enfant au lit en début d’après-midi » ou encore donner à l’enfant « du riz froid, des jus de fruits et des croquettes. » En outre, le rapport soulignait le comportement inapproprié de l’intéressée qui aurait publié sur Facebook des photos « dans des poses provocantes » et qui aurait souhaité confier sa fille, pendant ses heures de travail, « à un homme âgé, peut-être égyptien, vivant dans un quartier peu recommandable de Brescia ». Le rapport faisait également état de l’existence d’un lien étroit entre mère et fille. Il mentionnait que cette dernière « était très attachée à sa mère, qu’elle cherchait constamment », mais précisait que « d’une certaine façon elle s’entendait facilement avec toutes les personnes qui s’occupaient d’elle ».
19. Entre-temps, les services sociaux avaient sollicité auprès du tribunal le placement de la seconde requérante en famille d’accueil.
20. Le 27 août 2015, les travailleurs sociaux du foyer d’accueil transmirent au tribunal un rapport dans lequel il était fait référence à des informations données indirectement (de relato) par deux personnes, une mère hôte du foyer dont l’enfant avait été définitivement éloigné et un homme. Ces deux personnes auraient affirmé avoir eu, à différents moments, des relations sexuelles avec la première requérante en présence de la seconde requérante qui se serait toutefois trouvée dans une autre pièce de l’appartement ou qui était en train de dormir. Seulement l’homme fut entendu par les travailleurs du foyer. Enfin, les travailleurs sociaux mentionnaient d’autres informations livrées par une autre mère hôte du foyer familial, selon lesquelles la seconde requérante aurait demandé à sa fille de toucher ses parties intimes.
21. Dans ces circonstances, ils estimèrent qu’il n’était plus possible de poursuivre l’accueil des deux requérantes.
III. La procÉdure d’adoptabilitÉ de la seconde requÉraNte
A. La procédure devant le tribunal pour enfants de Brescia
22. Le 3 septembre 2015, le ministère public demanda la suspension de l’autorité parentale de la première requérante sur la seconde requérante ainsi que l’ouverture d’une procédure d’adoptabilité et le placement de cette dernière en famille d’accueil.
23. Dans leur rapport du 1er octobre 2015, les services sociaux indiquèrent que la première requérante fréquentait d’autres hommes en présence de l’enfant. Ils expliquaient que la seconde requérante aurait « plusieurs fois simulé des actes sexuels » et aurait dit à d’autres enfants que « beaucoup d’hommes buvaient du lait au sein de sa mère ». De plus, ils soulignaient que « la [première requérante] avait délibérément choisi (de manière indépendante et sans consulter les travailleurs sociaux) de retirer son stérilet, avec l’intention présumée de tomber enceinte ». Ils soutenaient que pareil comportement dénotait son incapacité à planifier des projets sains puisqu’elle ne se souciait pas de savoir si elle aurait réellement la possibilité de garantir à son futur enfant les conditions minimales pour son développement et sa croissance. Ils concluaient que la première requérante se trouvait dans l’impossibilité de récupérer ses capacités parentales.
24. Le 2 octobre 2015, une opératrice du foyer fut entendue par le juge. Elle réitéra les arguments contenus dans le rapport du 1er octobre.
25. Le 9 novembre 2015, les travailleurs sociaux du foyer transmirent au tribunal une mise à jour du rapport. Ils y indiquaient que la première requérante avait un comportement normal et qu’aucune critique ne pouvait être faite sur sa conduite. Selon le rapport, elle avait informé la coordinatrice du foyer de son intention de trouver un logement avec son partenaire et de vouloir l’épouser. La seconde requérante semblait « sereine, [avait] un langage bien développé et [avait] la capacité d’établir des relations avec d’autres enfants ».
26. Le 23 novembre 2015, le tribunal fut informé de manière urgente des propos tenus par la seconde requérante auprès d’un éducateur selon lesquels elle disait avoir mal à ses parties intimes au motif que « M. [un adulte] avait mis de petites pièces de monnaie à l’intérieur de son vagin ».
27. Le tribunal auditionna les parents personnellement ainsi qu’un membre du foyer familial. Lors de ces auditions, la première requérante nia les reproches qui lui étaient adressés sur son comportement sexuel et invoqua sa liberté de choisir son partenaire.
28. Dans ses mémoires en défense, la première requérante contestait les accusations pesant sur elle concernant sa propre vie affective et niait que la seconde requérante avait été exposée à des situations dangereuses. Elle précisait, en outre, que ses deux premières filles étaient nées de son union avec son premier mari dans le cadre d’un projet familial bien établi et qu’elles étaient sous la garde de leurs grands-parents. De surcroît, elle expliquait qu’elle entretenait des contacts réguliers avec ses deux autres filles, participait financièrement à leur éducation et espérait pouvoir réunir toute la famille à l’avenir. Elle indiquait également qu’elle avait un contrat de travail à durée indéterminée, qu’elle avait déployé des efforts pour trouver un emploi, et que concernant la garde de l’enfant pendant ses heures de travail elle avait demandé de l’aide aux services sociaux pour trouver une solution. Elle expliquait enfin qu’elle avait fait appel à un couple d’amis de nationalité égyptienne que la seconde requérante appelait grands-parents et qui l’avaient toujours aidée en cas de difficultés.
29. Elle soulignait également qu’il existait un lien affectif fort entre elle et sa fille, ce qui avait toujours été confirmé dans tous les rapports établis par le foyer et les services sociaux, et précisait que son enfant était en bonne santé et bien intégrée à l’école et dans le foyer familial. Elle indiquait avoir de bonnes habitudes alimentaires même si elle suivait également les usages culinaires cubains.
30. Enfin, elle alléguait l’incongruité et les lacunes des rapports des services sociaux et demandait que le tribunal ordonnât d’office une expertise pour vérifier ses capacités parentales et l’état de santé psychique de sa fille.
31. Le curateur de la seconde requérante demanda de déclarer qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur la demande de déclaration d’adoptabilité.
32. Par un jugement immédiatement exécutoire du 15 décembre 2015, le tribunal déclara que la seconde requérante était adoptable. Il suspendit donc l’autorité parentale des deux parents et ordonna son placement auprès d’un couple en vue de son adoption. Il suspendit également les rencontres entre l’enfant et ses parents et indiqua notamment que l’interruption de la relation entre les deux requérantes aurait dû être progressive.
33. Le tribunal fonda son appréciation en se référant aux différents rapports rédigés par les travailleurs sociaux du foyer familial ainsi que par les services sociaux. Il considéra que la première requérante n’était pas en mesure de récupérer ses capacités parentales au motif que : 1) elle avait eu deux premiers enfants « dont elle ne s’était pas occupée pendant des années (..) et qui ne semblaient pas être présentes dans son esprit puisqu’elle n’en parlait presque jamais » ; 2) elle avait un mode de vie instable, corroboré selon lui par le fait qu’elle avait « changé de lieu [de vie] à plusieurs reprises, qu’elle subvenait à ses besoins en faisant des travaux occasionnels, qu’elle s’était liée à un homme qui la maltraitait » et qu’elle avait « décidé de concevoir un enfant avec un homme qu’elle venait de rencontrer » ; 3) elle avait fait passé les besoins de sa fille au second plan, puisqu’elle « avait entamé des relations amoureuses avec plusieurs hommes et qu’elle était tombée enceinte » ; 4) elle ne concentrait pas son attention sur sa fille étant donné que « lors d’une journée torride de l’été 2015 elle était sortie avec l’enfant au moment le plus chaud », qu’« elle était toujours sur son téléphone portable », qu’elle « jouait rarement avec l’enfant » et que la seconde requérante semblait « ne pas avoir de règles, [qu’elle] mangeait en bougeant ses pieds, dormait peu la nuit » et « mangeait ce qu’elle voulait à tout moment ». S’il était vrai qu’un lien fort unissait les deux requérantes, la première requérante parvenait difficilement à se concentrer sur les besoins plus profonds de l’enfant.
34. Le tribunal se référa également au comportement sexualisé de l’enfant. Toutefois, sur ce point, même si le tribunal souligna qu’un tel comportement était préoccupant « puisqu’il semblait suggérer des actes sexuels directement commis sur l’enfant », il ne jugea pas nécessaire d’ordonner d’office une expertise.
35. Le tribunal considéra que la situation était irréversible et que le style de vie de la première requérante était instable. Il déclara ainsi l’adoptabilité de la seconde requérante.
36. Le 30 décembre 2015 les deux requérantes furent séparées.
B. La procédure devant la cour d’appel de Brescia
37. Le 10 mars 2016, la première requérante interjeta appel de ce jugement.
38. Elle réitéra sa demande d’expertise au motif que ce moyen de preuve était indispensable pour vérifier ses capacités parentales et évaluer l’état de santé psychique de la seconde requérante. Elle souligna à ce propos qu’une telle évaluation était nécessaire compte tenu des considérations du tribunal concernant le comportement sexualisé que l’enfant aurait développé.
39. Elle demanda également de pouvoir rencontrer sa fille. À cet égard, elle regretta de n’avoir pu voir sa fille qu’une seule fois.
40. Par un arrêt du 1er juillet 2016, la cour d’appel de Brescia rejeta l’appel de l’intéressée et confirma le jugement du tribunal.
41. Quant à la demande d’expertise, elle constata qu’il y avait eu une longue période d’observation de la part des travailleurs sociaux et que le tribunal avait fondé sa propre décision non seulement sur les conclusions des rapports des services sociaux mais également sur une enquête préliminaire autonome et complète qu’il avait menée.
42. En outre, la cour d’appel souligna que même s’il était envisageable comme en l’espèce que les capacités parentales fussent récupérées à l’avenir, lorsque cela demandait trop de temps et d’efforts, il était préférable dans l’intérêt de l’enfant de procéder à la déclaration d’adoptabilité.
C. La procédure devant la Cour de cassation
43. Le 30 septembre 2016, la première requérante se pourvut en cassation. Elle se plaignit notamment de la violation de l’article 15 de la loi no 184 de 1983 et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en raison de l’omission de l’expertise demandée. Elle allégua également que la déclaration de l’état d’abandon de sa fille était dépourvue de base légale et que l’évaluation de ses capacités parentales était erronée.
44. Le 17 octobre 2016, l’affaire fut assignée à la sixième section, une section de filtrage compétente pour traiter, par procédure écrite et simplifiée en chambre du conseil, les requêtes faisant l’objet d’une jurisprudence consolidée. Le rapporteur de l’époque demanda d’accepter les moyens de recours de la requérante et de traiter l’affaire en chambre de conseil.
45. Le 10 janvier 2018, le président de la section demanda de juger l’affaire en suivant la proposition du rapporteur.
46. Le tuteur de l’enfant sollicita la tenue d’une audience publique.
47. Le 5 mars 2018, la Cour de cassation décida que l’affaire devait être jugée par une procédure non simplifiée en tenant une audience publique devant une section ordinaire. Le rapporteur fut ainsi changé.
48. À l’audience du 12 février 2019, le procureur général demanda l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel.
49. Par un arrêt du 12 février 2019, déposé au greffe le 7 mai 2019, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, estimant que le jugement d’adoptabilité, bien que ne tenant pas compte de la demande d’expertise sur les capacités parentales, n’était pas contraire à la loi, dès lors qu’il n’y avait pas eu un « défaut absolu de motivation » du jugement en question. Dans le cas d’espèce, les juges avaient motivé le rejet de la demande d’expertise en considérant qu’il y avait eu une « longue période d’observation du comportement des deux parents », que la motivation avait un « caractère autonome » et qu’elle s’était fondée sur une enquête préliminaire complète.
LE CADRE JURIDIQUE
50. Le droit et la pratique internes et internationales pertinents sont décrits dans l’arrêt A.I. c. Italie, no 70896/17, § 43-58, 1er avril 2021.
51. Le 25 novembre 2021, la Chambre des Députés a approuvé définitivement le projet de loi[1] qui prévoit une délégation au Gouvernement pour l’efficacité du procès civil et pour la révision de la discipline des moyens alternatifs de résolution des conflits ainsi qu’une série de mesures urgentes pour la rationalisation des procédures concernant les droits des personnes et des familles et en matière d’exécution forcée.
La loi prévoit l’institution d’un nouveau tribunal pour les personnes, les mineurs et la famille. Ce tribunal sera divisé en une section de district, installée à chaque siège de cour d’appel, et des sections de district, installées à chaque siège de tribunal ordinaire dans le district. La délégation prévoit des dispositions relatives à la répartition du personnel judiciaire (professionnel et non professionnel).
Le Gouvernement introduira également des dispositions spécifiques relatives à : l’activité professionnelle du médiateur familial ; la désignation d’un professionnel aux compétences spécifiques pouvant assister le juge pour certaines interventions sur la cellule familiale et la réglementation de l’expertise psychologique; la réglementation des modalités de désignation du curateur spécial du mineur ; la réorganisation des dispositions relatives à l’écoute du mineur ; la désignation du tuteur du mineur, également d’office, pendant et à la fin de la procédure portant sur l’autorité parentale.
Des critères organisationnels spécifiques visent à réglementer l’intervention des services sociaux et de santé ainsi que le contrôle, le suivi et la vérification des situations impliquant des mineurs. La délégation de pouvoirs au Gouvernement concerne également la révision des règles relatives aux procédures de protection et de garde des mineurs, en ce qui concerne les motifs d’incompatibilité avec la désignation d’un expert technique nommé par le tribunal et l’exercice des fonctions d’un travailleur social, ainsi que les incompatibilités pour les juges non professionnels et en ce qui concerne l’introduction de l’interdiction de confier des mineurs à certaines catégories de personnes.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
52. Les requérantes allèguent que les motifs retenus par les juridictions internes pour déclarer l’adoptabilité de la seconde requérante ne correspondaient pas aux circonstances « tout à fait exceptionnelles » qui peuvent justifier une rupture du lien familial. Elles avancent en outre que les autorités italiennes n’ont pas satisfait à leurs obligations positives définies par la jurisprudence de la Cour et qu’elles n’ont pas pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles de manière à maintenir les liens entre les deux requérantes et ménager un juste équilibre entre les intérêts présents en jeu, compte tenu, en particulier, de ce qu’aucune expertise sur l’état psychologique des deux requérantes n’a été ordonnée. Elles invoquent l’article 8 de la Convention qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
53. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérantes
54. Les requérantes estiment que, contrairement à la jurisprudence de la Cour, les autorités nationales n’ont pas pris toutes les mesures nécessaires et adéquates pour que l’enfant puisse mener une vie familiale normale avec sa propre mère.
55. Elles soulignent que pendant environ deux ans et demi, les capacités parentales de la première requérante ont toujours été évaluées positivement. À partir de 2015, à la suite de rapports faisant état d’évaluations négatives et en l’espace de six mois seulement, la procédure d’adoptabilité, ouverte le 3 septembre 2015, a pris fin le 15 décembre 2015.
56. Les requérantes estiment que le tribunal a pris une mesure drastique alors que les difficultés éducatives auxquelles étaient confrontées la première requérante étaient temporaires et auraient pu être résolues de manière appropriée en prévoyant des actions ciblées de soutien aux parents. Les autorités n’auraient pas pris en considération l’état de vulnérabilité dans lequel se trouvaient les deux requérantes lorsque la première requérante a demandé de l’aide aux services sociaux.
57. Enfin, elles allèguent que la rupture du lien mère-fille n’a pas été graduelle et a causé chez l’enfant un traumatisme profond et une douleur immense qui étaient totalement injustifiés.
58. Elles estiment que les motifs retenus par les juridictions internes pour déclarer l’adoptabilité de la seconde requérante ne correspondent pas aux circonstances « tout à fait exceptionnelles » pouvant justifier la rupture du lien entre mère-fille. En effet, les juridictions internes auraient essentiellement fondé leurs décisions de déclarer l’enfant adoptable sur les éléments suivants: a) des déficiences éducatives superficielles attribuées à la première requérante, sans que ses capacités parentales ne soient évaluées par un expert mandaté par le tribunal ; b) l’affectivité de l’intéressée jugée désordonnée, sans qu’un programme d’aide pour l’accompagner ne soit mis en place ; c) le comportement sexualisé de la seconde requérante, sans que cet aspect soit approfondi par le biais d’une expertise.
59. Les requérantes allèguent que les autorités n’ont pas pris les mesures appropriées qui auraient permis de préserver le lien familial et d’en favoriser son développement, et qu’elles se sont limitées à prendre en considération l’existence de difficultés qui auraient pu être surmontées au moyen d’une assistance sociale ciblée.
60. Elles soutiennent que la présente affaire est similaire à l’affaire Akinnibosun c. Italie (no 9056/14, 16 juillet 2015), au motif que les juridictions internes ont rejeté la demande d’expertise sur les capacités parentales de la première requérante et sur l’état de santé psychique de sa fille, fondant leurs décisions exclusivement sur les rapports des services sociaux.
61. Elles relèvent en outre que ces rapports ne se fondaient pas toujours sur une observation directe de la situation par les experts, mais se référaient en grande partie aux affirmations des travailleurs sociaux du foyer familial et à certaines déclarations de tiers dont la fiabilité n’a jamais été évaluée. Bien que la cour d’appel et la Cour de cassation aient estimé que le tribunal avait fait une enquête complète et autonome, les requérantes soulignent que ce dernier s’est limité à auditionner les parents et un opérateur et à recueillir tous les rapports préparés entre octobre et décembre 2015.
62. Les requérantes allèguent que les juridictions internes n’ont pas évalué si des circonstances sérieuses justifiaient la déclaration d’adoptabilité et qu’elles n’ont pas envisagé des mesures moins radicales que l’adoption afin d’éviter l’éloignement définitif et irréversible de l’enfant de sa mère.
b) Le Gouvernement
63. Le Gouvernement estime que les requérantes remettent en question les décisions prises par les juridictions internes et que cela relèverait de la quatrième instance.
64. Dans le cas d’espèce, les décisions des juges ont été précédées d’une très longue période de soutien à la parentalité réalisé avec la première requérante et assuré par les services sociaux. En effet, l’intéressée a été jugée incapable de veiller au bon développement de sa fille. Elle n’a jamais convaincu les différents travailleurs sociaux qu’elle pourrait changer d’attitude d’une manière positive dans la prise en charge de l’enfant. Elle ne lui a jamais offert une stabilité et une protection qui lui auraient permis une croissance paisible. Au contraire, elle a d’abord défendu sa relation avec le père de l’enfant malgré ses habitudes violentes et sa consommation de drogues, nuisibles à l’enfant. Plus tard, elle a eu des relations sexuelles ambiguës sans se soucier d’instaurer des liens affectifs stables avec sa fille et de répondre à ses besoins matériels. Le Gouvernement rappelle que l’enfant, qui avait déjà été témoin de violences domestiques, avait été aussi témoin des rencontres sexuelles de sa mère.
65. Il rappelle que le pronostic sur les capacités parentales étant négatif, les juridictions ont estimé que même s’il était possible que la requérante récupère ses capacités parentales, cela aurait pris du temps et ce n’était pas compatible avec le développement psychophysique de la mineure.
66. Concernant la décision de ne pas mandater officiellement un expert, le Gouvernement explique que, conformément aux principes énoncés par la jurisprudence de la Cour de cassation bien établie en la matière, le tribunal et la cour d’appel ont fondé leurs décisions sur de multiples éléments de preuve qui ont démontré l’état négligé dans lequel se trouvait l’enfant.
67. En effet, entre 2013 et 2015, au moins vingt rapports des services sociaux prouvaient que la première requérante n’était pas apte à être mère, qu’elle ne semblait pas être en mesure de s’occuper de sa fille qui se trouvait en situation d’autonomie et qu’elle était incapable de planifier un projet de vie. En outre, le Gouvernement rappelle qu’une enquête spécifique et autonome a été menée par le juge d’instruction personnellement sur tous les éléments du dossier.
68. Compte tenu des conclusions formulées à la suite d’une longue période d’observation, menée tant par les services sociaux que par les travailleurs sociaux mandatés par le tribunal, la déclaration d’adoptabilité était dans l’intérêt supérieur de l’enfant la seule solution de ne pas la mettre en danger.
69. Quant au fait qu’une expertise sur les capacités parentales de la mère et sur l’état de santé psychique de l’enfant n’a pas été ordonnée par les juridictions, le Gouvernement rappelle que « procéder à une évaluation psychologique de l’enfant (très jeune et déjà « marqué » par des expériences négatives à ce moment-là) aurait pu avoir des conséquences profondes sur sa santé et aurait pu aggraver sa situation en lui faisant revivre la violence, les abus sexuels et autres événements dont elle avait été témoin ». Il estime donc que la seule analyse des documents établis par les services sociaux a ainsi évité à l’enfant de subir des dommages liés à une « victimisation post-crime ».
2. Appréciation de la Cour
a) Ingérence, légalité et but légitime
70. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, § 63, 20 juin 2017). Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
71. La Cour estime établi de manière non équivoque, et les parties le ne contestent pas, que les décisions litigieuses prononcées au cours de la procédure devant les juridictions s’analysent en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention.
72. Il n’est par ailleurs pas contesté non plus que ces décisions étaient prévues par la loi, à savoir la loi sur l’adoption, telle que modifiée par la loi no 149 de 2001 et qu’elles poursuivaient des buts légitimes, tels que la « protection de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de deux enfants. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. Cette ingérence remplissait donc deux des trois conditions permettant, au regard du second paragraphe de l’article 8, de la considérer comme justifiée. En l’espèce, le litige porte sur la troisième condition, c’est-à-dire sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Proportionnalité
i. Principes généraux
73. Les principes généraux applicables sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour, et ont été exposés en détail dans l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019) auquel il est ici fait référence. Aux fins de la présente analyse, la Cour rappelle qu’en cas de séparation, l’unité familiale et la réunification de la famille constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie privée et familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible. De plus, tout acte d’exécution de la prise en charge temporaire doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant. L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant. En outre, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Strand Lobben et autres, précité, §§ 205 et 208).
74. De plus, la Cour rappelle que, dans les cas où les intérêts de l’enfant et ceux de ses parents seraient en conflit, l’article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre tous ces intérêts et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents. Qui plus est, seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles » peuvent conduire à une rupture du lien familial (ibidem, §§ 206-207).
75. La Cour rappelle également que la marge d’appréciation ainsi laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation jugée très dangereuse pour sa santé ou son développement et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (ibidem, § 211).
76. Selon la Cour, il faut en revanche exercer un « contrôle plus rigoureux » sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent en effet le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (ibidem, § 211).
ii. Application au cas d’espèce des principes susmentionnés
77. La Cour note que pour procéder à la déclaration de l’état d’adoptabilité de la seconde requérante, les juridiction internes se sont appuyées sur les rapports préparés par les services sociaux et les responsables du foyer ainsi que sur les auditions des parties effectuées par le juge. La cour d’appel et la Cour de cassation ont considéré que le tribunal avait mené une enquête complète et approfondie.
78. La Cour relève que les juridictions ont estimé que la première requérante n’avait pas de capacités parentales en raison de son comportement : elle avait déjà deux enfants dont elle ne s’occupait pas, elle avait un mode de vie instable, ayant « changé de lieu de résidence à plusieurs reprises, et ayant eu une relation avec un homme qui l’avait maltraitée » et enfin elle avait « entamé des relations sexuelles avec différents hommes (comme relevé par les travailleurs sociaux du foyer) et avait décidé de concevoir un enfant avec un homme qu’elle venait de rencontrer ». Le tribunal et la cour d’appel ont estimé qu’elle n’était pas en mesure de prendre soin de sa fille étant donné qu’elle l’avait sortie durant les heures les plus chaudes lors d’une journée torride et parce que l’enfant n’avait pas de règles « et mangeait ce qu’elle voulait à tout moment ». De plus, le comportement sexualisé de l’enfant, qui avait été observé par les responsables du foyer, était préoccupant, « puisqu’il semblait suggérer des actes sexuels directement commis sur l’enfant ou une exposition de l’enfant aux actes sexuels auxquels la première requérante se livrait » comme cela avait été relaté par un garçon hébergé dans le foyer.
79. La Cour note ensuite que dans son arrêt la cour d’appel avait établi que même si une récupération des capacités parentales était envisageable, lorsque cela demandait trop de temps et d’efforts, il était préférable dans l’intérêt de l’enfant de procéder à la déclaration d’adoptabilité.
80. La Cour rappelle que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande, précité, § 173).
81. La Cour note qu’à la différence de la plupart des affaires que la Cour a eu l’occasion d’examiner, en l’espèce il n’a pas été démontré que l’enfant avait été exposée à des situations de violence ou de maltraitance (voir, a contrario, Dewinne c. Belgique (déc.), no 56024/00, 10 mars 2005, Zakharova c. France (déc.), no 57306/00, 13 décembre 2005), ni à des abus sexuels prouvés (voir, a contrario, Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 104, 9 mai 2003). Les tribunaux n’ont pas non plus constaté en l’occurrence de déficits affectifs (voir, a contrario, Kutzner, précité, § 68), ou encore un état de santé inquiétant ou un déséquilibre psychique des parents (voir, a contrario, Bertrand c. France (déc.), no 57376/00, 19 février 2002, Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 261, 1er juillet 2004).
82. La Cour doute du caractère adéquat des éléments sur lesquels les autorités se sont appuyées pour conclure que la première requérante n’était pas en mesure d’exercer son rôle parental et qu’elle était dépourvue de capacités parentales.
83. La Cour note que la décision de rompre le lien familial n’ait été précédée d’une évaluation sérieuse et attentive de la capacité de la première requérante à exercer son rôle de parent, et notamment d’aucune expertise psychologique, et qu’aucune tentative de sauvegarder le lien n’ait été envisagée. Les autorités n’ont pas déployé des efforts adéquats pour préserver le lien familial entre l’intéressée et sa fille et en favoriser le développement. Les autorités judiciaires se sont bornées à prendre en considération l’existence de certaines difficultés, alors que celles-ci auraient pu, selon toute vraisemblance, être surmontées au moyen d’une assistance sociale ciblée. La première requérante ne s’est vu offrir aucune chance de renouer des liens avec sa fille : en effet, aucun expert n’a été mandaté pour évaluer ses compétences parentales ou son profil psychologique. Quant à la seconde requérante, les juridictions n’ont pas estimé nécessaire de vérifier, par le biais d’une expertise, si les prétendus attouchements sexuels auxquels les services sociaux faisaient référence dans leurs rapports, à la suite des témoignages indirects, avaient eu lieu, ou au moins de signaler la situation qu’ils jugeaient « préoccupante » au procureur auprès du tribunal pour enfants. À cet égard, la Cour note que le Gouvernement se réfère à la seconde requérante en la considérant comme « victime » d’abus sexuels, alors qu’aucune procédure pénale n’a jamais été menée pour enquêter sur les allégations des services sociaux.
84. La Cour ne perd pas de vue le fait que s’il appartient en principe aux autorités internes de se prononcer sur la nécessité des rapports d’expertise (voir, par exemple, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 71, CEDH 2003‑VIII), elle estime qu’en l’espèce, alors que des solutions moins radicales étaient disponibles, les juridictions internes ont néanmoins décidé de procéder à la déclaration d’adoptabilité de la seconde requérante, provoquant ainsi l’éloignement définitif et irréversible de sa mère (Akinnibosun, précité, § 83, et S.H. c. Italie, no 52557/14, § 56, 13 octobre 2015).
85. Or la Cour dit avoir déjà rappelé (A.I. c. Italie, no 70896/17, § 100, 1er avril 2021) que, – dans le cadre des juridictions spécialisées, composées de juges professionnels et de juges non professionnels – la préférence doit être donnée à un système dans lequel le juge désigne un expert ou dans lequel les parties peuvent elles-mêmes appeler à faire témoigner des experts dont les constats et conclusions peuvent être contestés et débattus entre les parties devant le juge. Dans le cas d’espèce, les juridictions internes n’ayant pas ordonné d’office une expertise sur les capacités parentales de la première requérante, sur le lien d’attachement entre les deux requérantes ainsi que sur l’état psychologique de la mineure, la première requérante s’est vu priver de la possibilité de débattre et contester les conclusions des services sociaux et les accusations concernant le prétendu comportement sexualisé de la seconde requérante.
86. Sans spéculer sur l’issue de la procédure d’adoptabilité si une expertise avait été menée, la Cour est d’avis que dans ce genre d’affaires il aurait été souhaitable, avant de procéder à la déclaration d’adoptabilité, que les juridictions ordonnent une expertise visant à évaluer les capacités parentales de la mère, le fonctionnement psychologique et les besoins développementaux de l’enfant (faisant également référence au comportement sexualisé de l’enfant jugé préoccupant par les autorités) ainsi que la capacité fonctionnelle de la mère à répondre à ces besoins. En l’espèce, pareille expertise n’a pas été ordonnée, nonobstant les demandes de la première requérante en ce sens, les juridictions estimant que les rapports des services sociaux et du foyer ainsi que les auditions menées par le tribunal étaient suffisants. La Cour ne voit pas dans quelle mesure une expertise aurait été dangereuse pour l’enfant, conduisant à une victimisation secondaire comme le Gouvernement l’affirme dans ses observations.
87. Au demeurant, la Cour note que le déroulement de la procédure devant la Cour de cassation (paragraphes 47-49 ci-dessus), en tenant compte des positions différentes des deux juges rapporteurs et du procureur général, démontrent qu’une expertise aurait été souhaitable dans cette affaire.
88. Par ailleurs, elle relève plusieurs passages dans les rapports établis par les services sociaux, repris en partie par les juridictions internes, qui évoquent la vie intime de la première requérante, ses choix par rapport à la conception de ses enfants et sa vie sexuelle. Elle estime notamment injustifiées les évaluations négatives faites sur le comportement sexuel de l’intéressée, sur son choix de retirer son stérilet sans la permission des services sociaux et de concevoir un enfant. Aux yeux de la Cour, lesdits arguments et considérations n’étaient pas déterminants pour évaluer ses capacités parentales.
89. La Cour note qu’aucune raison, excepté celle relative au temps nécessaire qu’il aurait fallu à la première requérante pour récupérer ses capacités parentales, n’a été avancée pour expliquer pourquoi une mesure aussi radicale, à savoir la déclaration d’adoptabilité, était dans l’intérêt de l’enfant ni pourquoi des considérations de poids relatives à son développement pouvaient justifier une telle mesure. En outre, aucune tentative n’a été entreprise pour explorer l’efficacité de mesures alternatives moins lourdes de conséquences avant que les juridictions ne cherchent à rompre les liens entre la requérante et sa fille en la déclarant adoptable.
90. En l’espèce, la Cour est d’avis que la nécessité, qui était primordiale, de préserver autant que possible le lien entre la requérante et sa fille n’a pas été dûment prise en considération – sachant que l’intéressée se trouvait par ailleurs en situation de vulnérabilité, eu égard aux violences domestiques qu’elle avait subies et à l’aide qu’elle avait demandée aux services sociaux pour protéger sa fille.
91. À la lumière de ce qui précède et après une analyse approfondie des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, la Cour estime que les motifs invoqués par les juridictions internes étaient insuffisants pour justifier la déclaration d’adoptabilité de la seconde requérante. Les autorités internes n’ont pas démontré de manière convaincante que, malgré l’existence de solutions moins radicales, la mesure contestée constituait l’option la plus appropriée correspondant à l’intérêt supérieur de l’enfant. Nonobstant la marge d’appréciation des autorités internes, l’ingérence dans la vie familiale de la requérante n’était donc pas proportionnée au but légitime poursuivi. Elle estime en outre que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu. Par conséquent, elle conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
92. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
93. Aux termes de l’article 46 de la Convention,
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
(…)
5. Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre. (…) »
A. Dommage et mesures individuelles
94. Les requérantes demandent que la Cour indique au Gouvernement d’adopter une mesure individuelle afin d’effacer les conséquences de la violation de l’article 8 de la Convention et de préserver le lien familial entre elles.
95. Elles relèvent que, dans l’exécution des affaires similaires Zhou c. Italie (no 33773/11, 21 janvier 2014), S.H. c. Italie (no 52557/14, 13 octobre 2015), Akinnibosun c. Italie (no 9056/14, 16 juillet 2015), et Barnea et Caldararu c. Italie (no 37931/15, 20 juin 2017), aucune mesure individuelle n’a été envisagée au motif que les enfants avaient entre-temps été adoptés.
96. La première requérante demande également à la Cour de lui accorder une satisfaction équitable conformément aux principes fixés par l’article 41 de la Convention au motif qu’elle estime avoir subi un préjudice moral très important qui ne saurait être réparé par le seul constat de violation de la Convention.
97. Les requérantes allèguent que la rupture du lien entre elles a causé à la première requérante une douleur immense, qui réclame la somme de 100 000 euros (EUR) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
98. Le Gouvernement estime que la demande des requérantes est totalement disproportionnée et qu’elle est ainsi mal fondée. En particulier, la première requérante n’a fourni aucune preuve quant au préjudice qu’elle estime avoir subi et n’a pas non plus identifié les critères de quantification de la somme qui pourrait lui être versée en réparation du dommage.
99. Pour ce qui est de la demande de la première requérante visant à la reprise des contacts avec la seconde requérante, la Cour estime, dans les circonstances particulières de l’affaire, qu’il ne lui appartient pas de donner suite, en tant que telle, à cette prétention. Elle rappelle que l’État défendeur reste libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249 CEDH 2000‑VIII, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, 30 juin 2009, Ferré Gisbert c. Espagne, no 39590/05, § 46, 13 octobre 2009, et Bondavalli c. Italie, no 35532/12, § 91, 17 novembre 2015). La Cour se réfère de toute manière aux exigences mentionnées aux paragraphes 88-89 ci-dessus.
100. Toutefois, eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire, au fait que la procédure d’adoption n’est pas encore conclue et au besoin urgent de mettre fin à la violation du droit des requérantes au respect de leur vie familiale, la Cour invite les autorités internes à réexaminer, dans un bref délai, la situation des deux requérantes à la lumière du présent arrêt et d’envisager la possibilité d’établir un quelconque contact entre elles en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur, et à prendre toute autre mesure appropriée conformément à ce dernier (Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 130, 16 février 2016, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, § 244, 18 avril 2013, Haddad c. Espagne, no 16572/17, § 79, 18 juin 2019).
101. La Cour estime que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 8 de la Convention dans un cas comme celui de l’espèce, où le processus décisionnel mené par les juridictions internes a conduit à la déclaration d’adoptabilité de la seconde requérante, consiste à faire en sorte que les requérantes se retrouvent autant que possible dans la situation qui aurait été la leur si cette disposition n’avait pas été méconnue (Omorefe c. Espagne, no 69339/16, § 70, 23 juin 2020).
102. Quant au dommage moral, au vu des circonstances de l’espèce, la Cour admet que les requérantes ont subi un préjudice moral qui ne saurait être réparé par le seul constat de violation de l’article 8 de la Convention. Elle estime toutefois que la somme réclamée à ce titre est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle alloue aux requérantes la somme de 42 000 EUR.
B. Frais et dépens
103. Les requérantes réclament 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans la procédure menée devant la Cour. Elles demandent que toutes les sommes que la Cour serait amenée à accorder à ce titre soient directement versées à leurs avocates, ces dernières ayant avancé ces montants.
104. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur ce point.
105. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge opportun d’octroyer aux requérantes conjointement la somme demandée, soit 10 000 EUR, pour la procédure menée devant elle. Ces sommes seront versées sur les comptes bancaires dont les coordonnées seront indiquées par les représentantes des requérantes.
C. Intérêts moratoires
106. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il est souhaitable, eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation du droit des requérantes au respect de leur vie familiale, que les autorités internes réexaminent, dans un bref délai, la situation des requérantes à la lumière du présent arrêt et qu’elles prennent les mesures appropriées dans l’intérêt supérieur de l’enfant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 42 000 EUR (quarante-deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,
ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérantes à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 janvier 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Péter Paczolay
Greffière Président
___________
[1] https://temi.camera.it/leg18/provvedimento/riforma-del-processo-civile.html
Site web de la Chambre des Députés
Dernière mise à jour le janvier 20, 2022 par loisdumonde
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