AFFAIRE KOOPERATIV NEPTUN SERVIS c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) 40444/17

Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la société requérante se plaint qu’un bien lui appartenant a été inscrit sur la liste des constructions irrégulières à démolir annexée à l’arrêté no 829-PP pris le 8 décembre 2015 par la mairie de Moscou. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, elle se plaint de ne pas avoir eu accès à un tribunal.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KOOPERATIV NEPTUN SERVIS c. RUSSIE
(Requête no 40444/17)
ARRÊT
STRASBOURG
23 novembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kooperativ Neptun Servis c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Dmitry Dedov,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 40444/17) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une société de droit russe, Kooperativ Neptun Servis (« la société requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 mai 2017,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain des articles 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

la décision de ne pas tenir une audience en application des articles 54 § 5 et 59 § 3 du Règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 novembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la société requérante se plaint qu’un bien lui appartenant a été inscrit sur la liste des constructions irrégulières à démolir annexée à l’arrêté no 829-PP pris le 8 décembre 2015 par la mairie de Moscou. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, elle se plaint de ne pas avoir eu accès à un tribunal.

EN FAIT

2. La société requérante est une société de droit privé sise à Moscou. Elle a été représentée par M. G. Vaypan, juriste à Moscou.

3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.

I. La genèse de l’affaire

4. Le 30 juin 1994, la société requérante conclut avec la mairie de Moscou (Правительство Москвы), représentée par le responsable de son service foncier (земельный комитет), un contrat de bail portant sur un terrain sis au numéro 7 de l’avenue Balaklavski, à Moscou. Ce bail, valable jusqu’au 30 juin 2019, stipulait notamment que le terrain était attribué à la société requérante pour que celle-ci y achève la construction d’un immeuble de trois étages, en vue de son exploitation ultérieure comme centre de divertissement.

5. Le Gouvernement affirme que, en méconnaissance du contrat de bail et sans avoir obtenu préalablement les autorisations requises par les règlements d’urbanisme en vigueur, la société requérante fit ensuite ériger sur le terrain une autre structure (« la construction no 2 »), démontable, abritant une galerie marchande.

6. La société requérante a communiqué à la Cour un extrait du procès‑verbal du service du commerce de détail de la mairie de l’arrondissement Sud de Moscou (« la mairie ») daté du 31 mars 1997. Il y est indiqué que ce service approuve la mise en exploitation de la structure nouvellement construite et émet un avis favorable à la délivrance d’une licence de commerce.

7. La société requérante a également communiqué à la Cour un certificat délivré le 18 octobre 2001 par le Bureau d’inventaire technique de Moscou (БТИ) – l’autorité compétente en matière de droits réels. Il y est indiqué que l’adresse de la construction no 2 est le 7, avenue Balaklavski.

8. Le 13 novembre 2001, la société requérante fit inscrire au Registre national des biens immobiliers (« le Registre national ») son droit de propriété sur la construction no 2.

9. La société requérante a communiqué à la Cour un acte (распоряжение) adopté par la direction des ressources foncières de Moscou le 3 juin 2011 relativement à la délimitation du terrain en cause. Il est précisé dans cet acte (no 2449) que le numéro de cadastre du terrain est le 77:05:0006003:5, que l’adresse correspondante est le 7, avenue Balaklavski, bâtiment 2, et que le terrain est affecté à l’installation de lieux de commerce, de restauration et de culture.

Les procédures judiciaires concernant la construction no 2

1. L’action engagée par la direction des ressources foncières de Moscou en 2006

10. En 2006, la direction des ressources foncières de Moscou engagea une action contre la société requérante et une autre société, locataire d’une partie de la construction no 2, afin d’obtenir la cessation de l’occupation selon elle illégale du terrain supportant la structure. Le 14 juillet 2006, la cour de commerce de Moscou rejeta cette action. Elle nota que la parcelle litigieuse faisait partie d’un terrain de 8 000 mètres carrés occupé légalement par la société requérante conformément au bail du 30 juin 2004, que l’autre société n’occupait qu’une partie de la structure litigieuse, et que cette occupation n’empêchait pas le propriétaire du terrain d’exercer ses droits tenant à la propriété de celui-ci.

2. L’action engagée par la mairie de l’arrondissement Sud de Moscou

11. En 2012, la mairie engagea une action judiciaire contre la société requérante afin d’obtenir la radiation de la construction no 2 du Registre national. Elle arguait que le bail concernant le terrain correspondant n’avait pas été accordé aux fins de la construction de cette structure et que celle-ci avait été érigée en l’absence de permis de construire.

12. La société requérante introduisit une action reconventionnelle afin de faire reconnaître son droit de propriété sur la construction no 2. Elle arguait que cette structure avait été construite conformément à la loi et au contrat de bail (paragraphe 4 ci-dessus), et qu’elle avait été validée par le certificat de mise en exploitation (paragraphe 6 ci-dessus) et l’acte du Bureau d’inventaire technique lui attribuant un numéro de cadastre et précisant son adresse, son affectation, sa superficie et ses caractéristiques techniques ‑ informations inscrites ensuite au Registre national (paragraphe 7 ci-dessus).

13. Le 14 février 2012, la cour de commerce de Moscou fit droit à la demande de la mairie et rejeta l’action reconventionnelle de la société requérante.

14. Elle constata que les thèses des parties divergeaient quant à l’emplacement du bien en cause. Elle considéra notamment qu’il fallait déterminer pour quelle structure les autorités avaient accordé un permis de construire – celle sise au numéro 7 ou celle sis au numéro 7/2. Elle constata que le Registre national ne détenait pas de documents susceptibles d’apporter d’éléments de réponse à ce sujet, les pièces pertinentes ayant été saisies dans le cadre d’une enquête pénale et égarées par les autorités chargées de l’enquête. Elle statua donc sur la base des documents versés au dossier par les parties. Elle nota que le propriétaire du terrain, la ville de Moscou, avait conclu avec la société requérante un contrat de bail prévoyant seulement la construction de l’immeuble no 1, à savoir un centre de loisirs et de divertissements culturels (центр культурного отдыха и развлечений). Elle observa également que la structure litigieuse (la construction no 2) figurait sur le plan du terrain produit par la mairie, en tant que galerie marchande démontable abritant des stands commerciaux (торговая площадка). Au vu des normes pertinentes du code civil, elle conclut que cette structure devait être qualifiée d’objet temporaire et mobilier, qui ne pouvait pas faire l’objet d’une inscription au Registre national des droits immobiliers. Elle observa en outre que la structure avait été érigée sans autorisation.

15. La société requérante avait excipé de la prescription de l’action, soutenant que la mairie aurait dû prendre connaissance de la situation litigieuse en 2006, lorsque la direction des ressources foncières de la ville de Moscou avait engagé une action visant à obtenir la cessation de l’occupation du terrain en question. La cour rejeta cette exception. Elle constata que la mairie de l’arrondissement Sud, demanderesse à l’action examinée en l’espèce, n’avait pas participé à la procédure judiciaire citée par la société requérante, n’en avait pas été informée, et n’avait pas participé à l’enquête concernant la licéité de l’occupation du terrain. Elle conclut donc que la mairie n’était pas censée avoir pris connaissance de la situation litigieuse au moment de cette procédure, et que celle-ci n’avait donc pas déclenché l’écoulement du délai de prescription.

16. Elle motiva le rejet de la demande reconventionnelle de la société requérante par le constat que la structure litigieuse n’était pas un immeuble et, par conséquent, ne pouvait faire l’objet d’un droit inscrit au Registre national. Elle considéra également que l’article 222 du code civil (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents ») était inapplicable, dès lors que la structure n’était pas un immeuble.

17. Au dispositif du jugement, elle déclara nul le droit enregistré au nom de la société requérante dans le Registre national sur la structure d’une superficie de 612 mètres carrés sise au 7/2, avenue Balaklavski.

18. Saisie d’un appel contre ce jugement, la neuvième cour d’appel de commerce confirma celui-ci par un arrêt du 28 avril 2012, pour les mêmes motifs que ceux avancés par la cour de commerce. À l’argument de la société requérante consistant à dire que la structure avait été érigée en toute régularité, elle répondit qu’il n’avait pas été prouvé qu’un permis de construire eût été accordé pour sa construction.

19. Le 7 août 2012, la cour de commerce de la circonscription de Moscou (instance de cassation en matière commerciale) cassa la décision de la cour d’appel de commerce et renvoya l’affaire pour réexamen. Elle nota qu’il fallait trancher la question fondamentale de savoir si la structure litigieuse était un bien meuble ou immeuble. Pour répondre à cette question, elle préconisa d’ordonner une expertise.

20. Le 16 décembre 2013, la cour de commerce de Moscou, statuant sur renvoi, ordonna une expertise technique de la structure litigieuse. L’expertise conclut qu’il s’agissait d’un bien immeuble, construit conformément aux règles de l’art et ne présentant pas de danger pour la vie ou la santé des personnes. La cour accepta cette conclusion malgré les objections de la mairie. Elle nota cependant que selon les documents versés au dossier, la structure avait été érigée sans permis.

21. La société requérante ayant de nouveau excipé de la prescription de l’action, la cour précisa qu’en vertu de l’article 208 § 5 du code civil, seule l’actio negatoria, prévue par l’article 304 du même code, était imprescriptible. Elle constata que l’action dont elle était saisie n’était pas une actio negatoria, la mairie n’étant titulaire d’aucun droit, de propriété ou autre, sur la structure litigieuse. Elle conclut que l’action relevait de la prescription de droit commun, qui était de trois ans à compter du moment où le titulaire du droit avait eu ou aurait dû avoir connaissance des faits litigieux, c’est-à-dire en l’espèce trois ans à compter de la date de l’inscription du droit de propriété de la requérante dans le Registre national (le 13 novembre 2001).

22. Enfin, la cour rappela les dispositions du code civil pertinentes relatives à la prescription et rejeta l’action au visa de ces dispositions.

23. Le 28 février 2014, la neuvième cour d’appel de commerce confirma cette décision en appel, pour les mêmes motifs. Le 6 juin 2014, la cour de commerce de la circonscription de Moscou confirma la décision en cassation, pour les mêmes motifs.

3. L’action engagée par la mairie de l’arrondissement Sud aux fins de la démolition de la construction no 2

24. Entre-temps, le 19 novembre 2012, la mairie avait introduit une autre action, aux fins d’obtenir la démolition de la construction no 2, soutenant qu’il s’agissait d’une construction illégale au sens de l’article 222 du code civil (construction sans permis). La cour de commerce de Moscou avait suspendu l’examen de cette affaire dans l’attente de la décision sur la première affaire.

25. Par une décision du 3 septembre 2014, elle rejeta l’action de la mairie. Elle reprit tout d’abord les conclusions de la décision du 16 décembre 2013 (paragraphe 20 ci-dessus), notant que cette décision était revêtue de l’autorité de la chose jugée et que les faits y établis ne pouvaient pas être remis en cause. Elle constata qu’il avait été établi dans cette décision que la structure litigieuse était un bien immobilier et qu’elle avait été construite avec toutes les autorisations requises. Elle conclut que cette structure ne pouvait donc pas être considérée comme une construction irrégulière. Elle examina ensuite l’exception de prescription que la société requérante soulevait dans l’affaire. Citant la jurisprudence publiée dans le recueil no 143 de la Cour suprême de commerce en date du 9 décembre 2010[1], elle nota que l’action visant à la démolition d’un immeuble illégal n’était imprescriptible que si l’immeuble présentait un danger pour la vie ou la santé des personnes. Se référant à l’expertise technique réalisée dans la procédure judiciaire précédente, elle constata que tel n’était pas le cas. En conséquence, elle déclara l’action prescrite au motif que la demanderesse, informée depuis 2006 de l’existence de l’immeuble litigieux, n’avait saisi la justice qu’en 2012. Dans le dispositif de la décision, la cour rejeta donc l’action au visa des articles 199 (prescription) et 222 (constructions illégales) du code civil.

26. Cette décision fut confirmée en appel et en cassation pour les mêmes motifs. En cassation, la cour de commerce de la circonscription de Moscou précisa dans son arrêt, le 24 mars 2015, que, au regard de l’article 199 du code civil, la prescription était en elle-même un élément suffisant pour motiver le rejet de l’action, et que, en l’espèce, le motif du rejet était bien la prescription extinctive.

II. L’arrêté adopté par la mairie de Moscou le 8 décembre 2015 et les mesures prises par la mairie en conséquence

27. Le 8 décembre 2015, la mairie de Moscou prit un arrêté (no 829-PP) concernant les délais et modalités de démolition des constructions illégales. Cet arrêté comportait deux annexes : la première, de portée générale, dite « acte normatif », présentait notamment les modalités de démolition, et la seconde, à caractère individuel, dressait la liste des biens visés par la mesure de démolition. Cette liste comprenait la structure appartenant à la société requérante.

28. La société requérante n’ayant pas exécuté elle-même la mesure de démolition, la mairie de Moscou procéda à la destruction de la structure litigieuse dans la nuit du 8 au 9 février 2016.

III. Les démarches entreprises par la société requérante pour contester l’arrêté no 829-PP

29. La société requérante tenta à plusieurs reprises de saisir la justice. Elle s’adressa d’une part aux juridictions commerciales et d’autre part aux juridictions de droit commun.

A. Les recours portés devant les juridictions commerciales

30. Le 14 janvier 2016, la société requérante saisit les juridictions commerciales pour contester l’inscription de la construction no 2 à la seconde annexe de l’arrêté no 829-PP. Par une décision du 11 février 2016, la cour de commerce de Moscou se déclara incompétente au motif que l’arrêté était une mesure « normative », et non individuelle. La société requérante interjeta appel, soutenant qu’elle ne contestait pas en tant que telle la partie « normative » de l’arrêté mais s’opposait formellement à ce que son bien figurât sur la liste des constructions à démolir qui y était annexée. Elle avançait que l’arrêté était un acte juridique « mixte », contestable en tant que tel devant les juridictions commerciales. Le 18 mars 2016, la neuvième cour d’appel de commerce confirma la décision attaquée pour les mêmes motifs que ceux exposés par la cour de commerce. Elle prit note de l’argument principal de la société requérante, mais jugea que celle‑ci contestait l’acte administratif et qu’ainsi les juridictions commerciales n’étaient pas compétentes pour connaître de son recours. Le 15 juin 2016, la cour de commerce de la circonscription de Moscou confirma cette décision en cassation, pour les mêmes motifs.

31. Le 14 janvier 2016, la société requérante avait encore saisi les juridictions commerciales d’un recours en référé afin d’obtenir qu’il fût sursis à l’exécution de l’arrêté dans l’attente du prononcé d’une décision de justice, et ce recours avait été rejeté.

32. La société requérante forma un nouveau recours contre l’arrêté pour autant que son bien y était inscrit sur la liste figurant à la seconde annexe. Se déclarant incompétentes, les juridictions commerciales mirent fin à la procédure pour les mêmes motifs que ceux exposés dans leurs décisions précédentes.

B. Les recours introduits devant les juridictions de droit commun contre la partie « normative » de l’arrêté

33. Le 9 mars 2016, la société requérante forma également un recours administratif contre l’arrêté no 829‑PP devant les juridictions de droit commun, soutenant que ce texte portait atteinte à son droit au respect de ses biens. Par une décision avant dire droit du 14 mars 2016, la cour de la ville de Moscou déclara ce recours irrecevable au motif qu’il était essentiellement le même qu’un précédent recours introduit par une autre société contre la partie « normative » de l’arrêté.

34. Ayant appris que la décision rendue à l’égard de cette dernière société n’était pas revêtue de l’autorité de la chose jugée, la société requérante tenta d’interjeter appel, devant la cour de la ville de Moscou. Elle arguait que la formation qui avait rendu cette décision avait omis de l’impliquer dans la procédure alors que l’issue de celle-ci avait une incidence sur ses propres droits. Arguant que l’arrêté no 829‑PP avait été adopté en méconnaissance du code civil, qui prévoyait une voie judiciaire de contestation des droits de propriété enregistrés selon les voies légales, elle demandait au tribunal de le déclarer nul. Enfin, citant la décision du 3 septembre 2014 (paragraphe 25 ci-dessus), elle soutenait que l’autorité judiciaire avait déjà établi que la structure litigieuse n’était pas une construction irrégulière.

35. Ce recours n’aboutit pas. Le 14 mars 2016, la formation de première instance de la cour de la ville de Moscou refusa de l’examiner au fond, au motif que la société requérante n’était pas partie au litige concernant la société tierce et qu’elle ne présentait pas d’arguments nouveaux qui n’auraient pas déjà été examinés dans le cadre de ce litige. Le 6 avril 2016, la formation d’appel de la cour de la ville de Moscou confirma la décision de première instance. Elle nota que la formation de première instance avait effectué un contrôle abstrait du texte contesté (абстрактный нормоконтроль), et non un contrôle concret de la situation individuelle des sociétés demanderesses ; et elle constata que la société requérante n’avait pas avancé d’arguments nouveaux. La société requérante se pourvut en cassation devant la formation de cassation de la cour de la ville de Moscou puis devant la Cour suprême de Russie. Ces juridictions, statuant en formation de juge unique, rejetèrent ses pourvois, le 14 juillet et le 9 décembre 2016 respectivement.

36. La société requérante forma alors un recours en contrôle de révision (надзор). Le 18 octobre 2016, la Cour suprême de Russie, statuant en formation de juge unique, rejeta ce recours. La décision parvint à la société requérante le 30 janvier 2017. La Cour suprême nota que l’arrêté contesté énumérait dans sa seconde annexe les bâtiments manifestement irréguliers, au sens des paragraphes 1 et 4 de l’article 222 du code civil, et que le bien‑fondé de l’inscription à cette annexe des biens appartenant à la société requérante avait été contrôlé par l’autorité judiciaire. Répondant à la thèse de la société requérante selon laquelle la mairie de Moscou avait commis un excès de pouvoir en ordonnant la démolition des bâtiments illégaux, elle constata que la mairie avait agi dans le cadre du pouvoir expressément prévu par l’article 222 §§ 1 et 4 du code civil. Elle souligna que cet article correspondait d’ailleurs à l’article 1 § 1 du code foncier, selon lequel les intérêts de la collectivité devaient être mis en balance avec les intérêts individuels. Sur la question de l’application de la loi dans le temps, elle nota que la société requérante arguait que, la norme pertinente ayant été modifiée en 2015, elle ne devait pas s’appliquer aux constructions érigées avant le 1er septembre 2015, mais elle constata que les juridictions inférieures avaient appliqué les lois telles qu’en vigueur aux moments des faits.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. La Constitution

37. En sa partie pertinente, l’article 35 de la Constitution est ainsi libellé :

« 1. Le droit à la propriété privée est protégé par la loi.

(…)

3. Nul ne peut être privé de ses biens autrement que par une décision de justice. Une expropriation pour cause d’utilité publique ne peut être imposée que moyennant une indemnisation préalable équitable. »

38. En sa partie pertinente, l’article 46 est ainsi libellé :

« 1. Chacun a droit à la protection judiciaire de ses droits et libertés.

2. Les décisions et les actions (ou omissions) des organes de l’État, des organes d’auto-administration locale, des associations et de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours devant un tribunal.

(…) »

II. Le code civil et les normes relatives aux constructions irrégulières

39. Selon l’article 263 § 1 du code civil (loi du 30 novembre 1994 no 51‑ФЗ), le propriétaire du terrain peut mettre ce dernier en location, notamment, aux fins de construction. Selon l’article 271 § 3 du code, le propriétaire d’un bien immobilier situé sur un terrain d’autrui a le droit de posséder, d’utiliser et de disposer de ce bien immobilier à sa discrétion.

40. Dans sa version en vigueur au 13 juillet 2015, le paragraphe 1 de l’article 222 du code civil énonçait que constituait une construction irrégulière tout bâtiment érigé sur un terrain non constructible, ou en l’absence d’autorisation préalable conforme à la procédure légale ou de permis, ou encore en méconnaissance des règles et normes d’urbanisme et de construction.

41. Selon le paragraphe 2 de cet article, la personne qui avait réalisé une telle construction n’en acquérait pas le droit de propriété et n’avait pas le droit d’en disposer. Toute construction irrégulière devait être démolie, soit par la personne qui l’avait réalisée, soit aux frais de celle-ci, sauf dans les cas prévus aux paragraphes 3 et 4.

42. Selon le paragraphe 3, une personne se trouvant en possession régulière du terrain sur lequel avait été édifiée une construction non autorisée pouvait se voir reconnaître un droit de propriété sur cette construction, soit par un tribunal soit, dans un certain nombre de cas prévus par la loi, par une voie autre que judiciaire, si les conditions suivantes étaient réunies :

– le terrain était constructible ;

– au jour de l’introduction de la demande devant le tribunal, la construction respectait les normes fixées dans les règlements relatifs à l’aménagement du territoire ;

– la présence du bâtiment ne portait pas atteinte aux droits et intérêts protégés de tiers et ne mettait pas en danger la vie et la santé des personnes.

La personne qui se voyait reconnaître un droit de propriété sur une construction non autorisée devait verser à celle qui avait supporté les coûts de construction une somme fixée par le tribunal.

43. Selon le paragraphe 4 de l’article 222, les autorités locales pouvaient ordonner la démolition de toute construction irrégulière érigée sur un terrain impropre à cet usage, sur un terrain se trouvant dans une zone à laquelle s’appliquaient des conditions d’usage particulières, sur un terrain à usage collectif, ou encore dans une zone de réseaux d’ingénierie de niveau fédéral, régional ou local. L’autorité locale qui avait adopté la décision de démolition de la construction non autorisée devait, dans les sept jours suivant l’adoption de la décision, en envoyer une copie à la personne qui avait réalisé cette construction, en précisant le délai qui lui était imparti pour la démolir. Ce délai ne pouvait dépasser douze mois. Si l’auteur de la construction irrégulière était inconnu, l’autorité locale qui avait adopté la décision de démolition devait, conformément à la procédure pertinente, publier l’information relative à la démolition dans un délai de sept jours sur différents supports, notamment sur son site officiel. En pareil cas, l’autorité locale pouvait procéder à la démolition de la construction irrégulière au plus tôt deux mois après la publication de l’information sur son site officiel.

III. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 27 septembre 2016

44. Le 27 septembre 2016, la Cour constitutionnelle de Russie a rendu un arrêt dans lequel elle a livré son interprétation du paragraphe 4 de l’article 222 du code civil. Elle avait été saisie par un groupe de députés qui soutenaient que ce paragraphe était contraire aux articles 35 (protection du droit de propriété) et 46 (droit à la protection judiciaire) de la Constitution russe en ce qu’il permettait qu’un bien fût détruit à l’initiative d’une autorité administrative en l’absence de contrôle judiciaire.

45. Elle a conclu qu’il aurait en effet été contraire aux articles de la Constitution invoqués par les députés que l’autorité administrative pût décider de démolir, au motif qu’elle les qualifiait d’illégales, des constructions régulièrement inscrites au Registre national des biens immobiliers, ou des constructions qu’une décision de justice aurait jugées légales.

46. Elle a noté, quant aux constructions inscrites au Registre national, que cette inscription était réalisée par un organe public qui contrôlait au préalable sa régularité et assurait ainsi la fiabilité de ce registre aux yeux du public.

47. Elle a considéré, quant aux constructions jugées légales par une décision de justice, que le fait qu’une autorité non judiciaire pût ordonner leur démolition malgré la décision de justice serait revenu à anéantir l’autorité de la chose jugée, et aurait ainsi porté atteinte au droit à la protection judiciaire consacré par la Constitution. Elle a précisé toutefois que tel n’aurait pas été le cas de l’examen judiciaire d’une nouvelle demande de démolition qui n’aurait pas été identique à celle examinée précédemment.

48. Analysant les dispositions de l’article 222 § 4 du code civil encadrant l’action de l’administration en matière de démolition, elle a noté que l’administration devait laisser à l’auteur de la construction un délai raisonnable pour la démolir, afin de permettre à l’intéressé d’exercer son droit de recours judiciaire contre la décision administrative. Elle a souligné qu’en vertu de l’article 85 §§ 1 et 2 et de l’article 223 du code de procédure administrative, l’introduction d’un recours devant le juge administratif suspendait l’exécution de la décision contestée pendant la procédure judiciaire.

49. Elle a précisé que si l’auteur de la construction était inconnu de l’administration, celle-ci devait publier sa décision sur son site officiel ou sur un panneau apposé à la limite du terrain supportant la construction irrégulière. Elle a estimé que la finalité de cette norme était de retarder la démolition afin de laisser à l’auteur de la construction l’occasion de saisir la justice.

50. À l’issue de ce raisonnement, la Cour constitutionnelle a conclu que, ainsi interprété, l’article 222 § 4 était conforme à la Constitution.

IV. La modification de l’article 222 du code civil

51. Le 3 août 2018, l’article 222 du code civil a été modifié, par l’ajout au paragraphe 4 d’un alinéa précisant que lorsqu’une construction irrégulière fait l’objet d’un droit de propriété inscrit au Registre national ou que sa légalité a été confirmée par une décision de justice, l’autorité locale ne peut pas décider de manière extra-judiciaire de la démolir.

V. La directive conjointe de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce

52. Dans la directive conjointe no 10/22 du 29 avril 2010 intitulée « Certaines questions (…) relatives aux litiges ayant trait à la protection du droit de propriété et à d’autres droits réels » (« la directive conjointe »), les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont expliqué, au paragraphe 23 que, d’une part, l’inscription d’un droit de propriété sur un immeuble au Registre national n’exclut pas que la justice qualifie ultérieurement le bien de construction irrégulière et, d’autre part, une décision de justice jugeant légale une construction irrégulière ne fait pas obstacle à une contestation ultérieure, sur d’autres fondements, de la régularité de la construction.

VI. Les DISPOSITIONS du code civil relatives à la prescription

53. Aux termes de l’article 195 du code civil, la prescription extinctive correspond à l’écoulement du délai imparti pour introduire une action en justice afin de faire valoir ses droits. Selon l’article 199, le juge n’examine pas proprio motu la question de la prescription extinctive. L’exception tirée de la prescription n’est pas d’ordre public ; par conséquent le juge ne déclare l’action prescrite que si une partie au litige formule une demande en ce sens avant le prononcé de la décision. Alors seulement, et s’il constate que l’action est effectivement prescrite, le juge la rejette.

VII. Le code foncier

54. Selon l’article 263.1 du code foncier, le propriétaire d’un terrain peut y ériger des bâtiments, procéder à leur restructuration ou à leur démolition, ou encore autoriser des tiers à construire sur ce terrain. Ces droits doivent être exercés dans le respect des règles et normes d’urbanisme et de construction et des normes relatives à l’affectation du terrain (article 260 § 2).

VIII. Les dispositions procédurales pertinentes

55. Selon l’article 61 § 2 du code de procédure civile et l’article 69 § 2 du code de procédure commerciale, les points tranchés par une décision de justice ayant acquis force de chose jugée s’imposent au juge saisi d’une nouvelle contestation entre les mêmes parties ; aucune preuve ou contestation nouvelle ne peut être présentée à leur égard.

56. Selon le troisième alinéa de l’article 220 § 2 du code de procédure civile et le deuxième alinéa de l’article 150 § 1 du code de procédure commerciale – qui sont applicables à tout moment de la procédure judiciaire –, le tribunal met fin à l’instance s’il constate l’existence d’une décision portant sur le même objet et la même cause entre les mêmes parties.

57. Selon l’article 64 § 2 du code de procédure administrative (loi fédérale no 21-ФЗ du 8 mars 2015), les points tranchés par un jugement ayant acquis force de chose jugée s’imposent au juge saisi d’une nouvelle contestation entre les mêmes parties ou entre des personnes appartenant à un groupe à l’égard duquel ils ont été tranchés.

58. Selon le deuxième alinéa de l’article 196-1 § 4 du code de procédure administrative, le tribunal met fin à l’instance concernant la légalité d’un acte normatif de portée générale s’il constate l’existence d’une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée portant sur le même objet.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

59. La société requérante soutient que l’arrêté no 829-PP a remis en question des décisions de justice rendues auparavant en sa faveur, qui avaient selon elle reconnu son droit de propriété sur la structure litigieuse, et qu’il a ainsi porté atteinte au principe du respect de l’autorité de la chose jugée. Elle se plaint également que les juridictions internes ont refusé d’examiner les recours administratifs qu’elle avait intentés contre cet arrêté.

S’estimant victime d’un déni de justice, elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention. En sa partie pertinente, cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

1. Sur le respect du principe de la sécurité juridique

60. Cet aspect du grief n’a pas été porté à la connaissance du Gouvernement. La Cour estime nécessaire de l’examiner de plano.

61. Se référant à l’arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII), la société requérante soutient que le principe du respect de l’autorité de la chose jugée, découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, est méconnu non seulement en cas d’annulation directe d’un jugement définitif et contraignant mais aussi lorsque les effets de ce jugement sont remis en cause par un jugement rendu dans un procès ultérieur entre les mêmes parties concernant le même objet (Decheva et autres c. Bulgarie, no 43071/06, § 39, 26 juin 2012, et Chengelyan et autres c. Bulgarie, no 47405/07, §§ 32-33, 21 avril 2016). Invoquant l’arrêt Agrokompleks c. Ukraine (no 23465/03, §§ 150-151, 6 octobre 2011), elle ajoute qu’un acte administratif contraire à une décision de justice définitive s’analyse en une violation du principe du respect de l’autorité de la chose jugée. Elle considère qu’en l’espèce, l’arrêté no 829-PP a réduit à néant le jugement rendu le 3 septembre 2014 par la cour de commerce de Moscou et qu’ainsi, le principe du respect de l’autorité de la chose jugée a été méconnu. Selon la société requérante, par cette décision la cour a statué que le bien en question était conforme à toutes les normes d’urbanisme, de protection contre les incendies et de respect de l’environnement, qu’elle ne présentait pas de risques pour la santé et la vie des personnes et qu’il ne s’agissait pas d’une construction irrégulière. La société requérante estime que, bien qu’elle ait conclu à la prescription de la demande introduite par l’administration, cette décision a confirmé la régularité de la construction et s’opposait donc à toute remise en cause de ce constat à l’avenir. Elle se plaint que les juridictions nationales aient ignoré l’argument qu’elle avançait à cet égard dans son recours contre l’arrêté no 829-PP.

62. La Cour rappelle que le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention, constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit. Ce principe se manifeste, dans le droit de la Convention, sous des formes et dans des contextes différents, par exemple l’obligation pour la loi d’être clairement définie et prévisible dans son application (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 56, 20 octobre 2011, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020). L’expression « sécurité juridique » désigne, au sens large, un cadre juridique stable, complet et prévisible, qui exclut tout arbitraire (voir, par exemple, dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1, Guiso-Gallisay c. Italie, no 8858/00, §§ 83, 84 et 93, 8 décembre 2005) et assure une cohérence d’une part entre les différentes normes et d’autre part dans leur application par les juges (Guiso-Gallisay, précité, § 85, et Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 33, CEDH 2007‑V (extraits)). Elle peut aussi désigner une raison sous-tendant l’existence de différents délais – de forclusion, de prescription extinctive ou acquisitive, etc. – (voir, par exemple, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 64, 11 décembre 2018, J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, §§ 68-70, CEDH 2007‑III, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I). Enfin, dans le contexte très précis de l’article 6 § 1 de la Convention, elle désigne une interdiction d’infirmer des décisions revêtues de l’autorité de la chose jugée et irrévocables. Ainsi, dans l’arrêt Brumărescu, (précité, § 61), la Cour, interprétant l’article 6 § 1 à la lumière du préambule de la Convention, en a tiré un principe selon lequel la sécurité juridique interdit, notamment, de remettre en cause la solution donnée de manière définitive à un litige par les tribunaux (ibidem, § 61). Elle a précisé que, en vertu de ce principe, une partie ou une autorité de l’État ne peuvent solliciter la révision d’un jugement définitif et exécutoire à la seule fin d’obtenir un réexamen de l’affaire et une nouvelle décision à son sujet, à moins que des motifs substantiels et impérieux ne l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 52 et 56, CEDH 2003‑IX). Seuls des « vices fondamentaux » peuvent justifier l’infirmation d’une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée (Kot c. Russie, no 20887/03, § 24, 18 janvier 2007). Ainsi, la Cour a jugé conforme au principe de la sécurité juridique l’infirmation d’un jugement affectant les droits et intérêts de tiers (Protsenko c. Russie, no 13151/04, §§ 29‑34, 31 juillet 2008, Tishkevitch c. Russie, no 2202/05, §§ 25‑27, 4 décembre 2008, et Tolstobrov c. Russie, no 11612/05, §§ 18‑20, 4 mars 2010) dans des cas où les juridictions inférieures avaient statué, soit sans avoir assigné la partie requérante en qualité de défenderesse, soit sans lui avoir dûment donné notification d’un procès en cours, privant ainsi les requérants d’une possibilité de participer au procès ou de défendre leurs droits de manière effective.

63. D’un autre côté, suivant la même logique, la Cour a conclu que le principe de la sécurité juridique avait été méconnu dans des cas où la forclusion avait été relevée sans motifs valables (Ponomaryov c. Ukraine, no 3236/03, § 42, 3 avril 2008, et Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, §§ 87-89, 28 mars 2017), et dans des cas où la décision revêtue de l’autorité de chose jugée avait été infirmée à l’issue d’un usage abusif d’une procédure permettant la réouverture de la procédure suite à des circonstances nouvelles ou nouvellement révélées (Pravednaya c. Russie, no 69529/01, §§ 32-33, 18 novembre 2004, et Agrokompleks, précité, §§ 149-151, où l’administration, partie au litige, mécontente d’un jugement, avait saisi la justice pour faire infirmer cette décision – et non, comme l’allègue la société requérante en l’espèce (paragraphe 61 ci-dessus), annulé elle-même la décision en question).

64. Le point commun de toutes ces affaires réside dans le fait qu’une juridiction supérieure ou de même rang avait annulé une décision de justice revêtue de l’autorité de la chose jugée. La Cour a ensuite étendu le principe de la sécurité juridique consacré par l’arrêt Brumărescu (précité) aux situations dans lesquelles la décision revêtue de l’autorité de la chose jugée n’avait pas été formellement annulée mais une décision de justice contraire avait ensuite été rendue, empêchant le requérant de se prévaloir de la décision rendue en sa faveur. Dans ce cas de figure, elle a considéré que le principe de la sécurité juridique impliquait l’obligation de respecter l’autorité de la chose jugée, c’est‑à‑dire le caractère définitif des décisions de justice. La Cour a jugé que même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte aux droits protégés par l’article 6 de la Convention en ce qu’elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et aller à l’encontre du principe de la sécurité juridique (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 238, Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, §§ 62‑63, 12 janvier 2006, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01 et 3 autres, §§ 56‑62, 27 juillet 2006, Mullai et autres c. Albanie, no 9074/07, §§ 79‑88, 23 mars 2010, et Mazzeo c. Italie, no 32269/09, §§ 37‑38, 5 octobre 2017).

65. La Cour a ainsi mis sur le même plan l’annulation formelle d’une décision et l’adoption d’une décision de justice contraire à une autre décision revêtue de l’autorité de la chose jugée. C’est précisément ce dernier aspect qu’invoque la société requérante : celle-ci considère que l’arrêté no 829-PP qualifiant son bien de « construction irrégulière » a remis en cause le jugement du 3 septembre 2014.

66. Analysant sa jurisprudence relative au respect de l’autorité de la chose jugée, la Cour observe que celle-ci est méconnue lorsqu’une décision de justice postérieure remet en cause une autre décision de justice antérieure. Or, en l’espèce, tel n’est pas le cas, car il s’agit non d’un conflit entre deux décisions de justice mais d’un conflit allégué entre la décision administrative no 829-PP et la décision de justice du 3 septembre 2014. La Cour ne saurait donc étendre la jurisprudence relative au principe de la sécurité juridique à la présente situation.

67. Toutefois, la Cour estime nécessaire d’examiner le grief tel qu’il est formulé par la société requérante qui affirme que la décision administrative critiquée a été prise en méconnaissance de la décision de justice qui, selon l’intéressée, a confirmé la régularité de la structure litigieuse.

68. Pour statuer sur ce grief, il convient d’abord de préciser dans quelle partie du jugement réside l’autorité de la chose jugée. En effet, toutes les énonciations d’un jugement ne sont pas revêtues de cette autorité : seuls en relèvent les points qui ont été effectivement tranchés dans le dispositif. Une lecture attentive du dispositif, au besoin éclairé par les motifs, notamment lorsque celui-ci est ambigu, s’impose pour déterminer l’étendue de l’autorité de la chose jugée.

69. En l’espèce, le dispositif du jugement du 3 septembre 2014 rejette l’action de l’administration au motif de la prescription extinctive (paragraphe 25 ci-dessus), ce qu’a ensuite confirmé l’instance de cassation (paragraphe 26 ci-dessus). Or, la requérante se réfère dans les motifs de cette dernière décision à une phrase qu’elle estime conforter sa thèse. En effet, avant de conclure à la prescription, la cour de commerce de Moscou affirmait que la structure litigieuse avait été bâtie conformément à toutes les autorisations requises et ne pouvait donc pas être considérée comme une construction irrégulière (paragraphe 25 ci-dessus), alors que la décision du 16 décembre 2013 rendue par la même cour énonçait au contraire que la structure avait été érigée en l’absence des autorisations requises (paragraphe 20 ci-dessus). Si les motifs de ces deux décisions revêtues de l’autorité de la chose jugée semblent se contredire quant à la régularité de la structure, leurs dispositifs se trouvent en harmonie concluant au rejet des demandes pour prescription extinctive. La Cour estime que dans la présente situation rechercher l’autorité de la chose jugée dans les motifs, à prime abord contradictoires, des décisions de justice risquerait de donner lieu à une interprétation erronée de celles-ci.

70. Par ailleurs, en l’espèce, les dispositifs des deux jugements précités vont dans le même sens, à savoir le rejet de l’action pour cause de prescription (paragraphes 22 et 25 ci-dessus). Or déclarer une action prescrite ne revient pas à la déclarer fondée ou infondée, mais sanctionne simplement le manquement du demandeur à agir dans le délai imparti (Voronkov c. Russie (no 2), no 10698/18, § 36, 2 mars 2021).

71. La Cour ne partage donc pas la thèse de la société requérante, qui voit dans l’arrêté no 829-PP une atteinte à l’autorité de la chose jugée attachée aux décisions de justice. En effet, d’une part, cette thèse ne trouve pas son assise dans la jurisprudence de la Cour. D’autre part, la décision du 3 septembre 2014, lue dans son dispositif, a conclu que l’action engagée par l’administration était prescrite, et non que la construction avait été érigée légalement.

72. Par conséquent, le grief tiré du non-respect allégué de l’autorité de la chose jugée est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2. Sur le respect du droit d’accès à un tribunal

a) Thèses des parties

73. Invoquant les arrêts Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, série A no 18), Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne ([GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII), Naït-Liman c. Suisse ([GC], no 51357/07, §§ 112-113, 15 mars 2018), Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, § 86, 29 novembre 2016), Albert et Le Compte c. Belgique (10 février 1983, série A no 58) et Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin (no 40786/98, §§ 27-29, CEDH 2004‑VIII (extraits)), la société requérante allègue que, en raison d’une application des règles de compétence contradictoires, aucune juridiction nationale n’a accepté de connaître de son recours contre l’arrêté administratif qualifiant son bien de construction irrégulière. Elle soutient qu’en conséquence, elle n’a pas eu accès à un tribunal et n’a donc pas pu exposer ses arguments dans le cadre d’un procès contradictoire ni obtenir de décision tranchant son litige avec l’administration quant au fond. Elle s’appuie sur l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 27 septembre 2016 (paragraphe 44 ci-dessus) pour arguer qu’il est important que les décisions administratives adoptées en vertu de l’article 222 du code civil soient soumises à un contrôle judiciaire. Elle affirme qu’en l’espèce, l’arrêté no 899-PP n’a pas fait l’objet d’un tel contrôle. À cet égard, elle combat la thèse du Gouvernement, qui affirme quant à lui que l’arrêté a été contrôlé par la cour de la ville de Moscou (paragraphe 35 ci-dessus). Selon elle, un contrôle abstrait ne pouvait pas remplacer l’examen de sa situation individuelle. Par ailleurs, le Gouvernement n’aurait pas indiqué quel but légitime poursuivait en l’espèce la restriction du droit d’accès à un tribunal. Or ce droit aurait été atteint dans sa substance même.

74. Le Gouvernement expose pour sa part, premièrement, que les juridictions commerciales n’ont pas examiné les recours judiciaires et administratifs introduits par la société requérante parce que, en vertu de l’article 29 § 1-5 du code de procédure commerciale, elles n’étaient pas compétentes pour en connaître et, deuxièmement, que les juridictions de droit commun avaient quant à elles examiné un recours administratif contre l’arrêté attaqué dans le cadre d’une autre procédure engagée par une société tierce. Il précise que la décision rendue à l’issue de cette autre procédure, régie par le code de procédure administrative, avait statué sur la conformité de l’acte administratif attaqué aux actes normatifs de force juridique supérieure. Il explique que l’examen réalisé dans le cadre de cette autre procédure avait pour objectif la défense des intérêts d’un grand nombre d’administrés et que, par conséquent, la décision qui en était issue était opposable à tous les administrés, y compris la société requérante. Il indique que, celle-ci n’ayant présenté aucun élément nouveau, son recours était irrecevable. Sur la base de ce raisonnement, il soutient qu’il n’y a pas eu violation du droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, dans le chef de la requérante.

b) Appréciation de la Cour

75. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

76. Les thèses des parties sont résumées aux paragraphes 73 et 74 ci‑dessus.

2. Appréciation de la Cour

77. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect. Chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil (Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, § 70, 11 mars 2014, et Golder, précité, §§ 18 et 36). Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, qui ne doivent cependant pas restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouverait atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, 21 juin 2016, et Stubbings et autres, précité, § 50).

78. Enfin, les refus successifs de plusieurs juridictions de trancher un litige sur le fond s’analyse en un déni de justice qui porte atteinte à la substance même du droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Beneficio Cappella Paolini, précité, § 29, Tserkva Sela Sossoulivka c. Ukraine, no 37878/02, §§ 51-53, 28 février 2008, et Bezymyannaya c. Russie, no 21851/03, §§ 30-34, 22 décembre 2009).

79. La Cour note qu’il n’y pas controverse entre les parties quant au fait que la situation individuelle de la société requérante – à savoir l’inscription de son bien sur la liste des constructions irrégulières visées par la mesure de démolition figurant en annexe de l’arrêté contesté – n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire. Le Gouvernement n’a pas invoqué de but légitime pour justifier cette restriction de l’accès à la justice. Il cite seulement différents textes exposant les règles de compétence des juridictions commerciales et des juridictions de droit commun. Par le jeu de ces règles, la société requérante est restée dans l’impossibilité d’obtenir un examen de sa cause. Cette situation est incompatible avec le droit d’accès à un tribunal consacré par l’article 6 § 1, au sens de la jurisprudence précitée.

80. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1 à LA CONVENTION

81. La société requérante soutient que, les tribunaux et autorités de Moscou ayant préalablement reconnu son droit de propriété sur la galerie marchande, la démolition de cette galerie par la mairie de Moscou a emporté violation de son droit au respect de ses biens.

Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

82. Le Gouvernement affirme que la société requérante avait conclu un contrat de bail concernant un terrain sis au numéro 7 de l’avenue Balaklavski à Moscou, et que ce bail était valable jusqu’au 30 juin 2019. Il indique que, au moment de la conclusion du bail, le terrain supportait un immeuble de trois étages dont la construction avait, elle, été autorisée. Il expose qu’ensuite, en méconnaissance des termes du bail, la société requérante y a érigé une autre structure, démontable, pour en faire une galerie marchande, et ce sans avoir obtenu les autorisations requises par le cadre juridique en vigueur. Il précise que la structure a été mise en exploitation par un acte de commission en date du 5 mars 1997 et que, le 13 novembre 2001, la société requérante a fait inscrire un droit de propriété à son nom sur ce bien au Registre national des biens immobiliers (ci-après, « le Registre national »).

83. Il expose ensuite que la structure en question a été inscrite sur la liste des constructions non autorisées, à démolir, au motif qu’elle se trouvait dans la zone de protection des eaux et la zone de protection du système centralisé d’évacuation des eaux usées. Il s’appuie sur un avis du comité d’architecture et d’urbanisme de Moscou en date du 7 octobre 2015 selon lequel la structure se trouvait au-dessus d’un réseau de canalisations.

84. Il affirme qu’en prenant l’arrêté no 829-PP, la mairie de Moscou (Правительство Москвы) a agi dans les limites des compétences que lui attribuaient les textes en vigueur. Il explique que, selon l’article 13 § 12-1 de la loi du 28 juin 1995 de la ville de Moscou (« les statuts de la ville de Moscou »), les questions concernant la possession, l’usage et la disposition des ressources foncières relèvent de la compétence de la ville de Moscou en tant qu’entité fédérée, et que, selon l’article 44 § 1 du même texte, la mairie de Moscou est l’organe qui représente la ville.

85. Il souligne que l’arrêté litigieux a été pris sur le fondement de l’article 222 du code civil, qui prévoit quatre cas d’irrégularité de la construction, dont l’érection d’une construction sur un terrain non affecté à cet usage.

86. Il précise que, selon l’article 10 § 2 du code foncier, les entités fédérées, dont la ville de Moscou, décident de la gestion et de la disposition des terrains dont elles sont propriétaires ; que, en l’absence d’autorisation du propriétaire du terrain, aucune structure immobilière ne peut y être érigée, quand bien même d’autres autorisations (notamment des certificats de conformité aux règles d’hygiène, d’urbanisme, etc.) auraient été obtenues ; et que, en vertu des articles 40 à 42 du code foncier, les usagers des terrains doivent, s’ils érigent des structures immobilières, respecter le type d’affectation du terrain, le plan local d’urbanisme (градостроительный регламент) et les normes sanitaires et environnementales, y compris les prescriptions relatives aux mesures anti-incendie.

87. Il argue qu’en l’espèce, la structure litigieuse avait été érigée sur un terrain non affecté à la construction, et sans l’autorisation du propriétaire du terrain, à savoir la ville de Moscou, et qu’ainsi, elle présentait les caractéristiques d’une construction irrégulière (самовольное строительство) susceptible d’être démolie en vertu de l’article 222 du code civil.

88. Quant à l’enregistrement de la structure dans le Registre national, il souligne que les juridictions suprêmes russes ont expliqué, dans leur directive conjointe no 10/20 du 29 avril 2010, que l’inscription dans le Registre national d’un droit de propriété sur un immeuble présentant les caractéristiques d’une construction irrégulière ne faisait pas obstacle à l’introduction ultérieure d’une action en justice aux fins de la démolition dudit immeuble (paragraphe 52 ci-dessus).

89. Il ajoute que la mesure litigieuse visait plusieurs objectifs d’utilité publique. Avant tout, il expose que tous les bâtiments à démolir se situaient au-dessus d’un réseau de canalisations, dans la zone de protection des eaux. Il avance encore que la structure, construite illégalement, présentait un danger pour la vie, la santé et la sécurité d’un grand nombre de personnes, au premier rang desquelles les riverains. Il explique que l’installation de telles structures immobilières illégales dans la zone de protection des eaux crée un risque de contamination des sources d’alimentation en eau potable et, par voie de conséquence, de dégradation de la situation écologique dans la région.

90. Citant la jurisprudence de la Cour, il soutient que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre des politiques d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement que pour déterminer si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause. Il fait valoir ainsi que la Cour a déjà dit que « les politiques d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laissent à l’État une marge d’appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils » (Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 84, CEDH 2010 avec les références qui y sont citées).

91. Il estime que la présente affaire est comparable à celle examinée dans l’arrêt Kotumanova c. Russie (no 57964/08, (déc.), comité, 11 septembre 2018), où la Cour a déclaré manifestement mal fondé un grief concernant l’injonction de démolir une maison qualifiée de construction illégale érigée sur un terrain non affecté à la construction et sans les autorisations requises. Il s’appuie également sur l’arrêt Depalle (précité) où la Cour a jugé que l’obligation faite aux propriétaires d’une maison construite sur le domaine public maritime de la démolir, à leurs frais et sans indemnisation, n’avait pas emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il cite enfin l’arrêt Mkhchyan c. Russie (no 54700/12, § 76, 7 février 2017), où la Cour a conclu que l’injonction de démolir une construction illégale n’avait pas emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 car l’intérêt public consistant à assurer l’absence de telles constructions dans la zone de protection des voies ferrées prévalait sur l’intérêt individuel du requérant.

b) La société requérante

92. La société requérante souligne d’abord que le Gouvernement ne conteste pas que l’objet litigieux constitue un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle ajoute, premièrement, que l’inscription de ce bien au Registre national atteste indéniablement de son caractère régulier vis-à-vis de la législation nationale et, deuxièmement, que les juridictions nationales en ont elles-mêmes confirmé la légalité dans un certain nombre de décisions de justice par lesquelles elles ont rejeté les demandes des autorités moscovites. Elle affirme en outre que la construction de la structure litigieuse avait été validée par toutes les autorisations requises, à savoir un permis de construire et un bail sur la parcelle de terrain supportant l’édifice.

93. Elle fait observer ensuite que le Gouvernement ne conteste pas que l’arrêté no 829-PP et la démolition opérée en conséquence s’analysent en une ingérence dans l’exercice par elle de son droit au respect de ses biens.

94. Elle soutient que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi ». Elle allègue à cet égard que la norme pertinente était l’article 222 § 4 du code civil et que, telle qu’en vigueur au moment des faits, cette disposition permettait seulement à l’administration de démolir les constructions jugées irrégulières par une décision de justice, et non de déclarer elle-même une construction irrégulière, a fortiori si le bien concerné était inscrit au Registre national et que la régularité de la construction avait été confirmée par l’autorité judiciaire. Pour étayer sa thèse, elle cite l’article 35 de la Constitution (paragraphe 37 ci-dessus) et l’arrêt (paragraphes 44-48 ci‑dessus) dans lequel la Cour constitutionnelle russe a souligné que le contrôle judiciaire des décisions administratives constituait une garantie contre l’arbitraire. Sur ce point, elle ajoute que le texte conférait à l’administration des pouvoirs illimités et que, dès lors, la qualité de la loi était insuffisante. Elle précise que le législateur a tenu compte par la suite des défauts qu’avait constatés la Cour constitutionnelle, en faisant évoluer le libellé de l’article 222 § 4 du code civil, par une modification entrée en vigueur le 3 août 2018 (paragraphe 51 ci-dessus).

95. Elle récuse l’argument que le Gouvernement entend tirer de la directive des deux cours suprêmes (paragraphe 52 ci-dessus). Elle argue à cet égard que, pour faire rayer le bien du Registre national, l’administration aurait dû former un recours judiciaire et que cela n’a pas été fait en l’espèce. Elle soutient que le seul cas dans lequel il était possible de démolir une construction irrégulière en l’absence d’une décision de justice était celui où l’auteur de la construction n’était pas connu de l’administration (paragraphe 44 ci-dessus), ce qui, souligne-t-elle, n’est pas le cas en l’espèce.

96. Enfin, citant les arrêts Tkachevy c. Russie (no 35430/05, §§ 38-50, 14 février 2012), et Volchkova et Mironov c. Russie (nos 45668/05 et 2292/06, §§ 118-120, 28 mars 2017), la société requérante soutient que l’ingérence litigieuse n’était pas motivée par une « cause d’utilité publique ». Elle reconnaît que la structure se trouvait au-dessus d’un réseau de canalisations, mais elle estime « peu pertinentes » les considérations exposées par le Gouvernement quant aux risques que pouvait comporter cette situation (paragraphe 89 ci-dessus). Elle invite donc la Cour à rejeter l’argument correspondant. Elle ajoute que l’ingérence n’était pas proportionnée au but visé. Elle fait valoir à cet égard que les autorités ont toléré la structure litigieuse pendant dix-huit ans avant de la déclarer irrégulière. Elle voit là une incohérence de leur part. Elle observe encore que, contrairement au requérant de l’affaire Depalle, elle n’occupait pas le terrain à titre temporaire et elle n’a jamais renoncé à son droit à une indemnisation.

2. Appréciation de la Cour

97. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

98. Les thèses des parties sont résumées aux paragraphes 82 à 96 ci‑dessus.

2. Appréciation de la Cour

99. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). La « légalité » d’une mesure implique que celle-ci ait une base légale en droit interne et que les normes constituant cette base soient suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Vistiņš et Perepjolkins, précité, §§ 96-97). Par ailleurs, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, le droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).

100. La Cour note qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la structure en cause constitue un « bien » de la société requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ni que l’injonction de la démolir s’analyse en une ingérence dans le droit de la société requérante au respect de ses biens.

101. Elle considère que cette ingérence constituait une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Zhidov et autres c. Russie, nos 54490/10 et 3 autres, § 96, 16 octobre 2018, et Baykin et autres c. Russie, no 45720/17, § 62, 11 février 2020, avec les références qui y sont citées).

102. Elle doit donc rechercher si cette mesure se justifie au regard de l’article 1 du Protocole no 1. Pour être compatible avec cette disposition, une mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la collectivité.

103. La Cour constate que l’article 35 de la Constitution russe dispose que nul ne peut être privé de ses biens autrement que par une décision de justice (paragraphe 37 ci-dessus). L’exigence d’un contrôle judiciaire y consacrée a été confirmée par la Cour constitutionnelle russe qui a relevé que l’article 222 § 4 du code civil devait s’interpréter, à la lumière de l’article 35 de la Constitution, comme exigeant un contrôle judiciaire de chaque décision administrative qualifiant une construction d’irrégulière et à démolir lorsque la construction concernée était inscrite au Registre national (paragraphes 45, 46 et 50 ci-dessus).

104. Il en découle que le droit national, tel qu’en vigueur au moment des faits, imposait un contrôle judiciaire de la décision de faire figurer à l’Annexe de l’arrêté no 829-PP le bien inscrit au nom de la société requérante dans le Registre national. Indépendamment de la question de savoir si au moment de la démolition un tel contrôle judiciaire pouvait et devait être initié par l’administration ou la société requérante (dans le premier cas il se serait agi d’une autorisation et dans le second d’une interdiction), il découle de la lecture de la législation nationale confirmée par la Cour constitutionnelle qu’un tel contrôle aurait dû avoir lieu.

105. Or un tel contrôle de la situation individuelle de la société requérante n’a été opéré ni avant ni après la démolition du bien. Les autorités compétentes n’ont pas introduit d’action en justice pour faire valoir devant les juridictions nationales les considérations que le Gouvernement a exposées dans ses observations devant la Cour, notamment celles concernant l’irrégularité de la construction et les risques que la structure aurait présentés pour la vie et la santé des personnes et pour l’environnement. La requérante, de son côté, ne pouvait pas non plus exercer utilement son droit à un contrôle judiciaire (paragraphes 79-80 ci‑dessus).

106. La Cour constate que l’ingérence litigieuse n’était pas conforme aux conditions prévues par la loi nationale. Partant, elle conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

107. Enfin, la société requérante soutient qu’elle ne disposait d’aucun moyen pour contester effectivement l’arrêté no 829-PP. Elle se plaint, en outre, de ce que les recours qu’elle a formés n’avaient pas d’effet suspensif. À cet égard, elle souligne que les décisions de justice par lesquelles il a été statué définitivement sur les recours qu’elle avait formés contre l’arrêté no 829-PP ont été rendues après la démolition de la structure en cause, et que sa demande de référé a été rejetée. Elle invoque l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

108. Le Gouvernement soutient pour sa part que la société requérante disposait d’un recours effectif, et qu’elle en a d’ailleurs fait usage en contestant devant les juridictions nationales l’arrêté litigieux. Il argue que l’article 13 ne garantit pas aux justiciables une issue favorable à leurs litiges.

109. La société requérante maintient sa thèse.

110. La Cour constate que ce grief est lié à ceux examinés ci-dessus et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable. Elle estime toutefois que les doléances qui y sont formulées trouvent une réponse suffisante dans la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 80 ci-dessus) et que, dès lors, il n’y a pas lieu de les examiner séparément sous l’angle de l’article 13 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

111. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

112. La société requérante demande 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle soutient que, bien qu’elle soit une personne morale, elle a éprouvé, par l’intermédiaire de ses représentants, des sentiments d’impuissance et de frustration du fait de la dépossession illégale de son bien. Elle indique que celui-ci avait pour les fondateurs de la société non seulement une valeur pécuniaire mais aussi une valeur sentimentale.

113. Elle demande en outre 142 890 147 roubles russes (RUB) au titre du dommage matériel. Cette somme inclut la valeur vénale du bien au moment de sa destruction (106 568 000 RUB), les pertes dues à l’inflation (10 752 711 RUB), ainsi que des intérêts moratoires (25 659 436 RUB). La société requérante précise sur ce dernier point que l’article 395 du code civil prévoit en pareille situation le versement de tels intérêts. À l’appui de ses prétentions, elle produit une expertise immobilière estimant la valeur du bien selon la méthode dite de « capitalisation du revenu », fondée sur la valeur locative de la galerie marchande. Il y est indiqué que contrairement à la méthode d’estimation par comparaison et à la méthode dite « sol et construction », la méthode de « capitalisation du revenu » reflète de manière fiable la valeur réelle du bien.

114. Le Gouvernement estime déraisonnable, excessive et déconnectée de la jurisprudence de la Cour la somme demandée au titre du dommage moral. Il considère par ailleurs que cette demande doit de toute manière être rejetée, les griefs de la société requérante étant selon lui manifestement mal fondés.

115. Il soutient également que les prétentions formulées par la société requérante au titre du dommage matériel doivent être rejetées, la requête étant selon lui manifestement mal fondée. Il estime par ailleurs la somme demandée à ce titre déraisonnable et excessive. Selon lui, l’estimation de la valeur de l’élément principal du dommage allégué doit reposer sur la valeur de la parcelle du terrain supportant le bien. Or, souligne-t-il, la parcelle en cause n’appartenait pas à la société requérante. Cette circonstance grèverait fortement la valeur du bien. Le Gouvernement produit son propre rapport d’évaluation, commandé auprès d’un expert en immobilier, selon lequel, évaluée raisonnablement, la valeur de la construction s’élève en réalité à 15 104 000 RUB.

116. La Cour rappelle qu’elle peut octroyer une réparation pécuniaire pour dommage moral à une société commerciale. Ce type de dommage peut en effet comporter, pour une telle société, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Peuvent notamment être pris en considération la réputation de l’entreprise, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entreprise elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres de ses organes de direction (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 221, CEDH 2012).

117. En l’espèce, la Cour estime que les violations des articles 6 de la Convention et 1 du Protocole no 1 qu’elle a constatées ont assurément fait naître chez les dirigeants de la société des sentiments d’impuissance et de frustration. Statuant en équité, elle octroie à la société requérante 6 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû par elle sur cette somme à titre d’impôt. Elle rejette pour le surplus les prétentions formulées au titre du dommage moral.

118. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour note que la société requérante évalue la valeur du bien en cause selon la méthode de capitalisation des revenus locatifs futurs. Elle estime qu’admettre l’utilisation de cette méthode reviendrait à trancher en faveur de la société requérante le litige qui l’oppose à l’administration, c’est-à-dire à reconnaître qu’elle avait le droit d’ériger la galerie marchande litigieuse sur la parcelle de terrain en cause et de tirer un revenu de sa mise en location pendant les années à venir. Or aucune juridiction interne ne lui a reconnu un tel droit. En effet, les juridictions nationales ont rejeté l’action des autorités moscovites non pas après l’avoir jugée infondée mais au motif qu’elle était prescrite (paragraphes 70-71 ci-dessus). Pour sa part, la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que la mesure litigieuse n’était pas conforme à la loi nationale. Elle a en effet constaté que les autorités n’avaient pas respecté la procédure prévue par le cadre juridique interne, en vertu de laquelle il était nécessaire de passer par la voie judiciaire pour faire constater le caractère irrégulier d’une construction. Elle ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue d’un tel examen judiciaire s’il avait eu lieu. Elle n’a pas pour rôle d’agir comme les juridictions nationales appelées, en matière civile, à déterminer les droits et responsabilités des parties, en vérifiant l’obtention préalable de permis de construire ou d’autorisations de commerce ainsi que la conformité de ces documents aux normes d’urbanisme, d’hygiène ou autres. Eu égard à la thèse des autorités nationales, selon laquelle l’érection de la structure litigieuse sur le terrain en cause n’aurait jamais été autorisée compte tenu de la présence de réseaux de canalisation, elle ne saurait sans sortir de son rôle opérer de facto une telle analyse et statuer en faveur d’une partie en lui accordant le dommage matériel réclamé. Par ailleurs, le dommage causé par l’impossibilité d’accéder à la justice, par la perturbation ainsi causée aux affaires de la société requérante et par les sentiments d’impuissance et de frustration de ses dirigeants est couvert par la somme accordée au titre du dommage moral. Ces désagréments sont sans incidence sur le dommage matériel. Par conséquent, la Cour rejette la demande formulée à ce titre.

B. Frais et dépens

119. La société requérante réclame 700 000 RUB au titre des frais de représentation juridique devant la Cour.

120. À l’appui de sa demande, elle soumet deux décomptes horaires établis par son représentant, l’un au moment de l’introduction de la requête devant la Cour (dont le nombre d’heures de travail s’élevait à 90 heures) et l’autre au moment de la préparation des commentaires formulés en réponse à ceux du Gouvernement (dont le nombre d’heures de travail s’élevait à 116 heures).

121. Le premier décompte, daté du 29 mai 2017, est ventilé comme suit : lecture du dossier – 10 heures, réunions avec le client – 4 heures, étude de différents aspects de la jurisprudence – 30 heures, préparation du formulaire de requête et des compléments à celui-ci – 41 heures, compilation des annexes – 4 heures.

122. Le second décompte, daté du 30 novembre 2018, est ventilé comme suit : étude et traduction du rapport de communication de la requête au Gouvernement – 5 heures, étude des observations du Gouvernement sur la requête – 4 heures, échange avec le client et études des documents complémentaires présentés par celui-ci – 8 heures, « préparation des précisions de l’exposé » des éléments factuels contenus dans le rapport de communication et dans les observations du Gouvernement – 5 heures, études de différents aspects de la jurisprudence de la Cour – 31 heures, préparation de la position juridique pour discussion avec le client – 10 heures, réunions avec le client pour discussion – 8 heures, préparation des observations en réponse à celles du Gouvernement – 29 heures, ajustement des thèses – 11 heures, compilation des documents pour former une annexe – 4 heures).

123. Le Gouvernement fait valoir pour sa part qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, le remboursement des frais et dépens doit se limiter aux frais dont se trouvent établis la réalité, la nécessité et le caractère raisonnable du montant. Il est d’avis que les dépenses engagées pour la représentation n’étaient pas nécessaires. Se référant à l’arrêt I.J.L. et autres c. Royaume-Uni (satisfaction équitable, nos 29522/95 et 2 autres, § 10, 25 septembre 2001), il soutient qu’il ne doit pas assumer la responsabilité du choix, de la part de requérants disposant de fonds importants, d’engager des avocats surpayés qui avancent des arguments dilatoires. Enfin, il estime que, de toute manière, la demande de remboursement des frais de représentation juridique doit être rejetée car les droits de la société requérante n’ont pas été méconnus.

124. La société requérante réclame encore 125 058 RUB au titre des dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Elle précise que cette somme comprend 15 058 RUB de frais postaux, et respectivement 45 000 RUB et 65 000 RUB versés à deux experts immobiliers.

125. À cet égard, le Gouvernement avance que la réalisation de l’estimation du bien par deux sociétés différentes était une initiative de la société requérante, qui a doublé le montant des frais correspondants. Il considère donc que ce poste de dépens est excessif et ne devrait pas être pris en charge par l’État.

126. Il ajoute que la demande de remboursement des frais postaux doit elle aussi être rejetée, les droits de la société requérante n’ayant selon lui pas été méconnus.

127. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’octroyer à la société requérante 4784 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

128. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention (accès à un tribunal), de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 13 de la Convention recevables, et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 4 784 EUR (quatre mille sept cent quatre-vingt-quatre euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                              Georges Ravarani
Greffier                                          Président

__________

[1] Recueil consacré à la pratique d’application de l’article 222 du code civil.

Dernière mise à jour le novembre 23, 2021 par loisdumonde

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