AFFAIRE KOLEV c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) 36480/12

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE KOLEV c. BULGARIE
(Requête no 36480/12)
ARRÊT
STRASBOURG
16 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kolev c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 36480/12) contre la République de Bulgarie, dont un ressortissant de cet État, M. Delcho Kolev Kolev (« le requérant »), né en 1973 et résidant à Haskovo, représenté par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva et S. Stefanova, avocats à Plovdiv, a saisi la Cour le 5 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »), représenté par son agent, Mme M. Dimitrova, du ministère de la Justice, les griefs concernant la motivation des décisions judiciaires, la tenue des audiences à huis clos et l’atteinte alléguée à la vie privée du requérant, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. Le requérant, qui était policier, fit l’objet de poursuites disciplinaires pour avoir révélé des informations confidentielles. Ces poursuites aboutirent, le 5 juillet 2010, à une décision ordonnant sa révocation.

2. Il lui était reproché d’avoir, le 5 juin 2009, signalé à A., un tiers qui faisait l’objet de poursuites pénales, la présence de policiers de l’Agence nationale de sécurité dans son secteur. Le SMS envoyé par le portable du requérant avait été intercepté car celui de A. avait été mis sous surveillance dans le cadre de la procédure pénale.

3. Le requérant introduisit un recours judiciaire, arguant que la sanction avait été imposée malgré l’écoulement du délai de prescription, que les faits n’avaient pas été établis par des preuves pertinentes et que la décision n’était pas suffisamment motivée. À l’audience devant le tribunal administratif, il argua que le relevé papier des appels et SMS de A. n’était pas un moyen de preuve valable et que son utilisation était contraire aux articles 3 et 32 de la loi sur les moyens spéciaux de renseignement, au terme desquels de tels moyens et les résultats obtenus ne pouvaient être utilisés que dans le but de poursuivre ou prévenir des infractions pénales ou de protéger la sécurité nationale.

4. La procédure devant le tribunal administratif fut classée confidentielle en raison de la présence dans le dossier de cinq documents classés confidentiels. En conséquence, le tribunal décida d’examiner l’affaire à huis clos, sans que le requérant n’y fasse objection. Par un jugement du 8 octobre 2010, le tribunal administratif considéra que les règles de procédure avaient été respectées, que les poursuites n’étaient pas prescrites, que les faits étaient suffisamment établis et que la faute disciplinaire était caractérisée. En conséquence, il rejeta le recours.

5. Le requérant se pourvut en cassation, arguant que les faits n’étaient pas suffisamment établis et que le tribunal administratif n’avait pas répondu à tous ses arguments, notamment en ce qui concernait l’interdiction, découlant de la loi sur les moyens spéciaux de renseignement, de faire usage de moyens de preuve résultant d’une surveillance téléphonique. L’affaire fut examinée lors d’une audience à huis clos, sans que le requérant ne s’y soit opposé. Par un arrêt du 12 décembre 2011, la Cour administrative suprême rejeta le recours, estimant que le tribunal avait dûment établi et qualifié les faits et qu’il avait motivé sa décision. La haute juridiction ne se prononça pas spécifiquement sur l’argument du requérant concernant l’utilisation des informations obtenues par des moyens spéciaux de renseignement.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION en ce qui concerne la motivation des décisions judiciaires

6. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

7. Les principes généraux concernant l’obligation de motivation des décisions judiciaires ont été exposés dans l’arrêt Ruiz Torija c. Espagne (9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303-A).

8. En l’espèce, la Cour note que le requérant a soutenu devant le tribunal administratif que le relevé des communications de A. n’était pas un moyen de preuve valable et que son utilisation était contraire à la loi sur les moyens spéciaux de renseignement (paragraphe 3 ci-dessus). Dans son pourvoi en cassation, il s’est plaint de l’absence de réponse du tribunal administratif à son argument (paragraphe 5 ci-dessus). Au vu de la règle posée par la loi sur les moyens spéciaux de renseignement quant à l’utilisation des informations obtenues par un tel biais (paragraphe 3 ci-dessus), la Cour estime que cet argument ne manquait pas de pertinence et qu’il pouvait avoir un impact sur la légalité de la décision de révocation du requérant. Or, les deux instances de juridictions qui ont examiné le recours de l’intéressé ne semblent pas y avoir répondu, ne fût-ce que de manière succincte ou implicite. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les juridictions internes ont manqué à leur obligation de motiver leur décisions.

9. Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES AU SUJET DESQUELLES IL EXISTE UNE JURISPRUDENCE BIEN ÉTABLIE

A. Sur le grief tiré de l’article 6 de la Convention concernant l’absence de publicité des débats

10. Le requérant se plaint de l’absence de publicité de la procédure judiciaire portant sur son recours en raison de la présence de documents classés confidentiels.

11. Les principes généraux concernant la publicité des débats ont été résumés dans l’arrêt Nikolova et Vandova c. Bulgarie (no 20688/04, §§ 67‑74, 17 décembre 2013).

12. S’agissant de la présente espèce, la Cour note que le Gouvernement a soulevé une exception de non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant ne s’est pas opposé à la tenue des audiences à huis clos. Elle estime néanmoins que cette question est intimement liée au bien‑fondé du grief et doit être jointe à l’examen de celui-ci. À cet égard, la Cour relève, tout d’abord, que l’absence de publicité des débats ne découle pas d’une règle générale et absolue portant sur toute une catégorie d’affaires mais résulte d’une décision prise in concreto par le tribunal au motif que certains des documents au dossier étaient classifiés. Comme le souligne le Gouvernement, la classification de certains documents au dossier pouvait se justifier par la nécessité de préserver la confidentialité des méthodes utilisées par la police, même si la simple présence de documents classifiés ne suffit pas à justifier l’exclusion du public de la totalité des débats (Nikolova et Vandova, précité, § 74). En l’espèce, la Cour accorde une importance particulière à la circonstance que le requérant n’a, à aucun moment, contesté, devant les deux instances juridictionnelles qui ont examiné son recours, la pertinence de la classification des documents en cause ou la tenue des audiences à huis clos (voir, à titre de comparaison, Welke et Białek c. Pologne, no 15924/05, § 77, 1 mars 2011, et Nikolova et Vandova, précité, §§ 71-75). Si le requérant avait soulevé une objection en ce sens, les juridictions internes auraient eu l’opportunité d’envisager de limiter l’accès à certains documents uniquement, de tenir à huis clos seulement certaines audiences ou bien de fournir une justification à l’exclusion du public de la totalité des débats. Au vu de ces observations, la Cour entend que l’exclusion du public s’avérait une mesure nécessaire à la préservation de la confidentialité des documents en cause.

13. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur l’atteinte alléguée à la réputation et à la vie privée du requérant

14. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant soutient que sa révocation a porté atteinte à sa réputation et à son droit au respect de sa vie privée. Il argue qu’en raison des méconnaissances de l’article 6 qu’il a allégué ci-dessus, cette atteinte n’était pas « prévue par la loi ».

15. Faisant application des critères définis dans l’arrêt Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 92-117, 25 septembre 2018) en ce qui concerne l’applicabilité de l’article 8 de la Convention à des litiges d’ordre professionnel, la Cour note, d’emblée, que le requérant ne soutient pas que les poursuites disciplinaires dirigées contre lui auraient été motivées par des considérations touchant à sa vie privée. En ce qui concerne les conséquences de ces poursuites, l’intéressé soutient que sa révocation a eu des répercussions sur sa réputation sociale et professionnelle, en particulier eu égard au fait qu’il réside dans une petite ville, ainsi que sur la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations dans la sphère professionnelle. La Cour rappelle, à cet égard, que si l’engagement de la responsabilité pénale ou disciplinaire d’un individu emporte inévitablement des conséquences négatives prévisibles sur certains aspects de sa vie privée, elle ne constitue pas nécessairement une atteinte au droit au respect de la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention (Denisov, précité, § 98). En l’espèce, le requérant n’apporte aucun élément précis et circonstancié démontrant que les poursuites disciplinaires dirigées contre lui et sa révocation auraient eu pour effet de ternir sa réputation ou d’affecter ses relations avec autrui au point d’atteindre le niveau de gravité requis par l’article 8 de la Convention. Il n’a pas non plus fait valoir des arguments dans ce sens dans la procédure interne (Denisov, précité, §§ 116-117).

16. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l’article 8 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Partant, le grief du requérant doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

17. Le requérant demande 5 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi du fait de la violation constatée de l’article 6 de la Convention. Il sollicite par ailleurs un total de 5 109,84 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, dont 1 200 EUR d’honoraires déjà versés à ses avocats.

18. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.

19. La Cour constate que l’article 239, point 6, du code de procédure administrative bulgare prévoit la possibilité de rouvrir une procédure judiciaire en cas de constat de violation de la Convention par la Cour. Elle rappelle que, dans les cas de non-observation de l’une des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention, le redressement le plus approprié consiste, en principe, à rejuger l’affaire ou à rouvrir la procédure en temps utile et dans le respect des exigences de l’article 6 (Idakiev c. Bulgarie, no 33681/05, § 70, 21 juin 2011). Dans ces circonstances, elle ne juge pas approprié d’allouer au requérant un montant pour dommage moral.

20. Par ailleurs, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 200 EUR tous frais confondus pour la procédure menée devant elle.

21. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 6 de la Convention concernant la motivation des décisions judiciaires et le restant de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à raison de la motivation insuffisante des décisions judiciaires ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, 1 200 EUR (mille deux cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                  Tim Eicke
Greffière adjointe                             Président

Dernière mise à jour le novembre 17, 2021 par loisdumonde

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