La requête concerne le refus des juridictions nationales d’accepter la demande de changement de nom de famille du requérant, qui affirmait être connu dans la société sous un autre nom et souhaitait que cette situation fût reflétée dans les registres d’état civil en vue de l’établissement de futurs documents dans sa vie d’adulte. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaignait d’une atteinte injustifiée à son droit à la vie privée et familiale.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE KYAZIM c. BULGARIE
(Requête no 39356/17)
ARRÊT
STRASBOURG
16 novembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kyazim c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 39356/17) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Onur Nezhdet Kyazim (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 mai 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le refus des juridictions nationales d’accepter la demande de changement de nom de famille du requérant, qui affirmait être connu dans la société sous un autre nom et souhaitait que cette situation fût reflétée dans les registres d’état civil en vue de l’établissement de futurs documents dans sa vie d’adulte. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaignait d’une atteinte injustifiée à son droit à la vie privée et familiale.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1998 et réside à Sliven. Il a été représenté par Me K. Bozukova-Peeva, avocate à Sliven.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. V. Obretenov, du ministère de la Justice.
4. À sa naissance, le requérant fut déclaré sous le nom de famille de sa mère, « Shekerov », dans les registres d’état civil. Peu après, à une date non précisée, il fut reconnu par son père biologique et se vit attribuer le nom de famille de ce dernier, « Kyazim », dans lesdits registres. Lorsqu’il était âgé de neuf mois, ses parents se séparèrent.
5. Le requérant expose qu’il a toujours vécu avec sa mère et la famille de cette dernière, que son père n’a jamais marqué aucun intérêt à son égard et que, dès lors, il n’a jamais eu de contact avec lui.
6. Le 7 novembre 2016, le requérant introduisit une demande de changement de nom devant le tribunal de district (районен съд) de Sliven (« le tribunal de district »). Il plaida que son nom de famille officiel ne s’était jamais imposé dans son cercle familial, amical et social, et qu’il était connu de tous, y compris de ses camarades de classe et de ses professeurs, sous le nom de « Shekerov ». Il ajouta qu’il allait prochainement valider la fin de ses études secondaires par l’obtention d’un diplôme, et qu’il souhaitait faire inscrire sur ce document le nom sous lequel il s’était présenté toute sa vie durant. Il argua qu’il s’agissait là de « circonstances importantes », visées par la loi (paragraphes 11-12 ci-dessous), de nature à permettre la modification de son nom de famille.
7. Par un jugement en date du 5 janvier 2017, le tribunal de district rejeta la demande introduite par le requérant. Il établit d’abord, sur la base des pièces écrites et des dépositions de témoins, qu’en dépit du fait que son nom officiel fût « Kyazim », le requérant était incontestablement connu dans la société sous le nom « Shekerov », nom qu’il souhaitait porter, et qu’il ne se présentait jamais sous son nom officiel. Il estima ensuite que malgré ce constat, il n’apparaissait ni que le nom de famille officiel du requérant prêtait à la moquerie, ni qu’il était déshonorant ou publiquement inacceptable. Or, exposa-t-il, il s’agissait là des seules circonstances qui justifiaient un changement de nom.
8. Le requérant saisit le tribunal régional (окръжен съд) de Sliven (« le tribunal régional ») d’un recours pour contester ce jugement.
9. Dans le cadre de cette procédure, le représentant de la mairie de Sliven soumit un avis. Il indiqua que la loi autorisait le tribunal à décider au cas par cas si les motifs devant lui invoqués constituaient des « circonstances importantes » propres à motiver un changement de nom. Il ajouta que la jurisprudence pertinente avait déjà développé cette notion en lui donnant une interprétation large. Il argua que le souhait subjectif d’une personne de porter un nom donné entrait ainsi dans la catégorie des « circonstances importantes », sauf s’il était établi que la modification demandée était motivée par l’intention d’induire les institutions publiques en erreur. Il précisa qu’un éventuel changement n’emporterait pas négation de la filiation de l’enfant par rapport à son père puisque le premier conserverait son nom à suffixe patronymique, qui était composé du prénom du deuxième. Enfin, il déclara qu’en dehors des intérêts relevant de la sphère privée du requérant, la procédure en cause ne mettait en jeu aucun autre intérêt, de l’administration municipale notamment.
10. Par un jugement définitif en date du 2 mars 2017, le tribunal régional confirma le jugement du tribunal de district après avoir souscrit pleinement à la conclusion factuelle à laquelle celui-ci était parvenu, à savoir qu’il était établi que le requérant était connu dans la société par le nom de famille de sa mère et non par son nom officiel. Il nota aussi que le représentant de la mairie soutenait la demande du requérant. Il estima cependant que la conclusion juridique du tribunal de district correspondait au cadre légal interne et aux principes développés sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Il ajouta que l’analyse en l’espèce devait se concentrer sur la question de la présence de « circonstances importantes » propres à motiver un changement de nom. Il se livra à une explication détaillée sur le processus de formation des patronymes et noms de familles – par apposition des suffixes -ov/-ev (ов/ев) ou –ova/-eva (ова/ева) en fonction du sexe de la personne –, tel que décrit dans la loi nationale (paragraphe 11 ci-dessous), et il dit que seul le prénom pouvait faire l’objet d’une modification, non pas selon le souhait subjectif de la personne mais selon des critères objectifs. Il considéra que les arguments présentés devant les juridictions compétentes par le requérant ne s’analysaient donc pas en des « circonstances importantes ». Il ne se livra pas à une analyse concrète des arguments du requérant liés au fait que l’intéressé était connu dans la société sous un autre nom que son nom officiel et souhaitait commencer sa vie d’adulte en faisant en sorte que cet autre nom fût celui qui serait inscrit dans les documents officiels le concernant à l’avenir. Il conclut son jugement en ces termes :
« Ainsi, en conclusion, le changement de nom de famille demandé contredit les impératifs des articles 13 et 14 de la loi [sur les registres civils]. La réglementation de ces relations par l’État tient compte de l’intérêt public. L’identification de la personne par son patronyme est importante et nécessaire aux fins de sa participation à la vie publique, de la protection de ses droits dans la sphère sociale, en lien, notamment, avec les assurances santé et retraite, ainsi que de tous ses droits relatifs à la propriété. Un changement arbitraire de patronyme, effectué en violation des dispositions applicables, pourrait influencer de manière négative la sécurité des ces relations, ainsi que les relations liées à la filiation. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Les dispositions applicables de la loi sur les registres civils ont été résumées dans l’arrêt Y.T. c. Bulgarie (no 41701/16, §§ 15-18, 9 juillet 2020).
12. Dans leur jurisprudence, les tribunaux internes de différents degrés de juridiction ont estimé que les « circonstances importantes » au sens de l’article 19, alinéa premier de la loi concernée ne se prêtaient pas à une énumération exhaustive, mais qu’il convenait d’apprécier au cas par cas si les circonstances auxquelles l’intéressé se référait étaient de nature à rendre personnellement ou socialement inappropriée ou inconvenante l’utilisation du prénom dont le changement était demandé (voir, par exemple, Решение № 32 от 2.04.2009 г. на ОС – Разград по гр. д. № 67/2009 г. ; Решение № 49 от 19.03.2010 г. на ОС – Стара Загора по в. гр. д. № 35/2010 г. ; Определение № 368 от 1.04.2010 г. на ВКС по гр. д. № 77/2010 г., IV г. о., ГК). Les tribunaux ont qualifié de « circonstances importantes » de nature à justifier un changement de nom des éléments liés, entre autres, au fait que l’enfant fût connu dans la société par le nom de famille du seul parent l’ayant élevé alors que ce nom n’était pas le nom officiel de l’enfant, et à l’absence de contacts avec le parent dont l’enfant portait le nom (voir, par exemple, Решение № 507 от 22.10.2010 г. на ВКС по гр. д. № 227/2010 г., III г. о. ; Решение от 16.06.2016 г. на РС – Монтана по гр. д. № 957/2016 г. ; Решение № 1037 от 11.12.2017 г. на РС – Пазарджик по гр. д. № 4443/2017 г.).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
13. Le requérant allègue que le refus qui lui a été opposé par les juridictions internes en réponse à sa demande de changement de nom sur les registres d’état civil a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
14. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 8
15. La Cour observe qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que, d’une manière générale, l’objet du grief tombe dans le champ d’application de l’article 8. Pour sa part, elle estime, comme dans plusieurs affaires similaires portant sur le choix ou le changement du nom de personnes physiques, que cette problématique tombe dans le champ d’application de cette disposition étant donné que le nom concerne la vie privée et familiale de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B, Stjerna c. Finlande, 25 novembre 1994, § 37, série A no 299-B; Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 37, 17 février 2011 ; Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013).
2. Sur la qualité de victime du requérant
16. Le Gouvernement considère que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation des dispositions de la Convention. En effet, il considère que la procédure de changement de nom que le requérant a engagée n’était pas complexe et ne lui a donc pas imposé une charge insurmontable.
17. Le requérant estime que les tribunaux chargés d’examiner sa demande de changement de nom l’ont débouté sans motivation, portant de ce fait atteinte à son droit à l’identité. Il y voit une violation de l’article 8.
18. La Cour note que le requérant se plaint de l’issue négative de la procédure qu’il a engagée devant les juridictions internes aux fins d’obtenir le changement de son nom, et non de l’obligation même d’engager cette procédure.
19. Dès lors, la Cour conclut que le requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée de l’article 8, au sens de l’article 34 de la Convention.
3. Sur l’épuisement des voies de recours internes
20. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient à cet égard que la procédure judiciaire prévue à l’article 19, alinéa premier de la loi sur les registres civils était de caractère gracieux et qu’il était dès lors loisible au requérant d’introduire une nouvelle demande de changement de nom.
21. Le requérant maintient qu’en ce qui concerne les allégations qu’il a formulées devant la Cour, il a par la procédure en question épuisé les voies de recours internes.
22. La Cour estime qu’au regard du principe de subsidiarité et de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, il était suffisant pour le requérant de soumettre sa demande de changement de nom aux autorités judiciaires, leur offrant ainsi la possibilité d’examiner ses allégations sur le terrain de l’article 8. Demander au requérant d’engager à nouveau la même procédure à une ou plusieurs reprises dans l’espoir d’obtenir une mesure favorable, alors qu’il a déjà essuyé un refus, équivaudrait à lui imposer une charge excessive et à détourner le sens de la règle de l’épuisement des voies de recours énoncée dans l’article 35 de la Convention.
23. La Cour considère ainsi que la demande que le requérant a introduite a offert aux juridictions nationales la possibilité d’examiner le grief qu’il soulève maintenant devant elle. Il convient dès lors de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement au regard de l’article 35 § 1 de la Convention.
4. Conclusion quant à la recevabilité
24. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, le Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
25. Le requérant voit dans le refus qui lui a été opposé une véritable « ingérence » et une atteinte substantielle à son droit garanti par l’article 8. Il argue qu’il a toujours porté le nom de famille de sa mère. Il soutient qu’il s’est construit sous cette identité, qui le rattache selon lui au seul de ses deux parents à l’avoir effectivement élevé, à la seule famille à l’avoir accueilli. Il avance que tous les témoignages recueillis dans la procédure nationale ont prouvé la réalité de cette identité. Il allègue qu’à travers sa demande de changement de nom, il voulait retrouver son identité et récupérer son nom, tout en évitant l’inconvénient de porter un nom officiel différent de celui qu’il considérait comme « le sien ». Or, estime-t-il, il s’agit là d’une circonstance qui a été jugée importante dans la pratique des tribunaux bulgares (paragraphes 11-12 ci-dessus).
26. Le requérant soutient qu’en toute hypothèse, l’État bulgare a failli à ses obligations positives en la matière, sa demande de changement de nom étant selon lui restée vaine sans que le refus qui lui a été opposé ait été dûment motivé. Il allègue qu’il existait dans son cas des circonstances affectives et sociales exceptionnelles de nature à justifier un changement de nom fondé sur l’existence de « circonstances importantes ». Il affirme que la loi et la jurisprudence nationale permettaient ce changement (paragraphes 11-12 ci-dessus), et que les juridictions n’ont pas motivé leur décision de ne pas accueillir sa demande. Il soutient que les juridictions bulgares n’ont invoqué aucun but légitime propre à justifier pareille restriction de son droit à la vie privée et familiale, restriction qui selon lui n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
27. Le Gouvernement considère que le refus d’autoriser le changement de nom du requérant ne s’analyse pas en une ingérence. Il soutient que la Cour établit une distinction entre l’obligation de changer de nom, laquelle s’analyserait en une ingérence, et le refus d’autoriser un individu à adopter un nouveau nom (Stjerna, précité, § 38).
28. Le Gouvernement estime que si la Cour concluait à l’existence d’une ingérence, celle-ci serait en toute hypothèse justifiée. Selon lui, le juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux du requérant a bien été respecté. La législation pertinente serait justifiée par l’intérêt public évoqué dans le jugement du tribunal régional en date du 2 mars 2017 (paragraphe 10 in fine ci-dessus). Le nom d’un individu reflèterait le lien naturel de ses relations familiales et publiques, ce qui expliquerait la nécessité de protéger ce lien. La sécurité juridique exigerait que seuls quelques cas – des « circonstances importantes » – constituent des motifs propres à justifier un changement de nom (paragraphes 11-12 ci-dessus). Dans le cas du requérant, un changement de nom serait contraire à la loi, qui veut que le nom de famille d’un individu soit formé à partir du nom du père et non de celui de la mère. Enfin, le nom de famille du requérant aurait déjà été changé une fois avant ses neuf mois (paragraphe 4 ci-dessus), ce qui serait le signe d’hésitations dans le choix de son nom de famille. Le Gouvernement estime que de multiples changements mettraient l’intérêt public en péril et pourraient donner lieu à des abus de droit, lors de contrôles d’identité par exemple.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence
29. La Cour relève ensuite que selon le Gouvernement, le refus des autorités nationales d’accéder à la demande de changement de nom du requérant ne s’analyse pas en une ingérence dans sa vie privée et familiale, et n’est pas constitutif d’une atteinte à ce droit. Or, la Cour entend que si l’article 8 vise pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice du droit protégé, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007, et Henry Kismoun, précité, § 26).
30. En l’espèce, la Cour estime que la décision des juridictions nationales s’analyse en un refus de changer un nom qui était parfaitement conforme à l’identification du requérant selon le droit bulgare, au profit d’un nom différent, celui de sa mère. Elle considère qu’eu égard à cette circonstance, la présente affaire se situe dans le champ des obligations positives de l’État.
b) Sur l’observation de l’article 8
31. Les principes généraux en matière de changement de nom ont été résumés, par exemple, dans les arrêts suivants : Güzel Erdagöz c. Turquie, no 37483/02, §§ 47-50, 21 octobre 2008, Golemanova, précité, §§ 37-40, et Henry Kismoun, précité, §§ 28-31.
32. La question principale qui se pose au regard de ces principes est celle de savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, la Bulgarie a ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu que sont, d’une part, l’intérêt privé du requérant à porter son nom de famille maternel, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.
33. En ce qui concerne l’intérêt public, la Cour réitère que des restrictions légales à la possibilité de changer de nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population, sauvegarder les moyens d’une identification personnelle ou à relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, et Johansson, précité, § 34).
34. Le Gouvernement soutient, en s’appuyant sur le jugement du tribunal régional du 2 mars 2017 (paragraphes 10 et 28 ci-dessus), que l’objectif poursuivi par les juridictions internes lorsqu’elles ont appliqué les articles 13 et 14 de la loi sur les registres civils était guidé par la nécessité de fixer les liens familiaux et l’identification par le nom, lequel, selon lui, relève de la sécurité juridique et de la stabilité de l’état civil, et ne peut être modifié que dans une mesure limitée. La Cour admet que le fait de garantir la stabilité du nom de famille relève de l’intérêt public en ce que cela permet d’assurer la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà rappelé à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37).
35. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, ayant atteint la majorité, a demandé la substitution de son nom de famille officiel (« Kyazim », c’est-à-dire le nom de son père, avec lequel il n’avait aucun contact, paragraphe 5 ci-dessus) par celui de sa mère (« Shekerov ») – qui l’avait élevé et sous lequel il avait grandi et était connu dans la société. Elle note en outre l’argument de l’intéressé qui consiste à dire qu’il a introduit sa demande de changement de nom dans les registres officiels à un moment particulier dans la mesure où, à l’époque, il allait obtenir son diplôme de fin d’études et démarrer sa vie d’adulte.
36. Statuant sur le recours dont le requérant l’avait saisi pour contester la décision de première instance, le tribunal régional a considéré que le tribunal de district avait appliqué la loi, qui prévoyait une liste définie des circonstances qui autorisaient le changement. Or, la Cour note que si le tribunal de district a omis de se prononcer sur les raisons invoquées par le requérant, liées notamment à la présence de « circonstances importantes » (paragraphe 7 ci-dessus), le tribunal régional s’y est référé en précisant que c’était bien sous cet angle qu’il convenait d’analyser sa demande (paragraphe 10 ci-dessus).
37. La Cour constate cependant que le tribunal régional a lui aussi omis d’examiner concrètement les raisons invoquées par le requérant à l’appui de sa demande de changement de son nom de famille par celui de « Shekerov ». En effet, la motivation du tribunal régional apparaît comme formelle et générale, renvoyant, d’une part, à la partie de la loi relative à la formation des noms de famille au moyen de suffixes spécifiques et, d’autre part, à l’intérêt général que constitue la préservation de la sécurité juridique relative à l’identification des personnes. Aucun élément ne permet de déterminer en quoi les juridictions ont considéré, dans le cas concret du requérant, que le changement demandé allait à l’encontre des intérêts publics protégés.
38. Pourtant, les deux juridictions compétentes ont clairement reconnu que le requérant était connu dans la société sous le nom de famille de sa mère, dont il voulait obtenir l’inscription officielle (voir, a contrario, Golemanova, précité, § 45, où la Cour a noté qu’il n’était pas établi que la requérante eût été connue dans la société par le prénom qu’elle souhaitait faire inscrire dans les registres officiels). En dépit de ce constat, elles n’ont pas expliqué en quoi la demande du requérant, qui s’appuyait pourtant sur des motivations personnelles et individuelles légitimes selon la jurisprudence nationale (paragraphe 12 ci-dessus), se heurtait à un impératif d’ordre public. La Cour note, par ailleurs, l’argument du Gouvernement selon lequel le fait que peu de temps après sa naissance, au moment où il fut reconnu par son père, le requérant ait changé de nom une première fois signifiait que les choix relatifs à son nom de la part de sa famille n’étaient pas toujours stables. La Cour ne peut souscrire à cet argument pour deux raisons principales. D’abord, cette circonstance n’a pas eu d’incidence sur la conclusion catégorique des juridictions qui consistait à dire que l’intéressé avait toujours été connu dans la société sous le nom de famille de sa mère, sans distinction aucune selon les périodes différentes de la jeunesse du requérant. Ensuite, la Cour note que ce changement de nom n’était pas son choix mais la conséquence logique de la reconnaissance du requérant par son père après sa naissance, alors que ses parents n’étaient pas encore séparés (paragraphes 4 et 28 ci-dessus).
39. De l’avis de la Cour, la motivation précitée des tribunaux, qui se borne à un simple renvoi à la loi et aux intérêts publics généralement protégés par cette loi, ne constitue pas une réponse pertinente et suffisante à la demande du requérant. Cette motivation n’accorde, en effet, aucun poids au fait que le requérant ne souhaitait plus porter le nom « Kyazim » et qu’il cherchait à le remplacer par celui de « Shekerov ». En effet, le requérant demandait aux autorités nationales la reconnaissance de l’identité qu’il avait construite auprès de sa famille maternelle et qui l’avait élevé. Il souhaitait ainsi se voir attribuer ce nom, qu’il utilisait depuis son enfance, afin d’éviter, au cours de sa vie d’adulte qu’il entamait à peine, les désagréments qui auraient pu résulter de la différence entre la réalité de cette identité établie et l’identité que l’état civil bulgare lui reconnaissait. La Cour rappelle, à cet égard, que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 51, 9 novembre 2010). Dans ces conditions, la Cour estime que le processus décisionnel de la demande de changement de nom n’a pas accordé aux intérêts du requérant la protection voulue par l’article 8 de la Convention.
40. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
41. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
42. Le requérant demande 5 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi à raison de la violation alléguée de l’article 8 de la Convention.
43. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.
44. Statuant en équité, la Cour octroie au requérant 4 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
45. Le requérant réclame de plus, justificatifs à l’appui, un total de 2 994 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, dont la somme de 2 730 EUR, correspondant aux frais de représentation, à verser directement sur le compte bancaire de sa représentante, Me Bozukova-Peeva.
46. Le Gouvernement affirme que parmi les justificatifs de frais mentionnés dans la liste des annexes aux demandes de satisfaction équitable du requérant, seuls les documents relatifs aux frais de représentation lui ont été communiqués. Il estime par ailleurs que les montants demandés sont excessifs.
47. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour note qu’en l’espèce, tous les justificatifs présentés par le requérant ont été portés à la connaissance du Gouvernement. Compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, elle juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 264 EUR tous frais confondus pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt. Elle note également que sur cette somme, 1 000 EUR sont à verser directement sur le compte bancaire de Me Bozukova-Peeva.
48. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :
i. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 264 EUR (mille deux cent soixante-quatre euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, dont 1 000 EUR (mille euros) à verser sur le compte bancaire de Me Bozukova-Peeva ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Tim Eicke
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le novembre 17, 2021 par loisdumonde
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